Nous appelons commerce l’échange qui se fait lorsqu’une personne nous livre une chose pour une autre qu’elle reçoit ; et nous appelons marchandises les choses qu’on offre d’échanger, parce qu’on ne les échange qu’en faisant un marché, ou qu’en s’accordant, après quelques altercations, à donner tant de l’une pour tant de l’autre.
Or nous avons remarqué que deux choses qu’on échange sont réciproquement le prix l’une de l’autre. Elles sont donc tout-à-la-fois, chacune, prix et marchandise ; ou plutôt elles prennent l’un ou l’autre de ces noms, suivant les rapports sous lesquels on les envisage.
Quand la chose est considérée comme prix, celui qui la donne est et nommé acheteur : quand elle est considérée comme marchandise, celui qui la livre est nommé vendeur ; et, puisque sous différens rapports elle peut être considérée comme prix et comme marchandise, il s’ensuit que ceux qui font des échanges peuvent être considérés, respectivement l’un à l’autre, chacun comme vendeur et comme acheteur. Lorsque je vous donne un septier de blé pour un tonneau de vin, c’est moi qui achète du vin, c’est vous qui le vendez, et mon septier est le prix de votre tonneau. Lorsque vous me donnez un tonneau de vin pour un septier de blé, c’est vous qui achetez du blé, c’est moi qui le vends, et votre tonneau est le prix de mon septier. Dans tout cela il n’y a jamais que des échanges ; et,de quelque manière qu’on s’exprime, les idées sont toujours les mêmes. Mais les expressions varient, parce que nous sommes obligés de considérer les mêmes choses sous des rapports différents.
Le commerce suppose deux choses ; production surabondante d’un côté, et de l’autre consommation à faire.
Production surabondante, parce que je ne puis échanger que mon surabondant.
Consommation à faire, parce que je ne puis l’échanger qu’avec quelqu’un qui a besoin de le consommer.
Jusqu’à présent notre peuplade n’est composée que de colons, c’est-à-dire, d’hommes qui cultivent la terre. Or ces colons peuvent être considérés comme producteurs et comme consommateurs : comme producteurs, parce que c’est leur travail qui fait produire à la terre toutes sortes de denrées ; comme consommateurs, parce que ce sont eux qui consomment les différentes productions.
D’après les suppositions que nous avons faites, les échanges, jusqu’à présent, se sont immédiatement faits entre les colons ; le commerce s’est donc fait immédiatement entre les producteurs et les consommateurs.
Mais il n’est pas toujours possible aux colons qui viennent au marché de vendre leurs marchandises à un prix avantageux. Ils seront donc quelquefois réduits à les remporter. C’est un inconvénient qu’ils éviteraient s’ils pouvaient les déposer quelque part, et les confier à quelqu’un qui, en leur absence, pût saisir l’occasion de les échanger avec avantage. Dans cette vue, ils en céderaient volontiers une partie.
Ceux qui ont leurs habitationts aux environs du marché auront donc un intérêt à retirer les marchandises chez eux. En conséquence, ils bâtiront des magasins où elles pourront être conservées, et ils offriront de les vendre pour le compte des autres, moyennant un profit convenu.
Ces commissionnaires, c’est ainsi qu’on nomme ceux qui se chargent d’une chose pour le compte des autres, sont entre les producteurs et les consommateurs: c’est par eux que se font les échanges, mais ce n’est pas pour eux. Ils y ont seulement un profit, et il leur est dû : car les colons trouvent de l’avantage à échanger leurs productions sans être forcés à commercer immédiatement les uns avec les autres.
Je suppose que celui qui confie un septier de blé, promette d’en donner un boisseau, si on lui procure, en échange, un tonneau de vin ; et que le commissionnaire, à portée de saisir le moment favorable, obtienne, pour ce septier, un tonneau plus dix pintes. Il aura gagné et sur celui qui vend le blé, et sur celui qui l’achète.
D’un côté la peuplade sent le besoin qu’elle a de ces commissionnaires, d’un autre côté il y a de l’avantage à l’être.On peut donc juger qu’il s’en établira, et peut-être trop. Mais, parce que plus il y en aura, moins ils auront de profits, le nombre s’en proportionnera peu-à-peu au besoin de la peuplade.
Un commissionnaire n’est que le dépositaire d’une chose qui n’est pas à lui. Mais, parce qu’il fait des profits, il pourra un jour acheter lui-même les marchandises qu’on lui confiait auparavant. Alors il se les appropriera, il les aura à ses risques et fortunes, et il revendra pour son compte. Voilà ce qu’on nomme marchand.
Avant qu’il y eût des commissionnaires et des marchands, on ne pouvait guères vendre qu’au marché, et le jour seulement où il se tenait : depuis qu’il s’en est établi, on peut vendre tous les jours et partout, et les échanges,devenus plus faciles, en sont plus fréquents.
Les colons ont donc un plus grand nombre de débouchés pour se faire passer, les uns aux autres, leur surabondant ; et la peuplade éprouve tous les jours combien il lui est avantageux d’avoir des commissionnaires et des marchands.
A la vérité ces commissionnaires et ces marchands feront des gains sur elle : mais, par leur entremise, elle en fera elle-même qu’elle n’aurait pas pu faire sans eux. Car tel surabondant, qui est inutile et sans valeur lorsqu’il ne peut pas être échangé, devient, lorsqu’il peut l’être, utile, et acquiert une valeur.
Ce surabondant, comme je l’ai remarqué, est le seul effet commerçable ; car on ne vend que ce dont on peut se passer. Il est vrai que je pourrais absolument vendre une chose dont j’ai besoin ; mais, comme je ne le ferai que pour m’en procurer une dont j’ai un besoin plus grand, il est évident que je la regarde comme mutile pour moi, en comparaison de celle que j’acquiers. Il est vrai encore que je pourrai même vendre le blé nécessaire à ma consommation ; mais je ne le vendrai que parce qu’étant assuré de le remplacer, je trouve un avantage à vendre d’un côté pour racheter de l’autre. En un mot, quelque supposition qu’on fasse, il faut toujours, en remontant de vendeur en vendeur, arriver à un premier qui ne vend et ne peut vendre que son surabondant. Voilà pourquoi je dis que le surabondant est la seule chose qui soit dans le commerce[1].
Lorsque les colons commercent immédiatement les uns avec les autres, ils échangent leur propre surabondant.Mais lorsque les marchands font eux-mêmes le commerce, est-ce aussi leur surabondant qu’ils échangent ? Et peut-on dire que les marchandises qu’ils ont dans leurs magasins sont surabondantes pour eux ?
Non sans doute : les marchands échangent le surabondant des colons. Ils sont, entre les producteurs et les consommateurs, comme autant de canaux de communication par où le commerce circule ; et, par leur entremise, les colons les plus éloignés les uns des autres communiquent entre eux. Telle est l’utilité du commerce qui se fait par les marchands.
Il y a différentes espèces de commerces, et il est important de ne pas les confondre.
Ou nous échangeons les productions telles que la nature nous les donne, et j’appelle cet échange commerce de productions.
Ou nous échangeons ces productions lorsque nous leur avons fait prendre des formes qui les rendent propres à divers usages, et j’appelle cet échange commerce de manufactures, ou d’ouvrages faits à la main.
Le colon fait un commerce de productions lorsqu’il vend le surabondant de sa récolte ; et les artisans ou manufacturiers font un commerce de manufactures lorsqu’ils vendent les ouvrages qu’ils ont fabriqués.
Mais, lorsque le commerce se fait par l’entremise des marchands, je l’appelle commerce de commission, parce que les marchands s’établissent commissionnaires entre les producteurs d’une part, et les consommateurs de l’autre.Considérés comme marchands, ils ne sont ni colons ni manufacturiers ; ils revendent seulement ce qu’ils ont acheté.
On distingue le marchand détailleur et le marchand en gros, qu’il est aisé de ne pas confondre ; la dénomination seule en fait assez voir la différence. Il n’est pas aussi facile de marquer en quoi diffèrent le marchand trafiquant et le marchand négociant. Tous deux font le commerce de commission ; mais l’usage paraît les confondre.
J’appellerai trafiquant un marchand, lorsque, par une suite d’échanges faits en différents pays, il paraît commercer de tout. Un marchand français, par exemple, est trafiquant, lorsqu’il porte une marchandise en Angleterre ; qu’en Angleterre, où il la laisse, il en prend une autre qu’il porte ailleurs ; et qu’après plusieurs échanges, il revient en France, où il apporte une marchandise étrangère.On conçoit que, sans voyager, il peut faire ce commerce par ses facteurs ou commissionnaires.
Le trafiquant se nomme négociant, lorsqu’ayant fait du commerce une affaire de spéculation, il en observe les branches, il en combine les circonstances, il en calcule les avantages et les inconvénients dans les achats et dans les ventes à faire, et que, par ses correspondances, il paraît disposer des effets commerçables de plusieurs nations.
Toutes ces espèces sont comprises sous la dénomination de commerçants. Au reste, comme elles ne diffèrent que du plus au moins, on conçoit qu’il sera souvent impossible de distinguer le marchand du trafiquant, et le trafiquant du négociant. C’est pourquoi on peut souvent employer indifféremment, les uns pour les autres, les mots commerce, trafic, négoce. Il faudra seulement se souvenir que les marchands, de quelque espèce qu’ils soient,ne font que le commerce de commission, commerce que je nommerai quelquefois trafic.
- ↑ Je ne pense donc pas que chaque colon ne vende jamais que son surabondant : mais je pense que tout ce qui se vend , est surabondant chez quelqu'un d'eux. Par exemple, s'il y avait une grande cherté en Espagne, je ne doute pas que la France n'y vendit une partie des bleds nécessaires à sa consommation; mais elle les remplacerait par ceux qu'elle achèterait dans le Nord, et elle ne les remplacerait, que parce qu'il y aurait dans le Nord une nation où le bled serait surabondant.