Si nous comprenons ici encore par « fins » une évolution organique, progressive ou régressive, de l'Etat Féodal Développé, évolution déterminée par des forces intérieures, et non une fin amenée mécaniquement et causée par des forces extérieures, nous pouvons dire que la fin de l'Etat est déterminée uniquement par le développement indépendant des institutions sociales fondées par le moyen économique.
Des influences analogues peuvent venir aussi de l'extérieur, d'Etats étrangers possédant un développement économique plus avancé et par suite une centralisation plus rigide, une meilleure organisation militaire et une plus puissante force de propulsion. Nous avons déjà mentionné de tels cas : le développement indépendant des Etats Féodaux méditerranéens a été arrêté par leur collision avec les Etats maritimes beaucoup plus riches et plus rigoureusement centralisés de Carthage et surtout de Rome. La destruction de l'empire des Perses par Alexandre rentre aussi dans cette catégorie de faits, la Macédoine s'étant déjà assimilé à cette époque les acquisitions économiques des Etats maritimes hellènes. Le meilleur exemple de l'action de ces influences étrangères est le sort du Japon moderne dont l'évolution a été précipitée de façon presque incroyable par l'action militaire et économique de la civilisation occidentale. En une génération à peine il a parcouru la distance séparant l'Etat Féodal Développé de l'Etat constitutionnel moderne entièrement organisé.
Il ne s'agit ici, ce me semble, que d'une abréviation du processus. Autant qu'il est possible d'en juger, – car l'histoire ne nous offre maintenant que peu de données à l'appui et l'ethnographie moins encore, – les forces intérieures, même sans l'intervention de puissantes influences étrangères, doivent inévitablement conduire l'Etat Féodal Développé par le même chemin vers la même fin.
Les créations du moyen économique qui gouvernent cette évolution sont l'organisation urbaine et sa création essentielle, l'économie monétaire, qui refoule peu à peu l'économie naturelle et déplace ainsi l'axe autour duquel se meut toute la vie de l'Etat : le capital foncier cède graduellement la place au capital mobilier.
Emancipation de la classe paysanne
Tout ce qui précède résulte nécessairement des conditions fondamentales de l'Etat naturel Féodal. A mesure que la grande propriété foncière se transforme en souveraineté, l'économie féodale naturelle disparaît.
En effet tant que la grande propriété foncière est relativement peu étendue il est possible de maintenir le principe primitif de l'apiculteur, laissant au paysan le strict nécessaire ; mais lorsqu'elle s'étend de plus en plus et, ce qui est généralement le cas, qu'elle embrasse des possessions éparpillées sur des territoires éloignés, acquises par les guerres, « commendationes[1] » de petits propriétaires, héritages ou alliances politiques, ce régime devient impossible. Si le propriétaire ne veut pas payer une foule de fonctionnaires subalternes, méthode non seulement coûteuse mais aussi dangereuse politiquement, il n’a qu’une ressource : imposer au paysan une redevance fixe, moitié rente, moitié taxe. La nécessité économique d'une réforme administrative coïncide ainsi avec la nécessité politique de l'élévation de la « plèbe » que nous avons observée déjà.
A mesure que le propriétaire cesse d'être un sujet économique d'ordre privé pour devenir exclusivement un sujet légal d’ordre public, c'est-à-dire un souverain, la solidarité que nous avons déjà mentionnée s'affirme entre lui et le peuple. Nous avons vu que dès la période de transition menant la grande propriété foncière à la principauté, les magnats isolés avaient le plus grand intérêt à établir un régime bénin, non seulement afin d'élever la plèbe au sentiment patriotique, mais aussi pour faciliter aux hommes francs le passage au servage et dérober aux voisins et rivaux le précieux matériel humain. Ce même intérêt commande urgemment au souverain parvenu à la pleine indépendance de persévérer dans cette voie. Son intérêt politique, lorsqu'il baille des fiefs à ses fonctionnaires et officiers, est avant tout de ne pas leur livrer les sujets pieds et poings liés. Pour les garder sous sa domination il restreint le droit d'aide des chevaliers à des redevances fixes en nature et à des corvées déterminées, et se réserve les autres droits d'ordre politique (droits de péage, etc...). Le fait que le paysan paie désormais tribut à deux maîtres au moins a une importance énorme pour le cours de son élévation ultérieure.
Le paysan dans l'Etat Féodal Développé ne doit donc plus que des redevances fixes : tout excédent lui appartient en propre. Le caractère de la propriété foncière se trouve bouleversé par là de fond en comble : pendant que jusque-là la totalité du produit revenait légalement, au maître déduction faite de l'entretien à peine suffisant du cultivateur, le produit appartient maintenant à ce dernier, déduction faite d'une rente fixe à payer au propriétaire. La grande propriété foncière est devenue seigneurie ; c'est le second grand pas accompli par l'humanité vers son but ultime. Le premier fut la transformation de l'Etat-Ours en Etat-Apiculteur : il institua l'esclavage que le second supprime. Le travailleur, jusque-là uniquement objet légal est devenu pour la première fois sujet légal. Le moteur à travail dépourvu de droits, ne possédant qu'une faible garantie d'existence, la chose de son maître, est maintenant le sujet contribuable d'un prince.
Dès lors le moyen économique assuré du succès final va déployer toutes ses forces. Le paysan travaille avec infiniment plus d'énergie et de soin, obtient un excédent, et par là est créée la ville au sens strictement économique du mot, la ville industrielle. Le paysan porte ses produits sur le marché – en d'autres termes il exécute une demande de ces biens industriels qu'il ne produit plus lui-même. Travaillant avec une plus grande intensité, il n'a plus le temps nécessaire pour produire les différents biens qu'il fabriquait jusque-là avec sa famille. La division du travail entre la production de matières premières et l'industrie devient possible et même nécessaire : le village est principalement le siège de la première, la ville industrielle se fonde comme siège de la seconde.
Naissance de la ville industrielle
Que l'on ne se méprenne pas ! Ce n'est pas la ville qui est fondée mais la ville industrielle. La véritable ville historique existe depuis longtemps et ne manque dans aucun Etat Féodal Développé. Elle tire son origine soit du moyen politique seul, comme château fort, soit de l'association des moyens politiques et économiques, comme foire, soit du besoin religieux comme territoire d'Eglise[2]. Lorsque de telles villes au sens historique ou mot se trouvent dans le voisinage, la ville industrielle se greffe sur elles : autrement elle surgit spontanément comme produit de la division du travail désormais organisée, et se développe le plus souvent à son tour comme château fort et lieu de culte.
Ce ne sont là toutefois que des additions historiques fortuites. Au sens strict du mot la ville est le siège du moyen économique, du mouvement d’échange entre la production agricole et l'industrie. L'usage même du mot confirme notre assertion : une forteresse, quelque importante qu'elle soit, un amoncellement de temples, de cloîtres, de lieux de pèlerinage, fussent-ils même concevables sans marché, ne peuvent pas encore être appelés des « villes ».
Si l'aspect extérieur de la ville historique a relativement peu changé, sa transformation intérieure est d'autant plus considérable. La ville industrielle est l'antipode et l’adversaire née de l'Etat : il est le moyen politique, elle est le moyen économique en plein développement. La grande lutte qui remplit les pages de l'histoire universelle, qui est cette histoire même, se livre désormais entre la ville et l'Etat.
La ville, en tant que corps politique et économique, emploie pour combattre le système féodal des armes politiques et économiques : avec les premières elle arrache, avec les secondes elle dérobe le pouvoir à la classe dominatrice de la féodalité. Ce processus a lieu sur le terrain politique de la manière suivante : la ville, centre de pouvoir indépendant, intervient dans le jeu des forces faisant mouvoir l'Etat féodal ; elle se dresse et s'immisce comme quatrième force entre le pouvoir central, les seigneurs locaux et les sujets. En tant que forteresses et domiciles de gens de guerre, dépôts d'instruments militaires, d'armes, etc., et plus tard comme centres d'économie monétaire, les villes sont de précieux soutiens et alliés dans les combats entre le pouvoir central et les futurs princes souverains, de même que dans les luttes entre ces derniers et elles peuvent, par une adroite politique, obtenir de précieux privilèges.
Dans ces combats les villes sont généralement avec le pouvoir central contre les seigneurs féodaux ; pour des raisons sociales d'abord, le noble refusant de reconnaître au patricien dans les rapports sociaux l'égalité que ce dernier exige au nom de sa richesse supérieure ; puis, pour des raisons politiques, le pouvoir central, grâce à la solidarité existant entre le prince et le peuple, considérant l'intérêt commun bien plus que ne le fait le grand propriétaire foncier, recherchant uniquement ses intérêts privés ; et enfin pour des raisons économiques, la prospérité de la ville étant étroitement liée à la paix et la sécurité publique. Entre le droit du plus fort et le moyen économique règne une irrévocable incompatibilité. C'est pourquoi les villes restent en général attachées au protecteur de la paix et de la légalité : à l'empereur, au souverain. Et lorsque les milices municipales détruisent et rasent un repaire de brigands ce n'est que le reflet en infiniment petit de la gigantesque opposition qui gouverne l'histoire du monde.
Afin de pouvoir remplir avec succès ce rôle historique la ville doit attirer dans ses murs le plus grand nombre possible d'habitants, tendance justifiée aussi par des considérations d'ordre purement économique. Avec le nombre des citoyens augmente la division du travail et aussi la richesse. C'est pourquoi la ville encourage l'immigration de toutes ses forces, démontrant ainsi une fois de plus l'antagonisme absolu qui existe entre elle et le seigneur féodal. Les nouveaux citoyens qu'elle attire sont arrachés aux domaines, aux possessions féodales qui vont s'affaiblissant en forces, en contribuables et en militaires à mesure que la ville se fortifie. Cette dernière intervient comme amateur dans cette vente aux enchères où le paysan-serf est adjugé au plus offrant, à celui qui offre le plus d'avantages et de droits. La ville offre liberté entière, parfois même maison et terrain. L'axiome « l'air des villes rend libre » est défendu victorieusement et le pouvoir central, ravi de fortifier les villes en affaiblissant les nobles rebelles, appose volontiers son sceau sous le droit nouvellement institué.
C'est le troisième grand progrès accompli au cours de l'histoire du monde : la dignité du travail libre est découverte ou plutôt elle est retrouvée : elle était tombée en oubli depuis ces temps reculés où le chasseur indépendant et le laboureur non-conquis jouissaient librement du fruit de leur labeur. Le paysan porte toujours la flétrissure du servage et son droit est bien faible encore : mais dans la ville fortifiée et bien défendue le citoyen porte haut la tête, un homme libre dans toute l'acception du mot.
Sans doute il y a encore des inégalités politiques dans l'enceinte des murs de la ville. Les anciens habitants, les descendants des chevaliers, les familles d'origine libre, les riches propriétaires refusent au nouveau venu, à l'affranchi, au pauvre artisan ou regrattier, toute participation aux affaires municipales. Mais comme nous l'avons déjà vu dans la description de l'Etat Maritime, ces rangs ne peuvent se maintenir longtemps dans l'atmosphère citadine. La majorité intelligente, sceptique, fortement organisée et unifiée conquiert finalement l'égalité des droits. La lutte dure en général plus longtemps dans l'Etat Féodal Développé, les partis n'étant plus seuls à vider leurs querelles : les grands propriétaires fonciers du voisinage et les princes interviennent comme obstacles dans le jeu des forces. Ce tertius gaudens[3] était absent dans les Etats Maritimes de l'antiquité où aucune domination féodale n'existait en dehors de la ville.
Telles sont les armes politiques de la cité dans sa lutte contre l'Etat Féodal : alliance avec la couronne, offensive directe, et attraction des serfs des campagnes dans la libre atmosphère citadine. Et son arme économique n'est pas moins puissante ; l'économie monétaire, conséquence inséparable de l'organisation urbaine, détruit de fond en comble l'Etat ne connaissant que l'économie naturelle, l'Etat Féodal.
Notes
- ^ Acte par lequel un homme libre pouvait se « recommander » à un plus puissant que lui, se placer dans sa dépendance pour en obtenir protection et, parfois, nourriture. Ce fut, pendant le haut Moyen Âge (VIe-IXe s.), l'origine de la féodalité. À l'époque mérovingienne, cette commendatio affecte des hommes de tout rang qui obtiennent ainsi d'un plus puissant (laïc, ou institution ecclésiastique) soit la confirmation de leur droit de propriété sur une terre, soit la jouissance d'une terre attribuée lors de la commendatio (c'est le beneficium, ou bienfait). Moyennant ces avantages générateurs d'une appréciable protection, le « recommandé » doit à son seigneur un certain nombre de prestations (service militaire, aide économique, conseil et assistance).
- ^ « Autour des lieux du culte proprement dit viennent toujours se grouper des demeures pour les prêtres, des écoles et des asiles pour les pèlerins. » (Ratzel, l ch. II.) Tout pèlerinage important devient naturellement le centre d'un marché florissant. Il est à noter qu'en allemand les grandes foires de commerce s'appellent, du nom de la cérémonie religieuse, des « Messen ».
- ^ « Le tiers réjouit », expression qui fait référence à une situation où un tiers profite du conflit qui oppose deux groupes. Cette formule est due au sociologue allemand Georg Simmel.
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