La mise hors la loi de la guerre par la conscience moderne
Le renouveau actuel de la guerre totale se manifeste à une époque à laquelle presque tous les hommes sentent instinctivement que la guerre n'est plus qu'un monstrueux anachronisme. C’est là une révolution dans les idées. Il a fallu attendre le XIXe siècle pour que l’humanité, dans son ensemble, considérât la guerre comme profondément irrationnelle et immorale. Il y avait eu, jadis, des protestations de certaines petites sectes religieuses ; aux XVIIe et XVIIIe siècles, on avait fait quelques efforts pour limiter l’étendue des guerres ; on avait discuté, de plus en plus activement, autour de spéculations académiques sur la paix perpétuelle. Mais le pacifisme en tant que grande conviction humaine est un phénomène nouveau dans le monde occidental.
Il y a cent ans, les citoyens de Londres, voulant rendre hommage à lord Chatham, lui firent élever un monument sur lequel une inscription, rédigée par Burke, déclarait que sous son gouvernement on avait vu pour la première fois « le commerce uni à la guerre et rendu prospère par elle ». Aujourd'hui quand les hommes entendent Mussolini dire que « seule la guerre porte l’énergie humaine à son plus haut degré de tension et imprime un cachet de noblesse sur le peuple qui a le courage d’y faire face »[1], quand ils entendent Hitler dire que « c’est dans d’interminables batailles que l’humanité est parvenue à la grandeur ; dans la paix perpétuelle elle serait vouée à la destruction »[2], ils ne sont pas moins surpris que s’ils entendaient prononcer un éloge du servage ou de l’exposition des nouveau-nés. Car bien que toutes les nations se préparent à la guerre, et que la plupart d’entre-elles aient encore une politique qui mène à la guerre, la guerre en tant qu’instrument de politique nationale a été mise hors la loi par la conscience de l’homme moderne.
Une transformation aussi radicale des sentiments humains ne saurait être le résultat d’une compréhension subite ni une manifestation spontanée de bonne volonté. Car les guerres modernes, une fois commencées sont tout aussi sauvages que toutes celles d’autrefois. Il n’y a par conséquent aucune raison de croire que la répulsion de l’homme moderne à l’égard de la guerre est due à une transformation de la nature humaine. Elle ne saurait pas davantage être attribuée au fait que tout le monde connaît le caractère effroyablement meurtrier de l’armement moderne. En fait, on exagère en général des dévastations matérielles de la guerre moderne. Certes, les canons, les bombes et les gaz mutilent, tuent et détruisent sur une grande échelle, mais une nation moderne possède une très grande capacité de réparation des dommages causés. Les régions dévastées de la zone de combat dans la dernière guerre ont été reconstruites en quelques années, et si, au point de vue humain, les morts sont irremplaçables, leur nombre est rapidement reconstitué.
On se rapproche de la vérité en considérant que pendant la grande guerre, plus d’êtres humains ont été mutilés et tués par la maladie et la famine que par les armes, et ces mutilations et cette tuerie ont continué pendant des années après l’armistice. De plus, les biens détruits pendant les opérations militaires n’ont représenté qu’une faible part du total des richesses détruites. L’Allemagne et l’Angleterre, par exemple, n’ont pas été envahies ; cependant, ces deux pays ont vu leur capacité de production considérablement réduite par la dislocation des marchés et des sources d’approvisionnement auxquels leurs économies avaient été adaptées. La ruine causée par une guerre moderne est beaucoup plus profonde et plus étendue que celle que manifestent les listes de pertes et la dévastation de la zone de feu. Le dommage irréparable ne commence que lorsque la nation entière est mobilisée et que la guerre vient s’attaquer à la population civile sous forme de blocus et de bombardements aériens. Le dommage durable est causé par la rupture et la dislocation qu’inflige la guerre au système économique auquel appartiennent tous les belligérants.