Notre constitution, en établissant la responsabilité des ministres, sépare clairement le pouvoir ministériel du pouvoir royal. Le seul fait que le monarque est inviolable, et que les ministres sont responsables, constate cette séparation. Car on ne peut nier que les ministres n’aient pas là un pouvoir qui leur appartient en propre jusqu’à un certain point. Si on ne les considérait que comme des agents passifs et aveugles, leur responsabilité serait absurde et injuste, ou du moins il faudrait qu’ils ne fussent responsables qu’envers le monarque, de la stricte exécution de ses ordres. Mais la constitution veut qu’ils soient responsables envers la nation, et que dans certains cas les ordres du monarque ne puissent leur servir d’excuse. Il est donc clair qu’ils ne sont pas des agents passifs. Le pouvoir ministériel, bien qu’émané du pouvoir royal, a cependant une existence réellement séparée de ce dernier : et la différence est essentielle et fondamentale, entre l’autorité responsable, et l’autorité investie de l’inviolabilité. Cette distinction étant de la sorte consacrée par notre constitution même, je crois devoir l’entourer de quelques développements. Indiquée dans un ouvrage que j’ai publié avant la promulgation de la charte de 1814, elle a paru claire et utile à des hommes dont l’opinion est à mes yeux d’un grand poids. C’est en effet, selon moi, la clef de toute organisation politique. Le pouvoir royal (j’entends celui du chef de l’état, quelque titre qu’il porte), est un pouvoir neutre. Celui des ministres est un pouvoir actif. Pour expliquer cette différence, définissons les pouvoirs politiques, tels qu’on les a connus jusqu’ici. Le pouvoir exécutif, le pouvoir législatif, et le pouvoir judiciaire, sont trois ressorts qui doivent coopérer, chacun dans sa partie, au mouvement général : mais quand ces ressorts dérangés se croisent, s’entre-choquent et s’entravent, il faut une force qui les remette à leur place. Cette force ne peut pas être dans l’un des ressorts, car elle lui servirait à détruire les autres. Il faut qu’elle soit en dehors, qu’elle soit neutre, en quelque sorte, pour que son action s’applique nécessairement partout où il est nécessaire qu’elle soit appliquée, et pour qu’elle soit préservatrice, réparatrice, sans être hostile. La monarchie constitutionnelle crée ce pouvoir neutre, dans la personne du chef de l’état. L’intérêt véritable de ce chef n’est aucunement que l’un des pouvoirs renverse l’autre, mais que tous s’appuient, s’entendent et agissent de concert. On n’a distingué jusqu’à présent dans les organisations politiques, que trois pouvoirs. J’en démêle cinq, de natures diverses, dans une monarchie constitutionnelle : 1) le pouvoir royal ; 2) le pouvoir exécutif ; 3) le pouvoir représentatif de la durée ; 4) le pouvoir représentatif de l’opinion ; 5) le pouvoir judiciaire. Le pouvoir représentatif de la durée réside dans une assemblée héréditaire ; le pouvoir représentatif de l’opinion dans une assemblée élective ; le pouvoir exécutif est confié aux ministres ; le pouvoir judiciaire aux tribunaux. Les deux premiers pouvoirs font les lois, le troisième pourvoit à leur exécution générale, le quatrième les applique aux cas particuliers. Le pouvoir royal est au milieu, mais au-dessus des quatre autres, autorité à la fois supérieure et intermédiaire, sans intérêt à déranger l’équilibre, mais ayant au contraire tout intérêt à le maintenir. Sans doute, comme les hommes n’obéissent pas toujours à leur intérêt bien entendu, il faut prendre cette précaution, que le chef de l’état ne puisse agir à la place des autres pouvoirs. C’est en cela que consiste la différence entre la monarchie absolue et la monarchie constitutionnelle. Comme il est toujours utile de sortir des abstractions par les faits, nous citerons la constitution anglaise. Aucune loi ne peut être faite sans le concours de la chambre héréditaire et de la chambre élective, aucun acte ne peut être exécuté sans la signature d’un ministre, aucun jugement prononcé que par des tribunaux indépendants. Mais quand cette précaution est prise, voyez comme la constitution anglaise emploie le pouvoir royal à mettre fin à toute lutte dangereuse, et à rétablir l’harmonie entre les autres pouvoirs. L’action du pouvoir exécutif est-elle dangereuse, le roi destitue les ministres. L’action de la chambre héréditaire devient-elle funeste, le roi lui donne une tendance nouvelle, en créant de nouveaux pairs. L’action de la chambre élective s’annonce-t-elle comme menaçante, le roi fait usage de son veto, ou il dissout la chambre élective. Enfin l’action même du pouvoir judiciaire est-elle fâcheuse, en tant qu’elle applique à des actions individuelles des peines générales trop sévères, le roi tempère cette action par son droit de faire grâce. Le vice de presque toutes les constitutions a été de ne pas avoir créé un pouvoir neutre, mais d’avoir placé la somme totale d’autorité dont il doit être investi dans l’un des pouvoirs actifs. Quand cette somme d’autorité s’est trouvée réunie à la puissance législative, la loi, qui ne devait s’étendre que sur des objets déterminés, s’est étendue à tout. Il y a eu arbitraire et tyrannie sans bornes. De là les excès du long parlement, ceux des assemblées du peuple dans les républiques d’Italie, ceux de la convention, à quelques époques de son existence. Quand la même somme d’autorité s’est trouvée réunie au pouvoir exécutif, il y a eu despotisme. De là l’usurpation qui résulta de la dictature à Rome. L’histoire romaine est en général un grand exemple de la nécessité d’un pouvoir neutre, intermédiaire entre les pouvoirs actifs. Nous voyons dans cette république, au milieu des froissements qui avaient lieu entre le peuple et le sénat, chaque parti chercher des garanties : mais comme il les plaçait toujours en lui-même, chaque garantie devenait une arme contre le parti opposé. Les soulèvements du peuple, menaçant l’état de sa destruction, l’on créa les dictateurs, magistrats dévoués à la classe patricienne. L’oppression exercée par cette classe réduisant les plébéiens au désespoir, l’on ne détruisit point la dictature ; mais on eut recours simultanément à l’institution tribunitienne, autorité toute populaire. Alors les ennemis se retrouvèrent en présence ; seulement chacun s’était fortifié de son côté. Les centuries étaient une aristocratie, les tribus une démocratie. Les plébiscites décrétés sans le secours du sénat, n’en étaient pas moins obligatoires pour les patriciens. Les sénatus-consultes, émanant des patriciens seuls, n’en étaient pas moins obligatoires pour les plébéiens. Ainsi chaque parti saisissait tour à tour le pouvoir qui aurait dû être confié à des mains neutres, et en abusait, ce qui ne peut manquer d’arriver, aussi longtemps que les pouvoirs actifs ne l’abdiquent pas pour en former un pouvoir à part. La même observation se reproduit pour les carthaginois : vous les voyez créer successivement, les suffètes pour mettre des bornes à l’aristocratie du sénat, le tribunal des cent pour réprimer les suffètes, le tribunal des cinq pour contenir les cent. Ils voulaient, dit Condillac, imposer un frein à une autorité, et ils en établissaient une autre, qui avait également besoin d’être limitée, laissant ainsi toujours subsister l’abus auquel ils croyaient porter remède. La monarchie constitutionnelle nous offre, comme je l’ai dit, ce pouvoir neutre, si indispensable à toute liberté régulière. Le roi, dans un pays libre, est un être à part, supérieur aux diversités des opinions, n’ayant d’autre intérêt que le maintien de l’ordre, et le maintien de la liberté, ne pouvant jamais rentrer dans la condition commune, inaccessible en conséquence à toutes les passions que cette condition fait naître, et à toutes celles que la perspective de s’y retrouver nourrit nécessairement dans le cœur des agents investis d’une puissance momentanée. Cette auguste prérogative de la royauté doit répandre dans l’esprit du monarque un calme, et dans son âme un sentiment de repos, qui ne peuvent être le partage d’aucun individu dans une position inférieure. Il plane, pour ainsi dire, au-dessus des agitations humaines, et c’est le chef-d’œuvre de l’organisation politique d’avoir ainsi créé, dans le sein même des dissentiments sans lesquels nulle liberté n’existe, une sphère inviolable de sécurité, de majesté, d’impartialité, qui permet à ces dissentiments de se développer sans péril, tant qu’ils n’excèdent pas certaines limites, et qui, dès que le danger s’annonce, y met un terme par des moyens légaux, constitutionnels, et dégagés de tout arbitraire. Mais on perd cet immense avantage, soit en rabaissant le pouvoir du monarque au niveau du pouvoir exécutif, sot en élevant le pouvoir exécutif au niveau du monarque. Si vous confondez ces pouvoirs, deux grandes questions deviennent insolubles : l’une, la destitution du pouvoir exécutif proprement dit, l’autre la responsabilité. Le pouvoir exécutif réside de fait dans les ministres : mais l’autorité qui pourrait le destituer a ce défaut dans la monarchie absolue, qu’elle est son alliée, et dans la république, qu’elle est son ennemie. Ce n’est que dans la monarchie constitutionnelle qu’elle s’élève au rang de son juge. Aussi voyons-nous que dans la monarchie absolue, il n’y a de moyen de destituer le pouvoir exécutif, qu’un bouleversement, remède souvent plus terrible que le mal ; et bien que les républiques aient cherché à organiser des moyens plus réguliers, ces moyens ont eu fréquemment le même résultat violent et désordonné. Les crétois avaient inventé une insurrection, en quelque sorte légale, par laquelle on déposait tous les magistrats, et plusieurs publicistes les en louent. Une loi d’Athènes permettait à chaque citoyen de tuer quiconque dans l’exercice d’une magistrature aurait attenté à la liberté de la république. La loi de Valérius-Publicola avait à Rome le même but. Les florentins ont eu leur Ballia, ou conseil extraordinaire, créé sur l’heure, et qui, revêtu de tous les pouvoirs, avait une faculté de destitution universelle. Mais dans toutes ces constitutions, le droit de destituer le pouvoir exécutif flottait, pour ainsi dire, à la merci de quiconque s’en emparait, et celui qui s’en emparait le saisissait, non pour détruire, mais pour exercer la tyrannie. Il arrivait de là que le parti vainqueur ne se contentait pas de déposséder, il frappait ; et comme il frappait sans jugement, c’était un assassinat, au lieu d’être une justice. La Ballia de Florence, née de l’orage, se ressentait de son origine. Elle condamnait à mort, incarcérait, dépouillait, parce qu’elle n’avait pas d’autre moyen de priver de l’autorité les hommes qui en étaient dépositaires. Aussi, après avoir agité Florence par l’anarchie, fut-elle l’instrument principal de la puissance des Médicis. Il faut un pouvoir constitutionnel qui ait toujours ce que la Ballia avait d’utile, et qui n’ait jamais ce qu’elle avait de dangereux ; c’est-à-dire qui ne puisse ni condamner, ni incarcérer, ni dépouiller, ni proscrire, mais qui se borne à ôter le pouvoir aux hommes ou aux assemblées qui ne sauraient plus longtemps le posséder sans péril. La monarchie constitutionnelle résout ce grand problème ; et pour mieux fixer les idées, je prie le lecteur de rapprocher mes assertions de la réalité. Cette réalité se trouve dans la monarchie anglaise. Elle crée ce pouvoir neutre et intermédiaire : c’est le pouvoir royal séparé du pouvoir exécutif. Le pouvoir exécutif est destitué sans être poursuivi. Le roi n’a pas besoin de convaincre ses ministres d’une faute, d’un crime ou d’un projet coupable pour les renvoyer ; il les renvoie sans les punir : ainsi, tout ce qui est nécessaire a lieu, sans rien de ce qui est injuste ; et, comme il arrive toujours, ce moyen, parce qu’il est juste, est encore utile sous un autre point de vue. C’est un grand vice dans toute constitution, que de ne laisser d’alternative aux hommes puissants, qu’entre leur puissance et l’échafaud. Il y a, entre la destitution du pouvoir exécutif et son châtiment, la même différence qu’entre la dissolution des assemblées représentatives et la mise en accusation de leurs membres. Si l’on remplaçait la première de ces mesures par la seconde, nul doute que les assemblées menacées, non-seulement dans leur existence politique, mais dans leur existence individuelle, ne devinssent furieuses par le sentiment du péril, et que l’état ne fût exposé aux plus grands maux. Il en est de même du pouvoir exécutif. Si vous substituez à la faculté de le destituer sans poursuite celle de le mettre en jugement, vous excitez sa crainte et sa colère : il défendra son pouvoir pour sa sûreté. La monarchie constitutionnelle prévient ce danger. Les représentants, après la dissolution de leur assemblée, les ministres, après leur destitution, rentrent dans la classe des autres citoyens, et les résultats de ces deux grands préservatifs contre ces abus sont également efficaces et paisibles. Des considérations du même genre s’offrent à nous, quand il s’agit de la responsabilité. Un monarque héréditaire peut et doit être irresponsable ; c’est un être à part au sommet de l’édifice. Son attribution qui lui est particulière et qui est permanente non-seulement en lui, mais dans sa race entière, depuis ses ancêtres jusqu’à ses descendants, le sépare de tous les individus de son empire. Il n’est nullement extraordinaire de déclarer un homme inviolable, lorsqu’une famille est investie du droit de gouverner un grand peuple, à l’exclusion des autres familles, et au risque de toutes les chances de la succession. Le monarque lui-même se prête sans répugnance à la responsabilité de ses ministres. Il a des biens plus précieux à défendre que tel ou tel détail de l’administration, tel ou tel exercice partiel de l’autorité. Sa dignité est un patrimoine de famille, qu’il retire de la lutte, en abandonnant son ministère. Mais ce n’est que lorsque la puissance est de la sorte sacrée, que vous pouvez séparer la responsabilité d’avec la puissance. Un pouvoir républicain se renouvelant périodiquement, n’est point un être à part, ne frappe en rien l’imagination, n’a point droit à l’indulgence pour ses erreurs, puisqu’il a brigué le poste qu’il occupe, et n’a rien de plus précieux à défendre que son autorité, qui est compromise dès qu’on attaque son ministère, composé d’hommes comme lui, et avec lesquels il est toujours de fait solidaire. Rendre le pouvoir suprême inviolable, c’est constituer ses ministres juges de l’obéissance qu’ils lui doivent. Ils ne peuvent, à la vérité, lui refuser cette obéissance qu’en donnant leur démission ; mais alors l’opinion publique devient juge à son tour entre le pouvoir supérieur et les ministres, et la faveur est naturellement du côté des hommes qui paraissent avoir fait à leur conscience le sacrifice de leurs intérêts. Ceci n’a pas d’inconvénients dans la monarchie héréditaire. Les éléments dont se compose la vénération qui entoure le monarque, empêchent qu’on ne le compare avec ses ministres, et la permanence de sa dignité fait que tous les efforts de leurs partisans se dirigent contre le ministère nouveau. Mais dans une république, la comparaison s’établirait entre le pouvoir suprême et les anciens ministres ; elle mènerait à désirer que ceux-ci devinssent le pouvoir suprême, et rien, dans sa composition, ni dans ses formes, ne semblerait s’y opposer. Entre un pouvoir républicain non responsable, et un ministère responsable, le second serait tout, et le premier ne tarderait pas à être reconnu pour inutile. La non-responsabilité force le gouvernement à ne rien faire que par ses ministres. Mais alors quelle est l’utilité du pouvoir supérieur au ministère ? Dans une monarchie, c’est d’empêcher que d’autres ne s’en emparent, et d’établir un point fixe, inattaquable, dont les passions ne puissent approcher. Mais rien de pareil n’a lieu dans une république, où tous les citoyens peuvent arriver au pouvoir suprême supposez, dans la constitution de 1795, un directoire inviolable, et un ministère actif et énergique. Aurait-on souffert longtemps cinq hommes qui ne faisaient rien, derrière ssx hommes qui auraient tout fait ? Un gouvernement républicain a besoin d’exercer sur ses ministres une autorité plus absolue qu’un monarque héréditaire : car il est exposé à ce que ses instruments deviennent ses rivaux. Mais, pour qu’il exerce une telle autorité, il faut qu’il appelle sur lui-même la responsabilité des actes qu’il commande : car on ne peut se faire obéir des hommes, qu’en les garantissant du résultat de l’obéissance. Les républiques sont donc forcées à rendre responsable le pouvoir suprême. Mais alors la responsabilité devient illusoire. Une responsabilité qui ne peut s’exercer que sur des hommes dont la chute interromprait les relations extérieures et frapperait d’immobilité les rouages intérieurs de l’état ne s’exercera jamais. Voudra-t-on bouleverser la société, pour venger les droits d’un, de dix, de cent, de mille citoyens, disséminés sur une surface de trente mille lieues carrées ? L’arbitraire sera sans remède, parce que le remède sera toujours plus fâcheux qu’un mal modéré. Les coupables échapperont, tantôt par l’usage qu’ils feront de leur pouvoir pour corrompre, tantôt parce que ceux mêmes qui seraient disposés à les accuser, frémiront de l’ébranlement qu’une accusation ferait éprouver à l’édifice constitutionnel. Car, pour venger la violation d’une loi particulière, il faudra mettre en péril ce qui sert de garantie à toutes les lois. Ainsi les hommes faibles et les hommes raisonnables, les hommes vénaux et les hommes scrupuleux, se trouveront engagés par des motifs différents à ménager les dépositaires infidèles de l’autorité exécutive. La responsabilité sera nulle, parce qu’elle aura été dirigée trop haut. Enfin, comme il est de l’essence du pouvoir, lorsqu’il peut abuser impunément, d’abuser toujours davantage, si les vexations se multiplient au point d’être intolérables, la responsabilité s’exercera, mais étant dirigée contre les chefs du gouvernement, elle sera probablement suivie de la destruction du gouvernement. Je n’ai point ici à examiner s’il serait possible, par une organisation nouvelle, de remédier à l’inconvénient relatif à la responsabilité, dans une constitution républicaine. Ce que j’ai voulu prouver, c’est que la première condition qui est indispensable, pour que la responsabilité s’exerce, c’est de séparer le pouvoir exécutif du pouvoir suprême. La monarchie constitutionnelle atteint ce grand but ; mais on reperdrait cet avantage, si l’on confondait ces deux pouvoirs. Le pouvoir ministériel est si réellement le seul ressort de l’exécution dans une constitution libre, que le monarque ne propose rien que par l’intermédiaire de ses ministres : il n’ordonne rien, que leur signature n’offre à la nation la garantie de leur responsabilité. Quand il est question de nominations, le monarque décide seul ; c’est son droit incontestable. Mais dès qu’il est question d’une action directe, ou même seulement d’une proposition, le pouvoir ministériel est obligé de se mettre en avant, pour que jamais la discussion ou la résistance ne compromette le chef de l’état. L’on a prétendu qu’en Angleterre le pouvoir royal n’était point aussi positivement distingué du pouvoir ministériel. L’on a cité une conjoncture où la volonté personnelle du souverain l’avait emporté sur celle de ses ministres, en refusant de faire participer les catholiques aux priviléges de ses autres sujets. Mais ici deux choses sont confondues, le droit de maintenir ce qui existe, droit qui appartient nécessairement au pouvoir royal, et qui le constitue, comme je l’affirme, autorité neutre et préservatrice, et le droit de proposer l’établissement de ce qui n’existe pas encore, droit qui appartient au pouvoir ministériel. Dans la circonstance indiquée, il n’était question que de maintenir ce qui existait, car les lois contre les catholiques sont en pleine vigueur, bien que l’exécution en soit adoucie. Or, aucune loi ne peut être abrogée sans la participation du pouvoir royal. Je n’examine pas si, dans le cas particulier, l’exercice de ce pouvoir a été bon ou mauvais ; je regrette que des scrupules respectables, puisqu’ils tiennent à la conscience, mais erronés en principe et funestes en application, aient engagé le roi d’Angleterre à maintenir des mesures vexatoires et intolérantes ; mais il s’agit seulement ici de prouver qu’en les maintenant, le pouvoir royal n’est pas sorti de ses bornes : et, pour nous en convaincre surabondamment, renversons l’hypothèse, et supposons que ces lois contre les catholiques n’eussent pas existé. La volonté personnelle du monarque n’aurait pu obliger aucun ministre à les proposer, et j’ose affirmer que, de nos jours, le roi d’Angleterre ne trouverait pas un ministre qui proposât des lois pareilles. Ainsi la différence entre le pouvoir royal et le pouvoir ministériel est constatée par l’exemple même, allégué pour l’obscurcir. Le caractère neutre et purement préservateur du premier est bien manifeste : il est évident, qu’entre les deux, le second seul est actif, puisque si ce dernier ne voulait pas agir, le premier ne trouverait nul moyen de l’y contraindre, et n’aurait pas non plus de moyen d’agir sans lui : et remarquez que cette position du pouvoir royal n’a que des avantages et jamais d’inconvénients, car, en même temps qu’un roi d’Angleterre rencontrerait dans le refus d’agir de son ministère un insurmontable obstacle à proposer des lois contraires à l’esprit du siècle et à la liberté religieuse, cette opposition ministérielle serait impuissante, si elle voulait empêcher le pouvoir royal de faire proposer des lois conformes à cet esprit et favorables à cette liberté. Le roi n’aurait qu’à changer de ministres, et tandis que nul ne se présenterait pour braver l’opinion et pour lutter de front contre les lumières, il s’en offrirait mille pour être les organes de mesures populaires, que la nation appuierait de son approbation et de son aveu. Je ne veux point nier qu’il n’y ait dans le tableau d’un pouvoir monarchique plus animé, plus actif, quelque chose de séduisant, mais les institutions dépendent des temps beaucoup plus que des hommes. L’action directe du monarque s’affaiblit toujours inévitablement, en raison des progrès de la civilisation. Beaucoup de choses que nous admirons et qui nous semblent touchantes à d’autres époques, sont maintenant inadmissibles. Représentez-vous les rois de France rendant au pied d’un chêne la justice à leurs sujets, vous serez ému de ce spectacle, et vous révérerez cet exercice auguste et naïf d’une autorité paternelle ; mais aujourd’hui, que verrait-on dans un jugement rendu par un roi, sans le concours des tribunaux ? La violation de tous les principes, la confusion de tous les pouvoirs, la destruction de l’indépendance judiciaire, si énergiquement voulue par toutes les classes. On ne fait pas une monarchie constitutionnelle avec des souvenirs et de la poésie. Il reste aux monarques, sous une constitution libre, de nobles, belles, sublimes prérogatives. à eux appartient ce droit de faire grâce, droit d’une nature presque divine, qui répare les erreurs de la justice humaine, ou ses sévérités trop inflexibles qui sont aussi des erreurs : à eux appartient le droit d’investir les citoyens distingués d’une illustration durable, en les plaçant dans cette magistrature héréditaire, qui réunit l’éclat du passé à la solennité des plus hautes fonctions politiques : à eux appartient le droit de nommer les organes des lois, et d’assurer à la société la jouissance de l’ordre public, et à l’innocence la sécurité : à eux appartient le droit de dissoudre les assemblées représentatives, et de préserver ainsi la nation des égarements de ses mandataires, en l’appelant à de nouveaux choix : à eux appartient la nomination des ministres, nomination qui dirige vers le monarque la reconnaissance nationale, quand les ministres s’acquittent dignement de la mission qu’il leur a confiée : à eux appartient enfin la distribution des grâces, des faveurs, des récompenses, la prérogative de payer d’un regard ou d’un mot les services rendus à l’état, prérogative qui donne à la monarchie un trésor d’opinion inépuisable, qui fait de tous les amours-propres autant de serviteurs, de toutes les ambitions autant de tributaires. Voilà certes une carrière vaste, des attributions imposantes, une grande et noble mission ; et ces conseillers seraient mauvais et perfides, qui présenteraient à un monarque constitutionnel, comme objet de désir ou de regret, cette puissance despotique, sans bornes ou plutôt sans frein, qui serait équivoque, parce qu’elle serait illimitée, précaire, parce qu’elle serait violente, et qui pèserait d’une manière également funeste sur le prince, qu’elle ne peut qu’égarer, et sur le peuple qu’elle ne sait que tourmenter ou corrompre.
Benjamin Constant:Principes de politique - Chapitre 2
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