Nous avons essayé de suivre dans ses grandes lignes révolution de l'Etat, depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours, imitant l'explorateur qui descend le cours d'un fleuve depuis ses sources jusqu'à sa sortie dans la plaine. Là, le fleuve imposant déroule devant lui ses flots majestueux et disparait dans les brumes de l'horizon, vers l'inconnu inexploré et inexplorable.
Ainsi le fleuve de l'histoire – et toute histoire jusqu'à notre époque est histoire de l'Etat – se déroule devant nous, et son cours se perd dans les brumes de l'avenir. Oserons-nous avancer des conjectures sur son cours ultérieur, jusqu'au point où « il s'abîme en une effervescence de joie dans le sein du grand tout » (Goethe). Est-il possible d'établir sur des bases scientifiques une prognose de l'évolution future de l'Etat ?
Je le crois. La tendance[1] du développement de l'Etat le porte de façon évidente à s'annihiler dans son essence. Il cessera d'être le moyen politique organisé pour devenir fédération libre. En d'autres termes, la forme extérieure restera en principe la forme établie par l'Etat constitutionnel, le gouvernement au moyen d'un corps de fonctionnaires ; mais le fond, la substance de la vie historique, l'exploitation économique d'une classe par une autre doit fatalement disparaître.
Et comme il n'y aura plus désormais ni classes ni intérêts de classe, le fonctionnarisme de l'Etat futur aura véritablement atteint cet idéal du protecteur impartial de l'intérêt collectif, dont le nôtre tente péniblement de s'approcher. L' « Etat » de l'avenir sera la « Société » gouvernée par une administration autonome.
Des bibliothèques entières ont été écrites afin de définir et délimiter ces deux notions : Etat et Société. Le problème est aisément résolu dès que l'on se place à notre point de vue. L'Etat est l'ensemble de toutes les relations nouées par le moyen politique ; la Société est l'ensemble de toutes les relations nouées par le moyen économique. Jusqu'ici l'Etat et la Société étaient inextricablement confondus : dans la fédération libre il n'y aura pas d'Etat, mais seulement la Société.
Cette prognose de l'évolution synthétise toutes les formules célèbres par lesquelles les grands historiens philosophes ont tenté d'exprimer le « résultat de valeur » de l'histoire mondiale. Elle renferme le « progrès de l'action belliqueuse au travail pacifique » de Saint-Simon, aussi bien que « l'évolution vers la liberté » de Hegel ; le « développement de l'humanité » de Herder de même que « la pénétration de la nature par la raison » de Schleiermacher.
Notre époque a perdu l'optimisme des classiques et des humanistes : le pessimisme sociologique gouverne les esprits : aussi la prognose que nous exposons ici ne peut-elle faire de partisans. Non seulement elle doit paraître invraisemblable aux jouissants du pouvoir, en raison de leur esprit de classe, mais les membres de la classe inférieure, eux aussi, lui opposent un extrême scepticisme. La théorie prolétariste prévoit, il est vrai, en principe, le même résultat final, seulement elle ne le tient pas pour possible par la voie de l'évolution mais uniquement par une révolution. Elle se le représente comme une forme de société (c'est-à-dire d'organisation économique) entièrement différente de celles que nous connaissons : une économie sans marchés, le collectivisme. La théorie anarchiste tient la forme et le fond du gouvernement pour inséparables, la face et le revers d'une même médaille : pas de « gouvernement » sans ! Aussi veut-elle détruire forme et fond et inaugurer le régime d'anarchie, et quand tous les avantages économiques de la division du travail complexe devraient y être sacrifiés. Le grand penseur même, qui, le premier, érigea les bases de la théorie politique exposée ici, Ludwig Gumplowicz est pessimiste pour les mêmes motifs que le sont les anarchistes qu'il combattit si violemment : lui aussi tient la forme et le fond de l'Etat, le gouvernement et l'exploitation, pour indissolublement unis. Mais comme avec raison il estime impossible l'existence en commun d'un grand nombre d'hommes sans gouvernement coercitif, il proclame l'Etat de classe une catégorie non seulement historique mais « immanente ».
Seule la petite troupe des libéraux-socialistes ou socialistes-libéraux croit à l'évolution d'une société sans domination et sans exploitation d'une classe par une autre, d'une société garantissant, dans les limites du moyen économique, toutes les libertés politiques et privées de l'individu. Tel était le crédo de l'ancien libéralisme socialiste antérieur au Cobdenisme, le libéralisme proclamé par Quesnay et en particulier par Adam Smith, le libéralisme tel qu'il fut renouvelé plus récemment par Henry George et Théodore Hertzka.
Cette prognose peut être soutenue du point de vue historico-philosophique et du point de vue économique comme tendance de l'évolution de l'Etat et comme tendance de l'évolution économique, tendances qui toutes deux se dirigent évidemment vers un même but.
La tendance de l'évolution de l'Etat s'est révélée à nous comme la lutte constante et victorieuse du moyen économique contre le moyen politique. Nous avons vu le droit du moyen économique, le droit d'égalité et de paix, héritage des conditions sociales préhistoriques, borné à l'origine au cercle étroit de la horde familiale[2]. Autour de cet îlot de paix l'océan du moyen politique et de son droit faisait rage. Nous avons vu s'étendre de plus en plus ce cercle dont le droit de paix a chassé l'adversaire, nous avons vu son progrès lié partout au progrès du moyen économique, de l'échange équivalent entre les groupes. D'abord peut-être par l'échange du feu, puis par l'échange de femmes et enfin par l'échange de marchandises, le territoire du droit de paix s'étend de plus en plus. C'est ce droit qui protège les marchés, puis les routes y conduisant, enfin les marchands qui circulent sur ces routes. Nous avons vu plus tard l'Etat absorber ces organisations pacifiques qu'il développe et nous avons vu comment elles refoulent de plus en plus dans son territoire même le droit de la violence. Le droit du marchand devient le droit urbain. La ville industrielle, le moyen économique organisé, sape par son économie industrielle et monétaire les forces de l'Etat Féodal, du moyen politique organisé : et la population urbaine anéantit finalement en guerre ouverte les débris politiques de l'Etat Féodal, reconquérant pour la population entière avec la liberté le droit d'égalité. Le droit urbain devient droit public et enfin droit international.
Nous ne voyons désormais aucune force assez puissante pour entraver cette tendance dont l'activité ne s'est jamais démentie jusqu'ici. Loin de là, les anciens obstacles s'affaiblissent à vue d'œil. Les relations d'échange entre les nations acquièrent au point de vue international une importance qui devient de jour en jour plus puissante que les relations belliqueuses. Et grâce au même processus de développement économique le capital mobilier, la création du droit de paix, l'emporte de plus en plus dans les rapports intranationaux sur la propriété foncière, création du droit de la force. La superstition s'affaiblit en même temps. Et tout porte à conclure que la tendance s'affirmera jusqu'à la complète élimination du moyen politique et de ses créations, jusqu'à l'entière victoire du moyen économique.
Mais, objectera-t-on, cette victoire est déjà remportée. Tous les restes importants de l'ancien droit belliqueux sont bannis de l'État constitutionnel moderne !
Non ! Tous ne sont pas bannis ! Un de ces restes demeure, dissimulé sous un masque économique, non pas privilège légal, mais possession économique en apparence, la grande propriété foncière, la première création et l'ultime citadelle du moyen politique. Son déguisement l'a préservée jusque-là du sort des autres créations féodales : mais ce dernier vestige du droit belliqueux est indubitablement le dernier, le seul obstacle sur la voie de l'humanité et cet obstacle, l'évolution économique est sur le point de l'anéantir.
La place me manque pour m'étendre ici en détail sur cette assertion dont j'ai prouvé la justesse dans d'autres ouvrages auxquels je dois renvoyer le lecteur[3]. Je ne puis ici qu'en énumérer les principaux axiomes :
La répartition du produit total du moyen économique entre les différentes classes des Etats constitutionnels, la « distribution capitaliste », ne diffère pas en principe du mode de répartition féodal.
Toutes les principales écoles d'économie politique s'accordent à reconnaître que cet état de choses provient du fait que l'offre d'ouvriers libres est constamment supérieure à la demande. (Selon Karl Marx l'ouvrier libre est l'ouvrier libre politiquement et ne possédant d'autre capital que son travail.) Deux ouvriers courent constamment après un entrepreneur s'offrant à des salaires toujours plus bas. C'est pourquoi la classe capitaliste reste en possession de la « plus-value » pendant que l'ouvrier ne parvient jamais à amasser assez de capital pour devenir à son tour entrepreneur.
D'où provient cet excédent d'ouvriers libres ?
L'explication de la théorie bourgeoise, d'après laquelle cet excédent serait causé par la procréation d'un trop grand nombre d’enfants de prolétaires repose logiquement sur une fausse conclusion et est démentie par tous les faits connus[4].
L'explication de la théorie prolétarienne d'après laquelle le mode de production capitaliste par la « mise en disponibilité » des ouvriers reproduit constamment les travailleurs en nombre suffisant repose logiquement sur une fausse conclusion et est démentie par tous les faits connus[5].
Au contraire tous les faits démontrent et la déduction le prouve sans conteste que l'offre en masse des ouvriers libres est provoquée uniquement par la grande propriété foncière : l'immigration dans les villes et l'émigration à l'étranger sont les causes du mode de distribution capitaliste.
L'évolution économique tend sans aucun doute à la suppression de la grande propriété foncière. Cette institution a été blessée à mort par l'affranchissement légal des serfs, imposé par l'évolution urbaine. La liberté de domicile a eu pour conséquence l'exode rural ; l'émigration a créé la concurrence d'outre-mer et la baisse des prix des produits, en même temps que la migration provoquait une hausse constante des salaires. La rente foncière, attaquée des deux cotés, s'amoindrit et doit forcément tomber à zéro, comme là aussi on ne peut distinguer aucune force antagoniste capable d'arrêter le processus[6].
Avec elle disparaîtra l'excédent de travailleurs libres. Deux entrepreneurs courront constamment après un ouvrier lui offrant un salaire de plus en plus élevé ; la plus-value ne sera plus la propriété exclusive de la classe capitaliste, l'ouvrier pourra aussi amasser un capital et devenir à son tour entrepreneur. Le moyen politique sera anéanti dans sa dernière création encore existante, et le moyen économique gouvernera sans entraves.
Le fonds, la substance de cette société sera l'économie pure[7], l'échange équivalent de marchandises contre marchandises, ou de travail contre marchandises, et sa forme politique sera la Fédération libre.
Cette déduction théorique est confirmée par l'expérience de l'histoire. Dans toutes les sociétés où n'existe aucune grande propriété foncière prélevant une rente progressive, « l'économie pure » gouverne et la forme de l'État se rapproche de la Fédération libre.
L'Allemagne présenta pendant quatre cents ans tous les caractères d'une société de ce genre[8], depuis l'an 1000 environ, époque où la grande propriété foncière se transforme en seigneuries territoriales inoffensives socialement, jusque vers l'an 1400, époque où cette même grande propriété rappelée à la vie en pays slave par le moyen politique, la guerre d'envahissement, interdit au colon de l'Ouest l'accès des terres de colonisation[9]. Nous avons aussi une société de ce genre dans l'Etat Mormon de l'Utah où une sage législation agraire n'autorisa que de petites propriétés rurales ne dépassant pas une superficie déterminée[10]. Il en a été de même du comté et de la ville de Vineland[11], Iowa (États-Unis) tant que chaque colon put obtenir de nouveaux terrains non grevés de rente progressive. Enfin nous avons un exemple d'une telle société dans la Nouvelle-Zélande où le gouvernement encourage de toutes ses forces la petite et la moyenne propriété rurale pendant qu'il réprime et démembre par tous les moyens la grande propriété foncière, rendue d'ailleurs d'un rapport rien moins qu'avantageux par suite du manque d'ouvriers libres[12].
Partout dans ces sociétés nous trouvons une prospérité surprenante, répartie, non avec une égalité mécanique, mais de façon étonnamment régulière. Prospérité, non pas richesse ! car la prospérité est la domination sur les biens de jouissance, la richesse est la domination sur des hommes. Nulle part le moyen de production n'est « capital », il n'engendre pas de plus-value et cela pour une bonne raison : c'est qu'il n'y a plus ni ouvriers libres, ni système capitaliste. La forme politique de ces organisations se rapproche de la fédération libre autant que le permet la pression d'un entourage organisé conformément au droit belliqueux. L'« Etat » dépérit ou encore, dans les terres neuves comme Utah et la Nouvelle Zélande, il ne se développe que faiblement ; et la volonté souveraine d'êtres libres qui connaissent à peine la lutte de classe s'affirme et se manifeste toujours plus fortement. Dans l'empire allemand du Moyen Âge par exemple l'émancipation des corporations – qui embrassaient à cette époque toute la plèbe des villes – et la décadence des lignées patriciennes marchèrent de pair avec l'élévation des ligues municipales et le déclin de l’Etat féodal. Seule la fondation de nouveaux Etats primitifs à la frontière de l'Est put interrompre cette évolution bienfaisante en détruisant sa prospérité économique.
Quiconque croit à une fin consciente et prédestinée de l'évolution historique peut dire : l'humanité a dû traverser une nouvelle école de souffrance avant de pouvoir être rachetée. Le Moyen Âge qui avait réhabilité le travail libre ne l'avait pas porté à sa pleine productivité. Le nouvel esclavage du capitalisme a dû d'abord découvrir et modeler le système incomparablement plus efficace du travail complexe dans l'atelier avant de pouvoir sacrer l'homme « roi des forces de la nature, maitre de l'univers ». L'esclavage antique comme l'esclavage capitaliste furent nécessaires : ils sont superflus aujourd'hui. Si, comme on le prétend, chaque libre citoyen d'Athènes avait derrière lui cinq esclaves humains, nous avons placé près de chaque membre de notre société vingt nouveaux esclaves, esclaves d'acier qui produisent, mais ne souffrent pas. Nous sommes enfin mûrs pour une culture aussi supérieure à celle de l'époque de Périclès que la population, la puissance et la richesse de nos empires sont supérieures à celles du minuscule Etat de l'Attique.
Athènes a péri, elle devait périr, entraînée à l'abîme par l'économie esclavagiste, par le moyen politique. Tout chemin partant de là ne peut aboutir qu'à la mort des peuples. Notre chemin conduit à la vie !
L'examen historico-philosophique étudiant la tendance de l’évolution politique et l'examen économique étudiant la tendance de l'évolution économique aboutissent au même résultat : le moyen économique triomphe sur toute la ligne, le moyen politique disparaît de la vie sociale en même temps que sa plus ancienne, sa plus tenace création. Avec la grande propriété foncière, avec la rente foncière, périt le capitalisme.
C'est là la voie douloureuse et la rédemption de l'humanité, sa Passion et sa résurrection à la vie éternelle : de la guerre à la paix, de la dissémination hostile des hordes à l’unification pacifique du genre humain, de la bestialité à l'humanité, de l'Etat de brigands à la Fédération libre.
Notes
- ^ « Une tendance est une loi dont la réalisation absolue est retenue, ralentie, affaiblie par des circonstances antagonistes. », (Marx, Das Kapital, III. p. 215.)
- ^ Cf. le bel ouvrage de Kropotkine : L'Entraide, 1906.
- ^ Franz Oppenheimer, Die Siedlungsgenossenschaft , etc. , Berlin, 1896 ; du même auteur, Grossgrunrfeigentum und soziale Frage, Berlin, 1898.
- ^ Cf. Franz Oppenheimer, Bevoelkerungsgesetz des T. R. Malthus, exposition et critique ; Berlin, 1901.
- ^ Cf. Franz Oppenheimer, Grundgesetz der Marxschen Gesellschaftlehre, exposition et critique ; Berlin, 1903.
- ^ Cf. Franz Oppenheimer, Grundgesetz der Marxschen Gesellschaftlehre, IVe partie, surtout chapitre 12, « Die Tendenz der kapitalislischen Entwicklung », p. 128 ss.
- ^ Cf. Franz Oppenheimer, Grossgrundeigentum, etc. ; Berlin, 1898, L. I, ch. 2, sect. 3 ; Physiologie des sozialen Körpers, p. 57 ss.
- ^ Cf. Ibid. L. II, ch. 2, sect. 3, p. 322 ss.
- ^ Cf. Ibid, L. II, ch. 3, sect. 4, surtout p. 423 ss.
- ^ Cf. l'article de Franz Oppenheimer, « Die Utopie als Tatsache », dans la Zeitschrift für Sozial-Wissenschaft, II, 1899, p. 190 ss.
- ^ Cf. Franz Oppenheimer, Siedlungsgenossenschaft, etc., p. 477 5S.
- ^ Cf. André Siegfried, La démocratie en Nouvelle-Zélande, Paris. 1904.