Différences entre les versions de « Les systèmes socialistes et l'évolution économique - Deuxième partie : Les faits. L’évolution économique - Livre III : Le développement des formes d’organisation économique à l’époque contemporaine »
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Version du 5 juin 2008 à 21:22
Chapitre 10. Position du problème et aperçu préliminaire.
Après cette revue des multiples systèmes de transformation sociale, l'esprit désorienté a besoin, pour se ressaisir, de reprendre contact avec la réalité, et de revenir aux faits comme à la seule base solide de toute doctrine sociale.
Aussi bien la pensée moderne, formée à la discipline des sciences naturelles et de la critique historique, ne saurait procéder autrement. Le plus grand progrès réalisé de nos jours dans les sciences sociales a été un progrès de méthode; la méthode historique et d'observation a définitivement ruiné les anciens concepts absolus. Systèmes politiques basés sur la théorie de l'état de nature, systèmes économiques fondés sur la liberté naturelle, constructions utopiques des anciens socialistes, codes de lois modèles présentés comme l'expression définitive de la raison écrite, toutes ces conceptions sont mortes, parce qu'elles supposaient l'existence d'un idéal universel, absolu, perpétuel, sur lequel les sociétés humaines, dès qu'elles en recevaient la révélation d'un penseur ou d'un peuple, devaient se modeler, en reniant les institutions vicieuses et irrationnelles qu'elles avaient jusque-là pratiquées.
A cette idée rationaliste et simpliste, la science moderne a substitué celle d'évolution naturelle, d'enchaînement et de continuité nécessaire, de développement organique et de relativité des institutions sociales. Les institutions ne sont pas des créations arbitraires, elles poussent comme des organismes, suivant les conditions du milieu historique où elles sont nées; elles ne sont à aucune période des monstruosités imaginées par un esprit malfaisant, elles apparaissent comme des phénomènes de masses, ayant leur raison d'être dans l'état psychologique et économique du groupe social où elles se sont établies; elles ne sont jamais non plus un but définitif, un modèle immuable sur lequel l'humanité puisse se reposer, elles sont dans un perpétuel devenir, et se transforment progressivement sous l'action de facteurs toujours en mouvement dans le sein de la société.
La thèse organique de l'école historique, dressée en réaction contre le rationalisme de la Révolution française, soulève à son tour des critiques chez les penseurs contemporains; et bien certainement elle est excessive, si on l'interprète dans la pleine rigueur du déterminisme traditionaliste, en déniant à la volonté et à la raison humaine tout rôle dans l'évolution. Toutefois, la base de la doctrine reste intacte; et malgré certaines divergences qui subsistent sur des questions de limite et de dosage, le réalisme historique, avec sa méthode expérimentale, paraît définitivement entré dans nos habitudes de pensée.
La force du socialisme contemporain de Karl Marx, Lassalle et Engels, vient justement de ce qu'il repose sur cette base scientifique de l'évolution et du déterminisme historique. L'exposé magistral des grandes transformations économiques contenu dans le Capital et dans le Manifeste communiste fait ressortir cette idée essentielle, méconnue des anciens socialistes, que le régime capitaliste n'est pas un ensemble d'institutions vicieuses créées par la volonté malfaisante de quelques hommes; c'est une forme sociale qui ne pouvait pas ne pas être dans certaines conditions historiques, qui s'est constituée naturellement et nécessairement sur les débris de la petite production individualiste. Mais aussi, et de la même manière que jadis le régime du petit producteur indépendant, la production capitaliste engendre et développe en elle-même à son tour des antagonismes qui doivent entraîner sa dissolution avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature. A mesure que s'accentue la concentration, le mode de production collectif de la grande industrie capitaliste devient incompatible avec le monopole privé du capital, et doit aboutir fatalement à la propriété commune de tous les moyens de production, y compris le sol. C'est donc dans la société présente que s'élabore progressivement la structure du régime de la propriété collective.
Les socialistes contemporains, quelles que soient leurs réticences ou leurs divergences au sujet de l'organisation socialiste de l'avenir, sont cependant tous d'accord pour la rattacher à l'évolution historique. C'est donc bien à la méthode d'observation qu'ils prétendent recourir, lorsqu'ils annoncent l'établissement d'un mode de production et d'échange socialement organisé.
De son côté, Herbert Spencer emploie les mêmes procédés d'induction historique pour justifier des conclusions bien différentes sur l'avenir des institutions sociales. Il croit pouvoir induire des changements déjà effectués par la civilisation qu'à une époque plus ou moins éloignée, et sauf des reculs toujours possibles avec le réveil passager du militarisme, le régime de la coopération forcée et du statut obligatoire, propre à la société militaire et à la société communiste, disparaîtra définitivement des nations les plus avancées pour faire place au type de la société industrielle, caractérisée par la coopération volontaire et la liberté des contrats. Dans l'organisation sociale de l'avenir, les échanges et la location des services assureront à chacun une juste rémunération exactement proportionnée à l'effort et au mérite, parce qu'ils s'effectueront en dehors de toute réglementation artificielle et par les seules lois de la libre concurrence. La société comprendra dans sa structure plastique d'innombrables associations privées, qui se chargeront des services les plus divers; quant à l'État, son rôle se réduira strictement aux fonctions de sécurité qui seront nécessaires pour assurer le respect des droits réciproques des individus.
Pourquoi ce régime de libre concurrence et de laisser faire doit-il se généraliser et l'emporter définitivement? C'est que toute intervention de l'autorité publique dans les échanges et les contrats, toute charge fiscale ayant un autre objet qu'une dépense de sécurité entraîne une répartition artificielle des produits, et dépouille les hommes supérieurs du bénéfice de leur mérite au profit des individualités inférieures. Or, dans un état de civilisation où la lutte pour l'existence entre les nations ne s'exercera plus que sur le terrain économique, les sociétés appelées à survivre et à progresser aux dépens des autres seront celles qui permettront aux hommes les mieux adaptés à l'état industriel de s'élever et de se multiplier; celles au contraire qui arracheront aux hommes supérieurs les résultats de leurs efforts pour en faire bénéficier les faibles disparaîtront, battues dans la course de la civilisation.
M. de Molinari s'inspire des mêmes idées. Après avoir montré que la tutelle politique est nécessaire tant que les hommes restent très inégaux en capacité et que leur adaptation est imparfaite, il déclare que les servitudes politiques et économiques nées de l'état de guerre disparaîtront dans l'avenir, parce que ce sont des "nuisances dans un état de concurrence industrielle". L'État devra se décharger des services d'intérêt collectif, y compris même celui de la sécurité publique, en les confiant à de grandes sociétés privées qui seront livrées à la concurrence. Car l'État omnipotent, après avoir subi un ralentissement de la production et de la population, s'effondrera sous le poids de ses charges fiscales. La concurrence entre les nations imposera fatalement la réforme du gouvernement politique et l'établissement du self government individuel; les sociétés qui se déroberont à la pression de la concurrence tomberont nécessairement en décadence et feront place à d'autres.
Ainsi, par la même méthode, par l'observation du passé et du présent, l'école socialiste et l'école individualiste, dans leurs prévisions sur l'état social de l'avenir, arrivent à des conclusions diamétralement opposées; l'une conclut à la nécessité historique d'un régime autoritaire de propriété collective et de production organisée, l'autre à la nécessité d'un état de libre concurrence et d'invidualisme presque anarchique auquel les sociétés ne sauraient se dérober sous peine de mort. Où est la vérité?
Pour essayer de la découvrir, il faut à notre tour recourir à l'étude des faits. Parmi les innombrables phénomènes de la vie sociale, nous observerons les formes de l'organisation économique dans leur évolution, en nous attachant aux organes qui paraissent les plus vivaces, les plus propres à un large développement ultérieur dans les sociétés avancées. S'il est vrai que les mêmes causes, dans des conditions semblables, doivent produire des effets du même genre, nous devons être capables de discerner, par une observation prudente et attentive, les tendances du mouvement contemporain dans les sociétés de civilisation occidentale, au moins pour un avenir prochain, et en supposant que des facteurs inconnus ne viennent pas bouleverser les conditions actuelles de révolution.
Parmi les grands courants qui agissent dans les sociétés modernes pour déterminer en elles des modifications de structure et de fonctions, celui du capitalisme est certainement l'nn des plus puissants. La notion du capitalisme nous est aujourd'hui familière. C'est le régime dans lequel la production et ses annexes (transports, commerce, banque, etc.) se trouvent entre les mains de capitalistes, qui tirent un profit de leur capital-valeur en l'investissant dans des entreprises où le travail est fourni par des salariés. Le régime capitaliste se caractérise donc moins par la dimension des entreprises que par un certain état des relations juridiques dans lequel les activités économiques sont subordonnées au capital en quête de profit.
Cette conception du capitalisme peut être critiquée pour défaut de précision; on peut lui reprocher de laisser indécises les frontières qui séparent le capitalisme des autres formes de la production, contester telle ou telle partie de la définition ou même la combattre dans son principe; on peut discuter s'il y a, entre l'entreprise capitaliste et celle du petit producteur indépendant resté travailleur manuel, une différence de nature ou de degré, une distinction qualitative ou simplement quantitative. Mais peu importe ici; la notion, dans ses grandes lignes, est suffisante pour caractériser le régime moderne par opposition aux formes économiques antérieures, régime patriarcal de l'économie sans échanges et régime de la petite exploitation indépendante.
Or le capitalisme tend aujourd'hui, avec plus ou moins de force suivant les pays, à éliminer les formes antérieures et à soumettre à sa loi une portion croissante des activités économiques. Les causes qui déterminent ce mouvement universel sont-elles psychologiques, ou extérieures à l'homme? Il semble évident qu'aucun phénomène social ne peut se produire sans avoir sa source dans l'esprit humain, dans l'éternel effort de l'homme pour réaliser ce qu'il considère comme son plus grand bien; conception d'ailleurs variable suivant les époques et les milieux, déterminée par de nombreux facteurs moraux, politiques, esthétiques et autres. Le mouvement vers le capitalisme est donc le produit de cet effort, au moins de l'effort des hommes qui disposent des moyens de succès.
Mais le mobile psychologique ordinaire n'a produit cette évolution spécifique qu'à raison de circonstances historiques déterminées, qui se sont rencontrées à un moment donné dans certains pays. Parmi ces circonstances, l'extension des marchés par le développement des moyens de communication, et la prépondérance des facteurs matériels de la production par le fait des progrès de la science et de la technique, peuvent être considérées comme les causes les plus actives du phénomène. Il a fallu aussi, pour qu'il prît naissance, un certain état de la population et de la richesse antérieurement accumulée; il a fallu, pour qu'il s'étendit, un certain régime juridique écartant les entraves, un milieu de libre concurrence où l'esprit mercantile pût prendre un libre essor et produire ses effets les plus complets. Les facteurs politiques, juridiques et moraux ont donc concouru, par influence en retour, à la formation du régime nouveau; mais les facteurs techniques et économiques ont eut la part principale, ils ont été la cause principale de la révolution industrielle, et leur prépondérance n'a rien de surprenant dans un phénomène d'ordre économique. Or, ces diverses circonstances constituent la civilisation même; la plupart prennent une importance grandissante dans les sociétés contemporaines elles déterminent donc, à titre de causes impulsives ou simplement de conditions favorables, un développement parallèle aussi rapide du capitalisme.
D'autre part, il s'opère également, dans les mêmes milieux, un mouvement général de groupement, d'intégration, d'organisation spontanée des éléments sociaux, qui s'est singulièrement accéléré dans les vingt dernières années du XIXème siècle.
Au point de vue politique, cette tendance se manifeste par la formation des grandes unités nationales, par une centralisation croissante dans les États fédérés, par la constitution de nouvelles fédérations politiques, par des unions douanières et de vastes systèmes d'alliances internationales. Depuis que le champ sur lequel s'exerce la concurrence des intérêts politiques et économiques s'est étendu à l'univers, les grands États ont dû contracter des alliances visant les multiples problèmes d'une politique mondiale.
Dans l'ordre économique, les conditions nouvelles de la lutte pour l'existence obligent les entreprises concurrentes à chercher un accroissement de force dans un agrandissement de leurs dimensions ou dans une entente réciproque, en vue de se procurer les avantages de la grande production ou même de dominer le marché. De là d'innombrables groupements de capitaux ou de personnes pour la création de vastes entreprises capitalistes ou coopératives. Sous un autre aspect, dans le conflit des intérêts entre employeurs et salariés, même tendance à la constitution de groupes puissants et à la fédération des groupes. Dans tous les pays, la même civilisation économique fait éclore ces multiples associations, qui se développent avec la force d'organismes jeunes appelés à des formes supérieures. Enfin la grande association nationale, l'Etat, et les groupes politiques secondaires, étendent aussi constamment leurs fonctions économiques, soit par voie d'assistance et de protection, soit par voie de réglementation et de contrôle sur les exploitations privées, soit enfin sous la forme d'entreprises directes.
Ces deux grands courants, l'un dans le sens du capitalisme, l'autre dans le sens de la consolidation et de l'intégration par le groupement des éléments individuels, se combinent-ils ou se contrarient- ils ? Sur certains points, ils se combinent; la concentration des entreprises, les associations de capitaux, les coalitions d'entrepreneurs sous une forme fédérative ou unitaire, sont les manifestations supérieures du capitalisme. Par ailleurs, les associations coopératives, les syndicats de travailleurs salariés, les entreprises publiques et autres fonctions économiques de l'État et des communes ont bien en général leur raison d'être dans le développement du capitalisme; mais ces divers organismes se forment en réaction contre lui et pour limiter sa puissance. Parmi ces formes nouvelles, les unes consacrent le triomphe des forts, tandis que les autres tendent à fortifier les faibles dans leur lutte contre les forts.
Ce sont ces différentes manifestations de la vie sociale contemporaine que l'on voudrait retracer ici. Dans l'esquisse synthétique qui va suivre, on ne se propose pas d'étudier les faits pour eux-mêmes, avec la prétention de fournir sur eux des renseignements nouveaux; on a seulement pour but de présenter d'une façon succincte des faits déjà connus, exposés par d'excellents observateurs, en les envisageant surtout au point de vue dynamique pour essayer de discerner en eux les tendances générales de l'évolution. Peut-être, après un examen consciencieux de la réalité mouvante des choses, pourrons nous répondre à la question posée au début les sociétés modernes : s'engagent-elles dans la voie du collectivisme autoritaire, ou dans celle de l'individualisme libertaire ?
Chapitre 11. La concentration industrielle et commerciale.
Section 1. Agrandissement des entreprises.
La concentration dans l'industrie manufacturière, les transports, le commerce de détail, les banques, les assurances, etc., est un fait si universellement connu, si fortement établi par des observations nombreuses et concordantes, qu'il est devenu banal de le constater; toutefois, il n'est pas inutile de mesurer par des chiffres l'étendue actuelle du mouvement, et surtout la vitesse de son cours. Sur ce dernier point, nous n'avons guère à notre service que les statistiques allemandes, les seules qui aient été établies sur les mêmes bases à deux époques différentes. Il est vrai que l'Allemagne, dont le développement industriel a été si remarquable dans les dernières années du XIXème siècle, nous offre une excellente illustration du phénomène.
Dans l'intervalle de treize ans qui sépare les deux derniers recensements professionnels allemands de 1883 et 1895, le nombre des petites exploitations industrielles (travailleurs isolés et établissements occupant 5 personnes au plus) a sensiblement diminué, tandis qu'augmentait celui des moyennes (6 à 50 personnes) et des grandes exploitations. Les premières ont perdu 79000 personnes , alors que les secondes en gagnaient 793000 et les troisièmes 353000; aussi la proportion du personnel des petites entreprises dans l'ensemble est-elle tombée de 55 à 40 p. 100. A l'intérieur de chacune de ces trois grandes classes, même tendance à l'accroissement proportionnel du personnel des établissements les plus importants.
Si l'on tient compte, à côté du personnel, de l'importance des forces inanimées employées dans les diverses exploitations, en comptant un cheval-vapeur comme l'équivalent de 24 forces humaines, la prépondérance des grandes entreprises apparait bien plus forte encore. Dans l'industrie et le commerce (les statistiques allemandes ne nous permettent pas de les séparer pour ce calcul nous observons que, si les petits établissements occupent encore 46 p. 100 du personnel, ils n'emploient plus que 15 p. 100 du total des forces en hommes et en moteurs, tandis que les grands établissements de plus de 100 personnes, avec leurs différentes branches et succursales, comprennent plus de la moitié de ces forces réunies (exactement 54,8 p. 100),. Dans ce chiffre, les exploitations géantes, celles qui emploient plus de 1000 personnes, comptent à elles seules pour 18 p. 100; la maison Krupp occupe pour sa part 44000 ouvriers et employés, et dispose d'une force de 36 560 chevaux-vapeur. Ces immenses établissements d'industrie et de commerce ont plus que doublé en nombre et en personnel dans l'espace de treize ans.
La concentration est donc extrêmement rapide en Allemagne depuis quelques années. Elle se fait sentir principalement dans les industries textiles, les industries chimiques, les mines, la construction des machines, la minoterie, le travail des métaux et l'industrie du bâtiment.
En France, nous ne pouvons constater la progression par des chiffres que pour les fabriques de sucre, qui décroissent en nombre alors qu'elles augmentent leur production. Quant à l'état statique de l'industrie dans son ensemble, tel qu'il ressort du Recensement des industries et des professions de 1896, il dénote une concentration déjà très avancée, puisque les grands établissements industriels; occupant au moins 5O salariés comprennent à eux seuls 45 p. 100 du personnel de l'industrie (sans les transports). Même proportion à peu près en Belgique pour les établissements de même importance, d'après le Recensement des industries et des métiers de 1896. Les exploitations de plus de 1000 ouvriers comprennent, comme en France, à peu près le dixième de la population ouvrière.
Pour l'Angleterre, nous ne pouvez suivre le mouvement que dans l'industrie textile, où la moyenne par établissement des broches, des métiers et des ouvriers s'élève régulièrement. Aux États-Unis, il nous est possible de mesurer la vitesse de la concentration dans l'industrie tout entière par le même procédé des moyennes progressives. Dans l'ensemble, l'importance moyenne des entreprises en capital, en personnel et en produit s'élève d'une façon à peu près continue depuis 1850, bien que le nombre des établissements se soit beaucoup accru dans le dernier Census de 1900, à la suite d'un relevé plus soigneux des petits métiers. Pour quelques grandes industries, machines agricoles, cordonnerie mécanique, tapis, fer et acier, cuirs, liqueurs, constructions des navires, lainages, etc., le nombre absolu des entreprises a même une tendance à diminuer. Si l'on remonte jusqu'en 1850, les différences de moyennes sont énormes; depuis 1880 même, la progression est très sensible dans les principales industries. Ainsi, depuis cette époque jusqu'en 1900, l'importance moyenne des établissements a doublé ou triplé dans la plupart des divisions; l'accroissement est même plus rapide encore dans la construction des navires, dans celle des machines agricoles et dans l'industrie des cuirs.
En même temps qu'elle se concentre, l'industrie obéit à deux autres tendances, qui agissent en sens contraire l'une de l'autre sans être cependant contradictoires.
D'un côté, les entreprises industrielles subissent certainement la loi générale de la spécialisation progressive. C'est ainsi que les filatures de coton anglaises restreignent leur fabrication à une série de numéros très limitée, de manière à éviter les arrêts résultant des changements de numéros sur les métiers, et à conquérir une supériorité décisive dans un genre de production très spécialisé. Quand une grande société industrielle possède plusieurs établissements, il arrive souvent que la division du travail s'opère par l'affectation de chaque établissement à une spécialité distincte.
D'autre part, on observe aussi que les grandes entreprises, lors même qu'elles restent spécialisées, tendent à embrasser la série complète des fabrications nécessaires à la production d'une marchandise achevée, et cherchent parfois à étendre leurs opérations depuis l'extraction des matières premières jusqu'à la vente au consommateur, de manière à se rendre indépendantes des industries connexes et des intermédiaires, et à fournir le maximum de rendement sans arrêts dans la production. Ainsi une fabrique d'horlogerie, tout en se consacrant à un genre de fabrication spécialisé, rassemble autour de son moteur des opérations multiples jusque-là disséminées dans une multitude d'ateliers à domicile. Une grande filature possède des ateliers de réparation; un grand tissage s'annexe une blanchisserie ou une teinturerie; une grande usine fait subir à ses sous-produits les préparations complémentaires qui doivent en faire des produits marchands; les fabriques de papier achètent des établissements de défibrage du bois, tandis que les chocolateries acquièrent des fabriques de sucre; les entreprises de navigation sur le Rhin sont propriétaires de docks et d'engins de manutention; les grandes entreprises d'abattoirs à Chicago ont leurs wagons et dépôts frigorifiques dans les places principales où elles expédient la viande, etc.
Nulle part ce phénomène d'intégration ne se manifeste avec autant de force que dans l'industrie du fer et de l'acier, où les entreprises importantes se suffisent complètement à elles-mêmes, possédant, à côté de leurs hauts fourneaux, laminoirs et usines de transformation, des mines de houille, des gisements de minerais et des voies ferrées; en Allemagne, en Autriche et aux États-Unis, les houillères fusionnent avec les établissements sidérurgiques et métallurgiques. D'autres industries, comme celles du zinc et des glaces, des produits chimiques, présentent une organisation analogue; des fabriques de machines et des compagnies maritimes achètent des mines de houille. (V. Annexe II, l", Allemagne.)
La grande industrie s'annexe aussi le commerce. Le syndicat houiller du Rhin a créé une filiale qui monopolise le commerce et le transport de la houille dans la région. Des entreprises anglaises et américaines pour la production du thé, du tabac, de la bière, se subordonnent les détaillants ou établissent dans les grandes villes des bureaux de vente au détail. De même, des fabriques de machines agricoles, d'instruments de musique, de machines à coudre, de bicyclettes et automobiles, de meubles et tapis, tiennent des magasins de vente dans les principaux centres d'écoulement.
Même accroissement dans les entreprises de navigation. Les petits armateurs conservent encore la pêche et le cabotage; mais la navigation au long cours, surtout par bateaux à vapeur, appartient presque exclusivement à de grandes sociétés. Des compagnies anglaises se sont agrandies en achetant les flottes de leurs concurrents. La moyenne du tonnage par entreprise, dans la navigation à vapeur du monde, a doublé de 1880 à 1903, passant de 2 372 à 5 486 tonnes. Les grandes entreprises possédant une flotte supérieure à 100000 tonneaux, qui n'étaient que 3 en 1880 avec 387 163 tonneaux, soit 5,2 p. 100 de l'ensemble de la navigation à vapeur, sont au nombre de 39 en 1905, avec 7849590 tonneaux, soit 27,6 p. 100 de l'ensemble; parmi elles, deux compagnies allemandes possèdent respectivement 523 000 et 708000 tonneaux
Le commerce est soumis à la même loi de centralisation, bien que d'une façon moins sensible. En Allemagne, de 1883 à 1895, les petits établissements de commerce et de transport occupant moins de 6 personnes n'ont certes pas décru en nombre et en personnel comme les petites exploitations industrielles; ils ont, au contraire, augmenté d'une façon absolue. Mais leur augmentation proportionnelle a été moins rapide que celle des moyens et grands établissements, de sorte qu'en définitive l'importance relative du petit commerce dans l'ensemble a diminué; la proportion de son personnel est tombée de 76 à 70 p. 100.
En France, nous ne pouvons faire de semblables comparaisons d'une époque à une autre. Nous savons seulement qu'en 1896 les établissements commerciaux employant 5 salariés et plus occupent la moitié du personnel salarié du commerce.
Mais qu'est-il besoin de statistiques, pour établir un fait qui s'affirme aux yeux du public le moins initié par la croissance extraordinaire des grands magasins et des bazars? Partout ils s'agrandissent et se multiplient; ils étendent le cercle de leur clientèle bien au delà de la ville ou ils sont situés, grâce aux facilités nouvelles des expéditions par petits colis; ils cherchent à atteindre les couches les plus nombreuses de la population par des procédés rajeunis de vente à crédit ou à tempérament. On ne rencontre qu'à Paris des magasins au chiffre d'affaires de 15O ou 180 millions, comme le Louvre ou le Bon Marché. Mais Londres possède les établissements Spiers et Pond (capital, 48 millions de francs} et le bazar Whiteley (55 millions d'affaires) à Chicago, c'est Siegel Cooper and C° (90 millions d'affaires), Marshal Field (80 millions); à Berlin, c'est le bazar Wertheim (40 millions), etc.
Dans des branches de commerce plus spécialisées, les grands magasins s'étendent d'une autre manière. Tandis que la maison Potin multiplie ses correspondants en province, l'épicerie Lipton, au capital de 63 millions, répand ses 300 succursales sur tout le solde l'Angleterre. Une grande maison de tabacs anglaise, Salmon et Gluckstein, possède 140 magasins de débit; telle maison de librairie française établit des succursales dans les différents quartiers de Paris et dans les villes de province; certaines entreprises, tant à Londres qu'à Paris, possèdent des restaurants de quartier multiples; les commerces de la boucherie, de la boulangerie et de la laiterie présentent des cas d'extension analogues dans certaines grandes villes; des sociétés possèdent de grands hôtels disséminés dans un même pays ou dans les diverses contrées du monde. Sous cette forme, la concentration ne s'opère plus par la création ou l'agrandissement d'un magasin gigantesque, mais par la multiplication des comptoirs locaux qui dépendent d'une même entreprise et constituent les organes d'une maison mère.
Le grand commerce de détail, comme la grande industrie, tend à la fois à la spécialisation et à l'intégration. Lorsqu'une grande maison de détail s'annexe le commerce du gros, lorsqu'une grande épicerie entreprend de fabriquer elle-même certains des produits qu'elle met en vente, lorsqu'un grand magasin établit pour ses besoins des ateliers de confection, de tapisserie, d'ébénisterie et autres, l'intégration consiste à réunir sous une même direction une série d'opérations connexes pour un même genre de marchandises, et se concilie avec la spécialisation. Mais lorsque l'intégration s'effectue par la concentration dans un même établissement de plusieurs branches de commerce différentes, il n'en est plus de même; les deux tendances, spécialisation et intégration, sont alors contradictoires; aussi s'observent- elles dans des entreprises différentes. Tandis que certains grands magasins multiplient leurs rayons dans les spécialités les plus disparates, de manière à attirer la clientèle par la plus grande variété possible d'objets à sa convenance, d'autres magasins prospèrent et grandissent en présentant au public tous les modèles possibles d'une même spécialité, quincaillerie, épicerie, verrerie, meubles, fourrures, vêtements pour hommes, etc.
La banque se concentre de la même manière que le commerce de détail. Les banques constituées par actions ont pris à la fin du XIXème siècle un développement considérable; elles étendent maintenant leurs rameaux sur toute la surface d'un pays, et fondent même des succursales sur les places étrangères. En 1905, les cinq grandes banques françaises par actions (y compris la Banque de France) possèdent un capital de 1 milliard, et des dépôts et comptes courants pour 3 milliards et demi; là-dessus, le Crédit lyonnais, à lui seul, détient plus de 1 milliard de dépôts. Les petites banques locales disparaissent successivement devant les agences des grandes sociétés de crédit; les unes sont absorbées, les autres cessent leurs affaires sans être remplacées, de sorte qu'il n'y a guère, pour subsister en face des banques par actions et de leurs succursales, que les banques privées les plus importantes situées dans les grands centres d'affaires. De même, en Angleterre, beaucoup de banques privées ont été absorbées par les Joint stock Banks, et les amalgamations des banques de province avec les banques de Londres ont été fréquentes dans les vingt dernières années. Aussi les banques par actions sont-elles parvenues à un grand développement: 21 d'entre elles possèdent plus de 100 succursales dans le Royaume-Uni; les dépôts, pour 16 banques par actions, s'élèvent à près de 10 milliards de francs, et le capital, pour les 6 principales, à 1 800 millions.
En Allemagne, les grandes banques de Berlin, comme la Deutsche Bank, n'ont pas seulement créé des succursales; elles ont surtout, en augmentant leur capital, absorbé des banques considérables situées dans les grands centres industriels et maritimes. Tantôt elles se sont contentées d'acquérir la majorité des actions pour dominer la direction de la banque provinciale; tantôt elles ont acheté la totalité des actions et transformé la banque en filiale. La crise de 1900-1901 a eu pour effet de fortifier encore les plus puissantes au détriment des moyennes et petites banques. Aux États-Unis, la formation des trusts accélère la concentration dans les affaires de la banque, en privant les banques locales d'une partie de leur clientèle industrielle, et en augmentant l'importance des grandes banques de spéculation de New-York, qui ont fondé les principaux trusts.
Dans la banque comme dans le commerce de détail, un mouvement d'intégration se poursuit parallèlement à celui de la concentration, en sens contraire de la spécialisation. Les grands établissements de crédit du continent ne se bornent pas aux opérations de banque à court terme, dépôts et comptes courants, escomptes et avances sur titres; ils se chargent des ordres de bourse et des opérations de change; beaucoup même, surtout en Allemagne, entreprennent des émissions d'emprunts et de valeurs industrielles. Cependant le crédit hypothécaire et le crédit agricole restent généralement distincts, réservés à des institutions particulières.
Les assurances n'échappent pas non plus à la loi commune. En France et en Allemagne, le nombre des compagnies d'assurances sur la vie reste stationnaire, ou s'accroît à peine depuis de longues années, tandis que le chiffre de leurs affaires progresse rapidement; aussi la moyenne des capitaux assurés, par compagnie, a-t-elle presque doublé en France, et triplé en Allemagne depuis 1880; de grandes compagnies y ont absorbé des sociétés moindres. Aux Etats- Unis, le nombre des sociétés d'assurances sur la vie est tombé de 71 en 1870 à 37 en 1889, et la moyenne par société des sommes assurées a sextuplé, passant de 140 a 845 millions de francs. L'actif des sociétés d'assurance-vie s'élève à 11,5 milliards de francs aux États- Unis, 7,2 milliards en Angleterre, 2,1 milliards en France, celui des sociétés d'assurance de toute nature monte à 5 milliards eu Allemagne les grands établissements d'assurances, devenus d'immenses réservoirs de l'épargne privée, disposent par là d'une puissance financière considérable.
La concentration a eu deux conséquences naturelles, que les statistiques nous permettent de saisir l'agglomération des capitaux dans les sociétés par actions, et la décroissance continue de la proportion des entrepreneurs vis-à-vis des salariés.
Dans l'industrie manufacturière, les mines, les chemins de fer, la navigation, le commerce, la banque, les assurances, etc., les entreprises les plus considérables ont du, pour la plupart, se constituer en sociétés par actions. En France (1899), le capital de ces sociétés monte à 13 milliards 1/2, non compris 22 milliards en obligations. Pour l'Angleterre (1904), leur capital s'élève à 70 milliards 1/2 de francs, y compris celui des compagnies de chemins de fer. En Allemagne (1896), capital et réserves des sociétés par actions montent à 10 milliards de francs, sans compter 8 milliards en obligations. Aux États-Unis (1900) les sociétés par actions fournissent 89,5 p. 100 du produit total de l'industrie; la proportion s'élève même à 81,4 p. 100 dans l'industrie chimique, à 89,9 p. 100 dans celle du coton, et 93,6 p. 100 dans celle du fer et de l'acier.
L'industrie, à mesure qu'elle grandit, devient une propriété impersonnelle, monnayée sous forme de titres mobiliers. A ce degré, elle subit de plus en plus la domination de la haute finance. Les grandes entreprises ne peuvent plus se passer du concours des maisons de banque, soit pour l'émission de leurs titres, soit pour des avances et des commandites. L'influence de la finance sur l'industrie est surtout sensible à l'égard des trusts et des cartels, qui sont formés et cré dités par la haute banque.
Il résulte aussi de la centralisation industrielle et commerciale que la proportion des patrons indépendants diminue vis-à-vis du nombre sans cesse grossissant des salariés. La diminution est particulièrement rapide en Allemagne de 35 p. 100 en 1882, la proportion des entrepreneurs d'industrie et de commerce (en comptant parmi eux les chefs d'ateliers à domicile, et parmi les salariés les ouvriers à domicile isolés) est tombée à 26 p. 100 en 1895; si l'on met de côté les travailleurs isolés, la proportion tombe d'une époque à l'autre de 17,3 à 12,3 p. 100 dans l'industrie, et de 26,3 à 22,9 p. 100 dans le commerce. En Belgique, dans l'industrie, la chute est moins rapide, parce que le développement industriel y est plus ancien; néanmoins, au lieu d'une proportion de 1 patron pour 1,8 ouvrier en 1846, on n'y trouve plus en 1896 que 1 patron pour 3 ouvriers. Même proportion à la même époque dans l'industrie française, tandis que le commerce compte un peu plus de patrons que de salariés.
En même temps que diminue le nombre des entrepreneurs relativement aux salariés, le capital des entreprises, principalement le capital fixe, augmente plus vite que le personnel salarié. L'évolution industrielle a donc pour conséquence d'amoindrir l'importance relative des facteurs personnels à l'égard des facteurs matériels dans le procès de production.
La cause du mouvement universel de concentration capitaliste est bien connue; c'est la supériorité des grandes entreprises dans la concurrence qui le provoque, avec la force irrésistible d'une loi naturelle.
Considérons l'industrie. Une grande entreprise, disposant de larges capitaux, peut se procurer les meilleures machines, et tenir sans cesse son outillage à hauteur des inventions les plus récentes; elle achète les brevets pour l'exploitation des procédés les plus perfectionnés elle attire les directeurs et ingénieurs les plus capables, les ouvriers les plus habiles et les plus laborieux par des salaires plus élevés et des journées plus courtes. Dans les ateliers, le travail est organisé de manière à donner la plus grande production aux moindres frais: spécialisation extrême des tâches, application des ouvriers saperieurs à certains travaux délicats, qui permettent de donner ensuite la besogne courante à des ouvriers ordinaires recevant un salaire réduit, utilisation complète et continue des machines, traitement industriel des déchets et des sons-produits par quantités suffisantes. De toutes manières, le grand établissement réalise des économies: sur la main-d'oeuvre, moins coûteuse malgré les hauts salaires de certains ouvriers; sur les matières, utilisées sans déperdition sur le machinisme, d'autant moins onéreux par unité de force qu'il est plus puissant; sur les frais généraux, d'autant moins élevés par unité de produit que l'entreprise est plus considérable. Par la supériorité de son organisation du travail, le grand établissement procède avec plus de rapidité et de simplicité dans l'exécution, et obtient une plus grande homogénéité des produits; il peut ainsi fournir des livraisons régulières, ponctuelles et uniformes aux prix les plus bas, et renouveler promptement ses assortiments; il est capable d'exécuter les commandes les plus considérables et les plus pressées, et d'entreprendre les travaux de construction les plus gigantesques.
Ces avantages au point de vue technique de la production ne sont pas les seuls; dans la partie commerciale de sa tâche, le grand entrepreneur n'est pas moins favorisé. Qu'il s'agisse d'achats de matières premières ou de matériel, qu'il s'agisse de transports ou même d'obligations fiscales, les conditions sont généralement meilleures pour celui qui opère par grandes masses. Au point de vue de la vente, les grandes maisons peuvent se charger des plus vastes commandes, et organiser elles-mêmes l'exportation; elles ont le moyen de se passer des intermédiaires onéreux. L'étendue de leur capital et l'élasticité de leur crédit leur permettent de profiter des occasions favorables pour leurs approvisionnements, d'attendre un relèvement des cours pour l'écoulement de leurs marchandises, et de surmonter les crises qui écrasent les faibles. Leur capital, circulant plus vite, est aussi plus productif. Le crédit leur est facile, et l'escompte largement ouvert au taux le plus bas. Grâce à l'ampleur de leurs transactions, elles peuvent aussi se contenter d'un moindre profit sur chaque marchandise. Pour toutes ces raisons d'ordre industriel et commércial, les grandes entreprises peuvent vendre moins cher et réaliser des bénéffices plus élevés; elles l'emportent naturellement dans la concurrence, et survivent quand les autres succombent.
Dans le commerce de détail, les avantages de la concentration sont, pour la plupart, de même nature que dans l'industrie et les transports économises sur les frais généraux, conditions favorables pour les achats, ampleur et bon marché du crédit, circulation rapide du capital, etc. Les grands magasins peuvent éliminer un grand nombre d'intermédiaires coûteux, et se rendre indépendants des négociants en gros; ils dictent leurs conditions aux fabricants, qu'ils se subordonnent par des participations, des avances et des contrats à livrer. Ils attirent la clientèle par l'étendue, la variété, la fraîcheur de leurs approvisionnements sans cesse renouvelés, par les facilités qu'ils donnent à l'acheteur d'exercer son choix, de faire rapidement des achats multiples et de s'en dégager dès qu'il le désire.
Quant aux grandes banques par actions, leur supériorité ne vient pas de la modicité relative de leurs frais; mais l'importance des capitaux dont elles disposent leur permet d'abaisser le taux de l'escompte au profit de leurs meilleurs clients, sans avoir à se préoccuper d'un réescompte onéreux, dont les petites banques sont toujours obligées au contraire de tenir compte à l'avance; par-dessus tout, la puissance du crédit attaché à leur signature et l'étendue de leur sphère d'action leur assurent la prééminence. C'est en effet par leur rayonnement sur tout le territoire d'un grand pays qu'elles peuvent drainer partout les capitaux flottants, pour les porter sur les points où ils sont le plus nécessaires, et par conséquent le plus lucratifs; c'est par la multiplicité de leurs comptoirs qu'elles peuvent attirer une immense clientèle et répandre dans le public les titres qu'elles se chargent de placer fructueusement. En particulier, les banques qui émettent des valeurs industrielles doivent avoir un capital-actions considérable, pour entreprendre les grandes affaires et diviser les risques en créant des entreprises multiples et variées.
L'analyse qui vient d'être présentée montre suffisamment que les avantages de la concentration ne sont pas toujours attachés à la dimension de l'établissement, mais qu'ils le sont plutôt à la dimension de l'entreprise. La distinction est essentielle, car une entreprise peut réunir sous une même direction industrielle et commerciale plusieurs établissements distincts et éloignés. II y a des limites qu'un établissement ne peut dépasser dans sa croissance sans une lourde surcharge des frais généraux, et sans une aggravation périlleuse des difficultés de surveillance et de direction; il n'y a pas de limite, semble-t-il, à l'extension des entreprises. Une entreprise trouve donc avantage, dans certaines circonstances, à s'étendre par multiplication de ses établissements, agences ou succursales, plutôt que par agrandissement d'un siège unique. Nous en avons déjà cité quelques exemples; nous le verrons mieux encore en étudiant les trusts.
Section 2. Coalitions d'entreprises.
Nous venons de voir que les entreprises, individuelles ou montées par actions, s'agrandissent en développant les dimensions de leurs établissements, en créant de nouveaux établissements, ou en achetant des entreprises concurrentes. Cette forme de concentration, qui s'est présentée la première à notre analyse, est aussi la plus simple; mais ce n'est pas la seule. Dans ces dernières années, chez les peuples les plus progressifs, la concentration s'est encore effectuée par voie d'entente et de coalition entre des entreprises indépendantes, qui ont renoncé à tout ou partie de cette indépendance dans le but de limiter la concurrence, de réglementer la production, et même d'exercer un véritable monopole sur le marché.
Il n'est pas question ici de ces coalitions éphémères de spéculateurs (rings, corners), qui se forment sur un grand marché pour produire une hausse ou une baisse momentanée sur une marchandise, et qui doivent liquider leur opération à bref délai pour réaliser un bénéfice. Il ne s'agit que des ententes durables entre des entreprises proprement dites; peu importe d'ailleurs que ces entreprises aient pour objet la production industrielle, les transports par terre ou par mer, l'emmagasinage, le commerce en gros ou au détail, les assurances, etc. Il ne s'agit même pas de toutes les ententes et associations qui peuvent se former entre producteurs, transporteurs ou commerçants, mais seulement de celles qui tendent à limiter ou à supprimer la concurrence. Il existe bien des sociétés coopératives composées d'agriculteurs, d'industriels ou de commerçants, qui se proposent d'organiser la production ou la vente d'un produit; plusieurs d'entre elles contiennent le germe d'une coalition, et se développeront peut-être un jour en ce sens; mais elles ne deviennent réellement une coalition que lorsqu'elles imposent à leurs membres certaines obligations destinées à écarter les effets de la concurrence.
Ces coalitions naissent spontanément de la concurrence elle-même et des abus qu'elle engendre. Lorsque, sous l'effort de chaque entreprise pour écouler ses produits, les prix s'abaissent à tel point que non seulement les entreprises les plus faibles ne couvrent plus leurs frais, mais que les plus puissantes mêmes ne réalisent aucun profit, la concurrence, devenue meurtrière de l'industrie et malsaine pour le corps social tout entier, ne peut que succomber sous ses propres excès et s'abolir elle-même; elle s'anéantit alors, soit par l'absorption des plus faibles, soit par l'absorption des concurrents quand leurs forces ne sont pas trop inégales.
Les premiers exemples de ce procès naturel se sont présentés dans l'industrie des chemins de fer, en Angleterre et aux États-Unis. Des l'origine, la concurrence n'a pu s'y maintenir entre les compagnies, parce que nulle industrie n'offrait des conditions plus favorables à la fusion ou à l'entente. Mais, à une époque plus récente, les coalitions se sont multipliées, en Amérique et ailleurs, dans beaucoup d'autres branches de l'industrie. D'une manière a peu près invariable, elles sont nées des circonstances qui viennent d'être relatées.
* § I. Cartels
Les ententes conclues pour un objet déterminé, entre des entreprises
qui conservent par ailleurs leur existence individuelle et leur
autonomie, sont généralement désignées sous le nom de cartels ou de
pools. Les cartels réunissent des entreprises concurrentes qui appartiennent
à la même catégorie professionnelle; ils exercent leur action
dans une localité restreinte ou dans un État, parfois même dans le
monde entier. Ils visent à prévenir les abus de la concurrence, et
même a établir un monopole, mais sans prétendre le restreindre à
un cercle limité d'entreprises; un cartel reste ordinairement ouvert
à tous ceux qui se soumettent à ses clauses. Les cartels sont donc
des fédérations économiques, qui laissent aux entreprises adhérentes
leur individualité distincte et ne les obligent que dans les limites
tracées par le pacte fédéral.
Suivant leur degré de cohésion et de centralisation, on distingue plusieurs espèces de cartels : ceux qui se bornent à poser des règles communes sur les conditions accessoires de la vente (escompte, délais de paiement, etc.), ceux qui établissent un prix de vente minimum, sans chercher à prévenir la baisse par des mesures qui l'atteignent à sa source; ceux qui fixent à chaque établissement un rayon d'écoulement déterminé, en divisant le marché par circonscriptions géographiques, ceux qui cherchent à agir sur la production, soit en imposant à chaque contractant un chômage périodique ou une réduction proportionnelle à ses moyens de production, soit plutôt en déterminant à l'avance le total de la production annuelle et en assignant à chaque entreprise un certain contingent, sauf à prélever, sur les établissements qui dépassent leur contingent, une somme destinée à indemniser ceux qui ne l'ont pas atteint.
Les combinaisons usitées sont donc extrêmement variées; mais toutes celles qui viennent d'être indiquées ont le vice commun d'être trop lâches et de se prêter, malgré les mesures de contrôle et les pénalités, à des fraudes multiples; mal observé, le pacte se dissout trop facilement. La seule forme vraiment vigoureuse et résistante du cartel est celle qui réalise la véritable centralisation, sinon au point de vue industriel ce serait alors le trust, au moins au point de vue commercial; c'est le comptoir de vente, le bureau de vente commun, chargé de passer tous les marchés, de recevoir les commandes et de les distribuer, en un mot, de pourvoir seul et pour le compte de tous à l'écoulement des produits sur le marché intérieur. Cette forme de cartel ne se conçoit guère autrement que combiné avec quelques-unes des modalités précédentes; il serait difficile à un comptoir de vente d'assurer l'écoulement total de la production, si la convention n'assignait pas à chaque établissement un contingent limité pour le marché national, ou tout au moins ne lui fixait pas les limites d'un marché territorial; mais son caractère essentiel est toujours l'organisation de la vente en commun. Parfois, c'est une maison de banque que le cartel charge de cet office; plus souvent, il institue lui-même son propre bureau de vente, soit que le bureau serve simplement d'intermédiaire entre les entreprises syndiquées et la clientèle, soit qu'il opère lui-même la vente après avoir acheté les produits. Cette dernière organisation, la plus parfaite que comporte le cartel, nécessite la formation d'une société entre les entreprises intéressées. La société ainsi constituée présente tous les caractères économiques d'une société coopérative; mais elle est en même temps et essentiellement un cartel car le comptoir de vente, par les obligations qu'il impose à ses adhérents, réalise l'unité d'action dans le but de régir les prix et d'établir un monopole.
La plupart des cartels se proposent, à des degrés divers, l'organisation de la production ou de la vente sur le marché intérieur; il en est cependant qui visent aussi l'exportation, et qui la favorisent par certains procédés propres à décongestionner le marché intérieur. Il existe aussi, mais en petit nombre, des cartels d'achat, notamment entre fabricants de sucre vis-à-vis des cultivateurs de betteraves; on pourrait même considérer comme tels les syndicats organisés entre patrons pour résister aux prétentions de leurs ouvriers. Les cartels de vente provoquent parfois, par leurs prétentions, la formation de cartels d'achat; si les exploitants des houillères ou des hauts fourneaux se syndiquent, leurs clients de l'industrie métallurgique se coalisent de leur côté pour opposer cartel à cartel; de même, l'industrie allemande des cuirs vise à fonder un syndicat d'achat pour lutter à armes égales contre les bouchers coalisés comme vendeurs de peaux brutes. A l'inverse, des syndicats se forment entre cultivateurs de betteraves pour résister à la pression des fabricants de sucre syndiqués.
Toutes les branches d'exploitation ne sont pas également propres aux cartels. D'une manière générale, la tendance à la coalition est d'autant plus forte que la concentration est déjà plus avancée; l'accord est aisé, en effet, entre des entreprises peu nombreuses, surtout si elles sont rapprochées géographiquement et si leur marché est limité. Le cartel suppose en outre qu'il existe entre les concurrents une certaine égalité; sinon, la concurrence aboutit à l'absorption plutôt qu'à la coalition. Enfin, et c'est la condition principale, le cartel ne peut guère exister que pour des marchandises produites en masse suivant un type uniforme. Les articles fabriqués par petites quantités, ceux qui ont une originalité individuelle, ceux qui sont parvenus au dernier degré de fabrication, s'y prêtent difficilement. Quant à ceux qui portent une marque connue et appréciée du public, ils sont l'objet d'une sorte de monopole individuel, et échappent par conséquent à toute combinaison collective.
Exposer ces conditions, c'est dire que les cartels se rencontrent surtout dans la grande industrie. Ils foisonnent en Autriche et en Allemagne, leurs pays d'origine; l'industrie houillère, la grosse métallurgie, la construction mécanique, l'industrie chimique, les industries du verre et de la poterie, les industries alimentaires, sont celles où l'on rencontre les coalitions les plus nombreuses et les plus fortes, sous forme de comptoirs de vente ou autrement. En Allemagne, la région Rhin-Westphalie est le siège des syndicats les plus puissants de la houille, du coke et de la fonte; au début de 1904 s'y est formé le syndicat de l'acier, qui réunit presque tous les établissements de l'Allemagne. Les cartels du sucre et de l'alcool, qui comprennent aussi la presque totalité des intéressés, sont eux-mêmes des combinaisons au second degré; l'un résulte d'un accord entre le syndicat des fabricants de sucre et celui des raffineurs, l'autre d'une entente semblable entre distillateurs et rectificateurs d'alcool. Quant à l'industrie textile, sa production diversifiée se prête moins facilement à la coalition. On y trouve bien des accords tendant à limiter la production ou à fixer des prix uniformes; mais le lien y est plus lâche et l'entente généralement éphémère. Nous verrons toutefois que les trusts n'y sont pas inconnus.
Dans beaucoup d'autres pays, en Russie et en Belgique notamment, la grande industrie a suivi l'exemple donné par les pays germaniques. En Angleterre, les pools sont nombreux dans la métallurgie et la construction mécanique; les plus célèbres sont les Alliances de Birmingham, conclues entre fabricants de lits métalliques; mais, comme elles reposent sur un accord avec les unions ouvrières, il est préférable d'en parler à propos des associations professionnelles.
Aux États-Unis, les combinaisons de ce genre, généralement temporaires, sont très fréquentes et se chiffrent sans doute par centaines, peut être par milliers; mais elles sont mal connues et n'ont jamais fait l'objet d'un relevé. Le pool le plus considérable est celui de la viande (Beef trust), formé à Chicago entre les huit principales corporations de packers (Armour et autres).
En France, bien que la combinaison ait été pratiquée dès le milieu du XIXème siècle, les syndicats de producteurs n'ont pas pris le même développement et sont restés relativement peu nombreux. Le plus connu d'entre eux est le Comptoir de Longwy, formé en 1876 entre les maîtres de forges de l'Est pour la vente de leurs produits à l'intérieur mais il en existe d'autres encore dans les différentes branches de l'industrie du fer et de l'acier, dans la raffinerie du sucre, dans celle du pétrole, dans l'industrie des glaces, etc. Enfin, on signale même des cartels internationaux dans certaines industries chimiques comme celle de la soude, dans la production du zinc, du fer, du plomb et du cuivre, dans la fabrication des rails, des lampes à incandescence, des ustensiles émaillés, etc. Récemment encore, il existait une entente entre les fabriques de glaces de France, de Belgique, d'Allemagne et d'Italie.
Les cartels internationaux tendent à s'élargir par des ententes entre cartels ou trusts de nationalités différentes. C'est ainsi que des accords sont intervenus entre les syndicats du coke belge et allemand, entre les trusts du fil de coton anglais et américain; longtemps il y a eu entente entre le trust américain du pétrole et les producteurs du Caucase et de la Galicie dans ces dernières années, après une lutte opiniâtre, un accord a été conclu entre les deux trusts des fabricants de tabacs anglais et américains pour la répartition des marchés
En dehors de la grande industrie, les grandes entreprises de navigation se prêtent également bien à des combinaisons de ce genre; les pactes sont fréquents, en Allemagne et en Angleterre, entre les compagnies de navigation maritime. Les assurances forment aussi un domaine approprié aux cartels, à cause de la similitude des opérations et du petit nombre des concurrents; en Autriche, en Russie et ailleurs, les tarifs des assurances contre les incendies résultent d'un accord entre les compagnies. Le commerce en gros, charbons, thés, denrées coloniales, etc., fournit aussi de nombreux exemples de coalitions en Angleterre, en Allemagne et ailleurs.
Au contraire, l'agriculture est restée jusqu'ici en dehors du mouvement. C'est que l'agriculture, surtout dans ses branches principales, oppose à la formation des cartels des obstacles de tout genre: les producteurs y sont trop nombreux et trop dispersés, les marchés trop étendus, les produits manquent généralement d'homogénéité, la production échappe trop facilement aux limitations conventionnelles sous l'influence des conditions climatériques. Aussi les tentatives de coalition sont-elles extrêmement rares parmi les agriculteurs. On ne peut guère signaler en ce sens que les efforts des agrariens allemands pour organiser la vente du blé, et ceux des producteurs de lait, dans certaines régions de l'Allemagne, pour accaparer le marché d'une grande ville et imposer leurs prix aux commerçants. Quant aux cartels de l'alcool et du sucre, ce sont de véritables cartels industriels, auxquels les agriculteurs n'adhèrent qu'en qualité de fabricants; leur objet est de limiter la production industrielle, et d'exercer une action sur le prix d'un produit industriel; ils n'ont pas encore essayé de réglementer la production de la betterave ou de la pomme de terre.
La petite industrie et le commerce de détail ne semblent pas offrir un terrain plus favorable aux cartels. Toutefois, les ententes ne sont pas inconnues chez les détaillants. Un peu partout, il se forme des ententes tacites sur les prix de vente au détail entre les bouchers, les boulangers, épiciers, pharmaciens, droguistes d'une même localité. Il arrive aussi que les détaillants élèvent des cartels contre les négociants en gros ou les producteurs. Tandis que les producteurs coalisés cherchent à imposer leurs conditions aux débitants, ceux-ci se groupent parfois pour se défendre; ainsi, à Berlin, les marchands de lait se sont syndiqués pour mener la guerre du lait contre la coopérative des paysans du Brandebourg. Plus souvent, les commerçants au détail se coalisent vis-à-vis des grands producteurs pour adapter leurs prix de vente à ceux du gros, et pour se réserver une certaine marge qui leur laisse un profit suffisant; on a des exemples de ces coalitions chez les épiciers en Angleterre. Parfois même, il arrive que les détaillants sont les plus forts, et qu'ils dictent leurs conditions. En Angleterre, l'association des pharmaciens-droguistes à obtenu des fabricants de spécialités pharmaceutiques l'engagement de refuser toute fourniture aux détaillants qui vendraient les produits au dessous d'un certain prix; la convention s'applique à 86 fabriques, 3 500 détaillants (40 p. 100 de l'ensemble), et porte sur une centaine de produits. L'exemple a été suivi aux États-Unis et au Canada, et les débitants de tabacs anglais cherchent à s'organiser de la même manière. En Allemagne, certains commerçants sont allés plus loin encore; l'Union des marchands d'ustensiles en fer fait signer aux fabricants l'engagement de ne fournir aucun bazar ni aucune société coopérative. Enfin le cartel devient un mode d'intégration commerciale, lorsqu'il consiste dans l'union d'une maison de gros et de nombreuses maisons de détail, comme c'est le cas en Angleterre dans le commerce du thé.
* § II. Trusts.
Les cartels les mieux organisés ne procurent des économies aux intéressés que sur les frais de vente, de réclame et d'intermédiaires; les comptoirs de vente eux-mêmes ne réalisent qu'imparfaitement l'unité commerciale, et n'opèrent en aucune façon la centralisation industrielle. Aussi les entreprises qui se font concurrence dans une même branche, si elles veulent supprimer les inconvénients d'une production mal coordonnée, ou si elles ont besoin d'échapper aux lois contre les coalitions, doivent aller plus loin dans la voie des sacrifices, et renoncer totalement à leur individualité pour se fondre dans une entreprise unique. Sur le continent européen, l'esprit particulariste des producteurs a fait obstacle jusqu'ici à ces fusions. Aux États-Unis, au contraire, la concurrence plus ardente a déterminé les entreprises rivales à s'amalgamer en corporations unitaires et centralisées, qui portent le nom de trusts en souvenir d'un mode de constitution aujourd'hui abandonné.
Les formes juridiques du trust peuvent varier; tantôt la corporation n'est propriétaire que de la majorité des actions dans les diverses sociétés amalgamées; c'est le holding trust, dont lUS Steel Corporation, ou trust de l'acier, est le type le plus remarquable; tantôt la nouvelle compagnie est directement propriétaire de tous les immeubles et de tout l'outillage des anciennes entreprises, qui ont totalement disparu à la suite d'une fusion complète; tel est le cas de l'American Sugar Refining Co. Mais ces différences ne portent guère que sur la forme; bien que la première combinaison présente peut-être moins de cohésion que la seconde, les caractères et les avantages économiques de l'amalgamation sont à peu près les mêmes dans les deux cas.
Un trust ne bénéficie pas seulement des économies ordinaires de la production entreprise sur une grande échelle; l'unité de direction, étendue à des établissements multiples, lui permet d'opérer sur les frais des réductions toute particulières. Tandis qu'un cartel est obligé de conserver les établissements les plus faibles, et leur donne même un appui artificiel en provoquant une hausse des prix, en allouant des indemnités de chômage, parfois même en concédant des primes supplémentaires aux petites usines (cartel allemand de l'alcool), un trust peut, dès sa formation, fermer les usines mal situées ou mal outillées qui sont sous sa dépendance, et ne conserver que les établissements les mieux agencés, de manière à restreindre au minimum les frais généraux, le coût de la main-d'oeuvre et celui des transports. C'est ainsi que le Whisky trust, au moment où il s'est constitué, a fermé 68 fabriques sur 80, sans réduire cependant la production. Régissant souverainement toute la production dans les nombreux établissements soumis à sa loi, le trust peut encore réaliser de nouveaux progrès par une division du travail plus largement appliquée, en affectant chaque fabrique à une production très spécialisée il peut aussi donner à la plupart de ses usines un fonctionnement intégral et continu, en faisant supporter les inévitables à-coups de la production par un petit nombre d'entre elles désignées à l'avance; il peut étendre à toutes ses fabriques les progrès réalisés dans une seule, et généraliser l'usage des brevets dont il s'est rendu acquéreur. Enfin, c'est encore par une habile distribution géographique qu'un trust économise les frais de transport, en dirigeant sur chaque marché les produits de l'usine qui peut les lui expédier par la voie la moins coûteuse. Un comptoir de vente peut d'ailleurs simplifier les transports de la même manière.
Mais l'activité et l'esprit de progrès ne risquent-ils pas de se ralentir dans ces vastes organisations bureaucratiques, surtout si elles sont à l'abri de la concurrence? Les administrateurs des trusts ne le pensent pas; ils entretiennent l'émulation entre les directeurs de leurs différentes usines par une comparaison continuelle des frais et des bénéfices opérés dans chacune d'elles, et les intéressent par des primes calculées suivant le chiffre d'affaires de leurs établissements. Ils estiment que la direction de spécialistes exercés vaut bien celle de fils de famille à qui échoit, par droit de naissance, la propriété des entreprises individuelles.
Au point de vue commercial, un trust obtient les mêmes avantages qu'un comptoir de vente par son organisation centralisée, et présente même une unité de direction plus complète et plus sûre. Mais les avantages commerciaux sont bien supérieurs encore, pour l'un comme pour l'autre, en cas de monopole. Sans parler des bénéfices qui peuvent résulter de la baisse des matières et de la hausse des produits au delà des prix de concurrence, le monopole procure par lui-même des économies importantes. Un trust ou un cartel en possession d'un monopole, au lieu de s'épuiser en coûteux efforts pour arracher à ses concurrents la clientèle existante, consacre toutes ses ressources à la recherche de nouvelles couches de consommateurs. La réclame cesse d'être nécessaire, et les commis voyageurs, dont la fonction principale consiste à disputer les clients aux maisons rivales, deviennent en partie superflus; aussi leur nombre a-t-il diminué de 38 000 aux États-Unis depuis le développement des trusts. Plus de concessions ruineuses consenties pour évincer les concurrents ou écraser un adversaire; plus de ventes au-dessous du prix de revient, ni de crédits aux mauvais payeurs; plus de crises de surproduction sur le marché intérieur, ni de stocks à écouler dans des conditions désastreuses; le trust, maître du marché, fixe ses prix, prend des garanties contre les clients suspects, et ajuste aussi exactement que possible la production à l'état de la demande.
Ce sont là notions courantes aujourd'hui; il était cependant utile de les rappeler, pour préciser exactement les causes naturelles de l'évolution industrielle, et pour mettre en lumière son caractère de nécessité. Suivant le tempérament des peuples et les conditions de milieu,, les ententes ont pris des formes différentes; en Europe, on s'est borné à des fédérations plus ou moins étroites; aux États-Unis, on a poussé jusqu'au bout la centralisation par esprit de conquête etde spéculation mais partout, chez tous les peuples industriels, on a senti la nécessité de recourir à la coalition dans certaines branches de la production pour mettre fin à une concurrence ruineuse; diminuer les frais et conquérir les marchés extérieurs.
Les Américains reconnaissent la force du mouvement qui les entraîne; ils attribuent volontiers à la constitution des trusts leur supériorité dans certaines parties du commerce d'exportation, et constatent qu'ils ne subissent guère les importations des pays à faibles salaires que dans les branches de production où les trusts ne sont pas dominants. Aussi le mot d'ordre est-il aujourd'hui de combattre les abus de ces formidables engins de domination, sans se priver des avantages qu'ils comportent.
Le développement des trusts aux États Unis est un fait récent; en 1900, sur 185 trusts relevés par le Census, 12 seulement avaient une origine antérieure à 1890, tandis que 92 s'étaient formés de juin 1899 à juin 1900. Il est assez difficile d'en faire le dénombrement exact, sans confondre avec les véritables trusts formés par amalgation les simples trusts, les pools ou cartels, et les sociétés qui se sont agrandies par achat d'entreprises concurrentes. Le Census de 1900 ne compte que 185 trusts, et ne leur attribue qu'une part assez faible dans l'ensemble de l'industrie nationale; ils n'occuperaient que 8 p. 100 des salariés de l'industrie, et ne fourniraient que 14 p. 100 de la production industrielle. Mais ce recensement, qui est antérieur à la formation du trust de l'acier, est probablement incomplet; des statistiques plus récentes, d'un caractère semi-officiel, donnent les noms de 387, voire même de 443 trusts proprement dits.
Plus difficile encore parait être l'estimation de leur capital. Il est certainement considérable; le Census de 1900 évaluait le montant des actions et obligations émises par les trusts à 15 milliards de francs; suivant une estimation de 1902, le capital autorisé s'élèverait à 35 milliards de francs pour 387 corporations, et, suivant une autre, à 46 milliards pour 443 trusts. Mais ce capital est toujours arrosé {Watered) bien au delà de la valeur réelle des établissements, dans le but de satisfaire aux exigences de tous ceux dont le concours est nécessaire à la formation du trust: grands industriels qui ne consentent à la vente de leurs usines ou à l'échange de leurs titres qu'avec une majoration considérable, banquiers et promoteurs qui cherchent un énorme profit pour leurs avances et leurs démarches; souvent aussi, l'exagération du capital est destinée à dissimuler au public le taux réel des dividendes. Le Census de 1900 constate lui-même qu'à côté d'un capital de 3093 millions de dollars, valeur d'émission, les établissements des 188 trusts recensés n'avaient qu'une valeur d'inventaire de 1 436 millions de dollars. La surcapitalisation serait donc en moyenne du double de la valeur réelle; elle a été du quintuple pour le Shipbuilding Trust, qui a sombré en 1904.
Les promoteurs cherchent à justifier la surcapitalisation en disant que tout capital doit s'estimer d'après son revenu réel, d'après sa capacité d'acquisition, et que, sur cette base, les émissions ne sont pas exagérées. C'est reconnaître implicitement que la surcapitalisation consiste en définitive dans la capitalisation du revenu du monopole, et qu'elle rend nécessaire, pour la rémunération du capital, une certaine exploitation du public. C'est aussi escompter d'une façon aventureuse les bénéfices à venir. L'exagération du capital est certainement dangereuse pour les souscripteurs et pour les consommateurs; elle menace la solidité de l'édifice, au moins au point de vue financier, et détermine aujourd'hui une crise aux Etats-Unis. Mais si la constitution actuelle de certains trusts est précaire, même chez ceux qui paraissent les plus puissants, la consolidation industrielle est fondée sur des causes trop profondes pour ne pas survivre aux combinaisons financières hasardeuses qui l'ont entourée à sa naissance.
Les trusts dominent les principales branches de la grande production en Amérique : fer et aciers, machines, appareils électriques, produits chimiques, sucre, alcool, pétrole, glace, biscuits, sel, bière, tabacs, papier, verre, textiles, cuir, bois, etc. Certains d'entre eux ont des dimensions colossales. Le Census de 1900 en signale 13 dont le capital d'émission dépasse 330 millions de francs: c'est le trust des cuirs (US Leather), au capital de 637 millions de francs; la Continental Tobacco C° et le trust du pétrole, au capital de 488 millions chacun; les trusts du cuivre, du sucre, des voitures Pullmann, au capital de 370 à 380 millions, etc. Le plus ancien des grands trusts, et l'un des plus prospères, est celui du pétrole, la Standard 0il C°, qui a distribué en 1900, d'après le Census, un dividende de 223 millions de francs, soit 45 p. 100 du capital; il est vrai que ce capital n'est pas arrosé.
Mais le trust le plus gigantesque est celui de l'acier, lUS Steel Corporation. II n'est pas seulement remarquable par l'énormité de son capital (7 200 millions de francs, dont 5 300 millions en actions) il l'est aussi par la complète intégration industrielle qu'il a su opérer. Il réunit en en effet sous une même direction des gisements de minerais, des mines de houille, des carrières de pierres à chaux, une centaine de navires pour les transports sur les grands lacs, des docks et embarcadères, un réseau de voies ferrées sur lesquelles circulent 28000 wagons, des hauts fourneaux et des usines de transformation qui se chiffrent par centaines. Il occupe 168000 salariés, et contrôle 60 à 80 p. 100 de la production américaine suivant les articles; en 1902, son produit brut s'élevait à 3 milliards de francs, ses recettes nettes à près d'un demi-milliard. Il présente enfin, dans sa constitution, ce caractère particulièrement intéressant d'être formé par l'amalgamation de 11 corporations, dont quelques-unes étaient déjà, dans leur spécialité métallurgique, des trusts considérables; c'est donc un trust de trusts, une combinaison dernière qui est comme le couronnement d'une organisation collective de l'industrie.
L'Angleterre, à son tour, est entrée dans le mouvement à une date récente. En dehors des entreprises qui se sont agrandies en achetant des maisons rivales, comme le cas est fréquent dans la métallurgie, la construction des navires, l'industrie houillère et la navigation maritime, en dehors également des simples pools et des coalitions de spéculateurs, les trusts proprement dits se sont multipliés depuis 1898. D'après un état dressé en 1901, et inséré dans le Rapport de la Commission industrielle instituée en 1898 par la Chambre des représentants aux Etats-Unis, le capital des trusts anglais, qui n'est pas dilué comme celui de leurs congénères américains, montait alors à 2 300 millions de francs; sur 35 trusts relevés dans cet état, 21 possédaient un capital supérieur à 25 millions, et 6 un capital variant entre 170 et 230 millions. Ces consolidations se rencontrent principalement dans l'industrie textile et les industries connexes, fileterie, filature, retorderie, peignage de laine, bonneterie, fabrication de tulles et rubans, teinturerie, impressions sur étoues et blanchiment; mais on en trouve également dans la construction des navires, l'industrie métallurgique et la construction mécanique, dans les industries chimiques, les moulins à huile, les carrières de pierres, les fabriques de savons, poudres de tir, papiers peints, linoleum, ciment, etc. Les lignes de navigation maritime et les docks ont fait l'objet d'amalgamations analogues; le commerce des charbons en offre également des exemples, qui sont en même temps des cas remarquables d'intégration du commerce en gros, du commerce de détail et des transports. Ces combinaisons ne paraissent pas d'ailleurs aussi lucratives en Angleterre qu'aux Etats-Unis, peut-être à cause d'une administration moins centralisée.
Il existe enfin des trusts internationaux, comme il existe des cartels internationaux; on en trouve pour la dynamite Nobel, le borax, le nickel, le mercure. Le trust de l'Océan (International Mercantile Marine C°) est apparu à sa naissance comme un trust de grandes compagnies anglaises et américaines, et un cartel formé entre ce trust et des compagnies allemandes et hollandaise.