Afin de juger de ce qui doit arriver à plusieurs nations jalouses, qui tentent chacune de commercer exclusivement, je transporte dans l’Asie mineure, le peuple que nous avons observé. Je lui donne la Mysie, la Lydie, la Bytinie, d’autres provinces encore, et je fais un royaume dont Troie sera la capitale.
Mais parce que je ne veux observer que les effets de la jalousie des nations, je suppose, afin d’écarter toute autre cause, que ce peuple n’a plus, dans ses mœurs, ni dans son gouvernement, aucun des vices que je lui ai reprochés. Ce sera actuellement une nation agricole. Elle cultive les arts relatifs à l’agriculture : elle commence à en cultiver d’autres : elle met plus de recherches dans les commodités de la vie. Mais ses mœurs sont simples encore, ainsi que son gouvernement. Elle ne connaît ni les péages, ni les douanes, ni les impôts ni les maîtrises, ni les communautés, ni aucune espèce de privilège, ni ce qu’on appelle police des grains. Chaque citoyen a la liberté de choisir, pour subsister, le genre de travail qui lui convient, et le gouvernement n’exige qu’une contribution qui est réglée sur les besoins de l’état, et que la nation paie volontairement. Tels sont ces nouveaux troyens. Mais il faut qu’on me permette encore d’autres suppositions.
Je suppose donc que, dans les siècles où ils subsistaient, siècles antérieurs à toute tradition, l’Asie, l’Égypte, la Grece et l’Italie, ainsi que les îles répandues dans les mers qui séparent ces continents, étaient autant de pays civilisés, dont les peuples commençaient à avoir quelque commerce les uns avec les autres ; tandis que tout le reste de l’Europe était encore dans la barbarie.
Enfin, ma dernière supposition sera que les arts n’avaient fait encore nulle part autant de progrès que chez les troyens. Partout ailleurs ils paraissaient à leur naissance. Cependant le luxe, même à Troie, était encore ignoré.
La population doit être grande dans tous les pays que je viens de supposer. Plusieurs causes y concourent : la simplicité des mœurs, une subsistance assurée dans un travail à son choix, et l’agriculture qui fait d’autant plus de progrès, qu’elle est plus considérée.
Cependant tous les pays que nous avons couverts de nations civilisées, ne sont pas également fertiles ; et tous, par conséquent, ne produisent pas de quoi faire subsister, dans un espace égal, une population égale. La Grèce, par exemple, n’est pas, à beaucoup près aussi fertile que l’Égypte; et beaucoup de côtes maritimes seraient peu habitées, si elles étaient réduites au seul produit de leur sol.
Mais là où l’agriculture ne peut pas nourrir une grande population, l’industrie y supplée, et le commerce y fait vivre un peuple nombreux, avec le surabondant des nations agricoles. Ce peuple, à qui le sol semble refuser le nécessaire, devient le commissionnaire des autres. Il trafique avec le surabondant de tous : il en rapporte chez lui de quoi subsister, et parce qu’il s’est fait une habitude de l’économie avec laquelle il a été forcé de commencer, il finit par s’enrichir. Voilà ce qui doit arriver à des nations qui habitent des terres ingrates le long des côtes maritimes. Marchandes par leur position, elles ont les premières fait le commerce de commission ou le trafic.
Alors tous les ports étaient ouverts aux trafiquants. Tous les peuples donnent à l’exportation et à l’importation une liberté entière. Le surabondant se versait continuellement des uns chez les autres. Par une concurrence de tous les marchands possibles, chaque chose était à son vrai prix ; et l’abondance qui se répandait chez toutes les nations, semblait tendre, par un espèce de flux et de reflux, à se mettre partout au même niveau.
Ce commerce était surtout avantageux pour les troyens. Les progrès qu’ils avaient faits dans les arts, attiraient chez eux les marchands de toutes les nations. Ils mettaient en œuvre et les matières premières de leur sol, et celles qu’ils tiraient de l’étranger ; et leurs manufactures, tous les jours plus florissantes, faisaient subsister une multitude d’artisans.
Heureux dans cette position, les peuples ne surent pas s’y maintenir. Pourquoi, disait-on, envoyer chez les troyens des matières premières que nous pouvons mettre en œuvre nous-mêmes ? Est-il raisonnable de porter chez l’étranger notre argent et nos productions, pour y faire subsister des artisans, qui, en consommant chez nous, augmenteraient notre population et nos richesses ? Tous les peuples songeaient donc aux moyens d’établir chacun chez eux les mêmes manufactures.
Mais les nations marchandes excitaient surtout la jalousie. Ces nations, pauvres par leur sol, s’enrichissaient, se peuplaient, et semblaient devoir à l’aveuglement des autres, leurs richesses et leur population. Pourquoi leur laisser faire, presque à elles seules, tout le trafic, disaient les peuples jaloux ? Souffrirons-nous encore longtemps qu’elles fassent sur nous des profits que nous pourrions faire nous-mêmes ? C’est nous qui les faisons subsister ; c’est nous qui les enrichissons. Fermons-leur nos ports, elles tomberont dans la misère, et bientôt elles ne seront plus.
Ces réflexions ne sont pas aussi solides qu’elles le paraissent. L’auteur de la nature, aux yeux duquel tous les peuples, malgré les préjugés qui les divisent, sont comme une seule république, ou plutôt comme une seule famille, a établi des besoins entre eux. Ces besoins sont une suite de la différence des climats, qui fait qu’un peuple manque des choses dont un autre surabonde, et qui leur donne à chacun différents genres d’industrie. Malheur au peuple qui voudrait se passer de tous les autres. Il serait aussi absurde qu’un citoyen qui, dans la société regrettant les bénéfices qu’on fait sur lui, voudrait pourvoir par lui seul à tous ses besoins. Si un peuple se passait des nations marchandes, s’il les anéantissait, il en serait moins riche lui-même, puisqu’il diminuerait le nombre des consommateurs auxquels il vend ses productions surabondantes.
D’ailleurs les négociants n’appartiennent proprement à aucun pays. Ils forment une nation qui est répandue partout ; et qui a ses intérêts à part. Un peuple est donc dans l’erreur, s’il croit travailler pour lui, lorsqu’il sacrifie tout à ses négociants. En excluant ceux des autres nations, il vend ses marchandises à plus bas prix, et il achète à plus haut les marchandises étrangères : ses manufactures tombent, son agriculture se dégrade, et il fait tous les jours de nouvelles pertes. Il n’y a que la concurrence de tous les négociants qui puisse faire fleurir le commerce à l’avantage de chaque peuple. Faire et laisser faire, voilà donc quel devait être l’objet de toutes les nations. Un commerce toujours ouvert et toujours libre, pouvait seul contribuer au bonheur de toutes ensemble, et de chacune en particulier.
Mais ce n’est pas ainsi qu’on raisonnait. Un état, disait-on n’est riche et puissant, qu’à proportion de l’argent qui circule ; et l’argent ne circule en plus grande quantité, qu’autant qu’on fait un plus grand commerce. Toute nation qui entendra ses vrais intérêts, doit donc songer aux moyens d’être la seule nation commerçante.
Ce raisonnement parut évident, et on se conduisit en conséquence. Voilà donc les peuples qui vont travailler à s’appauvrir les uns les autres : car en voulant s’enlever mutuellement le commerce, chacun d’eux en commercera moins. Observons les effets de cette politique.
Les troyens qui avaient des ports sur la mer Égée, sur la Propontide et sur le Pont-Euxin, étaient maîtres encore de toutes les îles adjacentes à leur continent. Dans cette position, où ils pouvaient faire un grand commerce concurremment avec les autres peuples, ils voulurent le faire exclusivement. Ils établirent donc des douanes partout : ils mirent à contribution les marchands étrangers qui exportaient ou qui importaient ; enfin ils leur fermèrent tout-à-fait les ports.
Le peuple applaudit à la sagesse du gouvernement. Il croyait qu’il allait faire à lui seul tout le trafic ; et il n’en fit pas plus qu’auparavant ; parce qu’il ne pouvait pas abandonner ses manufactures et ses champs pour monter sur des vaisseaux.
Le commerce diminua considérablement, lorsqu’il ne se fit plus par l’entremise des nations marchandes. Cette révolution entraîna la chûte de plusieurs manufactures ; et l’agriculture se dégrada, parce qu’il y eut moins de productions, quand l’impuissance d’exporter eut rendu inutile tout surabondant.
Cependant le gouvernement ne se doutait pas de la faute qu’il avait faite. Il croyait au contraire que le commerce apportait dans l’état plus de richesses que jamais: il en jugeait ainsi à la fortune de quelques négociants troyens.
Mais ces négociants s’enrichissaient aux dépens de l’état n’ayant plus de concurrents, lorsqu’ils vendaient et lorsqu’ils achetaient, ils mettaient seuls le prix aux choses. Ils retranchaient tous les jours sur le salaire de l’artisan et du laboureur, et ils vendaient cher tout ce qu’ils apportaient de l’étranger.
Jaloux les uns des autres, les peuples ne devaient pas se borner à se fermer leurs ports, et à s’interdire mutuellement le commerce, dans l’espérance de le faire chacun exclusivement. On devait encore armer, et on arma. Dans des guerres funestes à tous, on s’applaudissait alternativement des coups qu’on croyait se porter, et qu’on ne portait que sur le commerce pour le ruiner partout également. De grandes armées sur terre, de grandes flottes sur mer mettaient dans la nécessité d’arracher de force à la charrue et aux manufactures une partie des citoyens, et de charger d’impôts l’autre partie. Ces violences se renouvelaient à chaque guerre, toujours avec de nouveaux abus, parce que la paix qui ne se faisait que par épuisement, ne durait jamais assez pour permettre aux puissances belligérantes de réparer leurs pertes.
Le commerce, tombé pendant la guerre, se relevait difficilement à la paix. On n’osait pas s’engager dans des entreprises qui exigeaient de grandes avances, et dont toutes les espérances pouvaient s’évanouir aux premières hostilités. Le gouvernement néanmoins invitait le peuple et même la noblesse à faire le trafic. Il offrait sa protection aux négociants, et il ne paraissait occupé qu’à faire fleurir le commerce, qu’il avait ruiné, et qu’il devait ruiner encore.
Quand on a la puissance, on croit tout possible. On ne sait point se méfier de ses lumières, et parce qu’on a commandé, on n’imagine pas devoir trouver des obstacles.
Voilà pourquoi, dans l’administration publique, une faute, qui a été faite, se fait encore, et se fait long-temps. Elle devient maxime d’état, et les préjugés gouvernent. Les troyens s’obstinaient à fermer leurs ports aux nations marchandes, ils s’obstinaient à leur faire la guerre, et cependant ils cherchaient quelle pouvait être la cause de la décadence de leur commerce.
On crut l’avoir trouvée, lorsqu’ayant considéré que les entreprises demandaient des avances d’autant plus grandes, qu’elles exposaient à plus de risques, on s’imagina que le commerce ne pouvait plus se faire que par des compagnies qui réuniraient les fonds de plusieurs riches négociants. Il n’y avait donc qu’à permettre d’en former autant qu’on le jugerait à propos. Mais il s’en présentait une. Elle faisait voir de grands avantages pour l’état dans l’espèce de trafic qu’elle projetait. Elle exagérait les avances qu’elle aurait à faire. Elle représentait qu’après les avoir faites, il ne serait pas juste qu’elle fût privée du bénéfice dû à son industrie ; et elle demandait un privilège exclusif. Il lui fut accordé.
Ce privilège était une atteinte portée à la liberté, puisqu’il donnait, à une seule compagnie, un droit qui appartenait à tous les citoyens. Les négociants réclamèrent, mais inutilement. La nouvelle compagnie donna de l’argent, et le privilège fut confirmé.
Dès que le gouvernement connut que ces privilèges pouvaient se vendre, il en vendit encore. Cet abus, passé en usage, devint règle ; et bientôt on regarda les privilèges exclusifs, comme une protection accordée au commerce.
Cependant vendre des privilèges exclusifs à des artisans et à des marchands, c’était exiler ceux à qui on n’en vendait pas. Plusieurs sortirent du royaume, et emportèrent les manufactures avec eux. Il est vrai que le gouvernement leur défendit, sous de grièves peines, de sortir de l’état. Mais quand ils étaient passés chez l’étranger, on ne pouvait plus les punir, et cependant on ne pouvait pas les empêcher d’y passer. Cette défense les fit déserter en plus grand nombre.
Lorsque les manufactures jouissent, dans un royaume, d’une liberté entière, elles se multiplient à proportion du besoin. Il n’en est pas de même, lorsqu’elles appartiennent à une compagnie exclusive. Comme l’intérêt de cette compagnie est bien moins de vendre beaucoup, que de vendre cher, elle songe à faire le plus grand bénéfice avec le plus petit trafic. D’ailleurs elle trouve un avantage à diminuer le nombre des manufactures, c’est que les ouvriers, restant en plus grande quantité qu’elle n’en peut employer, sont réduits, s’ils ne veulent pas mendier, à travailler presque pour rien.
Non-seulement la main d’œuvre coûtait peu aux compagnies exclusives. Elles voulurent faire encore un nouveau bénéfice sur les matières premières. Elles représentèrent au gouvernement combien l’exportation qu’on en faisait chez l’étranger était contraire aux intérêts du commerce, et il fut défendu de les exporter. Elles les achetèrent donc au plus bas prix, et en conséquence la culture en fut tous les jours plus négligée.
Pendant que les douanes, les impôts, les privilèges exclusifs vexaient le commerce et l’agriculture, le luxe croissait avec la misère : l’état qui ne subsistait plus que par des ressources, contractait continuellement de nouvelles dettes ; et la finance s’élevait au milieu des débris de la fortune publique.
Voilà l’état où se trouvait la monarchie des troyens. Tel était à-peu-près celui de toutes les monarchies, qui avaient armé pour s’enlever mutuellement quelques branches de commerce. Aux moyens qu’elles employaient, on n’aurait pas deviné qu’elles voulaient s’enrichir.
Lorsque le gouvernement fait continuellement des emprunts, l’intérêt de l’argent est nécessairement fort haut : il l’est surtout dans un temps où le luxe, qui ne met point de bornes aux besoins, fait une nécessité aux plus riches d’emprunter. Si ce sont les citoyens qui prêtent à l’état, les fonds sortent du commerce, pour faire subsister sans travail une multitude de rentiers, gens inutiles, dont le nombre croît continuellement.
Si ce sont des étrangers, les fonds sortent non-seulement du commerce, ils sortent encore de l’état qui se ruine insensiblement.
Alors les négociants qui trouvent difficilement à emprunter, ou qui ne trouvent qu’à gros intérêts, sont dans l’impuissance de former de grandes entreprises. Comment en formeraient-ils ? Leurs affaires sont presque toujours mêlées avec celle du gouvernement, auquel les compagnies exclusives ont prêté leur crédit ; et par conséquent la méfiance, qu’on a du gouvernement, bannit du commerce toute confiance. Il est donc bien difficile que le commerce fleurisse dans de pareilles monarchies.
On ne voyait pas de pareils inconvénients chez les républiques marchandes. Au contraire, il y régnait une grande confiance, parce que les négociants y jouissaient d’une liberté entière, et que le gouvernement, sans luxe et sans dettes, assuraient leurs fortunes. Ils avaient, dans le commerce, un grand avantage sur les négociants des monarchies, parce qu’ils pouvaient emprunter à bas intérêt, et qu’ayant de l’économie, ils songeaient moins à faire tout-à-coup de gros profits, qu’à en faire fréquemment de petits. Tous les fonds restaient donc dans le commerce, et le faisaient fleurir.
Mais, de tous les peuples, les plus sages ou les plus heureux, c’étaient les républiques agricoles. Peu jalouses de faire le trafic par elles-mêmes, elles n’avaient pas imaginé de fermer leurs ports aux marchands étrangers, qui venaient enlever le surabondant de leurs productions, et elles subsistaient dans l’abondance.
Les choses se trouvaient dans cet état, lorsque de nouvelles branches de commerce causèrent une grande révolution.
Les phéniciens, peuple marchand et républicain, découvrirent, à l’occident de l’Europe, un pays peuplé par une multitude de cités, qui leur parurent d’autant plus barbares, qu’ayant beaucoup d’or et beaucoup d’argent, elles n’y attachaient aucune valeur. Cette découverte qui leur fournit les moyens de faire un plus grand trafic, leur donna bientôt la prépondérance sur toutes les nations marchandes.
Dans la monarchie troyenne, où les compagnies exclusives s’étaient saisies de tout le commerce connu, on avait encore plus besoin de faire des découvertes. C’était l’unique ressource des marchands qui n’avaient point acheté de privilèges. Réduits donc à chercher quelque nouvelle branche de commerce dans des contrées inconnues, ils pénétrèrent dans la mer Caspienne ; et de-là par l’Oxus, ils remontèrent dans l’Inde, pays vaste, fertile, où les arts étaient cultivés, et où la main-d’œuvre était à un prix d’autant plus bas, qu’une grande population y subsistait dans l’abondance avec peu de besoins.
Cette découverte introduisit, dans la monarchie, un nouveau genre de luxe. On admira la beauté des toiles qui se fabriquaient dans l’Inde, et la nouveauté leur donnant une valeur qui croissait en quelque sorte en raison de l’éloignement, les marchands, qui ouvrirent les premiers ce commerce, gagnerent depuis cent cinquante, jusqu’à deux cents pour cent.
Ce trafic parut donc très-lucratif : en effet, il l’était pour les marchands. Il l’aurait été pour l’état même, si on avait gagné cent cinquante pour cent sur les marchandises qu’on portait dans l’Inde ; parce que, dans cette supposition, il aurait fait fleurir les manufactures du royaume. Mais les indiens n’avaient pas besoin des choses qui se manufacturaient dans l’occident ; et l’or et l’argent étaient presque les seules marchandises qu’on pouvait leur donner en échange des leurs. C’est donc au retour que les marchands faisaient un bénéfice de cent cinquante pour cent ; et par conséquent ils le faisaient sur l’état.
On n’était pas dans l’usage de faire de pareilles distinctions. Les marchands s’enrichissaient en faisant un commerce onéreux pour l’état, et on disait, l’état s’enrichit.
Dès que ce commerce paraissait se faire avec tant d’avantages par quelques marchands particuliers, il ne fut pas difficile de prouver au gouvernement qu’il se ferait avec plus d’avantages encore par une compagnie exclusive. On lui prouva même que les particuliers qui le faisaient, ne le pouvaient pas faire, et quoiqu’on l’eût convaincu de leur impuissance, et que par conséquent il fût inutile de le leur défendre, il le leur défendit, et il accorda un privilège exclusif pour quinze ans, à une compagnie.
Voilà donc plusieurs négociants exclus d’un commerce qu’ils avaient découverts à leurs risques et fortunes, et cependant la compagnie ne le fit pas. Les compagnies sont lentes dans leurs opérations : elles perdent bien du temps à délibérer et elles font bien des dépenses avant de commencer. Celle-ci ne commença point : elle empêcha seulement que le commerce ne se fît par d’autres.
On créa une seconde compagnie, une troisième, plusieurs successivement ; et le gouvernement qui se faisait une habitude d’en créer, croyait toujours qu’il lui était avantageux d’en créer encore. Il en fut si persuadé, qu’il en créa enfin une à laquelle il donna les plus grands secours, jusqu’à lui avancer les fonds dont elle avait besoin.
Celle-ci, malgré quelques succès qu’elle eut par intervalles, eut bientôt consommé la plus grande partie de ses fonds. Elle voyait le moment où elle allait perdre son crédit ; et parce qu’il lui importait de cacher ses pertes, elle imagina de faire aux actionnaires des répartitions, comme si le commerce eût produit un bénéfice. Mais cet expédient frauduleux qui répara pour un moment son crédit, fit un plus grand vide dans ses coffres. Bientôt elle fut réduite à emprunter à gros intérêts, et elle ne se maintint plus que par le secours qu’elle reçut du gouvernement.
Mais pourquoi le même commerce est-il tout à la fois lucratif et ruineux ? Il est lucratif, lorsque des particuliers le font, parce qu’alors il se fait avec économie. Il suffit à des négociants d’être en correspondance avec les négociants des pays où ils trafiquent. Tout au plus ils auront des facteurs partout où ils auront besoin d’avoir des entrepôts ; et ils évitent toutes les dépenses inutiles, parce qu’ils voient tout par eux-mêmes.
Il n’en est pas de même des compagnies. Il leur faut, dans la capitale, des administrateurs, des directeurs, des commis, des employés : il leur faut d’autres administrateurs, d’autres directeurs, d’autres commis, d’autres employés partout où elles forment des établissements. Il leur faut encore, outre les comptoirs et les magasins, des édifices élevés à la vanité des chefs qu’elles emploient. Forcées à tant de dépenses, combien ne perdent-elles pas en malversations, en négligences, en incapacité ? Elles payent toutes les fautes de ceux qu’elles gagnent pour les servir ; et il s’en fait d’autant plus, que les administrateurs qui se succèdent au gré de la brigue, et qui voient chacun différemment ne permettent jamais de se faire un plan sage et suivi. Elles forment des entreprises mal combinées : elles les exécutent comme au hasard ; et dans une administration qui semble se compliquer d’elle-même, elles emploient des hommes intéressés à la compliquer encore. La régie de ces compagnies est donc vicieuse nécessairement.
Mais la compagnie de l’Inde avait d’autres vices que ceux de sa constitution. Elle voulut être militaire et conquérante. Elle se mêla dans les querelles des princes de l’Inde : elle eut des soldats, des forts : elle acquit des possessions ; et ses employés se crurent des souverains. Il est donc aisé de comprendre, comment sa régie absorbait au-delà des produits du commerce.
Cependant cette compagnie s’obstinait à vouloir conserver son privilège ; et elle se fondait sur ce que ce commerce, selon elle, était impossible aux négociants particuliers. Mais elle parlait d’après les intérêts de ses employés qui seuls s’enrichissaient. En effet son expérience prouvait qu’elle ne pouvait plus elle-même faire ce commerce. Quel risque y avait-il donc à le rendre libre ? Le pis aller est que tout le monde y eût renoncé. Mais on l’aurait fait, puisqu’on le faisait avant elle.
Le commerce de l’Inde excita l’avidité des nations marchandes. La mer Rouge l’ouvrait aux phéniciens. Ils ne tardèrent pas à le faire, et ils portèrent dans l’Inde l’or et l’argent qu’ils tiraient de l’occident de l’Europe. Mais il semblait que les compagnies exclusives dussent s’établir partout. Il s’en forma une à laquelle les phéniciens abandonnèrent ce commerce.
Cette compagnie eut dans leur république, comme dans une monarchie, les vices inhérents à sa constitution. Elle se soutint cependant mieux que celle des troyens, parce qu’elle se trouva dans des circonstances plus favorables.
Les phéniciens avaient conquis plusieurs îles, les seules où croissaient les épiceries ; et ils avaient cru se réserver la vente exclusive de ces productions, en donnant ces îles à une compagnie, intéressée à les fermer à tout négociant étranger. Ce sont ces productions qui soutenaient leur compagnie. Elle se serait ruinée, comme toutes les autres, si, sans des possessions qui étaient uniques, elle eût été bornée à faire le commerce de l’Inde. Les phéniciens éclairés ne l’ignoraient pas. Ils ne comptaient point sur la durée d’une compagnie qui était tout à la fois militaire et marchande ; et ils jugeaient avec raison qu’il eût été plus avantageux à leur république de laisser une entière liberté au commerce, et de partager même celui des épiceries avec les nations étrangères.
Cependant l’exemple d’une compagnie exclusive chez les phéniciens était à Troie un grand argument pour protéger la compagnie de l’Inde. Comment, disait-on, cette compagnie serait-elle contraire à la liberté et au commerce, puisqu’il s’en établit de semblables chez les peuples libres et commerçants ? Mais si ceux qui faisaient cette objection prévoyaient la réponse, ils étaient de mauvaise foi ; et s’ils ne la prévoyaient pas, ils étaient bien ignorants. De pareils raisonnements néanmoins aveuglaient le gouvernement, au point qu’il ne se lassait pas de faire continuellement de nouveaux efforts pour soutenir cette compagnie.
Il était difficile que les égyptiens, situés si avantageusement pour trafiquer du couchant à l’orient, vissent sans jalousie les richesses que le commerce apportait aux phéniciens. Ils tentèrent donc de les partager, et ils s’ouvrirent les mêmes routes. Insensiblement les autres peuples de l’Asie, à l’exemple les uns des autres, s’adonnèrent au trafic, et tous arrivèrent dans l’Inde par divers chemins. Les derniers comptaient sur les mêmes bénéfices que les premiers avaient faits. Ils ne prévoyaient pas que la concurrence de tant de nations marchandes ferait tout renchérir dans les marchés de l’Inde ; et que les choses qu’on y achèterait à un plus haut prix, se revendraient à un plus bas, parce qu’elles deviendraient plus communes. Au contraire, au grand mouvement qui se faisait dans le commerce, on se confirmait tous les jours dans la maxime qu’un état n’est puissant qu’autant qu’il est riche, et qu’il n’est riche qu’autant qu’il fait le trafic.
Ce n’est pas que je blâme le trafic. Je pense qu’il faut laisser faire à un peuple tout ce à quoi il se croit propre. Le gouvernement n’a rien à prescrire à cet égard. Il ne doit point encourager exclusivement le trafic, pas même l’agriculture. Toute sa protection se borne à observer ce qui se fait, à laisser faire, à lever les obstacles et à maintenir l’ordre. Que les campagnes ne soient point foulées, elles se peupleront avec une surabondance qui refluera dans les villes pour les remplir d’artisans, et dans les ports pour les remplir de matelots. Alors tout sera mis en valeur par une industrie qui se portera à tout, et la nation sera véritablement puissante.
Mais faut-il, pour ne pas fouler les campagnes, ôter tous les impôts ? Non sans doute. Car ce sont les terres qui doivent payer les charges, puisqu’elles seules peuvent payer. Les artisans et les marchands, comme nous l’avons remarqué, quelque taxe qu’on mette sur eux, ne payent jamais, parce que s’ils travaillent, ils se font rembourser, et s’ils ne travaillent pas, ils mendient. En un mot, de quelque manière qu’on s’y prenne pour les faire contribuer, ce sont toujours les propriétaires qui payent pour les salariés, puisque ce sont les propriétaires qui payent les salaires : nous l’avons déjà dit. Il faut donc mettre des impôts sur les terres : il faut accorder à l’industrie toute liberté, et il ne faut laisser naître aucun des abus que nous avons observés dans les gouvernements.
Tous ces abus s’étaient introduits plus ou moins parmi les nations de l’Asie ; et lorsqu’elles ôtaient toute liberté au commerce, et que par contre coup elles ruinaient l’agriculture, elles voulaient être commerçantes, et chacune voulait l’être exclusivement. De-là des guerres fréquentes dans l’Inde, dans l’Asie, et des révolutions continuelles dans le commerce. Il tombait successivement partout, et il ne se relevait que faiblement chez les nations qui avaient eu plus de succès. Toutes contractaient des dettes, toutes multipliaient les impôts ; et pour soutenir le commerce, elles paraissaient à l’envie ruiner l’agriculture, sans laquelle cependant il n’y a point de commerce. Le désordre était partout le même, ou à peu près.
On sentit enfin que les terres sont le plus grand fonds de richesses ; et pour encourager l’agriculture, on proposa chez les troyens, de permettre tout à la fois l’exportation et l’importation des bleds. Notre sol, disait-on, naturellement fécond, sera pour nous, s’il est bien cultivé, une mine inépuisable. La concurrence des nations mettra le bled à son vrai prix. Les cultivateurs assurés de la vente de leurs grains, défricheront toutes les terres ; et à chaque année, nous aurons un plus grand fonds de commerce.
En Égypte, l’exportation seule était permise : souvent même le gouvernement l’encourageait par des récompenses. Riches par leur sol, les égyptiens l’étaient encore par leur commerce, et dominaient alors sur les mers. D’après cet exemple ; beaucoup de personnes, chez les troyens voulaient qu’on permît au moins l’exportation : d’autres s’y opposaient ; et le public qui ne savait qu’en penser, était dans la crainte, soit qu’on la permît ; soit qu’on la défendît.
Parmi les raisonnements qu’on faisait sur cette question, les meilleurs ne convainquaient pas, et les mauvais avaient l’avantage du nombre. Le gouvernement qui, comme le public, ne savait que penser, obéissait au cri qui paraissait le plus fort, permettant et défendant, tour-à-tour l’exportation ; et parce que faute de principes il se conduisait avec timidité, il n’accordait ordinairement qu’une liberté qu’il limitait, et qu’il rendait par-là sujette aux plus grands abus. En un mot, on eût dit, à sa conduite, qu’il voulait causer la disette pour favoriser les monopoleurs.
Sur ces entrefaites, on apprit que les égyptiens venaient de défendre l’exportation ; et cette nouvelle parut faire triompher ceux qui la blâmaient à Troie.
Nous avons prouvé qu’il est de l’intérêt de toutes les nations de donner la liberté d’exporter et d’importer : nous remarquerons ici que cette liberté doit procurer de plus grands avantages, ou du moins les procurer plus promptement, lorsqu’elle concourt avec toutes les causes qui peuvent contribuer aux progrès de l’agriculture.
Quoiqu’il y eût des abus en Égypte, de vieux usages faisaient encore respecter l’agriculture. On avait pour maxime que les impôts ne devaient être mis que sur le produit net des terres, et on évaluait ce produit de la manière la plus favorable aux cultivateurs. Un fermier savait ce qu’il devait payer. Assuré qu’on ne lui demanderait jamais au-delà, il vivait dans l’aisance. On lui laissait toutes les avances nécessaires pour cultiver ses champs et pour les améliorer ; et jamais l’impôt, sous quelque prétexte que ce fût, ne pouvait être pris sur ces avances. Il avait même pour s’enrichir, un moyen qui contribuait aux progrès de l’agriculture. C’est que les baux se passaient pour vingt, vingt-cinq ou trente ans. Les fermiers riches pouvaient donc pendant les quatre ou cinq premières années d’un bail, mettre tous leurs profits en plantations, en défrichements, en augmentations de bestiaux. Ils pouvaient même encore employer à cet effet une partie de leur bien, et ils le faisaient communément, parce qu’ils étaient assurés de retirer, avec bénéfice, pendant quinze à vingt ans, les avances qu’ils avaient faites. En un mot, par la longueur de leurs baux, ils cultivaient une ferme avec le même intérêt, que si elle eût été à eux ; et les propriétaires y trouvaient eux-mêmes un grand avantage, parce qu’à chaque renouvellement de bail, ils augmentaient considérablement leurs revenus.
Voilà les causes qui concouraient en Égypte avec la liberté d’exporter, et on conçoit qu’il en devait résulter de grands avantages. A Troie, depuis longtemps, un grand nombre d’abus contribuaient à la dégradation de l’agriculture. Les baux étaient de neuf ans : la loi ne permettait pas d’en faire des plus longs ; et quand elle l’aurait permis, l’agriculture en eût retiré peu d’avantages. Que pouvait-on attendre des fermiers? Ils ne gagnaient en général que de quoi subsister misérablement. Peu assurés de leurs avances, ils étaient souvent réduits pour payer les impositions, à vendre leurs bestiaux, ou même jusqu’à leurs charrues. Pauvres, ils affectaient de le paraître encore plus ; parce que les taxes, qui étaient personnelles et arbitraires, croissaient aussi-tôt qu’un laboureur laissait apercevoir de l’aisance. Dans cet état des choses, les champs tombaient en friche : on ne cultivait, qu’autant qu’on y était forcé par la nécessité ; et la plupart des fermes n’étaient point en valeur. On juge d’après cet exposé, que dans la monarchie troyenne, il fallait du temps pour se procurer tous les avantages qu’on doit attendre de la liberté du commerce des grains.
On demandera sans doute, pourquoi les égyptiens, après avoir encouragé l’exportation, l’avait défendue : c’est qu’ils n’avaient pas permis l’importation. Il y eut une cherté à la suite d’une mauvaise récolte, et les étrangers n’apportèrent point de bleds, ou n’en apportèrent pas assez. Dans cette conjoncture, le gouvernement crut devoir prendre la précaution inutile de défendre l’exportation qui ne se faisait pas, et qui ne pouvait pas se faire.
Les troyens devaient donner au commerce des grains une liberté entière, et ils devaient encore faire concourir toutes les causes qui peuvent contribuer aux progrès de l’agriculture. Mais quand un état tombe en décadence, on ne songe ni à l’agriculture, ni aux causes qui la dégradent, ni aux moyens de la réparer. On a pour unique maxime, qu’il faut faire de l’argent ; et quand on en a fait, on croit avoir plus de puissance, parce qu’on peut lever de plus grandes armées. Mais en supposant que les grandes armées font la puissance, il faudra savoir comment le monarque a de l’argent, pour juger si sa puissance est bien assurée.
Sont-ce les cultivateurs qui le donnent ; et après l’avoir donné, vivent-ils dans l’aisance ? Je conçois que le souverain est riche ; et s’il sait faire un emploi de ses richesses, il sera puissant. Mais n’a-t-il de l’argent, que parce qu’il en emprunte ? Il n’en a donc pas. Il n’a que des dettes. Pour les payer, il ruinera son peuple ; et avant de les avoir payées, il en aura déjà contracté de nouvelles.
Voilà cependant où en étaient les principales puissances de l’Asie. Partout on parlait de faire entrer l’argent dans l’état : on parlait d’empêcher qu’il ne sortît : on ne parlait, en un mot, que de la nécessité d’en avoir ; et les gouvernements qui ne se conduisaient que par des principes de finance, ne pouvaient pas songer aux moyens de faire fleurir l’agriculture.
Avec cette politique financière, les monarques se croyaient puissants, ou se flattaient de le devenir. Mais les siècles reculés où je les fais vivre, doivent leur faire pardonner cette erreur. Ils ne prévoyaient pas avec quelle facilité les empires les plus riches, surtout ceux de l’Asie, seraient renversés ; et ils pouvaient croire qu’il y aurait quelque jour des conquérants financiers. Ils se sont trompés.