Nous avons vu que les pièces de monnaie sont des portions de métal, auxquelles l’autorité publique a mis une empreinte, pour faire connaître la quantité d’or et d’argent qu’elles contiennent.
Si, dans les pièces de monnaie, on n’employait que de l’or ou de l’argent pur, il suffirait de les peser pour en connaître la valeur. Mais parce qu’on allie ces métaux avec une certaine quantité de cuivre, soit pour les travailler plus facilement, soit pour payer les frais de la fabrique, il s’agit encore de savoir en quel rapport est la quantité de l’or ou de l’argent avec la quantité de cuivre.
On considère une pièce d’or comme un tout composé de vingt-quatre parties, qu’on nomme carats. Si ces vingt-quatre parties étaient autant de parties d’or, on dirait que le titre de la pièce est à vingt-quatre carats. Mais parce qu’il y a toujours de l’alliage, le titre est aussi toujours au-dessous de vingt-quatre. S’il y a une partie de cuivre, le titre est à vingt-trois ; s’il y en a deux, il est à vingt-deux ; s’il y en a trois, il est à vingt-un, etc.
De même on considère une pièce d’argent, comme un tout composé de douze deniers ; et on dit que le titre de l’argent est à onze deniers, si la pièce contient une partie d’alliage ; qu’il est à dix, si elle en contient deux, etc. On conçoit que ces divisions à vingt-quatre carats et à douze deniers sont arbitraires, et que toute autre aurait été également propre à fixer le titre des monnaies.
Le droit de battre monnaie ne peut appartenir qu’au souverain. C’est que seul digne de la confiance publique, il peut seul constater le titre et le poids des pièces d’or et d’argent qui ont cours.
On lui doit non-seulement les frais de fabrication ; on lui doit encore un droit ou un bénéfice pour son empreinte, qui a une valeur, puisqu’elle est utile.
Mais il est de son intérêt de borner ce droit, parce qu’un trop grand bénéfice de sa part inviterait à contrefaire ses monnaies. Il les vend seul. Ce monopole, fondé sur l’utilité publique, deviendrait inique, s’il en abusait. Il aurait à se reprocher les crimes qu’il aurait fait commettre, et la nécessité où il serait de punir.
On juge bien que nos quatre monarques auront abusé de ce droit, et multiplié les faux-monnayeurs. Ils ont fait plus.
Dans l’origine, une livre en monnaie pesait douze onces d’argent ; et, avec ces douze onces, on fabriquait vingt pièces qu’on nommait sous, et qui en étaient chacune la vingtième partie. Ainsi vingt sous faisaient une livre pesant.
Or nos quatre monarques altérerent la monnaie par degrés. Ils vendirent, comme vingtième partie de douze onces d’argent, des sous qui n’en étaient que la vingt-cinquième, la trentième, la cinquantième ; et ils finirent par en fabriquer qui n’étaient pas la centième partie d’une once. Cependant le public, qui avait d’abord jugé que vingt sous font une livre, continuait par habitude de juger que vingt sous font une livre, sans trop se rendre compte de ce qu’il entendait par sous et par livres. On eût dit que son langage lui cachait les fraudes qu’on lui faisait, et conspirait avec le souverain pour le tromper. C’est un exemple des plus frappants de l’abus des mots.
Quand il fut reconnu qu’on n’attachait plus d’idée précise aux dénominations livre et sou, les monarques s’aperçurent que, sans altérer les monnaies, ils avaient un moyen plus simple d’en hausser ou d’en baisser la valeur. Ce fut de déclarer que ce qui valait, par exemple, six livres, en vaudrait huit désormais, ou n’en vaudrait plus que cinq. Ainsi les pièces de monnaie, qui étaient dans le commerce, valaient, avec la même quantité d’argent, plus ou moins suivant qu’ils le jugeaient à propos.
Cette opération est si absurde, que si c’était une supposition de ma part, on dirait qu’elle n’est pas vraisemblable. Comment voulez-vous, m’objecterait-on, qu’il vienne dans l’esprit du souverain de persuader au public, que six est huit ou n’est que cinq ? Quel avantage retirerait-il de cette fraude grossière ? Ne retomberait-elle pas sur lui-même ? Et ne le paiera-t-on pas avec la même monnaie, avec laquelle il paie ? Les monarques cependant ont regardé ces fraudes comme le grand art des finances. En vérité les suppositions, les moins vraisemblables que j’ai faites, sont plus vraisemblables que bien des faits.
Je ne m’arrêterai pas sur tous les inconvénients qui naissent des variations dans les monnaies. Il me suffit de faire voir combien elles nuisent au commerce.
La confiance est absolument nécessaire dans le commerce, et pour l’établir, il faut, dans les échanges de valeur pour valeur, une mesure commune qui soit exacte et reconnue pour telle. L’or et l’argent avaient cet avantage, lorsque l’empreinte de l’autorité souveraine en attestait le titre au vrai, et ne trompait jamais.
Mais quand une fois le monarque eut altéré les monnaies, on ne pouvait plus les recevoir avec confiance, parce qu’on ne savait plus ce qu’elles valaient. Il fallait ou être trompé, ou tromper soi-même. Ainsi la fraude du souverain mettait, dans le commerce, la fraude au lieu de la confiance ; et on ne pouvait plus ni acheter ni vendre, à moins qu’on n’y fût forcé par la nécessité.
Quand il plut au monarque de hausser et de baisser alternativement la valeur des monnaies, sans en avoir changé le titre ni le poids, l’abus fut plus grand encore : on ne savait pas comment se servir d’une mesure qui, variant continuellement, n’était plus une mesure.
Il est vrai qu’on aurait pu n’avoir aucun égard à la valeur fictive, qui n’était que dans le nom donné à la pièce de monnaie : on aurait pu évaluer la quantité d’argent qu’elle contenait, et s’en servir d’après cette évaluation. C’est ce que le prince ne permettait pas. Il voulait qu’un écu, qui contenait une once d’argent, fût prix pour cent sous, six francs ou huit livres, à son choix ; et il le voulait, parce qu’autrement il n’eût pas retiré, de sa fraude, le profit qu’il trouvait à se faire payer quand la monnaie était basse, et à payer lui-même quand la monnaie était haute. Mais il faut observer les procédés du gouvernement, pour mieux juger du désordre que ces variations devaient produire.
Ordinairement il ne faisait pas tout-à-coup descendre les monnaies au terme le plus bas, auquel il avait dessein de s’arrêter. Il les y amenait par degrés. Il donnait une ordonnance, par laquelle il déclarait que, pendant vingt mois, les écus, par exemple, qui valaient cent sous, perdraient chaque mois un pour cent ; et par-là il les réduisait par degrés à ne valoir plus que quatre livres.
On pouvait conjecturer que les monnaies hausseraient, après avoir baissé ; parce que c’était, dans cette opération, la manière de procéder du gouvernement, qui croyait trouver un bénéfice dans ces hausses et ces baisses alternatives. On ne savait donc plus sur quoi compter. Les personnes prudentes qui ne voulaient pas jouer leur argent au hasard de le perdre, le resserraient. Elles attendaient le moment d’en faire usage avec moins de risques, et le commerce en souffrait.
D’autres, moins sages, voyant que dans le commencement des diminutions, on faisait vingt livres avec quatre écus, et qu’à la fin il en faudrait cinq pour faire une somme pareille, se hâtèrent de mettre leur argent sur la place. Par la même raison, ceux qui devaient, se hâtèrent de payer leurs dettes. On trouvait donc beaucoup de facilité à emprunter. Cette facilité trompa des marchands imprudents, qui crurent devoir saisir cette occasion pour former quelques nouvelles entreprises. Ils prirent l’argent qu’on leur offrait, et ils achetèrent, mais chèrement, soit parce que la concurrence de leurs demandes haussait les prix, soit parce qu’ils payaient avec une monnaie qui, d’un jour à l’autre, devait baisser de valeur.
Cependant, après plusieurs diminutions, le roi commença lui-même à resserrer l’argent dans ses coffres. On cessa de payer à son trésor. La méfiance fut donc générale, et on ne vit plus d’argent dans la circulation. Les marchands qui en avaient emprunté, n’en avaient pas pour les dépenses nécessaires et journalières. Alors, forcés de vider leurs magasins, et de vendre à cinquante ou soixante pour cent de perte, ils voyaient combien ils s’étaient trompés dans leurs spéculations. Le plus grand nombre fit banqueroute.
Au fort de cette crise, le gouvernement hausse tout-à-coup l’écu de quatre francs à cent sous, et il croit avoir gagné vingt-cinq pour cent. Mais ce gain est factice, et le dommage, porté au peuple, est réel.
Quand je dis qu’il haussa l’écu, je ne parle pas assez exactement. Il proscrivit celui dont il avait baissé la valeur. Il ordonna de le porter à sa monnaie, où il ne fut reçu que sur le pied de quatre francs ; et il fabriqua un nouvel écu au même titre, qu’il fit valoir cent sous.
Parce qu’il portait les droits de sa monnaie à vingt pour cent, il crut encore trouver vingt pour cent de gain dans cette opération. Mais les faux-monnayeurs achetèrent les vieux écus quatre livres cinq, quatre livre dix ; et ils en fabriquèrent de nouveaux qu’ils vendaient, comme le roi, cent sous. Le gouvernement s’était donc lourdement trompé.
Au reste, quel que soit le titre et le poids de la monnaie, peu importe. Il suffit que l’empreinte assure de la quantité d’argent que chaque pièce contient et que le prince en abusant des mots n’entreprenne pas de mettre une valeur factice, et par-là toujours variable, la place d’une valeur réelle qui est seule permanente.