Différences entre les versions de « Les systèmes socialistes et l'évolution économique - Deuxième partie : Les faits. L’évolution économique - Livre IV : Les inductions tirées des faits »

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pas mieux sur le déterminisme économique que sur la présomption
pas mieux sur le déterminisme économique que sur la présomption
d'une action volontaire des hommes.
d'une action volontaire des hommes.
§ Il. La thèse évolutionniste.
Les collectivistes se défendent aujourd'hui d'appuyer leur système
sur la théorie de la catastrophe; ils sont donc eux-mêmes bien plus
évolutionnistes que révolutionnaires. Dans leur doctrine de révolution,
ils se montrent très attachés au déterminisme historique; mais
ils sont déterministes sans être fatalistes, et admettent plus ou moins
libéralement que la volonté humaine, d'ailleurs déterminée par les
motifs tirés des circonstances, joue un rôle important parmi les
forces qui dirigent l'évolution. Pour eux, la nécessité historique ne
doit pas être identifiée avec la contrainte économique exercée par des
facteurs purement objectifs; la nécessité du socialisme se fonde non
pas sur des forces simplement mécaniques, mais sur l'organisation,
la puissance et la maturité du prolétariat (d'ailleurs uni et discipliné
par le mode de production capitaliste), et sur l'ensemble des facteurs
moraux compris dans l'expression lutte de classes. La conception
matérialiste de l'histoire s'élargit et s'assouplit, elle admet les idées
morales parmi les agents de l'évolution, et le débat auquel donne
lieu l'interprétation du matérialisme historique ne porte plus, parmi
les marxistes, que sur la dépendance plus ou moins étroite des facteurs
idéologiques vis-à-vis des facteurs économiques.
Quels que soient ces tempéraments, l'idée d'évolution déterminée
t. TugM-BManow~hy,S~M~ensM)' Theorie und G'esc/noMedet'~aK~&AWM~tM.
ER.?<tHM2<' ,p., chap. Mna, Fischer, t80i, in-8". “:
330 LES SYSTÈMES SOCIALISTES ET L'ÉVOLUTION ÉCONOMIQUE
par les conditions objectives du mode de la production reste dominante
dans les milieux marxistes'. Nous savons ce qu'il faut penser du
prétendu développement de l'antagonisme entre les forces productives
et la capacité du marché. Mais ce n'est pas là, pour les collectivistes de
l'école de Marx, la seule antithèse qui provoque le mouvement historique,
ni même la principale. Aleurs yeux, la nécessité du socialisme
se fonde surtout sur la centralisation croissante des entreprises,
parce que cette centralisation accentue la contradiction immanente
entre le mode collectif de la production capitaliste, qui réclame la
coopération de forces toujours plus nombreuses, et le mode individuel
de l'appropriation des produits; elle développe les antagonismes
de classes par l'extension du prolétariat, et prépare enfin la socialisation
ultérieure des moyens de production.
Il faut reconnaître que des faits nombreux et importants viennent
à l'appui de la thèse collectiviste. Partout la concentration fait des
progrès rapides, non seulement dans l'industrie manufacturière,
mais dans l'industrie des transports, le commerce de détail, la
banque, etc. La petite industrie à domicile paraît, il est vrai, se dc'velopper
sur certains points, dans les métiers où elle n'est pas en
concurrence avec la machine; mais elle n'est elle-même qu'une forme
d'industrie capitaliste. Aussi observe-t-on dans tous les pays progressifs
un accroissement du nombre des salariés, ou plus généralement
de ceux qui se trouvent directement ou indirectement sous la
dépendance du capital. Les sociétés de capitaux et surtout les coalitions
de producteurs, cartels et trusts, sont la forme extrême de
ce mouvement de concentration, qui place les plus grandes affaires
industrielles sous la domination d'un petit nombre de financiers. Ce
courant général n'atteste-t=il pas que Marx a vu juste, lorsqu'il a
annoncé la diminution progressive du nombre des potentats du
capital, et la facile métamorphose de la propriété capitaliste ainsi
concentrée en propriété sociale?
Mais les prophètes grossissent facilement par imagination certains
faits remarquables du monde moderne, comme les grandes
sociétés et les trusts, qui se détachent avec vigueur sur la trame du
fond, sans considérer que cette trame est encore constituée par d'in-
1. Cette idée est exclusive,semble-t-il, chez Engels. L'abolition des classes,
comme tout autre progrès social, devientpraticable, non par la simple conviction,
dans les masses, que l'existence de ces classes est contraire à l'égalité, ou H.la
justice, ou a la fraternité, non par la simple volonté de les détruire, mais par
l'avènement de nouvelles conditions économiques. Engels, Socialisme utopique
et socialismescientifique,p. 31. Voir aussi la préface d'Engels dans la M:'séfe
de &tphilosophiede K. Marx, p. 12,Giard, 1896,in-12.
LES SYSTEMES DEVANT LES FAITS 33t
'II ~··p_rr. a.r,f. nombrables entreprises individuelles qui paraissent douées d'un&
force de résistance considérable.
En agriculture principalement, aucun signe ne nous fait prévoir
la disparition ni même le recul des petites exploitations; les statistisques
n'indiquent à cet égard que des mouvements sans importance
sérieuse, qui se produisent en sens opposés dans les différents
pays; elles n'ont donc pas de signification précise, et ne viennent
aucunement confirmer l'hypothèse d'une décadence de la petite culture.
On sait la raison de cette stabilité en agriculture, les grandes
entreprises capitalistes ne jouissent pas, comme dans l'industrie,
d'une supériorité décisive sur les petites exploitations. Le développement
des sociétés agricoles marque bien une tendance de l'agriculture
vers les formes collectives. Mais c'est un mouvement qui, loin d'écraser
ou d'absorber les faibles, fortifie au contraire les petites entreprises
et assure leur existence; il agit donc directement en sens contraire
de la concentration.
L'évolution capitaliste de l'agriculture, si elle respecte les petites
exploitations, modifie cependant d'une façon sensible la condition
des personnes. Elle affecte assez gravement les ouvriers agricoles,
même ceux qui sont possesseurs d'une parcelle de terre. Dépouillés
de certains avantages de l'ancienne économie rurale, les ouvriers
émigrent des campagnes, et viennent souvent tomber dans les couches
inférieures du prolétariat industriel. Mais si par là augmente
le nombre des salariés de l'industrie, celui des salariés agricoles
diminue en même temps. Le prolétariat décroît dans l'agriculture, et
l'importance des exploitants indépendants -s'y accroît d'une façon
relative et absolue. Les paysans propriétaires forment un bloc résis'
tant que n'entame pas le mouvement contemporain. Déclarer qu'ils
sont destinés à tomber en masse dans le prolétariat, c'est découvrir
trop ingénument les vices de méthode d'une doctrine qui a besoin d&
généraliser les phénomènes de concentration et de prolétarisation
pour conclure à la nécessité historique de la propriété collective.
Dans la thèse transformiste du marxisme, la partie la plus faible
est certainement l'axiome traditionnel d'une décadence inévitable d&
la propriété paysanne. Entraînés par l'attrait de la symétrie et les
besoins de leur cause, les écrivains du parti ont traité les problèmes
agraires par voie d'analogie, au lieu de les considérer en eux-mêmes
ils ont procédé par généralisation hâtive, et transporté en agriculturele
procès constaté dans l'industrie, sans s'inquiéter de la difFérenc&
des phénomènes et des causes fondamentales qui l'expliquent.
Karl Marx appliquait indistinctement à la production agricole et
332 LES SYSTÈMES SOCIALISTES ET L'ÉVOLUTION ÉCONOMIQUE
industrielle son exposé synthétique des tendances de l'accumulation
capitaliste; Eccarius et les marxistes de l'Internationale en 1868,
Liebknecht en 1870, Engels en 1894, attribuaient au machinisme
une action révolutionnaire dans l'agriculture comme dans l'industrie,
et continuaient à présenter la situation du paysan comme desespérée
M. Kautsky lui-même, bien que conduit par les récentes statistiques à
abandonner la proposition initiale du manifeste d'Erfûrtet son exégèse
antérieure sur la banqueroute nécessaire de la propriété paysanne, a
repris en 1898, dans La question agraire, le thème de l'infériorité de
la petite culture; et s'il n'en tire plus, comme jadis, sa conséquence
logique, du moins s'efforce-t-il encore de justifier l'idée classique de
la prolétarisation du paysan propriétaire en invoquant la pulvérisation
du sol, l'endettement de la propriété, et divers phénomènes
réunis sous le terme équivoque d'industrialisation de l'agriculture
Il serait temps, pour le parti socialiste en quête d'une politique
agraire, de renoncer a des dogmes trop simplistes et à d'anciennes
illusions sur la marche conquérante de la charrue à vapeur. Comme
le constatent, dans le sein même du parti, des observateurs mieux
avisés, l'exploitation paysanne est bien vivante; elle s'adapte exactement
aux nécessités de l'agriculture intensive, se fortifie par la coopération,
et supporte sans faiblir le choc de la concurrence exotique qui
ébranle bien des exploitations capitalistes.
Dans le commerce de détail, la position des petits commerçants est
restée ferme. Ils se multiplient dans certaines branches et se défendent
dans les autres, parce qu'ils restent nécessaires pour les articles de
consommation journalière. Sur l'ensemble, si les petites entreprises
commerciales augmentent moins vite que les grandes, du moins
ont-elles assez de vitalité pour augmenter d'une façon absolue.
Par contre, la situation des artisans indépendants paraît plus
ébranlée par les progrès de l'industrie capitaliste, grande industrie
mécanique ou industrie à domicile salariée. Encore les métiers qui
ne sont pas directement en concurrence avec la machine maintiennent-
ils leurs positions parfois même ils s'étendent, lorsqu'ils sont
adaptés à des besoin locaux pour lesquels le consommateur doit
rester en relations directes avec le producteur. Pour cette raison, la
rëgressiondela petite industrie, au total, est extrêmementlente, même
dans un pays de rapide évolution industrielle comme l'Allemagne.
I. Karl Marx,LeCapital, liv. ï, p. 217,341et 3i2, et liv. !!I, cit. xxxvn et XLVtt.–
Kautsky, Das ~r/B)-~)-PM~'amm, p. 28, Stuttgart, Dietz, )892, in-12. Voir nu
surplus, sur cette littérature, supra, p. 6[, 62, 210,2i9, et Ed. David, SocM~mi.s
und La;!C<t():f~c/M/t7. , I, lntrod., Berlin, Verl. der SociaL MoMtshefte, lUU:,
gr. in-S".
LES SYSTÈMES DEVANT LES FAITS 333
Quant aux cartels et aux trusts, il est incontestable qu'ils ont pris
depuis quelques années un développement extraordinaire dans
les grands pays industriels, avec une forme particulièrement concentrée
chez celui qui tient la tête du mouvement capitaliste. Néanmoins,
le phénomène est loin d'être général. La plupart des monopoles
connus sont dus à la limitation naturelle des sources de la
production, ou à des causes artificielles et légales. En dehors de ces
cas déterminés, la supériorité des grands capitaux a pu encore engendrer
l'extrême concentration, parfois même le monopole, dans certaines
industries métallurgiques, chimiques ou textiles qui exigent
un outillage très coûteux, une mise de fonds considérable, et quiproduisent
des marchandises uniformes pour un marché très étendu.
Mais ces conditions sont limitées; pour la très grande majorité des
industries, la lutte reste possible avec des capitaux relativement restreints.
Dans la plupart des professions industrielles, les moyens
et grands établissements se créent si facilement, ils occupent une
place si considérable et se développent avec tant de vigueur, qu'on
ne peut prévoir sérieusement aujourd'hui leur absorption dans une
seule entreprise gigantesque.
La dispersion individuelle, malgré les progrès de la centralisation,
reste donc dominante sur une immense étendue du domaine économique.
Si concentration des entreprises signiHe évolution indirecte
vers le collectivisme, il faut reconnaître que cette évolution est encore
peu avancée. Sans doute, le mouvement de concentration est loin
d'être parvenu à son terme; il est destiné, selon toute vraisemblance,
à s'étendre et à s'accélérer sur beaucoup de points. Mais supposer
qu'il aboutira un jour à supprimer la totalité, ou même la majeure
partie des exploitations indépendantes dans l'agriculture, l'industrie
et le commerce, c'est bâtir une hypothèse en l'air, en dehors des
données de l'expérience; c'est oublier que, sur le champ agrandi de
la production, les grandes entreprises peuvent se développer sans
nécessairement restreindre la part des petites. Jamais, dans la série
des métamorphoses historiques, les formes d'organisation économique
ne disparaissent complètement les unes devant les autres;
les anciennes conservent toujours leur raison d'être sur certains
points où elles subsistent à côté des nouvelles*.
i. La question de la répartition des fortunes, très différente de celle qui vient
d'être traitée, ne présente pas la même importance; car, s'il est vrai que le nombre
des personnes jouissant d'un revenu capitaliste qui leur procure une aisance
relative augmente dans les pays progressifs,H n'est pas moins certain que ce
nombre reste encoreune minorité assez faible. Sur l'interprétation des statistiques
334 LES SYSTEMES SOCIALISTES ET L'ÉVOLUTION ÉCONOMIQUE
L'extension des exploitations administratives marque une évolution
directe vers le régime de la propriété collective. A ce point de
vue, nous avons noté les progrès du socialisme d'État et du socialisme
communal. L'Etat moderne socialise de nombreux services; il
construit et exploite des chemins de fer et des télégraphes, il gère
des offices de banque et d'assurances. Les communes, de leur côté,
municipalisent les services d'eau, de gaz, d'éclairage électrique et de
tramways; elles construisent des habitations ouvrières, et songent
à de nouvelles entreprises dans un but d'hygiène publique. Ce mouvement
de socialisation étatiste et municipale, comme le mouvement
de concentration capitaliste, est sans doute destiné à se poursuivre.
Il est probable que l'État et les villes compléteront leur oeuvre dans
les domaines où s'exerce déjà leur activité. Peut-être même se lanceront-
ils dans des voies nouvelles; il n'est pas impossible, par
exemple, que l'État mette un jour la main sur des forces naturelles
comme les chutes d'eau, sur les gisements minéraux, sur des entreprises
fortement concentrées qui détiennent un monopole menaçant
pour le public. Néanmoins, une socialisation intégrale, ou embrassant
la majeure partie de la production, reste en dehors des prévi-
-sions que nous sommes autorisés à tirer des faits actuels.
Tant que l'État et les villes se bornent à créer des services jusquelà
inconnus ou négligés de l'industrie privée, tant qu'ils se contentent
d'absorber de grandes entreprises monopolisées, l'opération est
relativement facile; mais si les corps politiques voulaient envahir
les positions occupées aujourd'hui par une multitude d'entreprises
individuelles, il en irait tout autrement. Brusquer les choses, pratiquer
des expropriations en masse, ce serait recourir à la révolution
et tenter l'impossible; il est évident, pour tout homme réfléchi, que
la socialisation no peut précéder la concentration. Mais la concentration
est lente, et elle a ses limites; attendre que les entreprises
privées disparaissent par le cours naturel des événements, c'est
rejeter à une époque indéfiniment éloignée la réalisation du collectivisme
intégral.
L'État, dans ses envahissements, ne serait pas seulement arrêté
fiscales, on peut consulter particulièrement CMson, Cours d'économie politique,
t. H, p. 30i et suiv., Gauthier-ViUars, 1903, 2 vol. in-S". Paul Leroy-Beauiieu,
~'a~c~s la science des ~?:ances, 6* édit., t. I, p. 508 et suiv., Guitiaufnin, 2 vol.
!n-S' 2?s~at sur la !'e~a)'on des t'i'c/teMfs, 4* édit., p. 496 et suiv., Guillaumin,
in-8°. Voir aussi la discussion à ce sujet entre Bernstein (Socialisme théorique
et soct<:Memoerf!F pratique, p. 77 et suiv.) et Kautsky (Le marxisme et son
ct-iM~Kf' Bernstein, p. tS3 et suiv.). Sur les dépôts aux caisses d'épargne dans
les différents pays, Bull. de stat. et de /< comp., mai 1901, p. 602.
LES SYSTÈMES DEVANT LES FAITS 33S
par la masse résistante des petites entreprises privées, il le serait
aussi par les bornes de sa capacité administrative. Nous n'avons
pas a revenir ici sur les fonctions démesurées que le socialisme Intégral,
sous l'une ou l'autre de ses formes, attribue aux administrations
publiques; mais nous pouvons au moins rechercher dans
quelle mesure le perfectionnement qui s'est opéré dans les services
administratifs est favorable aux progrès de la socialisation.
A ce point de vue évolutionniste, on peut accorder que l'administration
publique, dans nos grands États modernes centralisés, est
devenue progressivement une machine colossale d'une extrême complication,
qui remplit aujourd'hui sans trop d'irrégularités les fonctions
les plus vastes et les plus variées. Dans une moindre mesure,
les administrations des grandes compagnies de chemins de fer, de
navigation et de banque, celles des grands magasins, des fédérations
coopératives de l'Angleterre, ont grandi successivement par la
multiplication et l'extension de leurs services. Ces vastes systèmes,
dans lesquels la division du travail se combine avec une direction ““
très centralisée, fonctionnent automatiquement suivant des règles
précises qui s'améliorent avec l'expérience. Ce sont là de véritables
merveilles d'organisation nous sommes trop accoutumés à les voir
pour songer à les admirer; mais avec un peu de recul, nous pouvons
nous rendre compte qu'elles eussent paru chimériques dans les
siècles passés.
Il faut donc se montrer tr~s réservé dans ses affirmations sur
l'avenir, et ne pas prononcer à la légère qu'une chose est impossible
parce qu'elle n'existe pas encore. Mais il est encore plus vain
d'affirmer sa nécessité, avec la prétention de s'appuyer sur une
méthode scientifique. II est aussi trop facile de critiquer impitoyablement,
comme le font volontiers les collectivistes, la gestion des
entreprises par l'État capitaliste, et de s'imaginer que tous les vices
de l'exploitation administrative disparaîtraient, si le pouvoir appartenait
au prolétariat.
Dans l'avenir, l'administration publique se perfectionnera sans
doute, et deviendra capable de gérer de nouveaux services. Mais
sera-t-elle jamais en état de diriger toutes les fonctions économiques
d'un peuple? A cet égard, ce ne sont pas les quelques entreprises
industrielles dont elle est aujourd'hui chargée, ni même les services
administratifs de l'armée, qui peuvent nous fournir quelque lumière.
A vrai dire, les progrès réalisés jusqu'ici dans les services de l'armée
ne sont pas tels que l'on puisse présumer des administrations
nnh)i<ruRa (fu'ellcs réussiront un iour à approvisionner une ville do
336 LES SYSTÈMES SOCIALISTES ET L'ÉVOLUTION ÉCONOMIQUE
.1. .7T_ .7aL_L_t_~t_ t_ r. v plusieurs millions d'habitants, à y gérer le service du logement, à y
diriger la production industrielle et les échanges. Jusqu'à preuve
contraire fournie par l'expérience, une telle conception paraît chimérique.
Le socialisme d'État, ou simplement communal, poussé
jusqu'à cette extrémité, peut être proposé comme un rêve d'avenir;
mais il faut renoncer à le présenter comme un système scientifique,
c'est-à-dire basé sur l'observation des phénomènes d'évolution.
L'État centralisateur, déjà limité par la résistance des intérêts
individuels menacés et par l'impuissance de ses agents à gérer l'économie
nationale tout entière, se trouverait encore arrêté par d'autres
forces qui se développent au cours de l'évolution. Malgré les efforts
ingénieux des constructeurs de systèmes socialistes pour ménager
la liberté, toujours et inévitablement elle se trouve atteinte dans ses
parties les plus essentielles par une organisation autoritaire de la
production. C'est l'individu qui est soumis à la réquisition et au
domicile forcé, ou qui tout au moins se trouve astreint, dans ses
consommations matérielles et son activité intellectuelle, à n'user que
des produits et des services autorisés par l'État. Ce sont les groupes
professionnels qui sont composés et dirigés par des autorités extérieures,
ou qui, s'ils élisent leurs chefs, restent néanmoins subordonnés
à une autorité supérieure chargée de leur distribuer les.
moyens de travail et de leur assigner la nature et la quantité des produits
à fournir.
Or, dans le mouvement démocratique de nos sociétés, le besoin
de liberté a grandi non seulement chez les individus, mais aussi
chez les collectivités. Pense-t-on que les associations de toute nature
qui se sont formées de nos jours, syndicats agricoles, sociétés coopératives,
mutualités, syndicats ouvriers eux-mêmes, renonceraient
volontiers à leur indépendance et accepteraient sans protestation la
dure discipline collectiviste, le régime de centralisation bureaucratique
qui est au fond de toute organisation socialiste? L'état social
nouveau, caractérisé par l'épanouissement et la puissance des associations
économiques, offrirait plus d'obstacles encore à la réalisation
du collectivisme que l'état d'individualisme inorganique issu de
la Révolution française. En vérité, l'idéal collectiviste, malgré la
concentration industrielle, paraît aujourd'hui plus éloigné de la
réalité, plus contraire à la direction des esprits que l'idéal sociétaire
et libertaire.
Si les considérations précédentes s'appliquent à toutes les formes
du collectivisme intégral, au socialisme d'État comme au collectiLES
SYSTÈMES DEVANT LES FAITS 33?
LES SYSTÈMES SOCIALISTES.
-visme pur, il en est d'autres qui concernent exclusivement la seconde
de ces formes, le régime bizarre caractérisé non seulement par une
organisation étatiste de la production, mais aussi par une constitution
toute nouvelle de la valeur.
Le collectivisme pur choque tellement l'idée d'évolution, qu'il
apparaît comme un simple jeu de l'esprit. Pour lui, aucune origine
-n'est possible en dehors de la révolution, puisque son mode de la
valeur lui interdit de conserver le moindre vestige de la production
libre et de l'économie monétaire. Cette incapacité d'une adaptation
progressive révèle immédiatement une antinomie fondamentale
-entre les bases du système et les lois de l'évolution.
Effectivement, quelle que puisse être la concentration capitaliste,
il y aura toujours un abîme entre le régime capitaliste et le pur collectivisme.
Une société mue par des autorités publiques qui fixent
les besoins, dirigent la production et la circulation, taxent le travail
et les produits en unités de travail, est aux antipodes d'une société
dans laquelle la production, entreprise par les individus et les associations
privées à leurs risques et périls, est réglée par eux d'après
les fluctuations des prix en monnaie métallique. Il y a, entre ces
deux sociétés, opposition radicale; leur pivot, le principe de valeur,
est entièrement diSérent; la réglementation autoritaire de la production
sociale sans prix régulateurs n'a aucune racine dans le régime
-des échanges; la répartition basée sur une fixation autoritaire de
toutes les valeurs, sur une balance exacte entre la valeur des travaux
et celle des produits, est une combinaison absolument nouvelle
qui ne se retrouve, même en germe, dans aucune société
présente ou passée.
Il faut, pour apercevoir des exemples de sociétés communistes,
<remonter aux populations primitives; encore le régime patriarcal
n'ofîre-t-il pas, même sur une échelle minuscule, le modèle du collectivisme.
Si la production y est organisée et dirigée par un chef,
du moins la répartition s'y fait-elle suivant les besoins ou le rang de
.chacun, sans que le chef de la communauté fixe les valeurs d'après
un principe destiné à régler la répartition des produits dans la proportion
du travail fourni par chacun des membres de la famille'. Il
i. Les quelques vUlages communistes de l'Australie méridionale, créés par le
-Gouvernementpour occuper des ouvriers sans travail, sont des groupes minus-
-cutes, auxquels la jouissance collective de la. terre est imposée autant par les
nécessites naturelles de t'irrigation que par la responsabilité solidaire des avances
<re<;ues de l'État. Sont-cedes sociétéscommunistes, exigeant de chacun un travail
"réagtiaotnosu, spuriovpaonrttiloennnoémàbrseedsefsormceesm, betredsisdteribcuhaanqtuelefsamviivlrlee?s Setonatu-tcreesdeosbjseotscipétaérs
338 LES SYSTÈMES SOCIALISTES ET L'ÉVOLUTION ÉCONOMIQUE
est même difficile de rencontrer quelque part un groupe qui ne pratique
pas l'échange en quelque manière, soit dans son sein, soit avec
d'autres groupes, et qui ne connaisse pas la valeur d'échange fixée
par l'accord des parties, lors même que la production en vue de
l'échange n'y est pas le mode dominant. Et si l'on descend le cours
de l'histoire, on voit que l'évolution, loin d'amener une élimination
graduelle des échanges, se poursuit, au contraire, dans le sens d'un
développement progressif de la division du travail et de la production
pour le marché.
La société moderne, en dépit de la concentration des entreprises,
reste toujours une société d'individus et de groupes autonomes pratiquant
librement les échanges privés, et réglant la production en
conséquence des prix. Le prix d'un produit monopolisé comme le
pétrole subit lui-même l'influence de la demande librement exprimée
sur le marché, et exerce à son tour une influence sur la production.
Le collectivisme radical, au contraire, est exclusif de tout échange
entre particuliers, de toute concurrence, de toute valeur fixée par
l'offre et la demande. Il remplace le système naturel de la valeur,
aussi vieux que le monde, par un système inventé de toutes pièces
c'est l'inconnu sans précédents, sans un germe quelconque dans le
passé ou le présent qui l'annonce pour l'avenir.
Non, le régime des échanges n'est pas en voie de disparaître par le
fait de l'évolution. Ni le développement des trusts, des sociétés par
actions, des sociétés coopératives et des syndicats agricoles, ni
le progrès des exploitations industrielles de l'État et des villes, ne
nous fait faire un pas dans le sens du pur collectivisme. Le passage
du régime des échanges au collectivisme, au lieu d'être un changement
graduel comme le fut le passage de la petite production autonome
à la grande production capitaliste, serait une transformation
coopératives de production et de consommation,dans lesquelleschaque associé,
en dehors de la jouissance exclusived'un lot personnel, reçoit un salaire proportionné
au travail qu'il fournit a {'association,achète les produits au magasin
social, et perçoit en outre une part des bénéfices sur la vente des produits au
dehors? Il est difficile de déterminer exactement les caractères de ces petites
sociétés, d'après les descriptions assez incomplètes qui en ont été données jusqu'ici.
Quoi qu'il en soit, il parait certain que ce ne sont pas des types de collectivisme
pur, puisque, dans les villages où le travail est rémunéré, le travailleur
reçoit un salaire en argent, ou en compte créditeur calculé en argent. Ces établissements
ont donné de mauvais résultats financiers, mais ils ont sur certains
points étendu la colonisation et procure à des prolétaires un foyer stable et une
occupation constante.(PierreLerov-Beaulieu,Lesnouvellessociétésanglo-saxonnes,
p. 159et suiv., Colin,1897,in-12.–-Vigoureux,~ villagescommunistesde ~MStralie
méridionale,Muséesocial, mars 1900.)
LES SYSTÈMES DEVANT LES FAITS -339
1
d'essence et de nature, qu'on ne peut attendre du cours naturel des
événements.
Laissons donc de côté cette invention d'une monnaie en bons de
travail, ce système de circulation aussi éloigne des faits qu'irrecevable
en théorie, pour ne retenir du collectivisme que le socialisme
d'État. Des développements qui précèdent, il ressort que le socialisme
intégral so trouve, vis-à-vis de l'évolution contemporaine,
dans une position assez analogue, quoiqu'en sens inverse, à celle de
l'individualisme radical; la realité lui est en partie favorable, et en
partie contraire. Elle lui est favorable par le progrès incontestable
de la centralisation industrielle, commerciale et financière, et par
l'extension des entreprises de l'État et des municipalités; elle lui est
contraire par le développement spontané des associations indépendantes
réfractaires au joug administratif, par la fermeté inébranlable
de la petite culture appuyée sur les sociétés agricoles, par la survivance
d'une multitude d'établissements industriels et commerciaux,
dont la plupart conservent leur raison d'être à côté des grandes
maisons et ne paraissent nullement condamnés à disparaître.
Il est aussi vain de défigurer ou d'exagérer les faits dans un sens
que de les dissimuler ou de les nier dans un autre. Les affirmations
tranchantes sur les victoires inévitables du socialisme peuvent avoir
une valeur de propagande; mais, à défaut d'une base expérimentale
et sans'l'appui de la méthodehistoriquo, elles ne peuvent passer pour
inspirées par l'esprit scientifique. Le but final du socialisme intégral
ne paraît pas se rapprocher, et le fameux chapitre du Capita
sur la Tendance /HS<(M'Mede ~'aceMKKtMoM capitaliste, dans lequel
Karl Marx sonne le glas de la société individualiste et annonce
l'avènement du régime de la propriété collective, n'est plus considéré,
par les plus fidèles disciples eux-mêmes, que comme un aperçu en
raccourci d'un long processus; c'est « la description lapidaire d'une
évolution qui met des siècles à s'accomplir ))
Le système collectiviste, lors même qu'il s'enferme prudemment
dans la courte formule socialisation des moyens de production, établissement
du mode de production et d'échange socialiste, n'est donc
pas le terme appréciable d'une évolution des réalités présentes;
dépouillé du caractère de nécessité historique objective, il est, ni
plus ni moins que les utopies des anciens socialistes, une construction
systématique sur des principes a priori. En cela les socialistes
1. Kautsky, Le marxisme et son critique Bernstein, p: !ÛO.
.340 LES SYSTÈMES SOCIALISTES ET L'ÉVOLUTION ÉCONOMIQUE
.E.3. 1- _1 modernes, sous le voile du réalisme historique, ne font que suivre
ia méthode de Rousseau, dont ils sont les disciples sans le dire.
Comme les doctrinaires du laisser faire, ils rentrent eux-mêmes dans
la catégorie des métaphysiciens qui appliquent la méthode déductive
aux problèmes de la vie sociale.
Ils se rattachent encore à l'auteur du Con< social et du ~MeoMf.;
.SM?l''origine de r~M~aKte par leur foi dans la puissance de la volonté
.au service de la raison, c'est-à-dire dans la puissance de l'État au service
d'un système, pour dompter les forces hostiles qui font obstacle
.à la réalisation d'un idéal rationnel dans les sociétés humaines. Ils
.croient, eux aussi, à la bonté originelle de l'homme; ils sont convaincus
que le mal social vient du vice des institutions humaines, et
-qu'il suffirait de procéder à une organisation rationnelle de la société
pour faire régner la vertu, la paix et le bonheur parmi les hommes.
Car ces philosophes déterministes, ces « calvinistes sans Dieu », qui
font si grand état des lois dynamiques auxquelles les sociétés ne sauraient
se soustraire, nous présentent en même temps le collectivisme
comme l'avènement du règne de la volonté libre, et comme le
triomphe de la liberté humaine sur la nécessité. Pour eux, il appartient
également à l'homme d'écarter, en ce qui le concerne, la loi de
la concurrence vitale qui gouverne les espèces animales et végétales;
la lutte pour l'existence individuelle doit disparaître dans un état
social transformé où l'homme dominera la naturei.
La philosophie de Rousseau inspire naturellement les romanciers
utopistes. M. Bellamy fait parler au révérend Barton la langue de
Jean-Jacques « Maintenant que les conditions de la vie sont organisées,
pour la première fois, de manière à ne pas développer chez
l'homme ses plus mauvais instincts. on est enfin à même de voir
ce qu'est réellement la nature humaine, affranchie des influences
pervertissantes. Nous assistons à cette révélation que ni les théologiens,
ni les philosophes des temps anciens n'avaient voulu
admettre, à savoir que la nature humaine, dans ses qualités essentielles,
est bonne, que les hommes, par leurs penchants naturels,
sont généreux, compatissants et aimants, animés d'élans divins vers
la tendresse et le sacrifice, puisqu'ils sont l'image du Créateur et
non sa caricature. » 1
1. Engeis, Soe:'a~MMMe<op:~Keg~oeMtH~e ~c:M<M, p. 33.–Comparer Loria
.:P)OfoC&K~:MH.M!MeMt<s..McieCncKocenMp~oums'iptiov/e-a, p!p. .36, 120302 eett si3uti,v.G(diaarnds, tl8e9s7e,nins-8d.'u–nEensrii.m'opleFaetrtroi-,
nuation), Giard, !S97,in-8.
2. Centans après, trad. Rey, p. 203et 204.
LES SYSTÈMES DEVANT LES FAITS 341
PPfotHufr TL.il~ehbÏkrnnfe~chfht, tlaa ssno~ci~ié~tfé nn~onuvv~eîï~lle nn''aanumra Tp~lu?nsa ~b~eesnoîritn rd!e~
casernes, de prisons, de tribunaux et de Codes, parce que le vice, le
crime et la misère auront disparu Même foi chez M. Bebel; l'alcoolisme
lui-même, cette plaie des sociétés modernes, sera inconnu dans
l'ordre nouveau. L'harmonie doit régner dans un milieu social où
chacun se porte garant de tous et tous de chacun
M. Jaurès nous promet aussi d'admirables transformations
morales. Les vaines agitations seront moins à craindre dans ce
milieu qu'une sorte de réserve fière, et de désintéressement un peu
hautain pour tout ce qui ressemblerait à une dignité extérieure. Le
fonctionnarisme n'engendrera plus ni servilité, ni tyrannie. Le pro~
grès sera passionnément aimé pour lui-même, et pour le surcroît de
bien-être qu'il répandra sur chacun en le répandant sur tous".
M. Georges Renard se rapproche encore plus de Rousseau. Même
nature d'esprit, même méthode abstraite et constructive, même tendance
à l'absolu, même conception de l'homme en soi et de l'unité
réalisée par l'État souverain. 11 pose ses problèmes sociaux à la
manière de Rousseau, dans des termes semblables; il a le même idéal
d'organisation politique, et se propose de préparer les matériaux
pour une nouvelle déclaration des droits politiques et économiques
de l'homme et du citoyen. Ses procédés sont ceux du rationalisme
déductif. Il commence par poser les principes généraux, axiomes
d'ordre moral et postulats énoncés au nom de la justice, tels que
l'égalité des points de départ pour tous, ou la formule: A chacun
suivant son travail et ses besoins. De ces concepts idéalistes, il conclut
que le système régnant, en opposition avec eux, doit être aboli,
et que le régime socialiste, en conformité avec eux, doit être établi;
il construit donc sur ces bases la constitution politique et économique
de la société nouvelle telle qu'elle lui paraît découler des prémisses
posées. Son oeuvre présente le type le plus accompli de la méthode
purement déductive, opérant sur des principes a priori conçus par la
raison*.
Certes, il y a quelque chose de noble dans cette foi rationaliste
qui anime Rousseau et ses successeurs. Mais il ne suffit pas qu'une
doctrine flatte nos désirs pour qu'elle soit vraie et conforme aux
lois do la vie. Déclarer que la critique dirigée contre les plans de
I. Zukunflstaatliches, Cosmopolis,janv. 1898.
2. La femme,trad. Ravé, p. 289 et 239.
3. Or~asMa~to~socialiste, Revue sociatiste, avril 1895, p. M4, et août iSOS,
p.)49eti37.
4. Le t-e~BMsocialiste, passim, not. p. 8, 3t et 184.
34S LES SYSTÈMES SOCIALISTES ET L'ÉVOLUTION ÉCONOMIQUE
1.. f' "u_a_ __s e_L,1. r.ofnvfa ~,naalla mran~t nniir société collectiviste est irrecevable, sous prétexte qu'elle prend pour
base la nature actuelle de l'homme, c'est reconnaître que la société
collectiviste suppose une transformation radicale de l'homme moral
et intellectuel et nous jeter en pleine utopie, à échéance indénniment
éloignée.
Les socialistes paraissent très forts dans leur rôle de critiques;
mais la critique n'est que le côté négatif et trop facile de leur tâche;
il est singulier que tant d'esprits positifs puissent se contenter d'une
phrase sans cesse répétée sur la socialisation des moyens de production
et l'établissement du mode de production et d'échange socialiste,
sans être assiégés par le besoin de connaître la construction qui
se dissimule derrière ce cliché. Or, après leur critique passionnée de
l'ordre existant, les collectivistes font preuve eux-mêmes d'une lamentable
impuissance. La plupart se contentent de travailler à la destruction
d'un régime vicieux, et de prédire la socialisation des moyens
de production, sans essayer de décrire la structure d'un organisme
reposant sur cette forme de propriété sociale; ils estiment l'explication
suffisante, lorsqu'ils ont proclamé que le socialisme est une
nécessité historique. Les presse-t-on d'apporter des solutions positives
? S'ils se décident à parler, c'est en général pour présenter le
collectivisme intégral comme le type de la société future; ils ne
craignent pas d'affirmer que l'évolution nous conduit à cet immense
système pourvoyeur, à cette gigantesque organisation bureaucratique
privée de nerfs et de muscles, aveugle et sans équilibre.
L'esprit reste confondu devant l'abîme qui sépare la thèse historique
des collectivistes, si laborieusement enchaînée, de leur construction
sociale de l'avenir, si artificielle et si fragile.
Peut-être a-t-il fallu des promesses aussi vastes que l'expropriation
totale des capitalistes et l'avènement d'une ère de bonheur universel
pour soulever les masses, enflammer les enthousiasmes et répandre
la foi qui inspire les dévouements aveugles. Sans doute, chez des
populations impressionnables, de faible culture et d'imagination
vive, un modeste programme de réformes partielles n'aurait pas
recruté d'aussi nombreux et ardents défenseurs. Mais, au point de
vue scientifique, le système collectiviste, comme la théorie marxiste
de la valeur, est un poids mort pour une école. Et même au point de
vue de la tactique du parti, il est probable que cette doctrine sera un
jour une gêne et un obstacle. Il est impossible que les classes
ouvrières, lorsqu'elles auront atteint sur le continent le même degré
de maturité qu'en Angleterre, lorsqu'elles se donneront la peine de
réfléchir à la construction collectiviste, n'en aperçoivent pas le néant.
LES SYSTÈMES DEVANT LES FAITS 343
a, n 1êI- _r_?1 -Il-- -1-- -Il* Il a fallu, pour que la doctrine se propageât parmi elles, des conditions
particulières d'inexpérience et d'irresponsabilité, qui résultaient
d'un état social dans lequel elles n'avaient aucune part a l'administration
des intérêts politiques et économiques., Ces causes
s'affaibliront progressivement, à mesure que la situation matérielle
des travailleurs s'améliorera, que leur organisation se fortifiera, que
leurs associations se développeront, que leur éducation se fera dans
les syndicats, les coopératives, les juridictions professionnelles, les
conseils du travail, les assemblées politiques, et que leur importance
grandira dans la direction des affaires publiques.
Tant que le parti socialiste s'est appuyé exclusivement sur les
ouvriers de la grande industrie, tant qu'il est resté sans influence
sur le gouvernement des peuples, il a pu, en enfant perdu, caresser
des chimères, et tracer dans l'absolu des plans de société dont la
réalisation paraissait assez éloignée pour qu'il se crût dispensé de
les soumettre à un examen rénéchi. Aujourd'hui, la situation est
tout autre. Le parti commence à envahir les corps élus, les assemblées
locales et les Parlements; il pénètre dans les municipalités, il
a sa part dans le gouvernement de la chose publique; il entre
tous les jours en contact plus intime avec les réalités et les conditions
du pouvoir; il se trouve obligé de regarder en face des éventualités
jusqu'ici lointaines. Parvenu à l'âge adulte, il doit modifier
profondément sa conception politique. Déjà, dans ses tentatives
pour gagner à lui les classes rurales et la petite bourgeoisie, il a du
atténuer singulièrement la portée de ses principes, et promettre à
ces nouvelles catégories d'adeptes que l'expropriation ne les atteindrait
pas. A mesure que le parti socialiste gagnera en surface et
prendra plus d'autorité dans l'administration des affaires publiques,
il tendra davantage, comme certains signes le font déjà pressentir,
a reléguer les déclarations collectivistes au rang des vieilles
formules qui continuent à figurer dans un programme par respect
pour les apôtres disparus, mais qui ont perdu leur sens et leur
vertu efficace; il portera tout son effort sur les réformes pratiques
que comportent les divers milieux sociaux. Dans la mêlée des opinions,
il restera, si l'on veut, le parti des novateurs les plus radicaux
et les plus audacieux, le représentant le plus avancé des revendications
populaires; mais il prendra plus clairement conscience des
données scientifiques de l'évolution, et se contentera d'adapter à de
nouveaux besoins le régimodes échanges et de la concurrence. Le parti
socialiste, s'il veut jouer unrôlesur la scène dumonde, doit dépouiller
sa vieille forme révolutionnaire et devenir un parti réformiste.
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