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| L'époque qui précéda le Christ et celle qui le suivit poursuivent des buts opposés ; | | L'époque qui précéda le Christ et celle qui le suivit poursuivent des buts opposés ; |
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| l'insensibilité à l'égard du réel, au « mépris du Monde », tandis que la seconde se | | l'insensibilité à l'égard du réel, au « mépris du Monde », tandis que la seconde se |
| clora par le renversement de l'idéal et le « mépris de l'Esprit ». | | clora par le renversement de l'idéal et le « mépris de l'Esprit ». |
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| L'opposition du réel et de l'idéal est inconciliable, et l'un ne peut jamais devenir | | L'opposition du réel et de l'idéal est inconciliable, et l'un ne peut jamais devenir |
| l'autre : si l'idéal devenait réel, il ne serait plus l'idéal, et si le réel devenait idéal, il | | l'autre : si l'idéal devenait réel, il ne serait plus l'idéal, et si le réel devenait idéal, il |
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| sinon, idéal et réalité ne se recouvrent jamais. L'idée ne peut être réalisée et rester | | sinon, idéal et réalité ne se recouvrent jamais. L'idée ne peut être réalisée et rester |
| idée, il faut qu'elle périsse comme idée ; et il en est de même du réel qui devient idéal. | | idée, il faut qu'elle périsse comme idée ; et il en est de même du réel qui devient idéal. |
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| Les Anciens nous représentent les partisans de l'idée, et les Modernes ceux de la | | Les Anciens nous représentent les partisans de l'idée, et les Modernes ceux de la |
| réalité. Ni les uns ni les autres ne parvinrent à se dégager de cette opposition, et ils se | | réalité. Ni les uns ni les autres ne parvinrent à se dégager de cette opposition, et ils se |
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| Modernes commencèrent à aspirer à la réalisation de cet esprit, réalisation qui doit | | Modernes commencèrent à aspirer à la réalisation de cet esprit, réalisation qui doit |
| rester éternellement un « pieux souhait ». | | rester éternellement un « pieux souhait ». |
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| Le pium desiderium des Anciens était la sainteté, celui des Modernes est la corporalité. | | Le pium desiderium des Anciens était la sainteté, celui des Modernes est la corporalité. |
| Mais de même que l'Antiquité devait succomber le jour où ses voeux seraient | | Mais de même que l'Antiquité devait succomber le jour où ses voeux seraient |
| Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 282
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| comblés (car elle n'existait que par eux), de même il est à tout jamais impossible de | | comblés (car elle n'existait que par eux), de même il est à tout jamais impossible de |
| parvenir à la corporalité sans sortir du cercle du Christianisme. Au courant de | | parvenir à la corporalité sans sortir du cercle du Christianisme. Au courant de |
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| tout ». À ce que les Stoïques du paganisme vantent comme le « Sage » répond dans la | | tout ». À ce que les Stoïques du paganisme vantent comme le « Sage » répond dans la |
| culture actuelle l' « Homme »; l'un et l'autre deux êtres — sans chair. | | culture actuelle l' « Homme »; l'un et l'autre deux êtres — sans chair. |
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| Le « sage » irréel, ce « saint » incorporel des Stoïques, est devenu une personne | | Le « sage » irréel, ce « saint » incorporel des Stoïques, est devenu une personne |
| réelle et un « saint » corporel dans le Dieu « qui s'est fait chair »; l'Homme irréel, le | | réelle et un « saint » corporel dans le Dieu « qui s'est fait chair »; l'Homme irréel, le |
| moi incorporel, deviendra réel dans le Moi corporel que Je suis. | | moi incorporel, deviendra réel dans le Moi corporel que Je suis. |
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| Au Christianisme est liée la question de « l'existence de Dieu »; cette question, | | Au Christianisme est liée la question de « l'existence de Dieu »; cette question, |
| toujours et sans cesse reprise et débattue, prouve que le désir de l'existence, de la | | toujours et sans cesse reprise et débattue, prouve que le désir de l'existence, de la |
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| n'eut pas d'autre objet ; bref, ce problème traverse d'un bout à l'autre l'histoire | | n'eut pas d'autre objet ; bref, ce problème traverse d'un bout à l'autre l'histoire |
| chrétienne et ne peut trouver en elle sa solution. | | chrétienne et ne peut trouver en elle sa solution. |
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| Le monde chrétien travaille à réaliser des Idées dans toutes les circonstances de la | | Le monde chrétien travaille à réaliser des Idées dans toutes les circonstances de la |
| vie individuelle et dans toutes les institutions et les lois de l'Église et de l'État ; mais | | vie individuelle et dans toutes les institutions et les lois de l'Église et de l'État ; mais |
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| n'est pas possible de rendre corporel (d'irréalisable); avec quelque ardeur qu'on | | n'est pas possible de rendre corporel (d'irréalisable); avec quelque ardeur qu'on |
| s'efforce de les doter d'un corps, toujours elles demeurent sans réalité tangible. | | s'efforce de les doter d'un corps, toujours elles demeurent sans réalité tangible. |
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| Le « réalisateur » d'idées s'inquiète peu des réalités, pourvu que ces réalités | | Le « réalisateur » d'idées s'inquiète peu des réalités, pourvu que ces réalités |
| incarnent une idée ; aussi examine-t-il sans relâche si l'idée qui doit en être le noyau | | incarnent une idée ; aussi examine-t-il sans relâche si l'idée qui doit en être le noyau |
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| bien réalisable comme il la pense, ou si elle n'est pensée par lui qu'à tort et par suite | | bien réalisable comme il la pense, ou si elle n'est pensée par lui qu'à tort et par suite |
| inexécutable. | | inexécutable. |
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| En tant qu'existences, la Famille, l'État, etc., n'intéressent plus le Chrétien ; les | | En tant qu'existences, la Famille, l'État, etc., n'intéressent plus le Chrétien ; les |
| Chrétiens ne doivent pas, comme les Anciens, se sacrifier pour ces « divines choses », | | Chrétiens ne doivent pas, comme les Anciens, se sacrifier pour ces « divines choses », |
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| famille encore non divine, c'est-à-dire de tout asservir à l'idée, d'arborer partout la | | famille encore non divine, c'est-à-dire de tout asservir à l'idée, d'arborer partout la |
| bannière de l'idée et d'amener l'idée à une réelle et efficace activité. | | bannière de l'idée et d'amener l'idée à une réelle et efficace activité. |
| Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 283
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| Le Christianisme et l'Antiquité ayant affaire au divin finissent toujours par y | | Le Christianisme et l'Antiquité ayant affaire au divin finissent toujours par y |
| revenir, quoique par les voies les plus opposées. À la fin du Paganisme, le divin | | revenir, quoique par les voies les plus opposées. À la fin du Paganisme, le divin |
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| à fleurir dans tous les hommes et dans tout l'humain, et de pénétrer tout de l'Esprit. Il | | à fleurir dans tous les hommes et dans tout l'humain, et de pénétrer tout de l'Esprit. Il |
| s'en tient à préparer un siège pour l'« Esprit ». | | s'en tient à préparer un siège pour l'« Esprit ». |
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| Si l'on en vint finalement à mettre l'accent sur l'Homme ou l'Humanité, ce fut de | | Si l'on en vint finalement à mettre l'accent sur l'Homme ou l'Humanité, ce fut de |
| nouveau l'Idée que l'on « éternisa » : « L'Homme ne meurt pas ! » On pensa avoir | | nouveau l'Idée que l'on « éternisa » : « L'Homme ne meurt pas ! » On pensa avoir |
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| que le Christ, L'Homme, moi de l'histoire du monde, clôt le cycle de la pensée | | que le Christ, L'Homme, moi de l'histoire du monde, clôt le cycle de la pensée |
| chrétienne | | chrétienne |
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| Le cercle magique du Christianisme serait rompu si cessait le conflit entre | | Le cercle magique du Christianisme serait rompu si cessait le conflit entre |
| l'existence et la vocation, c'est-à-dire entre Moi tel que je suis et Moi tel que je dois | | l'existence et la vocation, c'est-à-dire entre Moi tel que je suis et Moi tel que je dois |
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| « parfait » flottent devant les yeux du Chrétien et représentent à son imagination le | | « parfait » flottent devant les yeux du Chrétien et représentent à son imagination le |
| « jour dernier » ou le « but de l'histoire », mais ils ne sont pas pour lui un présent. | | « jour dernier » ou le « but de l'histoire », mais ils ne sont pas pour lui un présent. |
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| L'individu ne peut que prendre part à l'édification du royaume de Dieu — ou, en | | L'individu ne peut que prendre part à l'édification du royaume de Dieu — ou, en |
| style moderne, au développement de l'histoire et de l'humanité, et c'est cette participation | | style moderne, au développement de l'histoire et de l'humanité, et c'est cette participation |
| qui lui donne une valeur chrétienne ou, en style moderne, humaine ; pour le | | qui lui donne une valeur chrétienne ou, en style moderne, humaine ; pour le |
| reste, il n'est qu'un tas de cendres et la pâture des vers. | | reste, il n'est qu'un tas de cendres et la pâture des vers. |
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| Que l'individu est pour soi une histoire du monde, et que le reste de l'histoire n'est | | Que l'individu est pour soi une histoire du monde, et que le reste de l'histoire n'est |
| que sa propriété, cela dépasse la vue du Chrétien. Pour ce dernier, l'histoire est | | que sa propriété, cela dépasse la vue du Chrétien. Pour ce dernier, l'histoire est |
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| l'humanité en tire perte ou profit. — Eh quoi ! Suis-je au monde pour y réaliser des | | l'humanité en tire perte ou profit. — Eh quoi ! Suis-je au monde pour y réaliser des |
| idées ? pour apporter par mon civisme ma pierre à la réalisation de l'idée d'État, ou | | idées ? pour apporter par mon civisme ma pierre à la réalisation de l'idée d'État, ou |
| Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 284
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| pour, par le mariage, donner une existence comme époux et père à l'idée de Famille ? | | pour, par le mariage, donner une existence comme époux et père à l'idée de Famille ? |
| Que me veut cette vocation ? Je ne vis pas plus d'après une vocation que la fleur ne | | Que me veut cette vocation ? Je ne vis pas plus d'après une vocation que la fleur ne |
| s'épanouit et n'exhale son parfum par devoir. | | s'épanouit et n'exhale son parfum par devoir. |
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| L'idéal « Homme » est réalisé lorsque la conception chrétienne se transforme et | | L'idéal « Homme » est réalisé lorsque la conception chrétienne se transforme et |
| devient « Moi, cet Unique, je suis l'Homme ». La question : « Qu'est-ce que l'Homme? | | devient « Moi, cet Unique, je suis l'Homme ». La question : « Qu'est-ce que l'Homme? |
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| plus une, car la réponse est personnellement présente dans celui qui interroge : la | | plus une, car la réponse est personnellement présente dans celui qui interroge : la |
| question est sa propre réponse. | | question est sa propre réponse. |
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| On dit de Dieu : « Les noms ne le nomment pas. » Cela est également juste de | | On dit de Dieu : « Les noms ne le nomment pas. » Cela est également juste de |
| Moi : aucun concept ne m'exprime, rien de ce qu'on donne comme mon essence ne | | Moi : aucun concept ne m'exprime, rien de ce qu'on donne comme mon essence ne |
| m'épuise, ce ne sont que des noms. On dit encore de Dieu qu'il est parfait et n'a nulle | | m'épuise, ce ne sont que des noms. On dit encore de Dieu qu'il est parfait et n'a nulle |
| vocation de tendre vers une perfection. Et Moi ? | | vocation de tendre vers une perfection. Et Moi ? |
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| Je suis le propriétaire de ma puissance, et je le suis quand je me sais Unique. | | Je suis le propriétaire de ma puissance, et je le suis quand je me sais Unique. |
| Dans l'Unique, le possesseur retourne au Rien créateur dont il est sorti. Tout Être | | Dans l'Unique, le possesseur retourne au Rien créateur dont il est sorti. Tout Être |
| supérieur à Moi, que ce soit Dieu ou que ce soit l'Homme, faiblit devant le sentiment | | supérieur à Moi, que ce soit Dieu ou que ce soit l'Homme, faiblit devant le sentiment |
| de mon unicité et pâlit au soleil de cette conscience. | | de mon unicité et pâlit au soleil de cette conscience. |
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| Si je base ma cause sur Moi, l'Unique, elle repose sur son créateur éphémère et | | Si je base ma cause sur Moi, l'Unique, elle repose sur son créateur éphémère et |
| périssable qui se dévore lui-même, et je puis dire : | | périssable qui se dévore lui-même, et je puis dire : |
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| Je n’ai basé ma cause sur Rien. | | Je n’ai basé ma cause sur Rien. |
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| == Notes et références ==
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| <references /> <!-- aide : http://fr.wikipedia.org/wiki/Aide:Notes et références --> | |
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Max Stirner:III. L'unique
L’Unique et sa propriété
Anonyme
III. — L'Unique
L'époque qui précéda le Christ et celle qui le suivit poursuivent des buts opposés ;
la première voulut idéaliser le réel et la seconde veut réaliser l'idéal ; l'une chercha le
« Saint-Esprit », l'autre cherche le « corps glorifié ». Aussi la première aboutit-elle à
l'insensibilité à l'égard du réel, au « mépris du Monde », tandis que la seconde se
clora par le renversement de l'idéal et le « mépris de l'Esprit ».
L'opposition du réel et de l'idéal est inconciliable, et l'un ne peut jamais devenir
l'autre : si l'idéal devenait réel, il ne serait plus l'idéal, et si le réel devenait idéal, il
serait l'idéal et ne serait plus le réel. La contradiction des deux termes ne peut être
résolue que si on les anéantit tous deux ; c'est dans cet « on », ce tiers, qu'elle expire ;
sinon, idéal et réalité ne se recouvrent jamais. L'idée ne peut être réalisée et rester
idée, il faut qu'elle périsse comme idée ; et il en est de même du réel qui devient idéal.
Les Anciens nous représentent les partisans de l'idée, et les Modernes ceux de la
réalité. Ni les uns ni les autres ne parvinrent à se dégager de cette opposition, et ils se
bornèrent à soupirer vers leur but : les Anciens avaient aspiré à l'Esprit, et du jour où
il parut que le désir du monde antique était satisfait et que cet Esprit était venu, les
Modernes commencèrent à aspirer à la réalisation de cet esprit, réalisation qui doit
rester éternellement un « pieux souhait ».
Le pium desiderium des Anciens était la sainteté, celui des Modernes est la corporalité.
Mais de même que l'Antiquité devait succomber le jour où ses voeux seraient
comblés (car elle n'existait que par eux), de même il est à tout jamais impossible de
parvenir à la corporalité sans sortir du cercle du Christianisme. Au courant de
sanctification ou de purification qui traverse le monde antique (ablutions, etc.) fait
suite et correspond le courant d'incarnation qui traverse le monde chrétien : le Dieu se
précipite dans ce monde, il se fait chair et veut racheter le monde, c'est-à-dire le
remplir de lui ; comme il est l' « Idée » ou l' « Esprit », on finit (Hegel, par exemple)
par introduire en toute chose l'esprit et par démontrer que l' « idée, la Raison est dans
tout ». À ce que les Stoïques du paganisme vantent comme le « Sage » répond dans la
culture actuelle l' « Homme »; l'un et l'autre deux êtres — sans chair.
Le « sage » irréel, ce « saint » incorporel des Stoïques, est devenu une personne
réelle et un « saint » corporel dans le Dieu « qui s'est fait chair »; l'Homme irréel, le
moi incorporel, deviendra réel dans le Moi corporel que Je suis.
Au Christianisme est liée la question de « l'existence de Dieu »; cette question,
toujours et sans cesse reprise et débattue, prouve que le désir de l'existence, de la
corporalité, de la personnalité, de la réalité était pour les coeurs un sujet de constante
préoccupation, parce qu’il ne parvenait jamais à une solution satisfaisante. Enfin la
question de l'existence de Dieu tomba, mais pour se relever aussitôt sous une nouvelle
forme, dans la doctrine de l'existence du « divin » (Feuerbach). Mais le divin non plus
n'a pas d'existence, et son dernier refuge, la réalisabilité du « purement humain »,
n'aura bientôt plus d'asile à lui offrir. Nulle idée n'a d'existence, car nulle n'est
susceptible de corporalité. La controverse scolastique du Réalisme et du Nominalisme
n'eut pas d'autre objet ; bref, ce problème traverse d'un bout à l'autre l'histoire
chrétienne et ne peut trouver en elle sa solution.
Le monde chrétien travaille à réaliser des Idées dans toutes les circonstances de la
vie individuelle et dans toutes les institutions et les lois de l'Église et de l'État ; mais
toujours ces Idées résistent à ses tentatives et toujours il leur reste quelque chose qu'il
n'est pas possible de rendre corporel (d'irréalisable); avec quelque ardeur qu'on
s'efforce de les doter d'un corps, toujours elles demeurent sans réalité tangible.
Le « réalisateur » d'idées s'inquiète peu des réalités, pourvu que ces réalités
incarnent une idée ; aussi examine-t-il sans relâche si l'idée qui doit en être le noyau
les habite ; en éprouvant le réel, il prouve en même temps l'idée, et il vérifie si elle est
bien réalisable comme il la pense, ou si elle n'est pensée par lui qu'à tort et par suite
inexécutable.
En tant qu'existences, la Famille, l'État, etc., n'intéressent plus le Chrétien ; les
Chrétiens ne doivent pas, comme les Anciens, se sacrifier pour ces « divines choses »,
celles-ci ne doivent qu'être employées à faire vivre l'Esprit en elles. La famille réelle
est devenue indifférente, et une famille idéale (vraiment réelle) en doit naître : famille
sainte, bénie de Dieu, ou, en style libéral, « raisonnable » ou rationnelle. Pour les
Anciens, la Famille, la Patrie, l'État, etc., sont actuellement divins ; pour les Modernes,
ils attendent la divinisation, et ne sont sous leur forme présente que coupables et
terrestres : ils doivent être « délivrés », et cette rédemption les fera vraiment réels. En
d'autres termes, ce ne sont point la Famille, etc., qui sont le présent et le réel, mais le
divin, l'idée ; la question est de savoir si telle famille pourra devenir réelle par
l'opération du véritable réel, de l'idée. L'individu n'a pas pour devoir de servir la
famille comme une divinité, mais bien de servir le divin et d'élever jusqu'à lui la
famille encore non divine, c'est-à-dire de tout asservir à l'idée, d'arborer partout la
bannière de l'idée et d'amener l'idée à une réelle et efficace activité.
Le Christianisme et l'Antiquité ayant affaire au divin finissent toujours par y
revenir, quoique par les voies les plus opposées. À la fin du Paganisme, le divin
devient extramondain ; à la fin du Christianisme, intramondain. L'Antiquité ne réussit
pas à le placer complètement hors du monde, et sitôt le Christianisme parvenu à
accomplir cette tâche, le divin n'a rien de plus pressé que de réintégrer le monde, qu'il
veut « racheter ». Mais si le Christianisme fait le divin intramondain, il n'en fait pas
et ne peut pas en faire le mondain même, car le mauvais, l'irrationnel, le fortuit,
l'égoïste sont le « mondain » dans le mauvais sens du mot, et sont et restent fermés au
divin. Le Christianisme commence avec l'incarnation du Dieu qui se fait homme, et il
poursuit toute son oeuvre de conversion et de rédemption dans le but d'amener le Dieu
à fleurir dans tous les hommes et dans tout l'humain, et de pénétrer tout de l'Esprit. Il
s'en tient à préparer un siège pour l'« Esprit ».
Si l'on en vint finalement à mettre l'accent sur l'Homme ou l'Humanité, ce fut de
nouveau l'Idée que l'on « éternisa » : « L'Homme ne meurt pas ! » On pensa avoir
trouvé la réalité de l'idée : l'Homme est le moi de l'histoire ; c'est lui, cet idéal, qui se
développe, c'est-à-dire se réalise. Il est vraiment réel et corporel, car l'histoire est son
corps, dont, les individus ne sont que les membres. Le Christ est le moi de l'histoire
du monde, même de celle qui précède son apparition sur la terre ; pour la philosophie
moderne, ce moi est l'Homme. L'image du Christ est devenue l'effigie de l'Homme, et
l'Homme comme tel, l' « Homme » tout court, est le « centre » de l'histoire. Avec
l'Homme reparaît le commencement imaginaire, car l'Homme est aussi imaginaire
que le Christ, L'Homme, moi de l'histoire du monde, clôt le cycle de la pensée
chrétienne
Le cercle magique du Christianisme serait rompu si cessait le conflit entre
l'existence et la vocation, c'est-à-dire entre Moi tel que je suis et Moi tel que je dois
être : le Christianisme ne consiste que dans l'aspiration de l'idée vers la corporalité, et
il disparaît si l'abîme qui les sépare est comblé. Ce n'est qu'à condition que l'idée reste
— idée (et Homme et Humanité ne sont encore non plus que des idées sans corps)
que le Christianisme subsiste. L'idée devenue corporelle, l'Esprit incarné ou
« parfait » flottent devant les yeux du Chrétien et représentent à son imagination le
« jour dernier » ou le « but de l'histoire », mais ils ne sont pas pour lui un présent.
L'individu ne peut que prendre part à l'édification du royaume de Dieu — ou, en
style moderne, au développement de l'histoire et de l'humanité, et c'est cette participation
qui lui donne une valeur chrétienne ou, en style moderne, humaine ; pour le
reste, il n'est qu'un tas de cendres et la pâture des vers.
Que l'individu est pour soi une histoire du monde, et que le reste de l'histoire n'est
que sa propriété, cela dépasse la vue du Chrétien. Pour ce dernier, l'histoire est
supérieure, parce qu'elle est l'histoire du Christ ou de l'« Homme »; pour l'égoïste,
seule son histoire a une valeur, parce qu'il ne veut développer que lui et non le plan de
Dieu, les desseins de la Providence, la liberté, etc. Il ne se regarde pas comme un
instrument de l'Idée ou un vaisseau de Dieu, il ne reconnaît aucune vocation, il ne
s'imagine pas n'avoir d'autre raison d'être que de contribuer au développement de
l'humanité et ne croit pas devoir y apporter son obole ; il vit sa vie sans se soucier que
l'humanité en tire perte ou profit. — Eh quoi ! Suis-je au monde pour y réaliser des
idées ? pour apporter par mon civisme ma pierre à la réalisation de l'idée d'État, ou
pour, par le mariage, donner une existence comme époux et père à l'idée de Famille ?
Que me veut cette vocation ? Je ne vis pas plus d'après une vocation que la fleur ne
s'épanouit et n'exhale son parfum par devoir.
L'idéal « Homme » est réalisé lorsque la conception chrétienne se transforme et
devient « Moi, cet Unique, je suis l'Homme ». La question : « Qu'est-ce que l'Homme?
» devient alors : « Qui est l'Homme? » et c'est à Toi de répondre : « Qu'est-ce
que » visait le concept à réaliser ; commençant par « qui est », la question n'en est
plus une, car la réponse est personnellement présente dans celui qui interroge : la
question est sa propre réponse.
On dit de Dieu : « Les noms ne le nomment pas. » Cela est également juste de
Moi : aucun concept ne m'exprime, rien de ce qu'on donne comme mon essence ne
m'épuise, ce ne sont que des noms. On dit encore de Dieu qu'il est parfait et n'a nulle
vocation de tendre vers une perfection. Et Moi ?
Je suis le propriétaire de ma puissance, et je le suis quand je me sais Unique.
Dans l'Unique, le possesseur retourne au Rien créateur dont il est sorti. Tout Être
supérieur à Moi, que ce soit Dieu ou que ce soit l'Homme, faiblit devant le sentiment
de mon unicité et pâlit au soleil de cette conscience.
Si je base ma cause sur Moi, l'Unique, elle repose sur son créateur éphémère et
périssable qui se dévore lui-même, et je puis dire :
Je n’ai basé ma cause sur Rien.