L'œuvre de Frédéric Bastiat est bien connue en milieu libéral. Mais qu'en est-il de l'enracinement intellectuel de ce publiciste ? Il a vécu un demi-siècle de l'histoire française particulièrement intense. De ses études à la prestigieuse école de Sorèze, en passant par son expérience du commerce et de l'agriculture, jusqu'à ses activités publiques, l'auteur de ce texte nous fait découvrir la période pendant laquelle l'esprit de Bastiat se forme, ses lectures et sa découverte de l'économie politique.
Introduction
La biographie de Frédéric Bastiat peut être divisée en deux grandes périodes : de 1801 à 1844 (l'apprentissage) ; après 1844, grâce au seul article « De l'influence des tarifs français et anglais sur l'avenir des deux peuples », Bastiat atteint une dimension nationale et même internationale. Malheureusement la maladie, les soucis et les responsabilités l'empêchent de donner sa pleine mesure et le livre clé qu'il voulait rédiger en deux volumes (l'un sur les harmonies économiques, l'autre sur les harmonies sociales) restera inachevé.
Les théories de Bastiat sont connues. Aussi, mon propos n'est pas de vous les présenter mais de réfléchir sur la genèse de ses idées, en essayant de comprendre comment il a pu concevoir une théorie économique originale. La formation et la généalogie des idées de Bastiat se situent à trois niveaux qui ont, en réalité, joué simultanément, mais que nous envisagerons successivement pour la clarté de l'exposé sa formation intellectuelle et l'héritage familial, ses expériences personnelles, et, enfin, la longue méditation qu'il a menée avec son ami Félix Coudroy où, dans un incessant va-et-vient, ils ont confronté des idées.
Petit rappel chronologique
Bastiat est né à Bayonne en 1801, et il meurt en 1850 au moment où le Prince-Président s'apprête à l'évidence à imiter l'oncle. Il vit dans ce demi-siècle français qui présente une extraordinaire intensité historique. Il a 15 ans à Waterloo, trente ans quand la Révolution de Juillet éclate ; 44 ans lorsqu'il fait son apparition dans la littérature économique. Pendant cette période mal étudiée et longtemps méprisée, la France fait un double apprentissage : celui des libertés politiques en même temps que du régime parlementaire, et celui du développement économique. Se posent alors simultanément une question politique - « les libertés nécessaires », pour reprendre l'expression tardive de Thiers - et la question sociale. Frédéric Bastiat est le dernier héritier d'une famille landaise qui a connu dans les dernières années de l'ancien régime, une réussite sociale exemplaire. D'abord petits propriétaires, les Bastiat ont, au fil des générations, agrandi leur domaine et ajouté à leur exploitation foncière un petit négoce local puis régional. En 1780, le père de Frédéric Bastiat vient s'établir à Bayonne. Son frère part à Bordeaux, en éclaireur. On observe un mouvement ascensionnel de cette famille qui diversifie ses activités, se livre surtout à un négoce, dont l'ampleur géographique est importante, puisqu'il va de la Mer du Nord jusqu'à la péninsule ibérique.
La Révolution va apporter une consécration à cette famille en lui permettant d'agrandir le domaine foncier, grâce à l'achat d'un bien national qui avait été confisqué à une famille émigrée. Cette acquisition apporte une autre dimension à la famille Bastiat et explique son attachement aux principes de la Révolution de la première période : 1789-1790. La famille de Bastiat adhère profondément aux conquêtes de la Révolution, à cet esprit qui a présidé aux travaux de la Constituante.
Mais l'Empire a brisé net l'ascension sociale. Peu après le début de la guerre d'Espagne, la maison de commerce de Bastiat est au bord de la faillite. Toutes les denrées qui transitaient par l'Espagne et le Portugal ont été saisies, et l'activité portuaire de Bayonne paralysée par le Blocus continental. La famille Bastiat connaîtra d'énormes difficultés. En même temps il y a cette guerre ruineuse, la moins glorieuse de toutes les guerres menées par Napoléon. La première partie du territoire français qui a été occupée par des troupes étrangères c'est, ne l'oublions pas, la région bayonnaise. Près d'un million d'hommes sont passés par Bayonne. Dans l'esprit du jeune Frédéric Bastiat, la défaite militaire, la présence des troupes alliées, les doléances de sa famille à l'égard du régime impérial, le blocus continental, le régime autoritaire ont profondément marqué son adolescence. Et probablement, comme nombre de Bayonnais, a-t-il du réagir favorablement à la chute définitive de l'Empire.
L'école de Soréze
A ce moment là, Frédéric Bastiat est dans une des écoles les plus prestigieuses de l'époque : l'école de Sorèze. Cette école était un des haut lieux de l'enseignement français au moins jusqu'en 1824-1830. Fondée par les Bénédictins de la congrégation de Saint-Maur, elle devient en 1776 Ecole Royale Militaire, tout conservant son caractère religieux. Après 1791, le nouveau directeur, François Ferlus, a réussi à ce que l'école ne soit pas assimilée à un bien national appartenant au clergé, le préservant ainsi des confiscations. Il a pu, avec son frère Raymond-Dominique, poursuivre l'œuvre prédagogique entamée.
Ce qui caractérise cette école, où le jeune Frédéric Bastiat entre en décembre 1814, c'est la variété géographique du recrutement des élèves. Il y a des jeunes gens du Midi de la France, mais aussi d'Espagne, d'Angleterre et même des Antilles et des régions francophones des Etats-Unis (Louisiane et Nouvelle Orléans). 11 faut prendre la juste mesure de ce que ce brassage géographique peut représenter en 1815 ! Brassage social aussi : des fils de négociants, de nobles, de militaires, de magistrats ... des jeunes gens qui pratiquent également des religions différentes : catholiques, mais aussi protestants. Cette « cohabitation » n'a pas été sans apporter à ces jeunes une ouverture d'esprit, un sentiment de tolérance.
La deuxième caractéristique de cette école réside dans la qualité de l'enseignement qui y est dispensé et qui explique sa renommée. Qualité d'enseignement, d'abord, par le programme encyclopédique, qui comprenait toute la littérature française (y compris toutes les techniques de la versification, l'art de la déclamation) un programme de mathématiques allant de l'arithmétique au calcul différentiel en passant par tous les aspects de la géométrie. Des langues vivantes : anglais, espagnol, italien et allemand. Les langues mortes : latin et grec. La botanique, les sciences physiques, l'histoire et la géographie. Bref, tout ce qu'un honnête homme devait savoir, et même au-delà. S'ajoutent à ces sciences et ces disciplines intellectuelles d'autres pratiques qui pouvaient étonner : l'équitation, la musique, le théâtre, l'escrime et même la natation.
Ce n'est pas tant l'ampleur du programme qui surprend que les méthodes appliquées aux élèves le latin est déconnecté de toutes les autres disciplines, les élèves sont répartis par groupes de niveaux et par matières ; On enseignait aussi aux élèves l'art de la discussion contradictoire : un élève devait défendre une thèse devant ses camarades qui, après quelques minutes de réflexion, étaient chargés de critiquer cette thèse. L'élève devant ensuite répondre à leurs arguments. Cet entraînement à l'agilité intellectuelle était un excellent apprentissage à la vie publique. Enfin, autre trait caractéristique de l'école, des cours de comptabilité et d'initiation à la vie économique y étaient dispenses. Et cet enseignement ne sera pas oublié plus tard par Bastiat.
La fréquentation de l'école a marqué tous les anciens élèves, qui s'appelaient les Soréziens. En 1845, 26 ans après que Frédéric Bastiat l'a quittée, son condisciple et futur ministre de la marine, Théodore Ducos, décide de fonder une amicale des « Soréziens ». Lors du banquet inaugural un poème est lu à la mémoire des «frères Ferlus » mentors de la jeunesse. L'année suivante, au cours du deuxième banquet, parmi des députés, des ingénieurs des Ponts et Chaussées, des négociants, venus de tous les horizons politiques, Etienne Arago porte un toast unanimement applaudi : « A nos camarades absents, heureux ou malheureux, riches ou pauvres, libres ou prisonniers ». Et tout le monde comprend que ce message s'adresse à Armand Barbès, un ancien Sorézien alors en prison pour conspiration contre la Monarchie de Juillet. En 1847, la sorézienne, un chant, exhorte à « vaincre les croisades des tartuffes et des ignorants ».
Ces réunions, on le voit, ne sont pas de simples rencontres de « potaches » nostalgiques, mais bien la manifestation d'un véritable attachement à l'esprit d'ouverture, l'esprit de tolérance ainsi qu'une véritable reconnaissance à l'égard des maîtres qui leur ont apporté un enseignement de qualité. Preuve de l'esprit qu'inspirait cet enseignement de qualité, l'école va connaître des ennuis en 1823, sous le ministère ultra Villèle et la présence de Monseigneur Frayssinous à la tête de l'Université, trois ans après l'assassinat du Duc de Berry. Frayssinous en veut à cette école pour son indépendance d'esprit : « inspecteur général des études », Pierre Laurentu, enquête sur l'école et son directeur. Laurentu rédige un rapport où figurent quatre chefs d'accusation les enseignants ne donnent aucun signe d'attachement à la religion officielle ; ils ne semblent de surcroît guère attachés à la morale ; cette école dispose d'un programme trop prétentieux qui anticipe par certains aspects sur l'Université ; enfin, cette école donne des signes de libéralisme qui ne correspondent pas aux principes de la monarchie légitime, Et la condamnation tombe sans appel : « Il est urgent pour le service du roi et le bien de la religion de donner à cet établissement une direction toute nouvelle ; l'éducation que l'on y reçoit ne saurait assurer au Roi des sujets dévoués, à la religion des chrétiens fidèles, aux familles des enfants soumis ». On imagine ainsi tout ce que cette école a pu apporter aux jeunes élèves et en particulier à quelqu'un qui était apte à recevoir cet enseignement libéral humaniste.
Frédéric Bastiat finit sa scolarité en septembre 1818, sans avoir obtenu le baccalauréat. Lorsqu'il arrive à Bayonne, il trouve la vie provinciale et la réaction ultra qui ne tarde pas à s'abattre sur la France. (C'est l'avant-dernière offensive des ultras, la dernière étant celle du ministère Polignac.) Frédéric Bastiat va réagir en adhérant de plus en plus au libéralisme politique. Deux indices de cette évolution • il soutient un bayonnais célèbre, Jacques Lafitte, qui était l'opposant le plus populaire à la politique menée par Louis XVIII. Quand il vient à Bayonne en 1824, parmi les gens qui l'accompagnent figure Frédéric Bastiat. Jacques Le-ne organise un banquet le jour même de la mort de Louis XVIII et l'on s'abstient de porter un toast au nouveau roi, marquant ainsi les distances prises avec le régime. Deuxième indice, l'adhésion de Frédéric Bastiat à la franc-maçonnerie en 1820, dans la loge « La Zélée ». Pour pouvoir être inscrit sur les registres de la loge, Bastiat devra antidater de cinq ans son acte de naissance, se faisant naître en 1796. De 1820 à 1823, il gravira les échelons de la dignité maçonnique jusqu'au grade d'orateur.
En 1823, pour des raisons qui nous échappent, Frédéric Bastiat disparaît des registres. Il est pourtant significatif qu'il ait adhéré à la maçonnerie ; qu'y trouve-t-il ? C'est à l'époque une opposition politique, mais aussi un humanisme profond, une interrogation des valeurs philosophiques, religieuses et politiques. Les années 1819-1821 sont pour Bastiat une période d'interrogation, une période de doute, de conflit entre la raison et la foi. Qui doit l'emporter ? Il se dit que la religion catholique est superbe par les certitudes qu'elle apporte, mais n'est-ce pas la mythologie du sentiment, le paganisme étant la mythologie de l'imagination
Les enseignements de l'exercice du commerce
Pendant ce temps, Bastiat est plongé dans la vie active en participant à. la maison de commerce que dirige son oncle, 11 est allé au « comptoir » sans enthousiasme débordant. Mais il compte y effectuer un bref passage, faire suffisamment d'économie pour pouvoir vivre selon ses goûts, c'est-à-dire s'adonner à l'étude et à la réflexion. Mais très rapidement, la pratique du commerce lui montre de nouveaux horizons qui vont infléchir ses réflexions dans au moins trois directions
- Bastiat se rend compte que le commerce, loin d'être une routine, demande énormément de connaissances précises_ Ce constat le conduit tout naturellement à étudier l'économie politique. Car pour lui, un vrai négociant se doit de la connaître. C'est à cette occasion qu'il lit Jean-Baptiste Say dont la clarté de la démonstration et la fermeté des principes le convainquent et l'attachent définitivement au principe du libéralisme économique.
- La pratique du commerce amène Bastiat à réévaluer la question de l'argent : « Que nous a-t-on appris ? Que l'argent était méprisable. Mais l'argent, dans les anciens temps était le fruit soit de la naissance, soit de la conquête et de la spoliation, et actuellement dans le régime industriel, qu'est-ce que la richesse ? Elle provient du travail, de l'épargne, de la prévoyance. Et ce sont ces qualités qu'il faut maintenant exalter pour mettre les gens en face de leurs responsabilités ». Il opère ainsi un découpage chronologique, que Benjamin Constant a repris dans un autre domaine, entre les temps anciens et les temps actuels, pour la conception que l'on se fait de la richesse et du rôle même de cette richesse.
- Troisième réflexion, très importante : Frédéric Bastiat s'aperçoit que le port de Bayonne connaît un déclin de plus en plus grand. Un déclin entamé avec le Blocus continental et que le régime protectionniste de la Restauration et les tarifs quasi prohibitifs de 1816 et 1822 ne font qu'accélérer. Bastiat s'inquiète du marasme qui frappe le port de Bayonne, et dont la cause très nette réside dans le protectionnisme. Dès l'âge de 21-22 ans, il prend fait et cause contre le protectionnisme. D'autant plus que deux compatriotes - Auguste Ferrier qui fut sous-brigadier des douanes à Bayonne et Pierre Saint-Cricq, député des Basses-Pyrénées - ont joué un rôle dans la législation protectionniste. Pendant de longues années, Bastiat fera de Saint-Cricq sa cible préférée. Un des tout premiers écrits publics de Bastiat, en 1834, exprime une critique de la position des négociants bordelais et havrais qui sont prêt à accepter le libre-échange à condition qu'il ne porte que sur les matières premières et que l'on taxe les produits manufacturés. Bastiat répond : « Il faut que la liberté des échanges soit générale ou elle ne sera pas ».
On voit que l'exercice du commerce a apporté à Frédéric Bastiat une réflexion sur la politique douanière et, au-delà, sur la politique économique en général.
Après la mort de son grand-père, Frédéric Bastiat quitte Bayonne en 1824 pour s'installer près de Mugron en Chalosse, où il hérite du domaine de Sengrisse acheté en 1794. Frédéric va faire la découverte des problèmes que connaissent l'agriculture et le monde rural. Qu'est-ce qui pouvait caractériser la Chalosse quand Bastiat s'y installe définitivement ? C'est d'abord une terre de métayage (les neuf dixièmes des exploitations sont gérées en métayage, c'est-à-dire le partage à mi-fruit entre le colon et le maître). Ce mode de faire-valoir était considéré par beaucoup comme un frein à la modernisation des techniques agricoles. Effectivement, les techniques agricoles chalossaise retardaient puisqu'on y était encore au temps de l'assolement biennal et les terres communes étaient très étendues. Frédéric Bastiat n'a eu de cesse de vouloir moderniser ces techniques agricoles pour 1' assolement. Il va se heurter à une certaine routine des agriculteurs et des métayers. Et il réalise qu'il valait mieux montrer l'exemple plutôt que chercher à imposer de nouvelles techniques. A partir de 1828-29, il va consacrer un investissement important pour faire de son exploitation un modèle. La réussite sera très mitigée et son domaine ne sera pas un modèle de performance économique.
La Chalosse produisait un petit vin exporté par le port de Bayonne. Et cette viticulture régionale a été étudiée par Bastiat car elle était frappée de plein fouet par les mesures fiscales adoptées par les gouvernements successifs. La Révolution française avait supprimé les impôts indirects, rétablis par Napoléon Ier sous le nom de droits réunis dont le principal était l'impôt sur les boissons. Cet impôt prenait plusieurs formes et auteur dans le Journal des Economistes de 1840 s'était ingénié à calculer combien de fois un hectolitre de vin était frappé par la fiscalité : exactement 16 fois, de la contribution foncière jusqu'à l'octroi. C'est dire qu'un vin de qualité médiocre comme le vin de Chalosse était beaucoup plus frappé qu'un vin de qualité comme le vin de Bordeaux. Ce qui amènera Bastiat à écrire : « la législation au sens propre nous tue ». Il critiquera « la triple ceinture des droits répulsifs » : l'octroi, l'impôt sur les boissons, les tarifs douaniers. Voilà ce que le contact avec le monde rural va apporter à Frédéric Bastiat.
Comment peut-il agir devant la gravité du mal qui frappe à Chalosse ? II va d'abord se faire élire conseiller général et il le restera jusqu'à la fin de sa vie. Dans le même temps, il est coopté à la Société d'agriculture des Landes, et fera, dans ce cadre, des études et des propositions pour moderniser l'agriculture lutter contre la fiscalité. Il essaiera également de créer une école de métayage, partant de l'idée qu'il ne suffisait pas de vouloir améliorer les techniques. Encore faut-il que les métayers aient une formation suffisante pour adapter les progrès à leur niveau. Il était prêt à mettre à leur disposition une de ses propriétés et il avait préparé les statuts de l'école : chaque année, 6 enfants de métayers entameraient des études d'une durée de deux à trois ans; ainsi pouvait se former de nouveaux techniciens agricoles. Le projet n'eût pas de suite.
Enfin, en 1840, ii voudra mettre sur pied une union vinicole à. l'échelle nationale qui aurait regroupé les viticulteurs souffrant tous du poids de la fiscalité. Il prévoyait même de lancer un journal, ce qu'il ne pût faire faute de moyens financiers.
En fait, de ses efforts au Conseil Général, à la Société d'agriculture des Landes, à l'Ecole de Métayage, ou à ses tentatives avortées d'union vinicole, ii ne reste pas grand chose. Frédéric Bastiat eut nettement l'idée que tout ce qu'il faisait était voué à l'échec.
De 1831 à 1846, et c'est là sa dernière expérience, Bastiat devient juge de paix. C'est un poste de magistrat qui était essentiel, une justice de proximité pouvant trancher aussi bien au pénal qu'au civil. Et là, des agriculteurs, des ouvriers, des domestiques, des commerçants posaient tous les cas de la vie quotidienne. Frédéric Bastiat sera ainsi appelé à connaître de l'intérieur tous les problèmes socio-économiques que pouvaient rencontrer ses compatriotes. Cela lui ouvrira beaucoup d'horizons, et le convaincra que toute théorie économique ne vaut que si elle s'appuie d'abord sur l'expérience des gens. Et parmi les sentences qu'il a rendues, il en est une qui nous montre clairement la mentalité de Frédéric Bastiat, son indépendance d'esprit à l'égard de tous les pouvoirs établis. En 1841, dans un petit village, l'aubergiste est poursuivi pour avoir enfreint un arrêté du maire qui interdisait l'ouverture des cabarets pendant les vêpres. Frédéric Bastiat relève le prévenu de la plainte portée contre lui. Si on laissait à l'autorité municipale le droit de décider en la matière : « il n'est pas de violence que l'autorité municipale ne peut faire à la conscience des citoyens ... le respect de la religion et des mœurs échappe au domaine de pouvoir séculier ».
Les lectures de Bastiat
Ces expériences professionnelles de Bastiat seraient peu de choses si elles n'avaient été accompagnées, précédées, nourries, suivies par une immense réflexion. Bastiat était un prodigieux lecteur, manifestant une véritable boulimie de connaissances. Lorsqu'il écrivait à son ami Félix Coudroy, il lui affirmait vouloir connaître tout ce qu'il était possible de connaître. Que lisait-il ? D'abord tous les classiques : Molière qu'il citait fréquemment. Et d'autres du XVIIème et du XVIIIème siècle qui offrent tous une caractéristique : produire le maximum d'effets avec le minimum de moyens. II y a chez eux rigueur dans la présentation et économie des moyens.
Deuxième axe de lecture de Bastiat : les philosophes et les économistes. Deux auteurs bien oubliés de nos jours, Pierre Laromiguière et Charles Comte. Trois autres, plus connus : Jean-Baptiste Say, Charles Dunoyer, Destutt de Tracy. Le premier lui apporte une vision philosophique de l'homme. Pierre Laromiguière est un disciple de Condillac. Fidèle à la philosophie du maître, il considère que tout dans l'homme repose sur la sensation. A partir de ce constat, Laromiguière va diviser les facultés de l'homme en facultés de l'entendement et en facultés de la volonté, ce qu'admettait Bastiat. Les facultés de la volonté reposent sur le désir. Le désir nous amène à la préférence et la préférence à la liberté. La liberté, c'est la possibilité de choisir après avoir soigneusement délibéré. Bastiat retient cette leçon : la liberté n'est pas un plus, elle fait partie de la substance même de l'individu.
Ce qu'apporte Charles Comte à Frédéric Bastiat, dont il est peut-être l'auteur préféré, c'est la méthode. La méthode selon Charles Comte, c'est la possibilité de classer tous les faits et d'en déterminer les causes et leurs conséquences ; et de remonter de chaînon en chaînon au fait inexpliqué, la vérité ultime, le principe de base. Et à partir de ce principe de base, on peut bâtir tout un système à condition de respecter certaines règles de la logique. Toute sa vie, Frédéric Bastiat a été sensible à cette méthode : en 1820, il écrivait à un ami je voudrais qu'on mit de la méthode partout ». La méthode est la grande qualité qu'il reconnaît à Jean-Baptiste Say « quand on lit Jean-Baptiste Say, on va de vérité en vérité et on aboutit au plaisir de l'évidence ». Et cette méthode permettra à Bastiat d'attaquer ce que Charles Comte appelait le raisonnement infidèle, le raisonnement faux, le sophisme. Bastiat a été un grand pourfendeur de sophismes. Cette grande idée pour combattre les sophismes il l'a trouvée, me semble-t-il, dans l'ouvrage de Charles Comte. Charles Dunoyer avait publié en 1825 De la liberté dans l'industrie. Il apprit à Frédéric Bastiat quelque chose d'important l'humanité ne cesse d'évoluer et cette évolution se fait sur des modes de production et des rapports sociaux. Au fur et à mesure que la civilisation progresse, l'homme devient de plus en plus libre. Charles Dunoyer affirme que c'est dans la société industrielle que l'homme a le plus de possibilité d'être libre. Frédéric Bastiat va retenir cette idée, même s'il rejette la sécheresse de certaines théories de Charles Dunoyer. Quatrième apport : celui de Tracy que Frédéric Bastiat a suivi et dont il va retenir une idée : la société c'est l'échange : « le commerce est toute la société ».
A partir de ses lectures, Bastiat a échafaudé une sorte de corpus théorique, qui est beaucoup plus qu'une synthèse des apports précédents, unique dans l'économie politique française de la première moitié du XIXème siècle.
Quelques articulations de la théorie économique de Frédéric Bastiat
La première idée est qu'il faut partir des «faits primordiaux de la sensibilité » : l'homme est un être qui ressent des besoins et qui a une satisfaction lorsque ces besoins ont été remplis. Entre ces besoins et leur satisfaction vient s'interposer un obstacle sinon le besoin est immédiatement satisfait. Bastiat conclu que l'homme effectue en permanence un calcul économique. Le besoin est une peine. L'effort est une peine. L'essentiel est de choisir ce qui augmente le rapport entre la satisfaction et l'effort. C'est ce calcul qui est, selon Bastiat, à. la base du progrès économique. Le besoin et la satisfaction ne peuvent se résoudre que dans l'individu. Besoin et satisfaction sont intransmissibles.
Deuxième question que se pose Bastiat : quel est le principe qui fait de cet amalgame d'hommes une société ? Selon Bastiat, seul l'effort est transmissible. La société repose essentiellement dans l'échange, clé de voûte de la pensée de Bastiat : échange d'efforts implique échange de services. Bastiat n'a pas besoin de l'hypothèse de l'état de nature considérant que l'échange, c'est déjà la société. Bastiat récuse radicalement toute idée de convention, car qui dit convention dit organisation artificielle, et qui dit organisation artificielle suppose nécessairement possibilité de révocation. Troisième élément de la doctrine de Bastiat il va donner la priorité à. la consommation. Toute l'économie politique doit se résoudre dans la consommation. La demande préexiste en quelque sorte à « l'industrie », à l'activité.
Dernier point de sa doctrine : il a l'intime conviction que l'homme est perfectible, comme la société. Ce qui signifie que les inégalités, les injustices vont, avec le temps, s’atténuer.
Voilà quelques points de sa doctrine que Bastiat va tirer de la lecture des grands auteurs (J'ai volontairement écarté une question très épineuse : la théorie de la valeur, qui se greffe naturellement sur la théorie de l'échange).
Des problèmes régionaux aux problèmes nationaux, élargissant progressivement son champ de vision, Frédéric Bastiat a réfléchi a la solution de son temps. J'ai essayé de définir sa formation intellectuelle, les leçons qu'il a pu tirer de ses expériences professionnelles, l'influence qu'ont exercée des philosophes et des économistes.
La démarche de Bastiat va bien au-delà : la netteté des principes, la rigueur des analyses, l'élégance du style, l'ironie et la verve ajoutent à l'intérêt de la réflexion le plaisir de la lecture.