Différences entre les versions de « Benjamin Constant:Principes de politique - Chapitre 6 »

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{{titre|[[Benjamin Constant:Principes de politique|Principes de politique]]|[[Benjamin Constant]]|Chapitre 6 : Des conditions de propriété}}
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Notre constitution n’a rien prononcé sur les conditions de propriété requises pour l’exercice des droits politiques, parce que ces droits, confiés à des colléges électoraux, sont par là même entre les mains des propriétaires. Mais si l’on substituait à ces colléges l’élection directe, des conditions de propriété deviendraient indispensables. Aucun peuple n’a considéré comme membres de l’état tous les individus résidant, de quelque manière que ce fût, sur son territoire. Il n’est pas ici question des distinctions qui, chez les anciens, séparaient les esclaves des hommes libres, et qui, chez les modernes, séparent les nobles des roturiers. La démocratie la plus absolue établit deux classes : dans l’une sont relégués les étrangers et ceux qui n’ont pas atteint l’âge prescrit par la loi pour exercer les droits de cité : l’autre est composée des hommes parvenus à cet âge, et nés dans le pays. Il existe donc un principe d’après lequel, entre des individus rassemblés sur un territoire, il en est qui sont membres de l’état, et il en est qui ne le sont pas. Ce principe est évidemment que, pour être membre d’une association, il faut avoir un certain degré de lumières, et un intérêt commun avec les autres membres de cette association. Les hommes, au-dessous de l’âge légal, ne sont pas censés posséder ce degré de lumières ; les étrangers ne sont pas censés se diriger par cet intérêt. La preuve en est, que les premiers, en arrivant à l’âge déterminé par la loi, deviennent membres de l’association politique, et que les seconds le deviennent par leur résidence, leurs propriétés ou leurs relations. L’on présume que ces choses donnent aux uns des lumières, aux autres l’intérêt requis. Mais ce principe a besoin d’une extension ultérieure. Dans nos sociétés actuelles, la naissance dans le pays, et la maturité de l’âge, ne suffisent point pour conférer aux hommes les qualités propres à l’exercice des droits de cité. Ceux que l’indigence retient dans une éternelle dépendance, et qu’elle condamne à des travaux journaliers, ne sont ni plus éclairés que des enfants, sur les affaires publiques, ni plus intéressés que des étrangers à une prospérité nationale, dont ils ne connaissent pas les éléments, et dont ils ne partagent qu’indirectement les avantages. Je ne veux faire aucun tort à la classe laborieuse. Cette classe n’a pas moins de patriotisme que les autres classes. Elle est prête souvent aux sacrifices les plus héroïques, et son dévouement est d’autant plus admirable, qu’il n’est récompensé ni par la fortune, ni par la gloire. Mais autre est, je le pense, le patriotisme qui donne le courage de mourir pour son pays, autre est celui qui rend capable de bien connaître ses intérêts. Il faut donc une condition de plus que la naissance et l’âge prescrit par la loi. Cette condition, c’est le loisir indispensable à l’acquisition des lumières, à la rectitude du jugement. La propriété seule assure ce loisir : la propriété seule rend les hommes capables de l’exercice des droits politiques. L’on peut dire que l’état actuel de la société, mêlant et confondant de mille manières les propriétaires et les non-propriétaires, donne à une partie des seconds les mêmes intérêts et les mêmes moyens qu’aux premiers ; que l’homme qui travaille n’a pas moins que l’homme qui possède, besoin de repos et de sécurité ; que les propriétaires ne sont de droit et de fait que les distributeurs des richesses communes entre tous les individus, et qu’il est de l’avantage de tous, que l’ordre et la paix favorisent le développement de toutes les facultés et de tous les moyens individuels. Ces raisonnements ont le vice de prouver trop. S’ils étaient concluants, il n’existerait plus aucun motif de refuser aux étrangers les droits de cité. Les relations commerciales de l’Europe font qu’il est de l’intérêt de la grande majorité européenne, que la tranquillité et le bonheur règnent dans tous les pays. Le bouleversement d’un empire, quel qu’il soit, est aussi funeste aux étrangers, qui, par leurs spéculations pécuniaires, ont lié leur fortune à cet empire, que ce bouleversement peut l’être à ses propres habitants, si l’on en excepte les propriétaires. Les faits le démontrent. Au milieu des guerres les plus cruelles, les négociants d’un pays font souvent des vœux, et quelquefois des efforts pour que la nation ennemie ne soit pas détruite. Néanmoins une considération si vague ne paraîtra pas suffisante pour élever les étrangers au rang de citoyens. Remarquez que le but nécessaire des non-propriétaires, est d’arriver à la propriété : tous les moyens que vous leur donnerez, ils les emploieront dans ce but. Si à la liberté de facultés et d’industrie que vous leur devez, vous joignez les droits politiques que vous ne leur devez pas, ces droits dans les mains du plus grand nombre, serviront infailliblement à envahir la propriété. Ils y marcheront par cette route irrégulière, au lieu de suivre la route naturelle, le travail : ce sera pour eux une source de corruption, pour l’état une source de désordres. Un écrivain célèbre a fort bien observé que, lorsque les non-propriétaires ont des droits politiques, de trois choses il en arrive une : ou ils ne reçoivent d’impulsion que d’eux-mêmes, et alors ils détruisent la société ; ou ils reçoivent celle de l’homme ou des hommes en pouvoir, et ils sont des instruments de tyrannie ; ou ils reçoivent celle des aspirants au pouvoir, et ils sont des instruments de faction. Il faut donc des conditions de propriété ; il en faut également pour les électeurs et pour les éligibles. Dans tous les pays qui ont des assemblées représentatives, il est indispensable que ces assemblées, quelle que soit d’ailleurs leur organisation ultérieure, soient composées de propriétaires. Un individu, par un mérite éclatant, peut captiver la foule : mais les corps ont besoin pour se concilier la confiance, d’avoir des intérêts évidemment conformes à leurs devoirs. Une nation présume toujours que des hommes réunis sont guidés par leurs intérêts. Elle se croit sûre que l’amour de l’ordre, de la justice et de la conservation aura la majorité parmi les propriétaires. Ils ne sont donc pas utiles seulement par les qualités qui leur sont propres ; ils le sont encore par les qualités qu’on leur attribue, par la prudence qu’on leur suppose et par les préventions favorables qu’ils inspirent. Placez au nombre des législateurs, des non-propriétaires, quelque bien intentionnés qu’ils soient, l’inquiétude des propriétaires entravera toutes leurs mesures. Les lois les plus sages seront soupçonnées, et par conséquent désobéies, tandis que l’organisation opposée aurait concilié l’assentiment populaire, même à un gouvernement défectueux à quelques égards. Durant notre révolution, les propriétaires ont, il est vrai, concouru avec les non-propriétaires à faire des lois absurdes et spoliatrices. C’est que les propriétaires avaient peur des non-propriétaires revêtus du pouvoir. Ils voulaient se faire pardonner leur propriété. La crainte de perdre ce qu’on a, rend pusillanime, et l’on imite alors la fureur de ceux qui veulent acquérir ce qu’ils n’ont pas. Les fautes ou les crimes des propriétaires furent une suite de l’influence des non-propriétaires. Mais quelles sont les conditions de propriété qu’il est équitable d’établir. Une propriété peut être tellement restreinte, que celui qui la possède ne soit propriétaire qu’en apparence. Quiconque n’a pas en revenu territorial, dit un écrivain, qui a parfaitement traité cette matière, la somme suffisante pour exister pendant l’année, sans être tenu de travailler pour autrui, n’est pas entièrement propriétaire. Il se retrouve, quant à la portion de propriété qui lui manque, dans la classe des salariés. Les propriétaires sont maîtres de son existence, car ils peuvent lui refuser le travail. Celui qui possède le revenu nécessaire pour exister indépendamment de toute volonté étrangère, peut donc seul exercer les droits de cité. Une condition de propriété inférieure est illusoire ; une condition de propriété plus élevée est injuste. Je pense néanmoins qu’on doit reconnaître pour propriétaire celui qui tient à long bail une ferme d’un revenu suffisant. Dans l’état actuel des propriétés en France, le fermier qui ne peut être expulsé, est plus réellement propriétaire que le citadin qui ne l’est qu’en apparence d’un bien qu’il afferme. Il est donc juste d’accorder à l’un les mêmes droits qu’à l’autre. Si l’on objecte qu’à la fin du bail le fermier perd sa qualité de propriétaire, je répondrai que par mille accidents, chaque propriétaire peut, d’un jour à l’autre, perdre sa propriété. L’on remarquera que je ne parle que de la propriété foncière, et l’on observera peut-être qu’il existe plusieurs classes de propriété, et que celle du sol ne forme qu’une de ces classes. La constitution même reconnaît ce principe, puisqu’elle accorde des représentants, non-seulement au territoire, mais à l’industrie. J’avoue que, si le résultat de cette disposition eût été de mettre de pair la propriété foncière et la propriété industrielle, je n’aurais pas hésité à la blâmer. La propriété industrielle manque de plusieurs des avantages de la propriété foncière, et ces avantages sont précisément ceux dont se compose l’esprit préservateur nécessaire aux associations politiques. La propriété foncière influe sur le caractère et la destinée de l’homme, par la nature même des soins qu’elle exige. Le cultivateur se livre à des occupations constantes et progressives. Il contracte ainsi la régularité dans ses habitudes. Le hasard qui, en morale est une grande source de désordre, n’est jamais de rien dans la vie de l’agriculteur. Toute interruption lui est nuisible : toute imprudence lui est une perte assurée. Ses succès sont lents : il ne peut les hâter ni les accroître par d’heureuses témérités. Il est dans la dépendance de la nature et dans l’indépendance des hommes. Toutes ces choses lui donnent une disposition calme, un sentiment de sécurité, un esprit d’ordre qui l’attachent à la vocation à laquelle il doit son repos autant que sa subsistance. La propriété industrielle n’influe sur l’homme que par le gain positif qu’elle lui procure ou lui promet ; elle met dans sa vie moins de régularité ; elle est plus factice et moins immuable que la propriété foncière. Les opérations dont elle se compose consistent souvent en transactions fortuites ; ses succès sont plus rapides, mais le hasard y entre pour beaucoup. Elle n’a pas pour élément nécessaire cette progression lente et sûre qui crée l’habitude et bientôt le besoin de l’uniformité. Elle ne rend pas l’homme indépendant des autres hommes : elle le place au contraire dans leur dépendance. La vanité, ce germe fécond d’agitations politiques, est fréquemment blessée dans le propriétaire industriel : elle ne l’est presque jamais dans l’agriculteur. Ce dernier calcule en paix l’ordre des saisons, la nature du sol, le caractère du climat. L’autre calcule les fantaisies, l’orgueil, le luxe des riches. Une ferme est une patrie en diminutif. L’on y naît, l’on y est élevé, l’on y grandit avec les arbres qui l’entourent. Dans la propriété industrielle, rien ne parle à l’imagination, rien aux souvenirs, rien à la partie morale de l’homme. On dit le champ de mes ancêtres, la cabane de mes pères. On n’a jamais dit la boutique ou l’atelier de mes pères. Les améliorations à la propriété territoriale ne peuvent se séparer du sol qui les reçoit, et dont elles deviennent partie. La propriété industrielle n’est pas susceptible d’amélioration, mais d’accroissement, et cet accroissement peut se transporter à volonté. Sous le rapport des facultés intellectuelles, l’agriculture a sur l’artisan une grande supériorité. L’agriculture exige une suite d’observations, d’expériences qui forment et développent le jugement : de là dans les paysans ce sens juste et droit qui nous étonne. Les professions industrielles se bornent souvent, par la division du travail, à des opérations mécaniques. La propriété foncière enchaîne l’homme au pays qu’il habite, entoure les déplacements d’obstacles, crée le patriotisme par l’intérêt. L’industrie rend tous les pays à peu près égaux, facilite les déplacements, sépare l’intérêt d’avec le patriotisme. Cet avantage de la propriété foncière, ce désavantage de la propriété industrielle sous le rapport politique, augmentent en raison de ce que la valeur de la propriété diminue. Un artisan ne perd presque rien à se déplacer. Un petit propriétaire foncier se ruine en s’expatriant. Or, c’est surtout par les classes inférieures des propriétaires, qu’il faut juger les effets des différentes espèces de propriété, puisque ces classes forment le grand nombre. Indépendamment de cette prééminence morale de la propriété foncière, elle est favorable à l’ordre public, par la situation même dans laquelle elle place ses possesseurs. Les artisans entassés dans les villes sont à la merci des factieux : les agriculteurs dispersés dans les campagnes sont presque impossibles à réunir, et par conséquent à soulever. Ces vérités ont été senties par Aristote. Il a fait ressortir, avec beaucoup de force, les caractères distinctifs des classes agricoles et des classes mercantiles, et il a décidé en faveur des premières. Sans doute la propriété industrielle a de grands avantages. L’industrie et le commerce ont créé pour la liberté un nouveau moyen de défense, le crédit. La propriété foncière garantit la stabilité des institutions ; la propriété industrielle assure l’indépendance des individus. Ainsi le refus des droits politiques à ces commerçants, dont l’activité et l’opulence doublent la prospérité du pays qu’ils habitent, serait une injustice, et de plus une imprudence, car ce serait mettre la richesse en opposition avec le pouvoir. Mais si l’on réfléchit, l’on apercevra facilement que l’exclusion n’atteint point ceux des propriétaires industriels qu’il serait fâcheux d’exclure : ils sont presque tous en même temps propriétaires fonciers. Quant à ceux qui n’ont de propriété que leur industrie, voués qu’ils sont par une nécessité qu’aucune institution ne vaincra jamais, à des occupations mécaniques, ils sont privés de tout moyen de s’instruire, et peuvent, avec les intentions les plus pures, faire porter à l’état la peine de leurs inévitables erreurs. Ces hommes, il faut les respecter, les protéger, les garantir de toute vexation de la part du riche, écarter toutes les entraves qui pèsent sur leurs travaux, aplanir, autant qu’il est possible, leur laborieuse carrière, mais non les transporter dans une sphère nouvelle, où leur destinée ne les appelle pas, où leur concours est inutile, où leurs passions seraient menaçantes et leur ignorance dangereuse. Notre constitution néanmoins a voulu pousser à l’excès sa sollicitude pour l’industrie. Elle a créé pour elle une représentation spéciale : mais elle a sagement borné le nombre des représentants de cette classe au vingt-septième environ de la représentation générale. Quelques publicistes ont cru reconnaître qu’il y avait une troisième espèce de propriété. Ils l’ont nommée intellectuelle, et ils ont défendu leur opinion d’une façon assez ingénieuse. Un homme distingué dans une profession libérale, ont-ils dit, un jurisconsulte, par exemple, n’est pas attaché moins fortement au pays qu’il habite que le propriétaire territorial. Il est plus facile à ce dernier d’aliéner son patrimoine qu’il ne le serait au premier de déplacer sa réputation. Sa fortune est dans la confiance qu’il inspire. Cette confiance tient à plusieurs années de travail, d’intelligence, d’habileté, aux services qu’il a rendus, à l’habitude qu’on a contractée de recourir à lui dans des circonstances difficiles, aux connaissances locales que sa longue expérience a rassemblées. L’expatriation le priverait de ces avantages. Il serait ruiné par cela seul qu’il se présenterait inconnu sur une terre étrangère. Mais cette propriété qu’on nomme intellectuelle, ne réside que dans l’opinion. S’il est permis à tous de se l’attribuer, tous la réclameront sans doute, car les droits politiques deviendront non-seulement une prérogative sociale, mais une attestation de talent, et se les refuser, serait un acte rare de désintéressement à la fois et de modestie. Si c’est l’opinion des autres qui doit conférer cette propriété intellectuelle, l’opinion des autres ne se manifeste que par le succès et par la fortune qui en est le résultat nécessaire. Alors la propriété sera naturellement le partage des hommes distingués dans tous les genres. Mais il y a des considérations d’une plus haute importance à faire valoir. Les professions libérales demandent plus que toutes les autres peut-être, pour que leur influence ne soit pas funeste dans les discussions politiques, d’être réunies à la propriété. Ces professions, si recommandables à tant de titres, ne comptent pas toujours au nombre de leurs avantages celui de mettre dans les idées cette justesse pratique nécessaire pour prononcer sur les intérêts positifs des hommes. L’on a vu, dans notre révolution, des littérateurs, des mathématiciens, des chimistes, se livrer aux opinions les plus exagérées, non que sous d’autres rapports ils ne fussent éclairés ou estimables ; mais ils avaient vécu loin des hommes ; les uns s’étaient accoutumés à s’abandonner à leur imagination ; les autres à ne tenir compte que de l’évidence rigoureuse ; les troisièmes à voir la nature, dans la reproduction des êtres, faire l’avance de la destruction. Ils étaient arrivés par des chemins dissemblables au même résultat, celui de dédaigner les considérations tirées des faits, de mépriser le monde réel et sensible, et de raisonner sur l’état social en enthousiastes, sur les passions en géomètres, sur les douleurs humaines en physiciens. Si ces erreurs ont été le partage d’hommes supérieurs, quels ne seront pas les égarements des candidats subalternes, des prétendants malheureux ? Combien n’est-il pas urgent de mettre un frein aux amours-propres blessés, aux vanités aigries, à toutes ces causes d’amertume, d’agitation, de mécontentement contre une société dans laquelle on se trouve déplacé, de haine contre des hommes qui paraissent d’injustes appréciateurs ! Tous les travaux intellectuels sont honorables sans doute : tous doivent être respectés. Notre premier attribut, notre faculté distinctive, c’est la pensée. Quiconque en fait usage, a droit à notre estime, même indépendamment du succès. Quiconque l’outrage ou la repousse, abdique le nom d’homme et se place en dehors de l’espèce humaine. Cependant chaque science donne à l’esprit de celui qui la cultive, une direction exclusive qui devient dangereuse dans les affaires politiques, à moins qu’elle ne soit contre-balancée. Or, le contre-poids ne peut se trouver que dans la propriété. Elle seule établit entre les hommes des liens uniformes. Elle les met en garde contre le sacrifice imprudent du bonheur et de la tranquillité des autres, en enveloppant dans ce sacrifice leur propre bien-être, et en les obligeant à calculer pour eux mêmes. Elle les fait descendre du haut des théories chimériques et des exagérations inapplicables, en établissant entre eux et le reste des membres de l’association, des relations nombreuses et des intérêts communs. Et qu’on ne croie pas cette précaution utile seulement pour le maintien de l’ordre ; elle ne l’est pas moins pour celui de la liberté. Par une réunion bizarre, les sciences qui, dans les agitations politiques, disposent quelquefois les hommes à des idées de liberté impossibles, les rendent d’autres fois indifférents et serviles sous le despotisme. Les savants proprement dits sont rarement froissés par le pouvoir même injuste. Il ne hait que la pensée. Il aime assez les sciences comme moyens pour les gouvernants, et les beaux-arts comme distractions pour les gouvernés. Ainsi la carrière que suivent les hommes dont les études n’ont aucun rapport avec les intérêts actifs de la vie, les garantissant des vexations d’une autorité qui ne voit jamais en eux des rivaux, ils s’indignent souvent trop peu des abus de pouvoir qui ne pèsent que sur d’autres classes.
Notre constitution n’a rien prononcé sur les conditions de propriété requises pour l’exercice des droits politiques, parce que ces droits, confiés à des colléges électoraux, sont par là même entre les mains des propriétaires. Mais si l’on substituait à ces colléges l’élection directe, des conditions de propriété deviendraient indispensables. Aucun peuple n’a considéré comme membres de l’état tous les individus résidant, de quelque manière que ce fût, sur son territoire. Il n’est pas ici question des distinctions qui, chez les anciens, séparaient les esclaves des hommes libres, et qui, chez les modernes, séparent les nobles des roturiers. La démocratie la plus absolue établit deux classes : dans l’une sont relégués les étrangers et ceux qui n’ont pas atteint l’âge prescrit par la loi pour exercer les droits de cité : l’autre est composée des hommes parvenus à cet âge, et nés dans le pays. Il existe donc un principe d’après lequel, entre des individus rassemblés sur un territoire, il en est qui sont membres de l’état, et il en est qui ne le sont pas. Ce principe est évidemment que, pour être membre d’une association, il faut avoir un certain degré de lumières, et un intérêt commun avec les autres membres de cette association. Les hommes, au-dessous de l’âge légal, ne sont pas censés posséder ce degré de lumières ; les étrangers ne sont pas censés se diriger par cet intérêt. La preuve en est, que les premiers, en arrivant à l’âge déterminé par la loi, deviennent membres de l’association politique, et que les seconds le deviennent par leur résidence, leurs propriétés ou leurs relations. L’on présume que ces choses donnent aux uns des lumières, aux autres l’intérêt requis. Mais ce principe a besoin d’une extension ultérieure. Dans nos sociétés actuelles, la naissance dans le pays, et la maturité de l’âge, ne suffisent point pour conférer aux hommes les qualités propres à l’exercice des droits de cité. Ceux que l’indigence retient dans une éternelle dépendance, et qu’elle condamne à des travaux journaliers, ne sont ni plus éclairés que des enfants, sur les affaires publiques, ni plus intéressés que des étrangers à une prospérité nationale, dont ils ne connaissent pas les éléments, et dont ils ne partagent qu’indirectement les avantages. Je ne veux faire aucun tort à la classe laborieuse. Cette classe n’a pas moins de patriotisme que les autres classes. Elle est prête souvent aux sacrifices les plus héroïques, et son dévouement est d’autant plus admirable, qu’il n’est récompensé ni par la fortune, ni par la gloire. Mais autre est, je le pense, le patriotisme qui donne le courage de mourir pour son pays, autre est celui qui rend capable de bien connaître ses intérêts. Il faut donc une condition de plus que la naissance et l’âge prescrit par la loi. Cette condition, c’est le loisir indispensable à l’acquisition des lumières, à la rectitude du jugement. La propriété seule assure ce loisir : la propriété seule rend les hommes capables de l’exercice des droits politiques. L’on peut dire que l’état actuel de la société, mêlant et confondant de mille manières les propriétaires et les non-propriétaires, donne à une partie des seconds les mêmes intérêts et les mêmes moyens qu’aux premiers ; que l’homme qui travaille n’a pas moins que l’homme qui possède, besoin de repos et de sécurité ; que les propriétaires ne sont de droit et de fait que les distributeurs des richesses communes entre tous les individus, et qu’il est de l’avantage de tous, que l’ordre et la paix favorisent le développement de toutes les facultés et de tous les moyens individuels. Ces raisonnements ont le vice de prouver trop. S’ils étaient concluants, il n’existerait plus aucun motif de refuser aux étrangers les droits de cité. Les relations commerciales de l’Europe font qu’il est de l’intérêt de la grande majorité européenne, que la tranquillité et le bonheur règnent dans tous les pays. Le bouleversement d’un empire, quel qu’il soit, est aussi funeste aux étrangers, qui, par leurs spéculations pécuniaires, ont lié leur fortune à cet empire, que ce bouleversement peut l’être à ses propres habitants, si l’on en excepte les propriétaires. Les faits le démontrent. Au milieu des guerres les plus cruelles, les négociants d’un pays font souvent des vœux, et quelquefois des efforts pour que la nation ennemie ne soit pas détruite. Néanmoins une considération si vague ne paraîtra pas suffisante pour élever les étrangers au rang de citoyens. Remarquez que le but nécessaire des non-propriétaires, est d’arriver à la propriété : tous les moyens que vous leur donnerez, ils les emploieront dans ce but. Si à la liberté de facultés et d’industrie que vous leur devez, vous joignez les droits politiques que vous ne leur devez pas, ces droits dans les mains du plus grand nombre, serviront infailliblement à envahir la propriété. Ils y marcheront par cette route irrégulière, au lieu de suivre la route naturelle, le travail : ce sera pour eux une source de corruption, pour l’état une source de désordres. Un écrivain célèbre a fort bien observé que, lorsque les non-propriétaires ont des droits politiques, de trois choses il en arrive une : ou ils ne reçoivent d’impulsion que d’eux-mêmes, et alors ils détruisent la société ; ou ils reçoivent celle de l’homme ou des hommes en pouvoir, et ils sont des instruments de tyrannie ; ou ils reçoivent celle des aspirants au pouvoir, et ils sont des instruments de faction. Il faut donc des conditions de propriété ; il en faut également pour les électeurs et pour les éligibles. Dans tous les pays qui ont des assemblées représentatives, il est indispensable que ces assemblées, quelle que soit d’ailleurs leur organisation ultérieure, soient composées de propriétaires. Un individu, par un mérite éclatant, peut captiver la foule : mais les corps ont besoin pour se concilier la confiance, d’avoir des intérêts évidemment conformes à leurs devoirs. Une nation présume toujours que des hommes réunis sont guidés par leurs intérêts. Elle se croit sûre que l’amour de l’ordre, de la justice et de la conservation aura la majorité parmi les propriétaires. Ils ne sont donc pas utiles seulement par les qualités qui leur sont propres ; ils le sont encore par les qualités qu’on leur attribue, par la prudence qu’on leur suppose et par les préventions favorables qu’ils inspirent. Placez au nombre des législateurs, des non-propriétaires, quelque bien intentionnés qu’ils soient, l’inquiétude des propriétaires entravera toutes leurs mesures. Les lois les plus sages seront soupçonnées, et par conséquent désobéies, tandis que l’organisation opposée aurait concilié l’assentiment populaire, même à un gouvernement défectueux à quelques égards. Durant notre révolution, les propriétaires ont, il est vrai, concouru avec les non-propriétaires à faire des lois absurdes et spoliatrices. C’est que les propriétaires avaient peur des non-propriétaires revêtus du pouvoir. Ils voulaient se faire pardonner leur propriété. La crainte de perdre ce qu’on a, rend pusillanime, et l’on imite alors la fureur de ceux qui veulent acquérir ce qu’ils n’ont pas. Les fautes ou les crimes des propriétaires furent une suite de l’influence des non-propriétaires. Mais quelles sont les conditions de propriété qu’il est équitable d’établir. Une propriété peut être tellement restreinte, que celui qui la possède ne soit propriétaire qu’en apparence. Quiconque n’a pas en revenu territorial, dit un écrivain, qui a parfaitement traité cette matière, la somme suffisante pour exister pendant l’année, sans être tenu de travailler pour autrui, n’est pas entièrement propriétaire. Il se retrouve, quant à la portion de propriété qui lui manque, dans la classe des salariés. Les propriétaires sont maîtres de son existence, car ils peuvent lui refuser le travail. Celui qui possède le revenu nécessaire pour exister indépendamment de toute volonté étrangère, peut donc seul exercer les droits de cité. Une condition de propriété inférieure est illusoire ; une condition de propriété plus élevée est injuste. Je pense néanmoins qu’on doit reconnaître pour propriétaire celui qui tient à long bail une ferme d’un revenu suffisant. Dans l’état actuel des propriétés en France, le fermier qui ne peut être expulsé, est plus réellement propriétaire que le citadin qui ne l’est qu’en apparence d’un bien qu’il afferme. Il est donc juste d’accorder à l’un les mêmes droits qu’à l’autre. Si l’on objecte qu’à la fin du bail le fermier perd sa qualité de propriétaire, je répondrai que par mille accidents, chaque propriétaire peut, d’un jour à l’autre, perdre sa propriété. L’on remarquera que je ne parle que de la propriété foncière, et l’on observera peut-être qu’il existe plusieurs classes de propriété, et que celle du sol ne forme qu’une de ces classes. La constitution même reconnaît ce principe, puisqu’elle accorde des représentants, non-seulement au territoire, mais à l’industrie. J’avoue que, si le résultat de cette disposition eût été de mettre de pair la propriété foncière et la propriété industrielle, je n’aurais pas hésité à la blâmer. La propriété industrielle manque de plusieurs des avantages de la propriété foncière, et ces avantages sont précisément ceux dont se compose l’esprit préservateur nécessaire aux associations politiques. La propriété foncière influe sur le caractère et la destinée de l’homme, par la nature même des soins qu’elle exige. Le cultivateur se livre à des occupations constantes et progressives. Il contracte ainsi la régularité dans ses habitudes. Le hasard qui, en morale est une grande source de désordre, n’est jamais de rien dans la vie de l’agriculteur. Toute interruption lui est nuisible : toute imprudence lui est une perte assurée. Ses succès sont lents : il ne peut les hâter ni les accroître par d’heureuses témérités. Il est dans la dépendance de la nature et dans l’indépendance des hommes. Toutes ces choses lui donnent une disposition calme, un sentiment de sécurité, un esprit d’ordre qui l’attachent à la vocation à laquelle il doit son repos autant que sa subsistance. La propriété industrielle n’influe sur l’homme que par le gain positif qu’elle lui procure ou lui promet ; elle met dans sa vie moins de régularité ; elle est plus factice et moins immuable que la propriété foncière. Les opérations dont elle se compose consistent souvent en transactions fortuites ; ses succès sont plus rapides, mais le hasard y entre pour beaucoup. Elle n’a pas pour élément nécessaire cette progression lente et sûre qui crée l’habitude et bientôt le besoin de l’uniformité. Elle ne rend pas l’homme indépendant des autres hommes : elle le place au contraire dans leur dépendance. La vanité, ce germe fécond d’agitations politiques, est fréquemment blessée dans le propriétaire industriel : elle ne l’est presque jamais dans l’agriculteur. Ce dernier calcule en paix l’ordre des saisons, la nature du sol, le caractère du climat. L’autre calcule les fantaisies, l’orgueil, le luxe des riches. Une ferme est une patrie en diminutif. L’on y naît, l’on y est élevé, l’on y grandit avec les arbres qui l’entourent. Dans la propriété industrielle, rien ne parle à l’imagination, rien aux souvenirs, rien à la partie morale de l’homme. On dit le champ de mes ancêtres, la cabane de mes pères. On n’a jamais dit la boutique ou l’atelier de mes pères. Les améliorations à la propriété territoriale ne peuvent se séparer du sol qui les reçoit, et dont elles deviennent partie. La propriété industrielle n’est pas susceptible d’amélioration, mais d’accroissement, et cet accroissement peut se transporter à volonté. Sous le rapport des facultés intellectuelles, l’agriculture a sur l’artisan une grande supériorité. L’agriculture exige une suite d’observations, d’expériences qui forment et développent le jugement : de là dans les paysans ce sens juste et droit qui nous étonne. Les professions industrielles se bornent souvent, par la division du travail, à des opérations mécaniques. La propriété foncière enchaîne l’homme au pays qu’il habite, entoure les déplacements d’obstacles, crée le patriotisme par l’intérêt. L’industrie rend tous les pays à peu près égaux, facilite les déplacements, sépare l’intérêt d’avec le patriotisme. Cet avantage de la propriété foncière, ce désavantage de la propriété industrielle sous le rapport politique, augmentent en raison de ce que la valeur de la propriété diminue. Un artisan ne perd presque rien à se déplacer. Un petit propriétaire foncier se ruine en s’expatriant. Or, c’est surtout par les classes inférieures des propriétaires, qu’il faut juger les effets des différentes espèces de propriété, puisque ces classes forment le grand nombre. Indépendamment de cette prééminence morale de la propriété foncière, elle est favorable à l’ordre public, par la situation même dans laquelle elle place ses possesseurs. Les artisans entassés dans les villes sont à la merci des factieux : les agriculteurs dispersés dans les campagnes sont presque impossibles à réunir, et par conséquent à soulever. Ces vérités ont été senties par Aristote. Il a fait ressortir, avec beaucoup de force, les caractères distinctifs des classes agricoles et des classes mercantiles, et il a décidé en faveur des premières. Sans doute la propriété industrielle a de grands avantages. L’industrie et le commerce ont créé pour la liberté un nouveau moyen de défense, le crédit. La propriété foncière garantit la stabilité des institutions ; la propriété industrielle assure l’indépendance des individus. Ainsi le refus des droits politiques à ces commerçants, dont l’activité et l’opulence doublent la prospérité du pays qu’ils habitent, serait une injustice, et de plus une imprudence, car ce serait mettre la richesse en opposition avec le pouvoir. Mais si l’on réfléchit, l’on apercevra facilement que l’exclusion n’atteint point ceux des propriétaires industriels qu’il serait fâcheux d’exclure : ils sont presque tous en même temps propriétaires fonciers. Quant à ceux qui n’ont de propriété que leur industrie, voués qu’ils sont par une nécessité qu’aucune institution ne vaincra jamais, à des occupations mécaniques, ils sont privés de tout moyen de s’instruire, et peuvent, avec les intentions les plus pures, faire porter à l’état la peine de leurs inévitables erreurs. Ces hommes, il faut les respecter, les protéger, les garantir de toute vexation de la part du riche, écarter toutes les entraves qui pèsent sur leurs travaux, aplanir, autant qu’il est possible, leur laborieuse carrière, mais non les transporter dans une sphère nouvelle, où leur destinée ne les appelle pas, où leur concours est inutile, où leurs passions seraient menaçantes et leur ignorance dangereuse. Notre constitution néanmoins a voulu pousser à l’excès sa sollicitude pour l’industrie. Elle a créé pour elle une représentation spéciale : mais elle a sagement borné le nombre des représentants de cette classe au vingt-septième environ de la représentation générale. Quelques publicistes ont cru reconnaître qu’il y avait une troisième espèce de propriété. Ils l’ont nommée intellectuelle, et ils ont défendu leur opinion d’une façon assez ingénieuse. Un homme distingué dans une profession libérale, ont-ils dit, un jurisconsulte, par exemple, n’est pas attaché moins fortement au pays qu’il habite que le propriétaire territorial. Il est plus facile à ce dernier d’aliéner son patrimoine qu’il ne le serait au premier de déplacer sa réputation. Sa fortune est dans la confiance qu’il inspire. Cette confiance tient à plusieurs années de travail, d’intelligence, d’habileté, aux services qu’il a rendus, à l’habitude qu’on a contractée de recourir à lui dans des circonstances difficiles, aux connaissances locales que sa longue expérience a rassemblées. L’expatriation le priverait de ces avantages. Il serait ruiné par cela seul qu’il se présenterait inconnu sur une terre étrangère. Mais cette propriété qu’on nomme intellectuelle, ne réside que dans l’opinion. S’il est permis à tous de se l’attribuer, tous la réclameront sans doute, car les droits politiques deviendront non-seulement une prérogative sociale, mais une attestation de talent, et se les refuser, serait un acte rare de désintéressement à la fois et de modestie. Si c’est l’opinion des autres qui doit conférer cette propriété intellectuelle, l’opinion des autres ne se manifeste que par le succès et par la fortune qui en est le résultat nécessaire. Alors la propriété sera naturellement le partage des hommes distingués dans tous les genres. Mais il y a des considérations d’une plus haute importance à faire valoir. Les professions libérales demandent plus que toutes les autres peut-être, pour que leur influence ne soit pas funeste dans les discussions politiques, d’être réunies à la propriété. Ces professions, si recommandables à tant de titres, ne comptent pas toujours au nombre de leurs avantages celui de mettre dans les idées cette justesse pratique nécessaire pour prononcer sur les intérêts positifs des hommes. L’on a vu, dans notre révolution, des littérateurs, des mathématiciens, des chimistes, se livrer aux opinions les plus exagérées, non que sous d’autres rapports ils ne fussent éclairés ou estimables ; mais ils avaient vécu loin des hommes ; les uns s’étaient accoutumés à s’abandonner à leur imagination ; les autres à ne tenir compte que de l’évidence rigoureuse ; les troisièmes à voir la nature, dans la reproduction des êtres, faire l’avance de la destruction. Ils étaient arrivés par des chemins dissemblables au même résultat, celui de dédaigner les considérations tirées des faits, de mépriser le monde réel et sensible, et de raisonner sur l’état social en enthousiastes, sur les passions en géomètres, sur les douleurs humaines en physiciens. Si ces erreurs ont été le partage d’hommes supérieurs, quels ne seront pas les égarements des candidats subalternes, des prétendants malheureux ? Combien n’est-il pas urgent de mettre un frein aux amours-propres blessés, aux vanités aigries, à toutes ces causes d’amertume, d’agitation, de mécontentement contre une société dans laquelle on se trouve déplacé, de haine contre des hommes qui paraissent d’injustes appréciateurs ! Tous les travaux intellectuels sont honorables sans doute : tous doivent être respectés. Notre premier attribut, notre faculté distinctive, c’est la pensée. Quiconque en fait usage, a droit à notre estime, même indépendamment du succès. Quiconque l’outrage ou la repousse, abdique le nom d’homme et se place en dehors de l’espèce humaine. Cependant chaque science donne à l’esprit de celui qui la cultive, une direction exclusive qui devient dangereuse dans les affaires politiques, à moins qu’elle ne soit contre-balancée. Or, le contre-poids ne peut se trouver que dans la propriété. Elle seule établit entre les hommes des liens uniformes. Elle les met en garde contre le sacrifice imprudent du bonheur et de la tranquillité des autres, en enveloppant dans ce sacrifice leur propre bien-être, et en les obligeant à calculer pour eux mêmes. Elle les fait descendre du haut des théories chimériques et des exagérations inapplicables, en établissant entre eux et le reste des membres de l’association, des relations nombreuses et des intérêts communs. Et qu’on ne croie pas cette précaution utile seulement pour le maintien de l’ordre ; elle ne l’est pas moins pour celui de la liberté. Par une réunion bizarre, les sciences qui, dans les agitations politiques, disposent quelquefois les hommes à des idées de liberté impossibles, les rendent d’autres fois indifférents et serviles sous le despotisme. Les savants proprement dits sont rarement froissés par le pouvoir même injuste. Il ne hait que la pensée. Il aime assez les sciences comme moyens pour les gouvernants, et les beaux-arts comme distractions pour les gouvernés. Ainsi la carrière que suivent les hommes dont les études n’ont aucun rapport avec les intérêts actifs de la vie, les garantissant des vexations d’une autorité qui ne voit jamais en eux des rivaux, ils s’indignent souvent trop peu des abus de pouvoir qui ne pèsent que sur d’autres classes.

Version actuelle datée du 20 mars 2008 à 23:22

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Benjamin Constant:Principes de politique - Chapitre 6


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Chapitre 6 : Des conditions de propriété

Notre constitution n’a rien prononcé sur les conditions de propriété requises pour l’exercice des droits politiques, parce que ces droits, confiés à des colléges électoraux, sont par là même entre les mains des propriétaires. Mais si l’on substituait à ces colléges l’élection directe, des conditions de propriété deviendraient indispensables. Aucun peuple n’a considéré comme membres de l’état tous les individus résidant, de quelque manière que ce fût, sur son territoire. Il n’est pas ici question des distinctions qui, chez les anciens, séparaient les esclaves des hommes libres, et qui, chez les modernes, séparent les nobles des roturiers. La démocratie la plus absolue établit deux classes : dans l’une sont relégués les étrangers et ceux qui n’ont pas atteint l’âge prescrit par la loi pour exercer les droits de cité : l’autre est composée des hommes parvenus à cet âge, et nés dans le pays. Il existe donc un principe d’après lequel, entre des individus rassemblés sur un territoire, il en est qui sont membres de l’état, et il en est qui ne le sont pas. Ce principe est évidemment que, pour être membre d’une association, il faut avoir un certain degré de lumières, et un intérêt commun avec les autres membres de cette association. Les hommes, au-dessous de l’âge légal, ne sont pas censés posséder ce degré de lumières ; les étrangers ne sont pas censés se diriger par cet intérêt. La preuve en est, que les premiers, en arrivant à l’âge déterminé par la loi, deviennent membres de l’association politique, et que les seconds le deviennent par leur résidence, leurs propriétés ou leurs relations. L’on présume que ces choses donnent aux uns des lumières, aux autres l’intérêt requis. Mais ce principe a besoin d’une extension ultérieure. Dans nos sociétés actuelles, la naissance dans le pays, et la maturité de l’âge, ne suffisent point pour conférer aux hommes les qualités propres à l’exercice des droits de cité. Ceux que l’indigence retient dans une éternelle dépendance, et qu’elle condamne à des travaux journaliers, ne sont ni plus éclairés que des enfants, sur les affaires publiques, ni plus intéressés que des étrangers à une prospérité nationale, dont ils ne connaissent pas les éléments, et dont ils ne partagent qu’indirectement les avantages. Je ne veux faire aucun tort à la classe laborieuse. Cette classe n’a pas moins de patriotisme que les autres classes. Elle est prête souvent aux sacrifices les plus héroïques, et son dévouement est d’autant plus admirable, qu’il n’est récompensé ni par la fortune, ni par la gloire. Mais autre est, je le pense, le patriotisme qui donne le courage de mourir pour son pays, autre est celui qui rend capable de bien connaître ses intérêts. Il faut donc une condition de plus que la naissance et l’âge prescrit par la loi. Cette condition, c’est le loisir indispensable à l’acquisition des lumières, à la rectitude du jugement. La propriété seule assure ce loisir : la propriété seule rend les hommes capables de l’exercice des droits politiques. L’on peut dire que l’état actuel de la société, mêlant et confondant de mille manières les propriétaires et les non-propriétaires, donne à une partie des seconds les mêmes intérêts et les mêmes moyens qu’aux premiers ; que l’homme qui travaille n’a pas moins que l’homme qui possède, besoin de repos et de sécurité ; que les propriétaires ne sont de droit et de fait que les distributeurs des richesses communes entre tous les individus, et qu’il est de l’avantage de tous, que l’ordre et la paix favorisent le développement de toutes les facultés et de tous les moyens individuels. Ces raisonnements ont le vice de prouver trop. S’ils étaient concluants, il n’existerait plus aucun motif de refuser aux étrangers les droits de cité. Les relations commerciales de l’Europe font qu’il est de l’intérêt de la grande majorité européenne, que la tranquillité et le bonheur règnent dans tous les pays. Le bouleversement d’un empire, quel qu’il soit, est aussi funeste aux étrangers, qui, par leurs spéculations pécuniaires, ont lié leur fortune à cet empire, que ce bouleversement peut l’être à ses propres habitants, si l’on en excepte les propriétaires. Les faits le démontrent. Au milieu des guerres les plus cruelles, les négociants d’un pays font souvent des vœux, et quelquefois des efforts pour que la nation ennemie ne soit pas détruite. Néanmoins une considération si vague ne paraîtra pas suffisante pour élever les étrangers au rang de citoyens. Remarquez que le but nécessaire des non-propriétaires, est d’arriver à la propriété : tous les moyens que vous leur donnerez, ils les emploieront dans ce but. Si à la liberté de facultés et d’industrie que vous leur devez, vous joignez les droits politiques que vous ne leur devez pas, ces droits dans les mains du plus grand nombre, serviront infailliblement à envahir la propriété. Ils y marcheront par cette route irrégulière, au lieu de suivre la route naturelle, le travail : ce sera pour eux une source de corruption, pour l’état une source de désordres. Un écrivain célèbre a fort bien observé que, lorsque les non-propriétaires ont des droits politiques, de trois choses il en arrive une : ou ils ne reçoivent d’impulsion que d’eux-mêmes, et alors ils détruisent la société ; ou ils reçoivent celle de l’homme ou des hommes en pouvoir, et ils sont des instruments de tyrannie ; ou ils reçoivent celle des aspirants au pouvoir, et ils sont des instruments de faction. Il faut donc des conditions de propriété ; il en faut également pour les électeurs et pour les éligibles. Dans tous les pays qui ont des assemblées représentatives, il est indispensable que ces assemblées, quelle que soit d’ailleurs leur organisation ultérieure, soient composées de propriétaires. Un individu, par un mérite éclatant, peut captiver la foule : mais les corps ont besoin pour se concilier la confiance, d’avoir des intérêts évidemment conformes à leurs devoirs. Une nation présume toujours que des hommes réunis sont guidés par leurs intérêts. Elle se croit sûre que l’amour de l’ordre, de la justice et de la conservation aura la majorité parmi les propriétaires. Ils ne sont donc pas utiles seulement par les qualités qui leur sont propres ; ils le sont encore par les qualités qu’on leur attribue, par la prudence qu’on leur suppose et par les préventions favorables qu’ils inspirent. Placez au nombre des législateurs, des non-propriétaires, quelque bien intentionnés qu’ils soient, l’inquiétude des propriétaires entravera toutes leurs mesures. Les lois les plus sages seront soupçonnées, et par conséquent désobéies, tandis que l’organisation opposée aurait concilié l’assentiment populaire, même à un gouvernement défectueux à quelques égards. Durant notre révolution, les propriétaires ont, il est vrai, concouru avec les non-propriétaires à faire des lois absurdes et spoliatrices. C’est que les propriétaires avaient peur des non-propriétaires revêtus du pouvoir. Ils voulaient se faire pardonner leur propriété. La crainte de perdre ce qu’on a, rend pusillanime, et l’on imite alors la fureur de ceux qui veulent acquérir ce qu’ils n’ont pas. Les fautes ou les crimes des propriétaires furent une suite de l’influence des non-propriétaires. Mais quelles sont les conditions de propriété qu’il est équitable d’établir. Une propriété peut être tellement restreinte, que celui qui la possède ne soit propriétaire qu’en apparence. Quiconque n’a pas en revenu territorial, dit un écrivain, qui a parfaitement traité cette matière, la somme suffisante pour exister pendant l’année, sans être tenu de travailler pour autrui, n’est pas entièrement propriétaire. Il se retrouve, quant à la portion de propriété qui lui manque, dans la classe des salariés. Les propriétaires sont maîtres de son existence, car ils peuvent lui refuser le travail. Celui qui possède le revenu nécessaire pour exister indépendamment de toute volonté étrangère, peut donc seul exercer les droits de cité. Une condition de propriété inférieure est illusoire ; une condition de propriété plus élevée est injuste. Je pense néanmoins qu’on doit reconnaître pour propriétaire celui qui tient à long bail une ferme d’un revenu suffisant. Dans l’état actuel des propriétés en France, le fermier qui ne peut être expulsé, est plus réellement propriétaire que le citadin qui ne l’est qu’en apparence d’un bien qu’il afferme. Il est donc juste d’accorder à l’un les mêmes droits qu’à l’autre. Si l’on objecte qu’à la fin du bail le fermier perd sa qualité de propriétaire, je répondrai que par mille accidents, chaque propriétaire peut, d’un jour à l’autre, perdre sa propriété. L’on remarquera que je ne parle que de la propriété foncière, et l’on observera peut-être qu’il existe plusieurs classes de propriété, et que celle du sol ne forme qu’une de ces classes. La constitution même reconnaît ce principe, puisqu’elle accorde des représentants, non-seulement au territoire, mais à l’industrie. J’avoue que, si le résultat de cette disposition eût été de mettre de pair la propriété foncière et la propriété industrielle, je n’aurais pas hésité à la blâmer. La propriété industrielle manque de plusieurs des avantages de la propriété foncière, et ces avantages sont précisément ceux dont se compose l’esprit préservateur nécessaire aux associations politiques. La propriété foncière influe sur le caractère et la destinée de l’homme, par la nature même des soins qu’elle exige. Le cultivateur se livre à des occupations constantes et progressives. Il contracte ainsi la régularité dans ses habitudes. Le hasard qui, en morale est une grande source de désordre, n’est jamais de rien dans la vie de l’agriculteur. Toute interruption lui est nuisible : toute imprudence lui est une perte assurée. Ses succès sont lents : il ne peut les hâter ni les accroître par d’heureuses témérités. Il est dans la dépendance de la nature et dans l’indépendance des hommes. Toutes ces choses lui donnent une disposition calme, un sentiment de sécurité, un esprit d’ordre qui l’attachent à la vocation à laquelle il doit son repos autant que sa subsistance. La propriété industrielle n’influe sur l’homme que par le gain positif qu’elle lui procure ou lui promet ; elle met dans sa vie moins de régularité ; elle est plus factice et moins immuable que la propriété foncière. Les opérations dont elle se compose consistent souvent en transactions fortuites ; ses succès sont plus rapides, mais le hasard y entre pour beaucoup. Elle n’a pas pour élément nécessaire cette progression lente et sûre qui crée l’habitude et bientôt le besoin de l’uniformité. Elle ne rend pas l’homme indépendant des autres hommes : elle le place au contraire dans leur dépendance. La vanité, ce germe fécond d’agitations politiques, est fréquemment blessée dans le propriétaire industriel : elle ne l’est presque jamais dans l’agriculteur. Ce dernier calcule en paix l’ordre des saisons, la nature du sol, le caractère du climat. L’autre calcule les fantaisies, l’orgueil, le luxe des riches. Une ferme est une patrie en diminutif. L’on y naît, l’on y est élevé, l’on y grandit avec les arbres qui l’entourent. Dans la propriété industrielle, rien ne parle à l’imagination, rien aux souvenirs, rien à la partie morale de l’homme. On dit le champ de mes ancêtres, la cabane de mes pères. On n’a jamais dit la boutique ou l’atelier de mes pères. Les améliorations à la propriété territoriale ne peuvent se séparer du sol qui les reçoit, et dont elles deviennent partie. La propriété industrielle n’est pas susceptible d’amélioration, mais d’accroissement, et cet accroissement peut se transporter à volonté. Sous le rapport des facultés intellectuelles, l’agriculture a sur l’artisan une grande supériorité. L’agriculture exige une suite d’observations, d’expériences qui forment et développent le jugement : de là dans les paysans ce sens juste et droit qui nous étonne. Les professions industrielles se bornent souvent, par la division du travail, à des opérations mécaniques. La propriété foncière enchaîne l’homme au pays qu’il habite, entoure les déplacements d’obstacles, crée le patriotisme par l’intérêt. L’industrie rend tous les pays à peu près égaux, facilite les déplacements, sépare l’intérêt d’avec le patriotisme. Cet avantage de la propriété foncière, ce désavantage de la propriété industrielle sous le rapport politique, augmentent en raison de ce que la valeur de la propriété diminue. Un artisan ne perd presque rien à se déplacer. Un petit propriétaire foncier se ruine en s’expatriant. Or, c’est surtout par les classes inférieures des propriétaires, qu’il faut juger les effets des différentes espèces de propriété, puisque ces classes forment le grand nombre. Indépendamment de cette prééminence morale de la propriété foncière, elle est favorable à l’ordre public, par la situation même dans laquelle elle place ses possesseurs. Les artisans entassés dans les villes sont à la merci des factieux : les agriculteurs dispersés dans les campagnes sont presque impossibles à réunir, et par conséquent à soulever. Ces vérités ont été senties par Aristote. Il a fait ressortir, avec beaucoup de force, les caractères distinctifs des classes agricoles et des classes mercantiles, et il a décidé en faveur des premières. Sans doute la propriété industrielle a de grands avantages. L’industrie et le commerce ont créé pour la liberté un nouveau moyen de défense, le crédit. La propriété foncière garantit la stabilité des institutions ; la propriété industrielle assure l’indépendance des individus. Ainsi le refus des droits politiques à ces commerçants, dont l’activité et l’opulence doublent la prospérité du pays qu’ils habitent, serait une injustice, et de plus une imprudence, car ce serait mettre la richesse en opposition avec le pouvoir. Mais si l’on réfléchit, l’on apercevra facilement que l’exclusion n’atteint point ceux des propriétaires industriels qu’il serait fâcheux d’exclure : ils sont presque tous en même temps propriétaires fonciers. Quant à ceux qui n’ont de propriété que leur industrie, voués qu’ils sont par une nécessité qu’aucune institution ne vaincra jamais, à des occupations mécaniques, ils sont privés de tout moyen de s’instruire, et peuvent, avec les intentions les plus pures, faire porter à l’état la peine de leurs inévitables erreurs. Ces hommes, il faut les respecter, les protéger, les garantir de toute vexation de la part du riche, écarter toutes les entraves qui pèsent sur leurs travaux, aplanir, autant qu’il est possible, leur laborieuse carrière, mais non les transporter dans une sphère nouvelle, où leur destinée ne les appelle pas, où leur concours est inutile, où leurs passions seraient menaçantes et leur ignorance dangereuse. Notre constitution néanmoins a voulu pousser à l’excès sa sollicitude pour l’industrie. Elle a créé pour elle une représentation spéciale : mais elle a sagement borné le nombre des représentants de cette classe au vingt-septième environ de la représentation générale. Quelques publicistes ont cru reconnaître qu’il y avait une troisième espèce de propriété. Ils l’ont nommée intellectuelle, et ils ont défendu leur opinion d’une façon assez ingénieuse. Un homme distingué dans une profession libérale, ont-ils dit, un jurisconsulte, par exemple, n’est pas attaché moins fortement au pays qu’il habite que le propriétaire territorial. Il est plus facile à ce dernier d’aliéner son patrimoine qu’il ne le serait au premier de déplacer sa réputation. Sa fortune est dans la confiance qu’il inspire. Cette confiance tient à plusieurs années de travail, d’intelligence, d’habileté, aux services qu’il a rendus, à l’habitude qu’on a contractée de recourir à lui dans des circonstances difficiles, aux connaissances locales que sa longue expérience a rassemblées. L’expatriation le priverait de ces avantages. Il serait ruiné par cela seul qu’il se présenterait inconnu sur une terre étrangère. Mais cette propriété qu’on nomme intellectuelle, ne réside que dans l’opinion. S’il est permis à tous de se l’attribuer, tous la réclameront sans doute, car les droits politiques deviendront non-seulement une prérogative sociale, mais une attestation de talent, et se les refuser, serait un acte rare de désintéressement à la fois et de modestie. Si c’est l’opinion des autres qui doit conférer cette propriété intellectuelle, l’opinion des autres ne se manifeste que par le succès et par la fortune qui en est le résultat nécessaire. Alors la propriété sera naturellement le partage des hommes distingués dans tous les genres. Mais il y a des considérations d’une plus haute importance à faire valoir. Les professions libérales demandent plus que toutes les autres peut-être, pour que leur influence ne soit pas funeste dans les discussions politiques, d’être réunies à la propriété. Ces professions, si recommandables à tant de titres, ne comptent pas toujours au nombre de leurs avantages celui de mettre dans les idées cette justesse pratique nécessaire pour prononcer sur les intérêts positifs des hommes. L’on a vu, dans notre révolution, des littérateurs, des mathématiciens, des chimistes, se livrer aux opinions les plus exagérées, non que sous d’autres rapports ils ne fussent éclairés ou estimables ; mais ils avaient vécu loin des hommes ; les uns s’étaient accoutumés à s’abandonner à leur imagination ; les autres à ne tenir compte que de l’évidence rigoureuse ; les troisièmes à voir la nature, dans la reproduction des êtres, faire l’avance de la destruction. Ils étaient arrivés par des chemins dissemblables au même résultat, celui de dédaigner les considérations tirées des faits, de mépriser le monde réel et sensible, et de raisonner sur l’état social en enthousiastes, sur les passions en géomètres, sur les douleurs humaines en physiciens. Si ces erreurs ont été le partage d’hommes supérieurs, quels ne seront pas les égarements des candidats subalternes, des prétendants malheureux ? Combien n’est-il pas urgent de mettre un frein aux amours-propres blessés, aux vanités aigries, à toutes ces causes d’amertume, d’agitation, de mécontentement contre une société dans laquelle on se trouve déplacé, de haine contre des hommes qui paraissent d’injustes appréciateurs ! Tous les travaux intellectuels sont honorables sans doute : tous doivent être respectés. Notre premier attribut, notre faculté distinctive, c’est la pensée. Quiconque en fait usage, a droit à notre estime, même indépendamment du succès. Quiconque l’outrage ou la repousse, abdique le nom d’homme et se place en dehors de l’espèce humaine. Cependant chaque science donne à l’esprit de celui qui la cultive, une direction exclusive qui devient dangereuse dans les affaires politiques, à moins qu’elle ne soit contre-balancée. Or, le contre-poids ne peut se trouver que dans la propriété. Elle seule établit entre les hommes des liens uniformes. Elle les met en garde contre le sacrifice imprudent du bonheur et de la tranquillité des autres, en enveloppant dans ce sacrifice leur propre bien-être, et en les obligeant à calculer pour eux mêmes. Elle les fait descendre du haut des théories chimériques et des exagérations inapplicables, en établissant entre eux et le reste des membres de l’association, des relations nombreuses et des intérêts communs. Et qu’on ne croie pas cette précaution utile seulement pour le maintien de l’ordre ; elle ne l’est pas moins pour celui de la liberté. Par une réunion bizarre, les sciences qui, dans les agitations politiques, disposent quelquefois les hommes à des idées de liberté impossibles, les rendent d’autres fois indifférents et serviles sous le despotisme. Les savants proprement dits sont rarement froissés par le pouvoir même injuste. Il ne hait que la pensée. Il aime assez les sciences comme moyens pour les gouvernants, et les beaux-arts comme distractions pour les gouvernés. Ainsi la carrière que suivent les hommes dont les études n’ont aucun rapport avec les intérêts actifs de la vie, les garantissant des vexations d’une autorité qui ne voit jamais en eux des rivaux, ils s’indignent souvent trop peu des abus de pouvoir qui ne pèsent que sur d’autres classes.

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