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Henry Hazlitt:L'Économie politique en une leçon - Chapitre VII – La machine maudite


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Chapitre VII – La machine maudite

Rendre le machinisme finalement responsable du chômage, telle est finalement de toutes les erreurs économiques la plus vivace. Mille fois on a démontré le contraire, mille fois cette erreur renaît de ces cendres, plus vivante et plus ancrée dans les cervelles que jamais. Et chaque fois que le chômage renaît, en étendue ou en durée, on accuse de nouveau les machines. Bien des syndicats fondent encore leur action sur cette fausse interprétation des faits. Et le public approuve cette action parce que, ou bien il est convaincu que les syndicats sont dans le vrai, ou bien il ne se rend pas très bien compte en quoi ils ont tort.

Croire que le machinisme détermine le chômage, et le démontrer par des raisonnements purement logiques et abstraits conduit à des conclusions manifestement absurdes. Ce n'est pas seulement le progrès technique que nous développons chaque jour qui doit nécessairement causer du chômage, mais c'est l'homme primitif lui-même qui a commencé à détruire de l'emploi, lorsque, par ses premiers efforts inventifs, il se libéra d'un labeur improductif.

Sans remonter si loin, ouvrons le livre d'Adam Smith : La Richesse des Nations, publié en 1776. Le premier chapitre de ce livre remarquable est intitulé : « De la Division du Travail », et à la seconde page de ce premier chapitre, l'auteur nous explique qu'un ouvrier travaillant sans le secours d'une machine à fabriquer des épingles, « peut à peine en fabriquer une par jour et en tout cas ne peut en faire vingt » alors que, dès qu'il dispose d'une machine, il en produit 4 800 par jour. Donc déjà, hélas, au temps d'Adam Smith, la machine a jeté sur le pavé de 280 à 4 800 ouvriers pour un seul qu'elle occupait. Dans la fabrication des épingles il y avait donc, si les machines servent simplement à réduire les hommes au chômage, une proportion de 99,98 % de chômeurs. La situation pouvait-elle être plus sombre ?

Oui, les perspectives allaient devenir plus sombres encore car la révolution industrielle n'en était qu'à son début. Étudions quelques-uns des incidents et des aspects de cette révolution. Voyons ce qui s'est passé par exemple dans l'industrie du bas. Dès leur apparition, les métiers mécaniques furent détruits par les artisans (plus de 1 000 en une seule émeute), les fabriques brûlées, les inventeurs malmenés, et ils durent s'enfuir pour échapper à la mort, et l'ordre ne fut rétabli que par l'intervention de la police et la mise en prison, ou même la pendaison, des principaux meneurs.

Réfléchissons que dans la mesure où ces meneurs pensaient à leur avenir immédiat ou même futur, la lutte qu'ils entreprenaient contre la machine se justifiait. Ainsi William Felkin, dans son Histoire des Manufactures de Bonneterie à la Machine (1867) nous conte que la plus grande partie des 50 000 ouvriers anglais du bas et leurs familles ne purent se délivrer complètement de la misère et de la faim pendant plus de 40 ans après l'apparition des métiers mécaniques. Mais dans la mesure où les grévistes croyaient, et c'était le cas de la plupart d'entre eux, que la machine éliminerait l'homme d'une façon permanente, ils se trompaient, car avant la fin du XIXe siècle, la machine employait cent hommes contre un au début du siècle dans le tissage des bas.

C'est en 1760 que Arkwright inventa sa machine à filer le coton. A cette époque on comptait en Angleterre 5 200 filateurs sur rouets, et 2 700 tisserands, soit en tout 7 900 personnes occupées à la production des textiles de coton. Toutes s'opposèrent à l'introduction de la machine inventée par Arkwright, soutenant qu'elle leur enlèverait leur gagne-pain. Cette opposition dut être réduite par la force. Pourtant en 1787, soit 27 ans après l'invention, une enquête parlementaire montra que les ouvriers employés dans les filatures de coton étaient passés de 7 900 à 320 000, soit une augmentation de 4 400 %.

Si le lecteur veut bien ouvrir le livre de David A. Wells, publié en 1889 : Les Transformations économiques récentes, il y trouvera des passages qui, à part les dates ou l'ordre de grandeur des exemples, pourraient avoir été écrits par nos technophobes d'aujourd'hui (si je peux me permettre de forger ce nouveau vocable). Laissez-moi vous en citer quelques-uns :

Pendant les dix années qui s'écoulèrent de 1870 à 1880, la marine marchande britannique vit son trafic, en matière de transports à destination ou en provenance de l'étranger, croître jusqu'à atteindre 22 000 000 de tonnes... et pourtant le nombre des hommes affectés à ce trafic avait décru en 1880, par rapport à 1870, dans la proportion d'environ 3 000 (exactement 2 990). A quelle cause cela tenait-il ? A l'introduction de grues à vapeur et de machines à aspirer le grain sur les quais et dans les docks, à l'utilisation des machines à vapeur, etc.
En 1873, l'acier Bessemer, en Angleterre où son prix n'avait pas été augmenté par les droits de douane protecteurs, valait 80 $ la tonne ; en 1886, on le produisait et le vendait dans ce même pays pour moins de 20 $ la tonne. Dans l'intervalle la capacité de la production annuelle d'un convertisseur Bessemer avait quadruplé, non seulement sans qu'on ait employé plus de main-d'œuvre, mais bien en la réduisant.
La force motrice déjà produite par les machines à vapeur existant et travaillant durant l'année 1887 a été calculée par le bureau des statistiques de Berlin comme équivalant à la puissance de 200 millions de chevaux ou à celle d'un milliard d'hommes, ce qui équivaut à trois fois la population active du globe...

On pourrait penser qu'une telle constatation aurait incité M. Wells à réfléchir, et à se demander comment il se faisait qu'il pouvait encore y avoir des hommes au travail dans le monde en l'année 1889, mais il se bornait à conclure, avec un pessimisme contenu, que « dans de telles circonstances la surproduction industrielle ne peut que devenir chronique ».

Pendant la crise de 1932, ce petit jeu d'accuser le machinisme d'être la cause du chômage reprit de plus belle. En quelques mois, les doctrines d'un groupe qui se donnaient eux-mêmes le nom de Technocrates gagnèrent tous le pays comme un feu de forêt. Je n'ennuierai pas le lecteur par le récit des histoires fantastiques qu'ils ont inventées, ou par la critique qu'il faudrait pour remettre les choses au point. Il suffit de dire que les Technocrates reprirent à leur compte, et dans toute sa pureté primitive, l'erreur consistant à dire que le mécanisme élimine les travailleurs d'une manière permanente, sauf que, ignorants comme ils l'étaient, ils présentaient cette erreur comme une nouveauté et une trouvaille toute révolutionnaire qu'ils venaient de découvrir. Ce n'était qu'une illustration de plus de l'aphorisme de Santayana : « Ceux qui oublient le passé sont condamné à le recommencer. »

On se gaussa tant des technocrates qu'ils finirent par en mourir, mais leur doctrine qui avait existé avant eux persiste. On en retrouve la trace dans les centaines de règlements que les syndicats ont élaborés en faveur du travail réduit ou ralenti. On tolère ces règlements, et parfois même on les approuve, tant il règne de confusion dans l'esprit des hommes sur ce point.

Avant de témoigner devant la Commission nationale économique temporaire (connue sous les initiales T.N.E.C.) en mars 1941, Corwin Edwards, parlant au nom du ministère américain de la Justice, citait de nombreux exemples de ce genre de règlements dont voici quelques échantillons :

Le Syndicat des Électriciens de la ville de New York fut condamné pour avoir refusé d'utiliser des fournitures électriques fabriquées en dehors de l'État de New York, à moins qu'on ne l'autorisât à démonter et à remonter tous les appareils sur les lieux mêmes de l'installation.

A Houston, Texas, le Syndicat patronal et le Syndicat ouvrier de la plomberie se mirent d'accord pour décider que les tuyaux préfabriqués, tout prêts à être posés, ne seraient installés par les ouvriers que si le filetage de leurs extrémités était coupé et remplacé par un filetage fait sur place.

Diverses sections locales de l'Union des Peintres en Bâtiment obtinrent la réduction de l'emploi des machines à projeter la peinture, simplement pour augmenter les heures de travail de l'ouvrier peintre, qui pouvait ainsi reprendre son pinceau.

Une section de l'Union des Chauffeurs de Camions exigea que tout camion qui entrerait dans l'enceinte de New York devrait s'adjoindre un chauffeur supplémentaire.

Dans de nombreuses villes, le Syndicat des Électriciens décida que, lorsqu'une installation provisoire de force ou de lumière serait mise en œuvre sur un chantier de construction, on serait obligé d'y engager au tarif plein un électricien d'entretien qui ne devrait s'occuper d'aucun travail d'installation. Ce règlement, ajoute M Edwards, oblige à payer un homme qui passe toute sa journée seul à lire ou à se distraire car il n'a rien à faire, sauf de tourner une manette au début et à la fin de la journée.

On n'en finirait pas de citer des exemples de règlements semblables dans beaucoup d'autres professions. Ainsi, dans les chemins de fer, les syndicats exigent que l'on prenne des hommes de chauffe, même sur des locomotives qui n'en ont pas besoin. Dans les théâtres, les syndicats réclament la présence de machinistes, même pour les pièces qui ne nécessitent aucun décor. L'Union des Musiciens insiste pour que l'on embauche des musiciens, ou même des orchestres entiers, dans des cas où l'on n'a besoin que de quelques disques.

En 1961, il n'y avait aucun signe montrant que le sophisme était mort. Non seulement les leaders syndicaux, mais aussi les officiels du gouvernements, parlaient solennellement de l' »automatisation » comme cause majeure du chômage. On parlait de l'automatisation comme s'il s'agissait de quelque chose d'entièrement nouveau dans le monde. Ce n'était simplement qu'un nouveau nom pour désigner la continuation de l'avancée technique et le progrès poursuivi pour élaborer des équipements épargnant du travail.

2

Mais l'opposition aux machines permettant de diminuer le travail humain, même aujourd'hui, ne se limite pas aux analphabètes économiques. En 1970, un livre fut écrit par un auteur tenu en si haute estime qu'il a depuis reçu le Prix Nobel d'économie [Gunnar Myrdal, The Challenge of World Poverty (New York: Pantheon Books, 1970), pp. 400-401 et suivantes]. Son ouvrage s'opposait à l'introduction de machines épargnant le travail humain dans les pays sous-développés, au motif qu'elles « réduisaient la demande de travail ! » La conclusion logique de ceci serait que le moyen de maximiser les emplois est de rendre tout travail aussi inefficace et improductif que possible. Ce qui implique que ces émeutiers anglais appelés Luddites avaient après tout raison, eux qui au début du dix-neuvième siècle détruisaient les machines à fabriquer des bas, les métiers à tisser à vapeur et les tondeuses mécaniques.

On pourrait élever des montagnes de statistiques pour prouver à quel point les technophobes du passé se sont trompés. Mais cela ne servirait à rien si l'on n'essayait pas en même temps de comprendre clairement pourquoi ils se sont trompés. Car les statistiques, comme l'histoire, sont inutiles en économie politique si elles ne sont pas étayées par une compréhension raisonnée et déductive des faits eux-mêmes, ce qui implique, dans le cas qui nous occupe, l'explication des faits suivants : pourquoi l'apparition des inventions, du machinisme et du travail mécanisé devaient nécessairement entraîner les conséquences qui se sont produites dans le passé, sinon les technophobes vont vous tenir tête (comme ils ne manquent pas de le faire quand vous leur montrez que les prophéties de leurs prédécesseurs se sont trouvées devenir absurdes). Il se peut que cela se soit passé ainsi autrefois, mais maintenant nous ne sommes plus du tout dans les mêmes conditions, et nous ne pouvons plus nous permettre de laisser développer un machinisme qui diminue l'emploi du travail humain. Mme Éléonore Roosevelt elle-même dans un article publié par une « chaîne » de journaux, écrivait, le 19 septembre 1945 : « Nous avons atteint la limite où les inventions du machinisme ne sont bonnes que si elles n'exproprient pas l'ouvrier de son emploi. »

S'il était vrai que l'introduction du machinisme soit la cause du chômage et de la misère grandissants, la conclusion logique à en tirer devrait être totalement révolutionnaire. Non seulement en ce qui concerne le domaine technique, mais encore par rapport à notre conception même de la civilisation. Non seulement nous devrions considérer que tout progrès technique nouveau est une calamité, mais il nous faudrait regarder avec la même horreur tous les progrès techniques du passé. Nous nous efforçons tous, chaque jour, d'économiser nos efforts ainsi que les moyens nécessaires aux résultats recherchés. Chaque patron, du petit au plus grand, s'efforce de chercher à atteindre son but de la manière la plus économique et la plus efficace possible, c'est-à-dire en faisant des économies de travail. L'ouvrier intelligent cherche à réduire l'effort qu'il lui faut fournir pour accomplir le travail qui lui est assigné. Les plus ambitieux d'entre nous ne cessent d'augmenter le rendement maximum qu'ils peuvent obtenir en un minimum de temps. Les technophobes, s'ils étaient logiques et consistants avec eux-mêmes devraient condamner tous ces progrès et tous ces efforts, non seulement comme inutiles, mais comme vicieux. Pourquoi fait-on circuler les marchandises de New York à Chicago par chemin de fer quand on pourrait utiliser tant d'hommes qui les porteraient sur leur dos ?

On ne peut soutenir des théories aussi fausses par des arguments logiques, mais elles font grand mal par le seul fait qu'on les affirme. Cherchons donc à nous rendre compte de ce qui se passe exactement quand on apporte des améliorations techniques, et que l'on emploie de nouvelles machines. Les détails peuvent varier pour chaque cas ; cela dépend en effet des conditions particulières qui l'emportent dans une industrie en une période de temps donnée. Mais choisissons un exemple qui contienne la majorité des conditions essentielles.

Supposons qu'un fabricant de vêtements entende parler d'une nouvelle machine capable de fabriquer les manteaux pour hommes et pour femmes avec deux fois moins de main-d'œuvre qu'auparavant. Il installe ces machines et congédie la moitié de son personnel.

Cela paraît à première vue un cas très net de perte d'emplois. Mais pour fabriquer cette machine elle-même, on a dû trouver de la main-d'œuvre, il y a donc là déjà une certaine compensation, sous forme d'emplois qui, sans cela, n'auraient pas existé. Le fabricant d'ailleurs n'a adopté cette machine que si elle lui permet de fabriquer des vêtements mieux faits avec une main-d'œuvre réduite, ou si elle donne les mêmes vêtements qu'avant, mais à moitié prix. Si nous supposons qu'il s'est décidé pour la deuxième raison, nous devons penser que le prix de revient de la machine en salaires est moins élevé que la somme des salaires que le fabricant espère épargner dans l'avenir en utilisant cette machine. Sinon il n'y aurait aucune économie, et il ne l'eût pas adoptée. Donc il subsiste encore une perte nette de main-d'œuvre. Mais il nous faut nous rappeler qu'il peut très bien se faire, tout compte fait, que l'introduction de la machine ait d'abord pour effet — en un premier temps — d'accroître la main-d'œuvre, car ce n'est généralement que sur une longue période que le fabricant s'attend à faire des économies en se servant de la machine. Il pourra se passer des années avant que la machine se paye elle-même.

Lorsqu'enfin cette machine a réalisé un bénéfice suffisant pour compenser son prix d'achat, le fabricant de vêtements fait désormais plus de bénéfices qu'auparavant (nous supposerons qu'il vend ses manteaux au même prix que ses concurrents et ne cherche pas à les vendre moins cher). A ce stade de l'affaire, il peut sembler que le travailleur ait subi une perte d'emploi, tandis que seul le fabricant, le capitaliste, a réalisé un profit. Mais c'est justement grâce à ces profits supplémentaires que d'autres gains seront permis dont la société tout entière bénéficiera. Car le fabricant est obligé d'utiliser ses profits selon l'une ou l'autre des trois manières suivantes — et probablement usera-t-il des trois — ou bien ses bénéfices serviront à étendre son affaire en achetant d'autres machines pour fabriquer plus de vêtements ; ou bien il investira ces nouveaux bénéfices dans une autre industrie ; ou bien enfin il dépensera ses bénéfices en des satisfactions personnelles. Et quel que soit le moyen choisi, il créera du travail.

En d'autres termes, le fabricant, grâce à ses économies de prix de revient, a réalisé des bénéfices qu'il n'avait pas auparavant. Chaque dollar économisé sur les salaires qu'il octroyait précédemment aux ouvriers tailleurs, il les paye maintenant indirectement en salaires aux ouvriers qui fabriquent les machines ou à ceux d'une autre industrie que son argent aide à mettre sur pied, ou encore à ceux qui construisent pour lui une maison, une auto, ou des bijoux et des fourrures pour sa femme. Dans tous les cas (à moins que ce soit un avare qui thésaurise sans autre but que d'amasser) indirectement il donne autant de travail qu'il a cessé d'en donné directement.

Mais la marche des choses ne s'arrête ni ne peut s'arrêter à ce stade. Si ce fabricant avisé réalise d'importants bénéfices par rapport à ses concurrents, ou bien il va s'agrandir à leurs dépens, ou bien ils vont eux-mêmes l'imiter et se mettre aussi à acheter des machines. Ainsi les fabricants de machines auront plus de travail. Mais, grâce à la concurrence et grâce à la production accrue, le prix des vêtements diminuera. Ceux qui acquerront des machines, devenant plus nombreux, ne réaliseront pas d'aussi grands bénéfices que les premiers. Le taux des bénéfices des fabricants utilisant les machines se mettra à diminuer, et ceux qui n'ont pas encore pu se procurer des machines travailleront sans bénéfice aucun. Les profits, en d'autres termes, commenceront à devenir l'apanage des acheteurs de pardessus, c'est-à-dire des consommateurs.

Mais comme les pardessus sont maintenant moins chers, il y aura davantage d'acheteurs. Ce qui veut dire que, bien qu'il faille moins de gens qu'avant pour faire le même nombre de pardessus, on en fabriquera cependant davantage. Si la demande de pardessus est ce que les économistes appellent « élastique » — c'est-à-dire si les pardessus devenant moins chers, on consacre à leur achat une beaucoup plus grande somme totale alors qu'auparavant — il se peut que beaucoup plus de travailleurs soient employés à leur confection qu'avant même l'introduction des machines faites pour économiser la même main-d'œuvre. Nous avons vu déjà que c'est précisément ce qui s'est produit dans l'industrie de la fabrication des bas et des textiles.

Mais cette main-d'œuvre accrue ne dépend pas de l'élasticité de la demande pour le produit particulier. Supposons que, quoique le prix des pardessus ait diminué de moitié, et soit passé par exemple de 50 dollars au nouveau prix de 30 dollars, on ne vende cependant pas un seul vêtement de plus. Il en résultera que, tandis que les acheteurs trouveront autant de pardessus neufs que précédemment, chacun d'eux économisera 20 dollars sur son achat. Il les affectera à d'autres dépenses en créera ainsi du travail dans d'autres secteurs que la confection.

Tout compte fait, donc, il est faux d'affirmer que les machines elles-mêmes, les améliorations technologiques qu'on leur apporte, et les économies qu'elles permettent de réaliser, ainsi que leur grande efficacité, sont créatrices de chômage.

3

Les inventions ou découvertes ne sont pas toutes orientées vers la création de machines dont le seul but consiste à diminuer la main-d'œuvre humaine. Certaines, comme par exemple les instruments de précision, ou comme le nylon, la lucite, le contre-plaqué et les matières plastiques de toutes sortes ne servent qu'à améliorer la qualité des produits. D'autres, comme le téléphone ou l'avion, permettent des performances que le seul travail humain serait incapable de réaliser. D'autres encore créent de nouveaux biens et services tels que les rayons X, la radio, le caoutchouc synthétique qui, sans cela, ne verraient pas le jour. Mais dans les exemples que nous avons choisis, nous avons précisément pris ceux où la machine a été, de nos jours, l'objet d'une technophobie particulière.

Et l'on peut bien, sans pousser jusqu'à labsurde l'observation que le machinisme dans son ensemble ne crée pas le chômage, soutenir par exemple qu'il est créateur de plus d'emplois qu'il n'en aurait existé sans lui. Cela peut être vrai dans de certaines conditions. Il peut arriver, en effet, que le machinisme crée énormément plus d'emplois qu'avant, dans certains types de fabrication. Les industries du textile du XVIIIe siècle en furent le témoignage. Les exemples modernes ne sont pas moins frappants. En 1910, la nouvelle industrie de l'automobile employait aux États-Unis 140 000 personnes. En 1920, la production s'étant perfectionnée et ses prix ayant baissé, elle en employait 250 000. En 1930, comme ces deux facteurs continuèrent à jouer, elle en comptait 380 000. En 1940, elle passait à 450 000. En 1940, 35 000 personnes entraient dans la fabrication des frigidaires, 60 000 dans la radio. Il en a été de même dans toute industrie nouvelle, à mesure que l'invention s'y perfectionnait, et que le coût de ses produits diminuait.

On peut même aller jusqu'à affirmer, en poussant l'idée à l'extrême, que le machinisme a été le créateur d'un nombre immense d'emplois. La population dans le monde aujourd'hui est en effet trois fois ce qu'elle était au milieu du XVIIIe siècle, avant que la révolution industrielle n'ait produit son plein effet. On peut très bien soutenir que c'est le machinisme qui a été la cause de cet accroissement de population, car sans lui le monde n'aurait pas pu la faire vivre. Et l'on peut même dire que deux personnes sur trois doivent, non seulement leur travail mais leur vie même, à l'existence des machines.

Ce serait pourtant se faire une fausse idée du machinisme que de penser qu'il est avant tout créateur de travail. Le machinisme a pour véritable effet d'accroître la production, d'élever le niveau de vie et le bien-être économique. Ce n'est pas difficile de faire travailler tout le monde, même (et surtout) dans l'économie la plus primitive. Le plein emploi, l'emploi vraiment intégral, le travail aux heures longues, épuisantes, qui brise les reins, est précisément la caractéristique des nations qui sont le plus retardataires au point de vue de l'équipement industriel. Là où existe déjà le plein emploi, les machines nouvelles, les découvertes ou les inventions ne peuvent procurer plus d'emplois que si la population a eu le temps de croître. Les machines, plus vraisemblablement, causeront davantage de chômage (mais cette fois il s'agit de chômage volontaire et non pas de réduction forcée de main-d'œuvre) car, grâce à la machine, les ouvriers peuvent se permettre de réduire leurs heures de travail, tandis que les enfants et les personnes âgées n'auront plus besoin d'aller travailler.

Les machines, je le répète, accroissent la production et élèvent le niveau de vie. Elles y parviennent de deux manières : d'abord en permettant de fabriquer les marchandises à coût moindre (comme le montre notre exemple des pardessus), ou bien en élevant le taux des salaires, car elles permettent d'élever la productivité des ouvriers.

En d'autres termes, ou bien elles augmentent les salaires sous forme d'une paye en argent plus élevée, ou bien, en faisant baisser les prix, elles augmentent les biens et les services que ces mêmes salaires peuvent procurer. Parfois elles permettent les deux. Et ce qui se produira en ces matières dépendra surtout de la politique monétaire suivie par le Gouvernement d'un pays donné. Mais dans tous les cas, les machines, les inventions et les découvertes technologiques augmentent le salaire réel des travailleurs.

4

Avant de quitter ce sujet, faisons une autre remarque. Ce fut précisément le grand mérite des économistes classiques que d'avoir pris garde aux conséquences secondaires et d'avoir aperçu les effets qu'une politique économique donnée peut avoir dans le temps, ainsi que des répercussions sur toute une population donnée. Mais ils eurent aussi le défaut — pour n'avoir voulu considérer les choses que sur une longue durée et sur l'ensemble de la société — de négliger les effets les plus proches d'eux. Ils avaient tendance à réduire ou même à négliger les conséquences immédiates ou les incidences ne concernant que des groupes particuliers. C'est ainsi que nous avons vu les fabricants de bas anglais subir de mauvais traitements pour avoir introduit des nouveaux métiers à fabriquer les bas, l'une des premières inventions de la révolution industrielle.

De tels faits, hier comme aujourd'hui, ont conduit certains auteurs à l'erreur opposée, et à ne prendre en considération que les conséquences immédiates du machinisme, et celles qui atteignent certains groupes seulement. John Smith est chassé de son emploi à cause de l'arrivée d'une nouvelle machine à l'usine. « Ne perdez pas John Smith de vue », écrivent ces auteurs. « Surtout ne perdez pas sa trace ! » Mais ce qui leur arrive alors, c'est de ne plus penser qu'à John Smith, et d'en oublier Tom Jones, qui vient justement de trouver du travail pour fabriquer cette nouvelle machine, et Ted Brown, qui en a aussi pour la mettre en place, et Daisy Miller qui peut maintenant s'acheter un manteau moitié moins cher qu'avant. Et c'est parce qu'ils ne savent voir que John Smith qu'ils se font les avocats d'une politique économique réactionnaire et contraire à tout bon sens.

Bien sûr, il ne faut pas oublier tout à fait John Smith. Sans doute il a perdu son travail à cause de l'arrivée de cette nouvelle machine. Mais peut-être va-t-il en retrouver bientôt un autre et qui sera meilleur. Mais peut-être aussi a-t-il passé le meilleur de sa vie à acquérir et à perfectionner une capacité technique qui n'est plus demandée sur le marché. Il a perdu l'investissement qu'il avait fait sur lui-même, en développant une capacité démodée de la même manière que son ancien patron peut-être a, lui aussi, perdu l'investissement qu'il avait fait dans de vieilles machines et des procédés subitement périmés. C'était un habile ouvrier, payé comme tel. Et maintenant le voilà dépassé ; c'est un ouvrier non spécialisé et il ne peut espérer dorénavant être payé autrement que comme un manœuvre, car la seule spécialité qu'il possédait désormais n'a plus cours. Nous ne pouvons et ne devons pas oublier l'ouvrier John Smith. Il symbolise, en son cas tragique, toutes les faillites personnelles qui sont, nous le verrons, inhérentes à presque tous les progrès industriels et économiques.

Quelle ligne de conduite au juste devrions-nous suivre avec John Smith ? Faut-il le laisser seul faire sa réadaptation, lui donner une subvention ou une indemnité de chômage, le mettre à l'assistance ou l'aider aux frais de l'État à faire un autre apprentissage ? Discuter tout cela nous entraînerait trop en dehors de notre sujet. Ce qu'il faut retenir, la leçon essentielle de tout ceci est que nous devons nous efforcer d'avoir présentes à l'esprit toutes les conséquences essentielles de toute politique économique, aussi bien celles qui affectent immédiatement quelques groupes donnés, que celles qui se développeront plus tard et sur tout l'ensemble de la nation.

Si nous avons pris la peine de considérer longuement le problème du machinisme, des inventions et des découvertes modernes, c'est parce que nos conclusions touchant leurs effets sur la main-d'œuvre, la production et le bien-être humain sont fondamentales. Si nous nous trompons à leur sujet, il ne restera que peu de points en économie politique sur lesquels nous ayons chance d'avoir raison.

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