L'argument du bonheur
Les critiques portent deux accusations contre le capitalisme : Premièrement, disent-ils, posséder une automobile, un poste de télévision et un réfrigérateur ne rend pas un homme heureux. Deuxièmement, ils ajoutent qu'il existe encore des gens ne possédant aucune de ces choses. Ces deux remarques sont exactes mais ne constituent pas un reproche à l'encontre du système capitaliste de coopération sociale.
Les gens ne travaillent pas et ne se dérangent pas afin d'atteindre le bonheur total, mais afin d'éliminer autant que possible un certain malaise ressenti pour devenir ainsi plus heureux qu'ils ne l'étaient avant. Un homme qui achète un poste de télévision démontre par là qu'il pense que la possession de cette invention améliorera son bien-être et le rendra plus content qu'il ne l'était sans. S'il en était autrement, il ne l'aurait pas acheté. Le rôle d'un médecin n'est pas de rendre le patient heureux, mais d'éliminer sa douleur et de le remettre en meilleure forme en vue de poursuivre le but principal de tout être vivant : lutter contre tous les facteurs préjudiciables à sa vie et à son bien-être.
Il est peut-être vrai qu'il y a parmi les mendiants bouddhistes, vivant de l'aumône dans la saleté et la misère, certains individus se sentant parfaitement heureux et n'enviant aucun nabab. Toutefois, c'est un fait que pour l'immense majorité de la population une telle vie apparaîtrait insupportable. Pour ceux-ci, l'élan les poussant à améliorer continuellement les conditions matérielles de l'existence est inscrit en eux. Qui prétendrait donner un mendiant asiatique comme exemple à l'Américain moyen ? Une des plus grandes réussites du capitalisme est la baisse de la mortalité infantile. Qui niera que ce phénomène a au moins éliminé l'une des causes du chagrin de nombreuses personnes ?
Le second reproche qui est fait au capitalisme — à savoir que les innovations techniques et thérapeutiques ne bénéficient pas à tout le monde — n'est pas moins absurde. Les modifications des conditions humaines proviennent des premiers pas effectués par les hommes les plus intelligents et les plus énergiques. Ces derniers prennent la tête et le reste de l'humanité les suit petit à petit. L'innovation est d'abord un luxe de seulement quelques-uns, jusqu'à ce qu'elle arrive peu à peu à la portée du grand nombre. On ne peut pas raisonnablement reprocher à l'utilisation de chaussures ou de fourchettes le fait qu'elles ne se soient répandues que lentement et qu'aujourd'hui encore des millions vivent sans elles. Les dames et gentilshommes délicats qui furent les premiers à utiliser du savon annonçaient la production de savon à grande échelle pour l'homme ordinaire. Si ceux qui ont aujourd'hui les moyens d'acheter un poste de télévision s'abstenaient de le faire parce que certaines personnes ne peuvent se le permettre, ils n'assureraient pas la promotion mais empêcheraient la popularisation de cette invention 1.
Le matérialisme
Il y a aussi des râleurs qui reprochent au capitalisme ce qu'ils appellent son matérialisme mesquin. Ils ne peuvent refuser d'admettre que le capitalisme possède une tendance à améliorer les conditions matérielles de l'humanité. Mais, disent-ils, il a détourné les hommes de poursuites plus nobles et plus hautes. Il nourrit les corps, mais affame les âmes et les esprits. Il a conduit à un déclin des arts. Finis les jours des grands poètes, sculpteurs et architectes. Notre époque ne produit que de la camelote.
Le jugement sur les mérites d'une œuvre d'art est entièrement subjectif. Certaines personnes vantent ce que d'autres méprisent. Il n'y a pas d'étalon permettant de mesurer la valeur esthétique d'un poème ou d'un bâtiment. Ceux qui sont enchantés par la cathédrale de Chartres et Les Ménines de Vélasquez peuvent penser que ceux qui ne sont pas touchés par ces merveilles sont des rustres. Beaucoup d'étudiants s'ennuient à mort quand l'école les oblige à lire Hamlet. Seuls ceux qui possèdent une lueur d'esprit artistique peuvent apprécier et jouir du travail d'un artiste.
Chez ceux qui prétendent à l'appellation de personnes instruites, il y a beaucoup d'hypocrisie. Certains prennent un air de connaisseur et feignent l'enthousiasme pour l'art du passé et les artistes morts depuis longtemps. Ils ne montrent aucune sympathie du même type pour les artistes contemporains qui se battent encore pour être reconnus. L'adoration feinte envers les vieux maîtres est chez eux un moyen de dénigrer et de tourner en ridicule les nouveaux, qui s'écartent des canons traditionnels pour créer les leurs.
On se souviendra de John Ruskin — avec Carlyle, les Webb, Bernard Shaw et quelques autres — comme l'un des grands fossoyeurs de la liberté, de la civilisation et de la prospérité britanniques. Personnage misérable dans sa vie privée comme dans sa vie publique, il glorifiait la guerre et l'effusion de sang, et calomniait les enseignements de l'économie politique qu'il ne comprenait pas. C'était un grand détracteur de l'économie de marché et un apologiste romantique des guildes. Il rendait hommage aux arts des siècles passés. Mais quand il se trouva en face de l'œuvre d'un grand artiste vivant, Whistler, il la critiqua avec un langage tellement infect et tellement plein de reproches qu'il fut poursuivi pour diffamation et condamné par le jury. Ce furent les écrits de Ruskin qui popularisèrent le préjugé selon lequel le capitalisme, en plus d'être un mauvais système économique, aurait remplacé la beauté par la laideur, la grandeur par l'insignifiance, l'art par l'ordure.
Comme les gens sont en grand désaccord quant à l'appréciation des œuvres artistiques, il n'est pas possible de démolir le discours sur l'infériorité artistique de l'époque capitaliste de la manière apodictique avec laquelle on réfute les erreurs d'un raisonnement logique ou la démonstration de faits d'expérience. Cependant, aucun homme raisonnable ne serait assez insolent pour diminuer la grandeur des exploits artistiques de l'âge du capitalisme.
L'art prééminent de cette époque de « matérialisme mesquin et d'argent » fut la musique. Wagner et Verdi, Berlioz et Bizet, Brahms et Bruckner, Hugo Wolf et Mahler, Puccini et Richard Strauss, quelle illustre cavalcade ! Quelle ère que celle où des maîtres comme Schumann et Donizetti étaient éclipsés par des génies encore plus grands !
Il y a aussi les grands romans de Balzac, Flaubert, Maupassant, Jens Jacobsen, Proust, et les poèmes de Victor Hugo, Walt Whitman, Rilke, Yeats. Comme nos vies seraient appauvries si nous devions nous priver des œuvres de ces géants et de nombreux autres auteurs tout aussi sublimes.
N'oublions pas les peintres et les sculpteurs français, qui nous ont appris de nouvelles façons de regarder le monde et de tirer plaisir de la lumière et des couleurs.
Personne n'a jamais contesté que cette époque a encouragé toutes les branches d'activités scientifiques. Mais, disent-ils, ce fut principalement le travail de spécialistes, tandis qu'une « synthèse » manquait. Il serait difficile d'interpréter d'une manière plus absurde les enseignements de la biologie, de la physique et des mathématiques modernes. Et que dire des livres de philosophes comme Croce, Bergson, Husserl et Whitehead ?
Chaque époque a son propre caractère quant à ses hauts faits artistiques. L'imitation des chefs-d'œuvre du passé n'est pas un art : c'est de la routine. Ce qui donne sa valeur à une œuvre, ce sont les traits qui la distinguent des autres. C'est ce qu'on appelle le style d'une époque.
Sur un point, les apologistes du passé semblent avoir raison. Les dernières générations n'ont pas légué au futur de monuments comparables aux pyramides, aux temples grecs, aux cathédrales gothiques, aux églises et aux palais de la Renaissance et de la période baroque. De nombreuses églises et même des cathédrales ont été construites au cours des cent dernières années, et encore davantage de palais gouvernementaux, d'écoles et de bibliothèques. Mais ces constructions ne montrent aucune conception originale : elles reflètent des styles anciens ou en mélangent plusieurs. Ce n'est que dans les immeubles d'habitation et de bureaux, ainsi que dans les maisons individuelles, que nous pouvons voir se développer ce qui pourrait être qualifié de style architectural de notre époque. Bien que ce ne serait que du pédantisme que de ne pas apprécier la grandeur spécifique de vues comme la ligne de toits de New York, on peut admettre que l'architecture moderne n'a pas atteint l'éminence des siècles du passé.
Les raisons en sont variées. En ce qui concerne les édifices religieux, le conservatisme accentué des églises fait fuir toute innovation. Avec la disparition des dynasties et des aristocraties, l'impulsion poussant à construire de nouveaux palais s'est perdue. La richesse des entrepreneurs et des capitalistes est, quoi qu'en raconte les démagogues anti-capitalistes, tellement inférieure à celle des rois et des princes qu'ils ne peuvent se permettre de telles constructions luxueuses. Personne n'est aujourd'hui assez riche pour décider de construire des palais comme ceux de Versailles ou de l'Escorial. La construction des bâtiments du gouvernement n'est plus décidée par des despotes qui étaient libres, au mépris de l'opinion publique, de choisir un maître qu'ils tenaient eux-mêmes en haute estime et de financer un projet scandalisant la majorité bornée. Les comités et les conseils ont peu de chances d'adopter les idées de pionniers courageux. Ils préfèrent se ranger du côté sûr.
Il n'y a jamais eu d'ère dans laquelle le grand nombre soit préparé à rendre justice à l'art contemporain. La révérence envers les auteurs et les artistes a toujours été limitée à de petits groupes. Ce qui caractérise le capitalisme n'est pas le mauvais goût des foules, mais le fait que ces foules, rendues prospères par le capitalisme, sont devenues « consommatrices » de littérature — de mauvaise littérature, bien sûr. Le marché des livres est noyé sous un déluge de fiction sans valeur à destination de semi-barbares. Mais cela n'empêche pas les grands auteurs de créer des œuvres impérissables.
Les critiques versent des larmes sur le déclin des arts industriels. Ils opposent par exemple les anciens meubles conservés dans les châteaux des familles aristocratiques d'Europe et dans les collections des musées, avec les choses bon marché fabriquées par la production de masse. Ils n'arrivent pas à voir que ces articles de collectionneurs étaient uniquement fabriqués pour les gens aisés. On ne trouvait pas les coffres ciselés et les tables de marqueterie dans les misérables masures des couches pauvres. Ceux qui ergotent sur les meubles bon marché du salarié américain devraient traverser le Rio Grande et examiner les demeures des péons mexicains, qui n'ont pas de meubles du tout. Quand l'industrie moderne commença à approvisionner les masses avec tout un attirail améliorant la vie, sa principale préoccupation était de produire à un prix aussi bas que possible, sans faire attention à la valeur esthétique. Plus tard, après que les progrès du capitalisme eurent augmenté le niveau de vie des masses, elle se tourna petit à petit vers la fabrication de choses ne manquant pas de raffinement et de beauté. Seules des préoccupations romantiques peuvent conduire un observateur à ignorer le fait que de plus en plus de citoyens des pays capitalistes vivent dans un environnement que l'on ne peut pas simplement écarter comme laid.
L'injustice
Les détracteurs les plus passionnés du capitalisme sont ceux qui le rejettent en raison de sa prétendue injustice.
C'est un passe-temps gratuit que de dépeindre ce qui devrait être et n'est pas parce que contraire aux lois inflexibles de l'univers réel. De telles rêveries peuvent être considérées comme inoffensives tant qu'elles ne restent justement que des rêvasseries. Mais quand leurs auteurs commencent à ignorer la différence entre l'imagination et la réalité, ils constituent l'obstacle le plus sérieux aux tentatives humaines d'améliorer les conditions matérielles de la vie et du bien-être.
La pire de ces illusions est l'idée selon laquelle la « nature » aurait donné à tout homme certains droits. Selon cette doctrine la nature est généreuse avec tout nouveau-né. Il y a abondance de tout pour tout le monde. Par conséquent, chaque individu a le droit inaliénable et juste, vis-à-vis de ses semblables et de la société, d'obtenir la pleine part que la nature lui a allouée. Les lois éternelles de la justice naturelle et divine demandent que personne ne s'approprie pour lui ce qui appartient de droit aux autres. Les pauvres ne sont dans le besoin que parce que des personnes injustes les ont privés des droits qu'ils acquièrent à leur naissance. C'est le rôle de l'Église et des autorités séculières que d'empêcher une telle spoliation et de rendre tout le monde prospère.
Chaque élément de cette doctrine est faux. La nature n'est pas généreuse mais avare. Elle a limité la quantité de tous les biens indispensables à la préservation de la vie humaine. Elle a peuplé le monde d'animaux et de plantes qui possèdent en eux un aiguillon les poussant à détruire la vie et le bien-être humains. Elle déploie des pouvoirs et des éléments dont l'effet est dommageable à la vie humaine et aux tentatives des hommes pour la préserver. La survie et le bien-être de l'homme sont la conséquence du talent avec lequel il a utilisé le principal instrument que la nature lui a donné : la raison. Les hommes, en coopérant dans le système de la division du travail, ont créé toute la richesse que les rêveurs considèrent comme un don gratuit de la nature. En ce qui concerne la « répartition », la « distribution », de cette richesse, c'est un non-sens que de se référer à un prétendu principe de justice divine ou naturelle. Ce qui compte, ce n'est pas l'allocation des parts d'un fonds offert à l'homme par la nature. Le problème est plutôt de promouvoir les institutions sociales permettant aux individus de continuer et d'augmenter la production de toutes les choses dont ils ont besoin.
Le Conseil Œcuméniques des Églises, organisation qui rassemble diverses églises protestantes, a déclaré en 1948 : « La justice exige que les habitants d'Asie et d'Afrique, par exemple, tirent les bénéfices de la plus grande production obtenue grâce à l'emploi des machines. » 2 Cela n'a de sens que si l'on suppose que le Seigneur a offert à l'humanité une quantité bien déterminée de machines et que l'on s'attend à ce que ces dispositifs soient distribués de manière égale entre les diverses nations. Et les pays capitalistes auraient été assez mauvais pour s'emparer d'une quantité de ce stock bien plus grande que celle que leur aurait attribué la « justice ». Ils auraient ainsi privé les habitants de l'Asie et de l'Afrique de la juste part qui leur revenait. Quelle honte !
La vérité est que l'accumulation de capital et son investissement en machines, source de la richesse comparativement plus grande des populations occidentales, sont dus exclusivement au capitalisme de laissez-faire que le même document produits par les églises dénature avec passion et rejette sur des bases morales. Ce n'est pas la faute des capitalistes si les Asiatiques et les Africains n'ont pas adopté les politiques et les idéologies qui auraient permis l'évolution d'un capitalisme autochtone. Ce n'est pas non plus la faute des capitalistes si les politiques de ces nations ont contrarié les tentatives des investisseurs étrangers de leur apporter « les bénéfices de la plus grande production obtenue grâce à l'emploi des machines. » Personne ne conteste que ce qui plonge dans le dénuement des centaines de millions de gens en Asie et en Afrique est qu'ils s'accrochent à des méthodes de production primitives et passent à côté des bénéfices que l'emploi de meilleurs outils et de projets techniques modernes leur aurait conféré. Or il n'y a qu'une manière de soulager la misère — à savoir adopter complètement le capitalisme de laissez-faire. Ce dont ils ont besoin, c'est de l'entreprise privée et de l'accumulation de nouveaux capitaux, de capitalistes et d'entrepreneurs. C'est un non-sens que d'accuser le capitalisme et les nations capitalistes occidentales de la triste situation que les peuples arriérés ont entraînée eux-mêmes. Le remède indiqué n'est pas la « justice » mais le remplacement de politiques malsaines par des politiques saines, c'est-à-dire de laissez-faire.
Ce n'est pas une discussion inutile sur un concept vague de la justice qui a élevé dans les pays capitalistes le niveau de vie de l'homme ordinaire à ce qu'il est aujourd'hui, mais les activités de ces hommes qualifiés de « farouches individualistes » et « d'exploiteurs ». La pauvreté des nations arriérées est due au fait que leurs politiques d'expropriation, de taxation discriminatoire et de contrôle des changes ont écarté l'investissement de capitaux étrangers alors que leurs politiques intérieures ont empêché l'accumulation de capitaux nationaux.
Tous ceux qui rejettent le capitalisme sur des bases morales comme étant un système injuste sont induits en erreur par leur incapacité à comprendre ce qu'est le capital, comment il est créé et maintenu, et les bénéfices qui découlent de son emploi dans les processus de production.
La seule source de création de biens du capital supplémentaires est l'épargne. Si tous les biens produits sont consommés, aucun capital neuf n'est créé. Mais si la consommation est inférieure à la production et que le surplus de biens nouvellement créés par rapport aux biens consommés est utilisé dans des processus de production additionnels, ces processus sont par là réalisés avec l'aide de davantage de biens du capital. Tous les biens du capital sont des biens intermédiaires, des étapes sur le chemin de la production qui mène du premier emploi des facteurs originels de la production, c'est-à-dire des ressources naturelles et de la main-d'œuvre, à la fabrication finale de biens prêts à être consommés. Tous sont périssables. Ils sont, tôt ou tard, totalement usés par le processus de production. Si tous les biens sont consommés sans qu'il y ait remplacement des biens du capital usés par la production, le capital est consommé. Quand ceci se produit, la production future ne sera assistée que par une quantité moindre en biens du capital et fournira par conséquent une quantité de biens plus faible par unité de ressources naturelles et de main-d'œuvre employées. Pour éviter ce type de dissipation de l'épargne et de l'investissement, il faut consacrer une part de l'effort productif à maintenir le capital, à remplacer les biens du capital utilisés dans la production de biens utilisables.
Le capital n'est pas un don gratuit de Dieu ou de la nature. Il vient de ce que l'homme réduit, de manière prévoyante, sa consommation. Il est créé et accru par l'épargne et maintenu par le fait de s'abstenir de consommer l'épargne.
Ni le capital ni les biens du capital n'ont en eux-mêmes le pouvoir d'augmenter la productivité des ressources naturelles et de la main-d'œuvre. Ce n'est que si les fruits de l'épargne sont employés ou investis de manière sage qu'ils accroissent la production par unité de ressources naturelles et de travail employés. Si tel n'est pas le cas, ils sont dissipés ou gaspillés.
L'accumulation de nouveaux capitaux, le maintien du capital déjà accumulé et l'utilisation du capital afin d'augmenter la productivité de l'effort humain sont les fruits d'une action humaine réfléchie. Ils sont le résultat d'une part du comportement économe de gens qui épargnent et s'abstiennent de consommer leur épargne, à savoir les capitalistes (qui touchent l'intérêt) ; et d'autre part de ceux qui réussissent à utiliser le capital disponible pour satisfaire au mieux les besoins des consommateurs, à savoir les entrepreneurs (qui touchent un profit).
Ni le capital (ou les biens du capital), ni le comportement des capitalistes et des entrepreneurs dans leurs rapports avec le capital, ne pourraient améliorer le niveau de vie du reste de la population, si celui-ci, constitué de gens qui ne sont ni capitalistes ni entrepreneurs, ne réagissait pas d'une certaine façon. Si les salariés se comportaient comme le décrit la fallacieuse « loi d'airain des salaires » et n'utilisaient leurs revenus que pour se nourrir et procréer davantage d'enfants, l'accroissement du capital accumulé suivrait l'accroissement de la population. Tous les bénéfices découlant de l'accumulation de capitaux supplémentaires seraient absorbés par la multiplication de la population. Cependant, les hommes ne répondent pas à l'amélioration de leurs conditions de vie matérielles comme le font les rongeurs et les microbes. Ils connaissent aussi des satisfactions autres que manger et proliférer. Par conséquent, dans les pays de civilisation capitaliste, l'accroissement du capital accumulé va plus vite que l'accroissement de la population. Dans la mesure où cela se produit, la productivité marginale du travail est accrue par rapport à la productivité marginale des facteurs matériels de production. Il en ressort une tendance à la hausse des salaires. La proportion du montant total de la production qui va aux salariés est augmentée par rapport à celle qui va comme intérêt aux capitalistes et comme rente aux propriétaires de sol 3.
Parler de la productivité du travail n'a de sens que si l'on se réfère à la productivité marginale du travail, c'est-à-dire à la baisse de production nette causée par la suppression d'un travailleur. Elle se réfère alors à une quantité économique bien définie, à une quantité déterminée de biens ou à son équivalent monétaire. Le concept de productivité générale du travail, tel qu'il est utilisé dans le discours populaire à propos d'un prétendu droit naturel des travailleurs à obtenir la totalité de l'accroissement de la productivité, est vide de sens et indéfinissable. Il se base sur l'illusion qu'il serait possible de déterminer les parts revenant à chacun des divers facteurs complémentaires de production ayant physiquement contribué à fabriquer le produit. Si l'on coupe une feuille de papier avec des ciseaux, il est impossible d'attribuer une partie du résultat aux ciseaux (ou à chacune des deux lames) et une autre à celui qui les tenait. Pour fabriquer une voiture, il faut diverses machines et divers outils, différentes matières premières, le travail de divers travailleurs manuels et, avant tout, le plan d'un concepteur. Mais personne ne peut décider quel pourcentage de la voiture une fois terminée doit être physiquement attribué à chaque facteur dont la coopération fut nécessaire à la production de l'automobile.
Pour simplifier le raisonnement, nous pouvons un moment mettre de côté toutes les considérations qui montrent les erreurs du traitement populaire du problème et demander : Lequel de ces deux facteurs, main-d'œuvre ou capital, a-t-il entraîné l'accroissement de productivité ? Or précisément, si nous posons la question de cette façon, la réponse doit être : le capital. Ce qui fait que la production totale des États-Unis d'aujourd'hui est plus élevée (par tête de main-d'œuvre employée) que celle des époques passées ou que celle des pays économiquement arriérés — comme la Chine, par exemple — est le fait que le travailleur américain contemporain a à sa disposition davantage et de meilleurs outils. Si l'équipement du capital (par tête d'ouvrier) n'était pas plus abondant qu'il ne l'était il y a trois cents ans ou qu'il ne l'est aujourd'hui en Chine, la production (par tête d'ouvrier) ne serait pas plus grande. Ce qui est nécessaire pour augmenter, en l'absence d'un accroissement du nombre de travailleurs employés, le montant total de la production industrielle de l'Amérique, c'est l'investissement de capitaux supplémentaires, qui ne peuvent être accumulés que par davantage d'épargne. Ce sont ceux qui épargnent et qui investissent qu'il faut remercier pour la multiplication de la productivité de la force de travail totale.
Ce qui fait monter le taux des salaires et alloue aux salariés une part sans cesse croissante de la production accrue grâce à l'accumulation de capitaux additionnels, c'est le fait que le taux d'accumulation du capital dépasse le taux d'accroissement de la population. La doctrine officielle passe ce fait sous silence, voire le nie catégoriquement. Mais la politique des syndicats montre clairement que leurs dirigeants sont pleinement conscients que la théorie qu'ils dénoncent publiquement comme apologétique bourgeoise est correcte. Ils désirent restreindre le nombre des chercheurs d'emplois dans l'ensemble du pays par des lois anti-immigration et dans chaque branche du marché du travail en empêchant l'arrivée de nouveaux venus.
Que l'augmentation des taux de salaire ne dépende pas de la « productivité » du travailleur individuel, mais de la productivité marginale du travail, a été clairement démontré par le fait que les taux des salaires ont également grimpé dans les emplois où la « productivité » de l'individu n'a pas changé du tout. Il y a quantité de tels métiers. Un barbier rase de nos jours un client exactement de la même façon que ses prédécesseurs le faisaient il y a deux siècles. Un maître d'hôtel attend à la table du premier ministre britannique de la même manière que les maîtres d'hôtel qui servaient autrefois Pitt et Palmerston. Dans l'agriculture, certains travaux sont encore accomplis avec les mêmes outils et de la même façon qu'il y a plusieurs siècles. Et pourtant les taux des salaires touchés par tous ces travailleurs sont aujourd'hui bien plus élevés qu'ils ne l'étaient par le passé. Il en est ainsi parce qu'ils sont déterminés par la productivité marginale du travail. L'employeur d'un maître d'hôtel veut éviter que cet homme parte travailler dans une usine et doit donc payer l'équivalent d'une augmentation de production que l'emploi additionnel d'une personne apporterait dans une usine. Ce n'est nullement un quelconque mérite de la part du maître d'hôtel qui cause la hausse de son salaire, mais le fait que l'augmentation du capital investi dépasse l'accroissement du nombre de paires de bras.
Toutes les doctrines pseudo-économiques dévalorisant l'épargne et l'accumulation de capital sont absurdes. Ce qui constitue la grande richesse de la société capitaliste par rapport à la richesse plus faible d'une société non capitaliste, c'est le fait que la quantité de biens du capital disponibles est plus élevée dans la première que dans la seconde. Ce qui a amélioré le niveau de vie des salariés est le fait que l'équipement en capital par tête d'homme désireux de toucher un salaire a augmenté. C'est en raison de ce fait qu'une part de plus en plus grande du montant total des biens utilisables produits va aux salariés. Aucune des tirades enflammées de Marx, Keynes et d'une foule d'auteurs moins connus n'a pu montrer le moindre point faible dans l'affirmation selon laquelle il n'y a qu'une manière d'augmenter les taux de salaire de manière permanente et au bénéfice de tous ceux voulant toucher un salaire — à savoir accélérer l'accroissement du capital disponible rapporté à la population. Si cela est « injuste », alors la responsabilité en incombe à la nature et non à l'homme.
Le « préjugé bourgeois » de la liberté
L'histoire de la civilisation occidentale est celle d'une lutte incessante pour la liberté.
La coopération sociale dans le cadre de la division du travail est l'unique et ultime source du succès de l'homme dans son combat pour la survie et dans ses efforts pour améliorer autant que possible les conditions matérielles de son bien-être. Mais, la nature humaine étant ce qu'elle est, la société ne peut pas exister s'il n'y a pas de dispositions prises pour empêcher des individus indisciplinés d'entreprendre des actions incompatibles avec la vie en communauté. Afin de préserver la coopération pacifique, il faut être prêt à avoir recours à la suppression violente de ceux qui perturbent la paix. La société ne peut se passer d'un appareil social de coercition et de contrainte, c'est-à-dire d'un État et d'un gouvernement. Un nouveau problème se pose alors : comment faire en sorte que les hommes en charge des fonctions gouvernementales n'abusent pas de leur pouvoir et ne transforment pas en pratique les autres individus en esclaves. Le but de toutes les luttes pour la liberté est de maintenir dans certaines limites les défenseurs armés de la paix, les gouvernants et leurs agents. Le concept politique de liberté individuelle signifie liberté vis-à-vis d'une action de la part des pouvoirs de police.
L'idée de liberté est et a toujours été particulière à l'Occident. Ce qui sépare l'Orient et l'Occident est avant tout le fait que les peuples de l'Orient n'ont jamais conçu l'idée de la liberté. La gloire impérissable des Grecs antiques fut d'être les premiers à saisir la signification et l'importance des institutions garantissant la liberté. Les recherches historiques récentes ont fait remonter l'origine de certaines réalisations scientifiques auparavant attribuées aux Hellènes à des sources orientales. Mais personne n'a jamais contesté que l'idée de la liberté trouve son origine dans les cités de la Grèce antique. Les écrits des philosophes et historiens grecs la transmirent aux Romains, puis plus tard à l'Europe moderne et à l'Amérique. Elle devint une préoccupation essentielle de tous les plans occidentaux pour établir la bonne société. Elle engendra la philosophie du laissez-faire à laquelle l'humanité doit toutes les réussites sans précédent de l'âge du capitalisme.
Le but des institutions politiques et judiciaires modernes est de sauvegarder la liberté des individus contre les empiètements de la part du gouvernement. Le gouvernement représentatif et l'état de droit, l'indépendance des cours et des tribunaux par rapport à l'interférence des agences administratives, l'habeas corpus, l'examen juridique et le redressement des erreurs de l'administration, la liberté d'expression et de la presse, la séparation de l'Église et de l'État, ainsi que de nombreuses autres institutions visaient à un seul objectif : limiter le pouvoir discrétionnaire des fonctionnaires et mettre les individus à l'abri de l'arbitraire. L'époque du capitalisme a aboli tous les vestiges de l'esclavage et de la servitude. Elle a mis fin aux punitions cruelles et a réduit la peine pour les crimes commis au minimum indispensable pour décourager les délinquants. Elle a éliminé la torture et autres méthodes contestables infligées aux suspects et aux contrevenants.
Elle a repoussé tous les privilèges et promulgué l'égalité de tous devant la loi. Elle a transformé les sujets de la tyrannie en citoyens libres.
Les améliorations matérielles furent le fruit de ces réformes et de ces innovations concernant la direction des affaires du gouvernement. Comme tous les privilèges disparurent et que tout le monde avait obtenu le droit de contester les intérêts établis de tous les autres, on laissa les mains libres à tous ceux qui avaient l'ingéniosité nécessaire pour développer toutes les nouvelles industries qui rendent aujourd'hui les conditions matérielles du peuple plus satisfaisantes. Le chiffre de la population s'est multiplié et pourtant la population plus nombreuse a pu bénéficier d'une vie meilleure que ses aïeux.
Il y a également toujours eu dans les pays de la civilisation occidentale des avocats de la tyrannie — de la loi de l'arbitraire absolu d'un autocrate ou d'une aristocratie d'un côté, de la sujétion de tous les autres de l'autre. Mais à l'époque des Lumières, ces voix devinrent de plus en plus rares. La cause de la liberté prévalut. Dans la première partie du XIXe siècle, l'avancée victorieuse du principe de liberté semblait être irrésistible. Les philosophes et les historiens les plus éminents avaient la conviction que l'évolution historique tendait à l'établissement d'institutions garantissant la liberté et qu'aucune intrigue et aucune machination de la part des champions de la servilité ne pourraient empêcher cette tendance vers le libéralisme.
En traitant de la philosophie sociale libérale, il existe une disposition à ne pas voir le pouvoir d'un facteur important qui œuvra en faveur de l'idée de liberté, à savoir le rôle éminent joué par la littérature de la Grèce antique dans l'éducation de l'élite. Parmi les auteurs grecs, il y avait aussi des champions de l'omnipotence du gouvernement, comme Platon. Mais la teneur principale de l'idéologie grecque était la poursuite de la liberté. D'après les critères des institutions modernes, les cités grecques doivent être considérées comme des oligarchies. La liberté que les hommes d'État, philosophes et historiens grecs ont glorifiée comme étant le bien le plus précieux de l'homme, était un privilège réservé à une minorité. En la déniant aux métèques et aux esclaves, ils défendaient en fait la loi despotique d'une caste héréditaire d'oligarques. Ce serait pourtant une sérieuse erreur de considérer leurs hymnes à la liberté comme des mensonges. Ils n'étaient pas moins sincères dans leurs louanges et dans leur recherche de la liberté que ne l'étaient, deux mille ans plus tard, les propriétaires d'esclaves qui signèrent la Déclaration d'Indépendance américaine. Ce fut la littérature politique des Grecs antiques qui donna naissance aux idées des Monarchomaques, à la philosophie des Whigs, aux doctrines d'Althusius, de Grotius et de John Locke, à l'idéologie des pères des constitutions modernes et des déclarations des droits. Ce furent les études classiques, caractéristique essentielle de l'éducation libérale, qui maintint vivant l'esprit de liberté dans l'Angleterre des Stuarts, dans la France des Bourbons et dans l'Italie soumise au despotisme d'une constellation de princes. Un homme comme Bismarck, qui était avec Metternich le principal ennemi de la liberté parmi les hommes d'État du XIXe siècle, témoigne du fait que, même dans la Prusse de Frédéric-Guillaume III, le Gymnasium, éducation basée sur la littérature grecque et romaine, fut un bastion du républicanisme 4. Les tentatives passionnées visant à éliminer les études classiques du cursus de l'éducation libérale et à détruire ainsi en réalité sa véritable nature constituèrent l'une des manifestations principales du renouveau de l'idéologie servile.
C'est un fait qu'il y a une centaine d'années seules quelques personnes anticipaient la force irrésistible que les idées antilibérales étaient destinées à acquérir en très peu de temps. L'idéal de la liberté semblait être si fermement enraciné que tout le monde pensait qu'aucun mouvement réactionnaire ne pourrait jamais réussir à l'éradiquer. Il est vrai que c'eût été une aventure sans espoir que d'attaquer ouvertement la liberté et de défendre sincèrement un retour à la sujétion et à l'esclavage. Mais l'antilibéralisme s'empara des esprits en se camouflant comme super-libéralisme, comme la réalisation et le couronnement des idées mêmes de la liberté. Il arriva déguisé en socialisme, communisme, planisme.
Aucun homme intelligent ne pouvait manquer de comprendre que les socialistes, les communistes et les planificateurs visaient à l'abolition la plus radicale de la liberté individuelle et à établir l'omnipotence du gouvernement. Pourtant, l'immense majorité des intellectuels socialistes étaient convaincus qu'en luttant en faveur du socialisme ils se battaient pour la liberté. Ils se disaient eux-mêmes de gauche et démocrates, et revendiquent même de nos jours pour eux l'épithète « libéral ». Nous avons déjà traité des facteurs psychologiques qui affaiblirent le jugement de ces intellectuels et des masses qui les suivirent. Dans leur subconscient, ils comprenaient parfaitement le fait que leur échec à atteindre les vastes buts que leur ambition les poussait à poursuivre était dû à leurs propres insuffisances. Ils savaient très bien qu'ils n'étaient soit pas assez intelligents soit pas assez travailleurs. Mais ils ne voulaient pas s'avouer leur infériorité, ni l'avouer à leurs semblables, et cherchèrent un bouc émissaire. Ils se consolaient et essayaient de convaincre les autres que la cause de leur échec n'était pas leur propre infériorité mais l'injustice de l'organisation économique de la société. Avec le capitalisme, déclaraient-ils, la réalisation de ses objectifs n'est possible que pour un petit nombre. « La liberté dans une société de laissez-faire ne peut être atteinte que par ceux qui ont la richesse ou l'occasion de l'obtenir. » 5 Ainsi, concluaient-ils, l'État doit intervenir afin de réaliser la « justice sociale » — ce qu'ils veulent dire en réalité étant : afin de donner à la médiocrité frustrée « selon ses besoins ».
Tant que les problèmes du socialisme n'étaient qu'un sujet de débats, les gens manquant de discernement et de compréhension pouvaient être victimes de l'illusion que la liberté pourrait être préservée dans un régime socialiste. Une telle illusion ne peut plus être entretenue depuis que l'expérience soviétique a montré à tout le monde quelles sont les conditions dans une communauté socialiste.
Aujourd'hui, les apologistes du socialisme sont forcés de déformer les faits et de dénaturer la signification des mots quand ils veulent faire croire à la compatibilité du socialisme et de la liberté.
Feu le professeur Laski — qui fut en son temps un membre éminent et le président du Parti travailliste britannique, soi-disant non communiste, voire anticommuniste — nous disait qu'il n'y avait « aucun doute qu'en Russie soviétique un communiste a un sentiment total de liberté ; et il a également sans aucun doute le sentiment aigu que la liberté lui est refusée dans l'Italie fasciste. » 6 La vérité est qu'un Russe est libre d'obéir à tous les ordres édictés par ses supérieurs. Mais dès qu'il s'écarte d'un centième de centimètre de la bonne façon de penser telle qu'elle est établie par les autorités, il est liquidé sans merci. Tous les politiciens, fonctionnaires, auteurs, musiciens et scientifiques qui furent « purgés » n'étaient — à coup sûr — pas des anticommunistes. Ils étaient, au contraire, des communistes fanatiques, des membres importants du parti, que les autorités suprêmes, en reconnaissance de leur loyauté envers les principes soviétiques, avaient promus à des postes élevés. Leur seule infraction était de n'avoir pas su adapter assez rapidement leurs pensées, politiques, livres ou compositions aux derniers changements des idées et des goûts de Staline. Il est difficile de croire que ces gens avaient « un sentiment total de liberté » si l'on n'attache pas au mot de liberté un sens qui est précisément le contraire de celui que tout le monde lui avait toujours attaché.
L'Italie fasciste était certainement un pays où il n'y avait pas de liberté. Elle avait adopté le célèbre modèle soviétique du « principe du parti unique » et supprimait en conséquence toutes les idées dissidentes. Il y avait pourtant une différence manifeste entre les applications bolchevique et fasciste de ce principe. Par exemple, il y avait en Italie un ancien membre du groupe parlementaire des députés communistes, qui resta loyal jusqu'à sa mort aux principes communistes, le professeur Antonio Graziadei. Il touchait une pension du gouvernement à laquelle il avait droit comme professeur émérite, et était libre d'écrire et de publier, chez un des éditeurs italiens les plus importants, des livres marxistes orthodoxes. Son absence de liberté était certainement moins grande que celle des communistes russes qui, comme le professeur Laski avait choisi de le dire, avaient « sans doute » « un sentiment total de liberté ».
Le professeur Laski prenait plaisir à répéter le truisme selon lequel la liberté signifie toujours en pratique la liberté au sein de la loi. Il ajoutait que la loi vise toujours à « assurer la sécurité d'un mode de vie jugé satisfaisant par ceux qui dominent la machine de l'État. » 7 C'est une description correcte des lois d'un pays libre si elle signifie que la loi vise à protéger la société contre les conspirations voulant enflammer la guerre civile et renverser le gouvernement par la violence. Mais le professeur Laski commet une grosse erreur quand il ajoute que dans une société capitaliste « un effort de la part du pauvre pour modifier de manière radicale les droits de propriété du riche met immédiatement en danger tout l'édifice des libertés. » 8
Prenons le cas de la grande idole du professeur Laski et de tous ses amis, Karl Marx. Quand en 1848 et 1849 ce dernier prit une part active à l'organisation et à la conduite de la révolution, d'abord en Prusse puis plus tard aussi dans d'autres États allemands, il fut — étant un étranger sur le plan légal — expulsé et déménagea, avec sa femme, ses enfants et sa bonne, d'abord à Paris puis à Londres 9. Par la suite, quand la paix revint et que les instigateurs de la révolution avortée furent amnistiés, il fut libre de retourner dans toutes les régions allemandes et fit souvent usage de cette possibilité. Il n'était plus un exilé et choisit de son propre chef de demeurer à Londres 10. Personne ne le brutalisa lorsqu'il fonda, en 1864, l'Association internationale des travailleurs, organisme dont l'unique but avoué était de préparer la grande révolution mondiale. Il ne fut pas arrêté quand, au nom de son association, il visita plusieurs pays du continent. Il était libre d'écrire et de publier des livres et des articles qui, pour utiliser les mots du professeur Laski, étaient certainement un effort pour « modifier de manière radicale les droits de propriété du riche. » Et il mourut tranquillement dans sa maison londonienne, 41 Maitland Park Road, le 14 mars 1883.
Ou prenons le cas du Parti travailliste britannique. Son effort pour « modifier de manière radicale les droits de propriété du riche » ne fut pas, comme le professeur Laski le savait parfaitement, empêché par la moindre action incompatible avec le principe de liberté.
Marx, le dissident, pouvait vivre, écrire et préconiser la révolution, parfaitement à l'aise, dans l'Angleterre victorienne tout comme le Parti travailliste pouvait se lancer dans toutes les activités politiques, tranquillement, dans l'Angleterre post-victorienne. En Russie soviétique, pas la moindre opposition n'est tolérée. C'est la différence entre la liberté et l'esclavage.
La liberté et la civilisation occidentale
Les critiques du concept légal et constitutionnel de liberté et des institutions créées pour le mettre en pratique ont raison de dire que la liberté par rapport aux actions arbitraires de la part des fonctionnaires n'est en elle-même pas suffisante pour rendre un individu libre. Mais en soulignant cette vérité indiscutable, ils enfoncent des portes ouvertes. Car aucun avocat de la liberté n'a jamais prétendu que restreindre l'arbitraire de l'administration est tout ce dont on a besoin pour rendre un citoyen libre. Ce qui donne à l'individu autant de liberté qu'il est compatible avec la vie en société, c'est le fonctionnement de l'économie de marché. Les constitutions et les déclarations des droits ne créent pas la liberté. Elles ne font que protéger la liberté qu'accorde le système économique concurrentiel aux individus contre les empiètements de la part des pouvoirs de police.
Dans l'économie de marché, les gens ont l'occasion de lutter pour obtenir la position qu'ils souhaitent atteindre dans la structure de la division sociale du travail. Ils sont libres de choisir la vocation dans laquelle ils prévoient de servir leurs semblables. Dans une économie planifiée, ils ne disposent pas de ce droit. Les autorités déterminent le métier de chacun. L'arbitraire des supérieurs assure la promotion d'un homme à un meilleur poste ou la lui interdit. L'individu dépend entièrement des bonnes grâces de ceux au pouvoir. Mais dans un régime capitaliste, tout le monde est libre de contester les intérêts de n'importe qui. Celui qui pense pouvoir approvisionner le public mieux et moins cher que les autres, peut essayer de démontrer son efficacité. Le manque de fonds ne peut pas frustrer ses projets. Car les capitalistes sont toujours à la recherche d'hommes pouvant utiliser leurs fonds de la manière la plus rentable. Le résultat des activités industrielles d'un homme ne dépend que du comportement des consommateurs qui achètent ce qu'ils préfèrent.
Le salarié ne dépend pas plus de l'arbitraire de son employeur. Un entrepreneur qui n'arrive pas à embaucher les travailleurs les plus adaptés au travail concerné et à les payer suffisamment pour les empêcher de prendre un autre emploi est pénalisé par une réduction de son revenu net. L'employeur n'accorde pas une faveur à ses employés. Il loue leurs services, moyen indispensable au succès de son entreprise, de la même façon qu'il achète les matières premières et les équipements de l'usine. Le travailleur est libre de trouver l'emploi qui lui convient le mieux.
Le processus de sélection sociale déterminant la position et le revenu de chacun continue sans cesse dans une économie de marché. De grandes fortunes diminuent et finissent par disparaître complètement alors que d'autres personnes, nées dans la pauvreté, grimpent vers des positions éminentes et des revenus considérables. Quand il n'y a pas de privilèges et que le gouvernement n'accorde pas sa protection à des avantages établis et menacés par la plus grande efficacité de nouveaux venus, ceux qui ont acquis la richesse par le passé sont obligés de la regagner chaque jour à nouveau, dans une compétition avec tous les autres.
Dans le cadre de la coopération sociale avec division de travail, tout le monde dépend de la reconnaissance de ses services de la part du public acheteur dont il est lui-même membre. Tout le monde, en achetant ou en s'abstenant d'acheter, est un membre de la cour suprême qui attribue à tous — et donc à lui-même — une place donnée dans la société. Tout le monde joue un rôle dans le processus qui donne à certains un revenu plus élevé, à d'autres un revenu plus faible. Chacun est libre de faire une contribution que ses semblables sont prêts à récompenser en lui offrant un revenu plus élevé. La liberté dans un régime capitaliste veut dire : ne pas dépendre davantage de l'arbitraire des autres que les autres ne dépendent du sien. Aucune autre liberté n'est concevable quand la production est accomplie par la division du travail, et il n'y a pas d'autarcie économique parfaite possible.
Il n'est pas nécessaire de souligner que l'argument essentiel avancé en faveur du capitalisme et contre le socialisme n'est pas le fait que le socialisme doive nécessairement abolir tous les vestiges de la liberté et transformer tout le monde en esclaves des gens au pouvoir. Le socialisme est irréalisable en tant que système économique parce qu'une société socialiste n'aurait aucune possibilité de recourir au calcul économique. C'est pourquoi il ne peut pas être considéré comme un système d'organisation économique de la société. Il est une façon de désintégrer la coopération sociale et de conduire à la pauvreté et au chaos.
En traitant de la question de la liberté, on ne fait pas allusion au problème économique essentiel de l'antagonisme entre capitalisme et socialisme. On souligne plutôt que l'homme occidental, contrairement aux Asiatiques, est un être adapté à la vie en liberté et formé par la vie en liberté. Les civilisations de Chine, du Japon, de l'Inde et des pays musulmans du Proche-Orient telles qu'elles existaient avant que ces nations ne se familiarisent avec le mode de vie occidental, ne peuvent certainement pas être écartées comme simple barbarie. Ces peuples, il y a déjà plusieurs centaines, voire plusieurs milliers d'années, engendrèrent de merveilleuses réalisations dans les arts industriels, en architecture, en littérature, en philosophie et dans le développement des institutions éducatives. Ils fondèrent et organisèrent de puissants empires. Mais leurs efforts s'interrompirent alors, leurs cultures s'engourdirent et ils perdirent leur capacité de se débrouiller avec succès face aux problèmes économiques. Leur génie intellectuel et artistique s'évanouit. Leurs artistes et leurs auteurs copièrent carrément les modèles traditionnels. Leurs théologiens, philosophes et spécialistes du droit s'adonnèrent à des exégèses constantes des œuvres anciennes. Les monuments érigés par leurs ancêtres s'effondrèrent. Leurs empires se désintégrèrent. Leurs citoyens perdirent vigueur et énergie, et devinrent apathiques face à l'appauvrissement et au déclin progressifs.
Les anciens ouvrages de philosophie et de poésie orientales peuvent être comparés avec les plus grandes œuvres occidentales. Mais pendant plusieurs siècles, l'Orient ne généra aucun livre important. L'histoire intellectuelle et littéraire des époques modernes ne font guère mention du nom d'un quelconque auteur oriental. L'Orient n'a plus participé en quoi que ce soit à l'effort intellectuel de l'humanité. Les problèmes et les controverses qui agitèrent l'Occident demeurèrent étrangers à l'Orient. En Europe il y eut de l'agitation ; en Orient il y eut stagnation, indolence et indifférence.
La raison en est évidente. Il manque à l'Orient la chose primordiale, l'idée de liberté vis-à-vis de l'État. L'Orient n'a jamais levé la bannière de la liberté, il n'a jamais essayé de souligner les droits de l'individu face aux pouvoirs des dirigeants. Il n'a jamais remis en question l'arbitraire des despotes. Et, par conséquent, il n'a jamais établi le cadre légal qui protégerait la richesse des citoyens privés contre la confiscation de la part des tyrans. Au contraire, dupés par l'idée que la fortune du riche est la cause de la misère du pauvre, tous ces peuples ont soutenu la pratique des gouvernants consistant à exproprier les hommes d'affaires qui réussissaient. L'accumulation de capital à grande échelle fut ainsi empêchée et ces nations durent se passer de toutes les améliorations demandant un investissement considérable en capital. Aucune « bourgeoisie » ne put se développer et il n'y eut par conséquent aucun public pour encourager et soutenir les auteurs, artistes et inventeurs. Toutes les voies permettant de se distinguer étaient fermées aux fils du peuple, à l'exception d'une seule. Ils pouvaient essayer de trouver une issue en se mettant au service des princes. La société occidentale était une communauté d'individus pouvant concourir pour les plus hautes récompenses. La société orientale était un agglomérat de sujets totalement dépendants des bonnes grâces des souverains. La jeunesse alerte de l'Occident regarde le monde comme un champ d'action dans lequel elle peut gagner la célébrité, l'éminence, les honneurs et la richesse ; rien ne semble trop difficile à son ambition. L'humble progéniture des parents orientaux ne sait faire rien d'autre que de suivre la routine de son environnement. La noble confiance en soi de l'homme occidental a trouvé une expression triomphante dans des dithyrambes comme l'hymne du chœur de Sophocle d'Antigone à propos de l'homme et de son effort d'entreprise et comme la Neuvième Symphonie de Beethoven. Rien de ce genre n'a été entendu en Orient.
Est-il possible que les descendants des bâtisseurs de la civilisation de l'homme blanc renoncent à leur liberté et se rendent volontairement à la suzeraineté du gouvernement omnipotent ? Qu'ils cherchent la satisfaction dans un système où leur seule tâche serait de servir de rouages dans une vaste machine construite et dirigée par un planificateur tout-puissant ? La mentalité des civilisations arrêtées doit-elle balayer les idéaux pour lesquels des milliers et des milliers ont sacrifiés leurs vies ?
Ruere in servitium, ils plongèrent dans la servitude, observa tristement Tacite en parlant des Romains de l'époque de Tibère.
Notes