En traitant de la méthodologie « classique » de Senior, Mill, Cairnes et consorts, nous nous sommes abstenus de tout rapprochement avec un courant ou une école de pensée économique. La raison en était évidente : la position de ces auteurs fit autorité à l’intérieur de tous les différents courants — lesquels étaient d’ailleurs fort peu nombreux à leur époque. La situation changea sensiblement à partir du début des années 1870, avec le développement de l’Ecole Historique Allemande et de l’Ecole Autrichienne, ainsi que leur affrontement dans ce que l’on a vite appelé la « Bataille des Méthodes » (Methodenstreit).
Bien que la pertinence des théories de l’Ecole Autrichienne d’économie se fasse jour dans de nombreux domaines de l’analyse économique, il n’est aujourd’hui aucun point théorique où elle soit davantage en opposition avec les autres courants de pensée que sur les questions méthodologiques. Cela ne signifie en aucun cas que sa position méthodologique se soit construite en opposition avec l’orthodoxie dont il était question dans le premier chapitre : comme nous le verrons, les deux s’inscrivent dans la même démarche. L’Ecole Autrichienne reprit le flambeau des méthodologistes de l’époque classique et livra bataille face aux assauts des hordes contestataires. Ainsi, si les conceptions méthodologiques de l’Ecole Autrichienne nous intéressent particulièrement, ce n’est pas simplement parce que ce thème a été abondamment traité par les auteurs de ce courant, mais surtout parce que ces conceptions elles-mêmes représentent l’opposition la plus consciente et la plus structurée à la nouvelle « orthodoxie » positiviste.
L’Ecole Autrichienne d’économie prit naissance de manière concrète en 1871, avec la publication des Principes d’économie de Carl Menger. Par cette publication, Menger venait de participer à ce qui fut appelé par la suite la « révolution marginaliste », mais il fit bien davantage. La coloration particulière qu’il donna à ses théories, et le schéma économique général qu’il développa dans son livre, firent du professeur Menger le fondateur d’un nouveau courant de pensée économique. Durant plusieurs années, il en sera le seul représentant. Un jour, Ludwig von Mises évoqua avec Menger les rencontres organisées à Vienne entre économistes autrichiens peu avant la Première Guerre mondiale, à quoi Menger répondit que la situation était bien différente à son époque. Après avoir raconté cette histoire, Mises conclura : « Jusqu’à la fin des années 1870, il n’y avait pas d’Ecole Autrichienne. Il n’y avait que Carl Menger. » [1] Pour remédier à cette situation d’isolement, Menger donna de nombreuses conférences, mais malgré ses efforts, ce n’est pas ce qui contribua à l’éclosion de l’école autrichienne d’économie. La Methodenstreit permit seule de lui fournir une reconnaissance internationale. [2]
En opérant une coupe transversale, la partie précédente a volontairement ignoré cette « bataille des méthodes », et il nous faut l’évoquer à présent. Elle opposa donc l’Ecole Historique Allemande et l’Ecole Autrichienne.
La très large utilisation des qualificatifs « Allemande » et « Autrichienne » pour désigner les deux écoles en opposition, à une époque où la question nationale était devenue brûlante, n’est pas un fait surprenant en tant que tel, et à une autre époque certains avaient déjà parlé de l’ « Ecole anglaise » pour décrédibiliser les travaux des disciples de David Ricardo.
A cette époque, il s’agissait pour les économistes allemands, français ou italiens de rejeter les « prétentions » d’une science d’abord défendue par des intellectuels britanniques, de David Hume à John Stuart Mill en passant par David Ricardo, Thomas Malthus, Nassau Senior, Robert Torrens, etc. Quand, à peine un demi-siècle plus tard, des hordes de professeurs allemands qualifièrent d’ « autrichiens » les penseurs issus de la nouvelle école de Carl Menger, ils ne faisaient que continuer cette vieille tradition moqueuse.
Au surplus, le climat de l’époque, marqué par la bataille de Königgrätz et la montée du sentiment nationaliste, était tout à fait propice à une telle passe d’armes. Pour autant, à part cette haine viscérale, rien dans l’Ecole Autrichienne elle-même ne laissait supposer qu’elle serait à ce point vilipendée. Les divergences portant sur les questions méthodologiques dépassaient bien les clivages entre les nationalités, et il serait faux de croire que tous les économistes allemands se réclamaient de l’Ecole Allemande ou tous les économistes autrichiens de l’Ecole Autrichienne. En outre, non seulement de nombreux membres de l’Ecole Autrichienne étaient d’origine allemande, mais une majorité d’entre eux, dont Menger et Böhm-Bawerk eux-mêmes, écrivirent en langue allemande. Malgré cela, il est vrai que jamais l’opposition entre les économistes de nationalité différente n’avait donné naissance à une telle controverse et à des échanges aussi houleux.
L’affaire commença en 1883, lorsque l’économiste autrichien Carl Menger, ayant compris l’importance des questions de méthode, publia ses Investigations sur les méthodes des sciences sociales et de l’économie politique en particulier. Menger s’était fait connaître une dizaine d’année plus tôt avec la publication de ses Principes d’économie, un livre dans lequel il faisait la contribution historique de la théorie marginaliste de la valeur. Son livre sur la méthodologie économique n’était pas aussi révolutionnaire, mais il attaquait de front un groupe d’économistes très bien établi à l’époque : l’Ecole Historique Allemande.
Sans craindre les mauvais retours, Menger dénonça ouvertement les défauts de leurs principes méthodologiques. En particulier, il nia rigoureusement que l’étude des faits historiques puisse suffire pour asseoir la validité de lois économiques. Une attaque aussi frontale ne pouvait rester sans réponse, et elle fut en effet largement condamnée par les économistes allemands. Schmoller fut l’un des plus critiques, et ses commentaires sur le livre poussèrent Menger à répliquer par un court ouvrage intitulé Die Irrtümer des Historismus in der Deutschen Nationalökonomie, qui mit le feu aux poudres. [3]
La réaction des représentants de l’Ecole Historique Allemande ne s’était donc pas fait attendre. Attaqués sur la base même de leur école, ils s’engagèrent tout de suite dans des attaques virulentes. L’épithète « Autrichien » apparut à cette époque-là. Dès les premiers échanges entre Menger et Schmoller, on entendit parler de « l’Ecole de Menger », avant que le terme österreichisch (« autrichien ») ne fasse son apparition. [4] Plus que les expressions « Ecole de Vienne » ou « Ecole de Menger », l’appellation « Ecole Autrichienne » s’imposa progressivement à mesure que les détracteurs de Menger l’utilisèrent dans leurs publications.
L’altercation qui s’en suivit entre les représentants des deux courants fut d’une rare violence, notamment entre Menger et Schmoller. [5] Dans ce combat, les Autrichiens étaient considérés comme les outsiders ; ils le furent en effet, et le restèrent durant de longues années. Ce n’est que grâce à l’appui d’Eugen Böhm-Bawerk, de Friedrich von Wieser, et surtout, quelques décennies plus tard, de Ludwig von Mises, que l’Ecole Autrichienne d’Economie s’imposa véritablement comme une référence majeure dans la pensée économique mondiale.
L’historicisme Allemand
Encore aujourd’hui, le paysage intellectuel de la science économique est marqué par l’existence de plusieurs Ecoles — certains diraient « chapelles » de manière péjorative, et ils ont raison à de nombreux points de vue. De toutes ces écoles, pour autant, de tous ces évangiles, de toutes ces églises, peu sont aussi méconnus que celle dont il est question ici.
L’Ecole Historique Allemande a longtemps été négligée par l’historiographie économique et, plus récemment, elle ne semble avoir connu un regain d’intérêt que pour être l’objet de vives critiques. En 1999, Health Pearson publia un article ravageur portant le titre « Y’a-t-il vraiment eu une Ecole Historique Allemande d’économie ? », question à laquelle il répondait par la négative. [6] Selon son analyse, l’Ecole Historique Allemande n’était en réalité ni allemande, ni historique, et ne constituait même pas une école de pensée au sens strict du terme. [7]
Groupement intellectuel, voire simple phénomène de mode plus général, ce que nous continuerons tout de même à appeler « Ecole Historique Allemande » fut un ensemble en effet très divers. Conserver le titre qui a fait sa célébrité ne peut se faire qu’à condition de distinguer différentes générations : la première, dont Wilhelm Roscher est certainement le plus grand représentant, la seconde, portée par Schmoller, et la troisième, dans laquelle s’illustra notamment Werner Sombart. [8] Chacune de ces générations peut être rattachée au vocable « Ecole Historique Allemande » dans la mesure où toutes possédaient des précurseurs communs et une intuition fondamentalement similaire.
Parmi les précurseurs, il est courant de citer les économistes « romantiques » et antilibéraux tels que Friedrich List, J. G. Fichte, et Adam Müller. Tous étaient des adversaires résolus de la doctrine d’Adam Smith et de l’école anglaise, opposés au libre-échange et partisans, à l’intérieur de frontières étanches, d’une « économie nationale » soutenue activement par l’Etat. [9]
Chez List, la méthode historique était déjà très développée. Il est tout à fait déplacé de résumer cette méthode à un tel fractionnement, mais l’organisation du livre majeur de List, Système National d’Economie Politique (1840), faisait bien comprendre l’essence de la méthode historique. L’ouvrage commençait par un premier livre, intitulé « L’Histoire », avec des descriptions historiques des différentes « économies nationales » d’Europe, de Russie, et d’Amérique du Nord. Le second livre, intitulé « La Théorie » formulait des conclusions sur la base des études du premier livre. En outre, l’ouvrage était rempli des formules « L’histoire enseigne que … » ou « Partout l’histoire nous montre que … ». [10] Les interprétations théoriques suivaient les développements historiques. Au fond, telle était la méthode historique.
Friedrich List eut plus que de simples disciples : il apporta le fondement intellectuel de toute une Ecole. L’un des membres de l’Ecole Historique Allemande reviendra sur cette intuition majeure de List : « Friedrich List a le grand mérite d’avoir mis en évidence, imparfaitement il est vrai, le point de vue national de l’économie politique, en opposition avec l’école anglaise qui lui donnait un caractère cosmopolite. En tenant compte de l’histoire, il place la nature, le pays et l’Etat entre l’individu et le monde, l’économie nationale entre l’économie individuelle et l’économie universelle, et met en évidence les conditions générales et historiques de l’évolution de cette économie nationale. » [11]
Le premier économiste de la future Ecole Historique Allemande se plaça dans ses pas. En 1843, Wilhelm Rosher publia un essai économique intitulé Grundriß zu Vorlesungen über die Staatswirthschaft nach geschichtlicher Methode et introduisit cette nouvelle méthode d’analyse. Il ne s’agissait pas seulement d’une réplique théorique ou méthodologique, mais bien d’une réaction politique : contre l’école libérale anglaise et contre ses recommandations politiques. Comme l’écrira Thanasis Giouras, « Roscher continuait une tradition académique qui provenait du dix-huitième siècle et tenait la critique de la philosophie des lumières comme l’un de ses principaux objectifs. » [12]
Roscher insistait sur le caractère entièrement « relatif » de tous les phénomènes économiques : aucune politique économique n’est valable de manière universelle et intemporelle ; au contraire, elle dépend de l’état d’avancement et des conditions historiques de chaque économie nationale. Pour comprendre ces conditions historiques, le recours aux statistiques et à l’histoire était à privilégier. [13] Aucune loi économique générale, soutenait déjà Roscher, ne pourrait provenir de l’étude abstraite de l’économie.
Cette analyse économique devait être menée en utilisant avec profusion l’étude comparative de différents stades historiques. Roscher détaillera sa méthode de travail : « Je compare toujours de deux manières : d’abord, entre les différents niveaux de développement de différentes nations, et ensuite entre les différentes manières de vivre d’un même peuple, c’est-à-dire ses idées politiques et sa religion, sa poésie, son art, etc. » [14]
Ces études historiques comparatives ne pourraient pas permettre de dégager des lois générales universellement applicables, et Roscher le savait. Chaque politique économique était « historique » et donc ni bonne ni mauvaise per se mais simplement adaptée ou non adaptée aux données historiques de telle ou telle nation. Chaque ordre de valeur étant considéré comme relatif, toute expérience historique était de fait légitimée. D’où l’incapacité qu’eut Roscher à prescrire une forme idéale de gouvernement. Ainsi qu’il l’écrira de manière troublante, « l’Etat de Locke peut être différent à de nombreux points de vue de l’Etat de Platon, et pourtant ils peuvent tous les deux contenir des vérités philosophiques subjectives. » [15]
Schmoller et la seconde génération poursuivit sur le même sentier, et avec un zeste désagréable de dogmatisme en plus. Selon les mots d’un membre de l’Ecole Historique, « pour Schmoller, tout ce qui n’est pas une "recherche exacte" historico-statistique est plus ou moins un pur jeu d’esprit. » [16]
Malheureusement pour le sort de cette Ecole Historique, ce fut cette position dogmatique qui l’emporta sur les vues plus conciliantes de nombre de ses membres. Parmi ceux qui s’épuisèrent dans ces efforts infructueux, nous pouvons citer le cas d’Adolf Wagner, qui entendait ouvertement réconcilier l’économie politique « anglaise » avec l’Ecole Historique Allemande. Il considérait que cette dernière était allée trop loin dans ses critiques. Ainsi qu’il osait l’affirmer, il n’est certes pas vrai que les mêmes lois s’appliquent nécessairement partout et toujours, mais il n’est pas vrai non plus qu’il n’y ait aucune loi. Cela provoquait ainsi une attitude ambivalente, faite de distinctions et de nuances, qui aurait mérité de dominer les vives protestations de Schmoller. Citons ce cher Wagner : « Nous sommes d’accord avec l’école historique quand elle demande qu’on use d’une extrême prudence dans les généralisations théoriques, dans l’admission des hypothèses nécessaires à la méthode déductive et surtout dans l’application aux faits concrets de la vie économique des conclusions théoriques, qui ne sont exactes que sous certaines conditions. C’est aussi avec raison que l’école historique considère les phénomènes économiques dans leur évolution historique comme constamment variables, et l’explication de ce processus, comme l’un des problèmes de la science économique. Dans les questions pratiques, c’est aussi avec raison qu’elle rejette les solutions absolues. » [17]
En réalité, et comme de nombreux commentateurs l’ont plus tard affirmé, la cause profonde de la bataille des méthodes fut davantage politique que théorique. Tous les économistes regroupés sous le vocable Ecole Historique Allemande étaient socialistes et se revendiquaient ouvertement comme tels. Pour eux, l’école anglaise déductive représentait le libre-échange. [18]
De manière assez peu étonnante, leur « historicisme », puisque c’est de cela dont il s’agit, fut adopté par de nombreux économistes qui partageaient leurs idéaux politiques et combattaient les mêmes adversaires. Inutile d’aller chercher bien loin les preuves corroborant ce fait, puisque chez Marx et Engels nous trouvons déjà tout le matériel nécessaire. Citons simplement les explications suivantes sur l’économie politique : « L’économie politique ne peut pas être la même pour tous les pays et pour toutes les périodes historiques. L’économie politique est par conséquent une science historique. Elle traite de faits qui sont historiques, c’est-à-dire constamment changeants. » [19]
La praxéologie Autrichienne
Quelle qu’ait pu être l’importance des considérations méthodologiques dans le développement de l’école autrichienne, les premiers disciples n’approfondirent pas sensiblement la position présentée par Menger. Comme le notera un historien du courant autrichien, « à l’exception de quelques notes méthodologiques par Wieser, les autres adeptes de l’Ecole Autrichienne nouvellement créée ne firent pas de contributions supplémentaires à la méthodologie économique. » [20] Ludwig von Mises, à l’inverse, contribua de manière très approfondie au règlement de ces questions méthodologiques et épistémologiques. C’est donc nécessairement vers lui, plus que vers Menger, que nous nous tournerons pour obtenir la description pure de ce qui constitue la « méthodologie Autrichienne ». Les principes méthodologiques soutiennent l’ensemble de l’édifice autrichien, et c’est sans surprise qu’on retrouve leur exposition dans la plupart des grandes œuvres de Mises. Dans Epistemological Problems of Economics, puis dans L’Action Humaine. Traité d’Economie, ainsi que The Ultimate Foundation of Economic Science, il exposa de manière systématique ses positions sur la méthodologie économique et le sens qu’il convenait de donner à la recherche économique.
Son apport fondamental fut de suivre l’intuition des méthodologistes « classiques » et de considérer l’économie comme une discipline relevant d’une science plus générale. Il fit davantage. Tandis qu’eux la faisaient dépendre d’une certaine philosophie de la société qu’ils étaient bien incapables de définir de manière précise, Mises expliqua qu’elle était une sous-catégorie de la « science de l’agir humain » qu’il intitula « praxéologie ».
La praxéologie est la science de l’agir humain. Il ne s’agit pas de dire pourquoi les individus agissent en suivant tel ou tel objectif ou en s’efforçant de faire correspondre leur conduite à tel ou tel code moral. Il s’agit de reconnaître et d’utiliser le fait qu’ils agissent bel et bien en suivant des objectifs et en faisant correspondre leur conduite à un code moral — en somme, qu’ils agissent intentionnellement.
C’est sur cette idée que commence le magnus opus de Murray Rothbard, un de ses récents disciples. Il écrit : « La donnée distinctive et cruciale dans l’étude de l’homme est le concept d’action. L’action humaine est définie simplement comme un comportement intentionnel. Elle est par conséquent très nettement différenciable avec ces mouvements observés qui, du point de vue de l’homme, ne sont pas intentionnels. » [21]
Il semble important de noter en outre que l’économie analyse l’action humaine mais n’est pas la psychologie. Elle utilise les fins de chaque individu comme des données et ne les soumet ni à son analyse ni à sa critique. Comme l’écrit Mises, « l’économie commence là où la psychologie s’arrête. » [22]
Il peut sembler à beaucoup d’économistes ou d’étudiants en économie que cette idée est à la fois tout à fait banale et sans aucun rapport avec l’économie « pure ». C’est une erreur. L’apport fondamental de Mises fut de montrer que nous pouvons, et que nous devons utiliser l’axiome de l’action humaine comme le socle sur lequel toute réflexion économique doit reposer. De ce fait peuvent être déduits les grandes lois économiques. Les seuls principes de l’action humaine suffisent pour affirmer qu’un échange volontaire est nécessairement bénéfique pour les deux parties, ou que l’utilité marginale d’un bien ou service est décroissante. Pour chacun de ces exemples, il faut et il suffit de partir du fait de l’action humaine et de considérer ses conséquences immédiates. C’est le travail que réalisa Mises. Ce faisant, il assigna à l’économiste la tâche de déduire à partir de ces faits incontestables les différentes applications quant aux phénomènes économiques.
Le lecteur aura alors sans doute l’impression que ces principes ne différent pas beaucoup de ceux des méthodologistes du XIXe siècle, et il aura raison de penser ainsi. En offrant cette méthodologie économique, Mises ne pensait pas innover grandement ou pouvoir causer des controverses. Hans-Hermann Hoppe résumera bien ce fait en disant que « de notre perspective contemporaine, il peut sembler surprenant d’entendre que Mises ne considérait pas ses idées comme sortant de la pensée commune qui prévalait au début du vingtième siècle. Mises ne souhaitait pas expliquer ce que les économistes devraient faire en contraste avec ce qu’ils faisaient effectivement. Il voyait plutôt sa contribution comme philosophe de l’économie dans la systématisation et l’exposition explicite de ce que l’économie était vraiment, et de comment elle avait été considérée par presque tous ceux qui s’étaient prétendus économistes. Dans leurs fondements, ses idées sur la nature de l’économie étaient en parfait accord avec l’orthodoxie prévalant à l’époque en la matière. Ils n’utilisaient pas le terme "a priori", mais des économistes comme Jean-Baptiste Say, Nassau Senior ou John E. Cairnes, par exemple, décrivirent l’économie de façon similaire. Les idées de Menger, Böhm-Bawerk, et Wieser, les prédécesseurs de Mises, étaient également semblables. » [23]
La méthode praxéologique parvint aisément à séduire les économistes du courant autrichien, qui trouvaient en elle le fondement sur lequel faire porter leurs raisonnements théoriques. Après Mises, Murray Rothbard fut un autre grand défenseur de ces principes méthodologiques. Dans de nombreux textes, et dans son magnus opus Man, Economy and State, il redéveloppa les arguments en faveur de la méthode déductive et de l’utilisation des axiomes tels que l’ « axiome de l’action humaine. » Son œuvre sur la méthodologie économique fut applaudie par Friedrich Hayek, autre autrichien de renom, qui nota que « les écrits du professeur Rothbard sont sans aucun doute des contributions des plus utiles à une grande tradition. » [24]
L’Ecole Autrichienne s’inscrivait dans la continuité de l’orthodoxie détaillée dans le premier chapitre. Pour autant, on aurait tort de passer sous silence les quelques différences existant entre ses conceptions méthodologiques et celles des méthodologistes « classiques ».
La première est une question majeure en méthodologie économique : l’individualisme méthodologique. Comme nous l’avons dit dans l’introduction, les économistes peuvent bien ne pas évoquer leur méthodologie économique mais ils ne peuvent s’abstenir d’en avoir une. Dans le cas de Smith et de Ricardo — et c’est une tendance que nous retrouvons chez leurs successeurs — nous trouvons distinctement un holisme méthodologique. Sans doute pourrions-nous même parler d’un « collectivisme méthodologique ». Le holiste considère qu’il est plus pertinent d’analyser l’économie en considérant les groupes pour comprendre ensuite les comportements individuels ; le collectivisme méthodologique est cette tendance à ne considérer l’économie que sous forme de groupes et d’agrégats.
C’était le cas d’Adam Smith. Tout comme il mélangea sans sourciller méthode déductive et méthode inductive, il employa également à la fois l’individualisme méthodologique et le holisme ou collectivisme méthodologique. Les premiers chapitres de sa Richesse des Nations sont clairement le fruit d’un raisonnement basé sur un individualisme méthodologique. On y parle de la propension de l’homme à commercer et de l’intérêt personnel de chacun. Les parties suivantes de l’ouvrage sont construites sur des fondements différents, en contradiction totale après les premiers chapitres. Comme l’exprimeront clairement Milonakis et Fine, « la théorie de la distribution présentée dans les derniers chapitres du Livre I est conduite d’une façon structuraliste, collectiviste, et, par conséquent, agrégée. Les individus sont devenus les membres de classes, l’intérêt personnel des individus a laissé la place aux intérêts de classe, et les individus ont été remplacés par des agents collectifs. » [25]
Chez les économistes Classiques considérés plus généralement, cette tendance était claire. Les revenus se distribuaient entre « la classe des travailleurs », « la classe des industriels », et « la classe des propriétaires ». De la même façon, l’attention était portée sur la « richesse des nations » et non pas sur la richesse des individus.
Cette remarque ne vaut néanmoins pas pour Jeremy Bentham, qui resta fidèle à un véritable individualisme méthodologique. Il peut sans doute être considéré comme l’exception confirmant la règle. Bentham était un défenseur de l’individualisme méthodologique, et il n’avait pas pris cette posture par hasard : sans doute conscient de ce que son « calcul des plaisirs et des peines » avait de profondément « individualiste », il adopta cette même manière de travailler pour l’économie.
L’exemple de Gustave de Molinari, à l’inverse, prouve que l’individualisme méthodologique n’est pas associé à la défense de certaines doctrines ou de certains idéaux politiques. Voici les mots qu’il utilisait pour définir sa science : « L’économie politique est la science qui décrit l’organisation de la société : comment la société se constitue, fonctionne, prospère ou dépérit. » [26]
Contrairement aux Classiques, et à l’opposé de leurs considérations collectivistes et de leurs nombreux exposés structuralistes, les Autrichiens défendirent l’individualisme méthodologique : cette idée que l’individu est la seule réalité que l’économiste doit considérer. Selon l’excellente définition de Jon Elster, il s’agit de « la doctrine selon laquelle tous les phénomènes sociaux (leur structure et leur évolution) ne sont en principe explicables qu’en termes d’individus — en considérant leurs propriétés, leurs objectifs et leurs croyances. » [27] Soutenir une telle démarche méthodologique et l’appliquer en effet dans son raisonnement ne signifie pas que l’individu soit la seule réalité existante, mais que la compréhension des phénomènes économiques est nécessairement plus complète et plus immédiate en étudiant l’individu, ses actions, ses choix, et sa mentalité. [28]
Chez les Autrichiens, le choix de l’individualisme fut motivé par une autre raison que le simple bon sens. Dans leur insistance sur le choix de l’action humaine comme fondement de toute connaissance économique, ils étaient nécessairement poussés à n’accepter que les individus comme sujet de leur étude. Après tout, seuls les individus agissent. Ainsi que l’écrira Rothbard, « la première vérité à découvrir à propos de l’action humaine est qu’elle ne peut être initiée que par des "acteurs" individuels. Seuls les individus ont des objectifs et agissent pour les atteindre. » [29]
Le second point divergent a trait à l’utilisation de l’observation empirique en économie. Nombreux étaient les méthodologistes au XIXe siècle qui considéraient que la recherche économique devait aboutir sur des théories que les données historiques pouvaient permettre de confirmer ou de réfuter. Les économistes autrichiens, et Mises notamment, rejetèrent cette idée. Dans des mots très tranchés, ce dernier expliquera : « Ce qui donne à l’économie sa position particulière et unique dans la galaxie de la connaissance pure et de l’utilisation pratique de la connaissance est le fait que ses divers théorèmes ne sont pas susceptibles d’être vérifiés ou falsifiés par les expérimentations. Le critère ultime de l’exactitude ou de l’inexactitude d’un théorème économique est la raison seule sans aide de l’expérimentation. » [30]
Sur les deux points, les différences sont marquées, bien que peu profondes. En vérité, la praxéologie Autrichienne représente une version certes plus poussée, plus radicale, ou plus extrême de l’orthodoxie classique, mais non un « travestissement » de cette dernière, contrairement à ce qu’affirme Mark Blaug. [31] Le peu de sympathie que peuvent avoir des méthodologistes comme Mark Blaug envers les thèses autrichiennes tient au fait qu’à une époque où le positivisme et la méthodologie poppérienne jouissent d’une position de domination presque absolue, il est difficile pour les vainqueurs de prendre en pitié les quelques opposants restants. Retraçant dans les grandes lignes les étapes de l’histoire de la méthodologie en économie, Mark Blaug notera ainsi, pour les années 1930, qu’« en quelques années, le nouveau vent de falsificationnisme et même d’opérationnalisme souffla sur l’économie, encouragé par la croissance de l’économétrie et le développement de l’économie keynésienne (malgré le peu de sympathie qu’avait Keynes lui-même pour les recherches quantitatives). » Avec suffisance, il continuera : « Bien entendu, les principes méthodologiques démodés, comme les vieux soldats, ne meurent jamais — ils ne font que disparaître doucement. Tandis que le reste de la profession des économistes a rejeté depuis la Seconde Guerre mondiale l’attitude complaisante des vérificationnistes, un petit groupe d’économistes autrichiens s’est tourné vers une version extrême de la tradition de Senior, Mill et Cairnes. » [32]
Ces propos pourraient n’être que le fruit de l’excès passager d’un auteur peu zélé. Ils illustrent pourtant fort bien l’extrême difficulté de concilier deux courants méthodologiques que tout oppose. Nous venons de décrire l’un d’eux, alors voyons l’autre.
NOTES
- ↑ Ludwig von Mises, The Historical Setting of the Austrian School of Economics, Ludwig von Mises Institute, 2003, p.1
- ↑ Cela ne signifie pas que Menger n’ait pas conservé son importance pour ce courant de pensée, bien au contraire. Comme l’économiste Joseph Salerno l’a fait remarquer à juste titre, « l’économie Autrichienne a toujours été et restera toujours l’économie Mengerienne. » Joseph Salerno, « Carl Menger : The Founder of the Austrian School » in Randall Holcombe (ed.), Fifteen Great Austrian Economists, Ludwig von Mises Institute, 1999, p. 71
- ↑ Ludwig von Mises, The Historical Setting of the Austrian School of Economics, Ludwig von Mises Institute, 2003, p.12
- ↑ Karsten von Blumenthal, Die Steuertheorien der Austrian Economics : von Menger zu Mises, Metropolis, 2007, p.53
- ↑ Voir Eugen Maria Shulak & Herbert Unterköfler, The Austrian School of Economics. A History of Its Ideas, Ambassadors, and Institutions, Ludwig von Mises Institute, 2011, pp.24-25
- ↑ Health Pearson, « Was There Really a German Historical School of Economics? », History of Political Economy, Vol. 31, No. 3, Automne 1999, pp. 547-562.
- ↑ Ibid., p.559
- ↑ Heinz Schmidt, Les différentes écoles historiques allemandes, p.3
- ↑ Ibid., p.4-5 ; Sur Fichte et l’utilisation ultérieure de ses théories, voir Benoît Malbranque, Le Socialisme en Chemise Brune. Essai sur l’idéologie hitlérienne, Deverle, 2012, pp.142-145
- ↑ Voir notamment, Livre I, Chapitre X, « Les leçons de l’histoire », in Friedrich List, Système national d’économie politique, Capelle, 1857, p.214
- ↑ Adolf Wagner, Les fondements de l’économie politique, Tome I, Y.Giard & E.Brière, 1904, p.63
- ↑ Thanasis Giouras, « Wilhelm Roscher : the Historical Method in the social sciences : critical observations for a contemporary evaluation », Journal of Economic Studies, 1995, Vol. 22, Issue 3, p.106
- ↑ Heinz Schmidt, Les différentes écoles historiques allemandes, P.9
- ↑ William Roscher, « Rezension von Friedrich List Das nationale system der politischen Ökonomie », Göttlingische gelehrte Anzeigen, 1842, No. 118, , p.XII
- ↑ William Roscher, Leben, Werk und Zeitalter des Thukydides, Göttingen, 1842, p. 38
- ↑ Adolf Wagner, Les Fondements de l’Economie Politique, Tome 1, Y.Giard & E.Brière, 1904, p.74
- ↑ Ibid., p.65
- ↑ Voir Ibid., p.68
- ↑ Friedrich Engels, Anti-Dühring, réimprimé dans K. Marx, F. Engels & V. Lenin, On Historical Materialism, Progress Publishers, 1972, pp.211-212
- ↑ Cf. Eugen Maria Shulak & Herbert Unterköfler, The Austrian School of Economics. A History of Its Ideas, Ambassadors, and Institutions, Ludwig von Mises Institute, 2011, p.26
[21] Murray Rothbard, Man, Economy, and State. A Treatise on Economic Principles, Ludwig von Mises Institute, 2009, p.1
[22] Ludwig von Mises, Epistemological Problems of Economics (1933), Ludwig von Mises Institute, 2003, p.3
[23] Hans-Hermann Hoppe, Economic Science and the Austrian Method, Ludwig von Mises Institute, 1995, pp.5-6
[24] F.A. Hayek, « Foreword » in Murray Rothbard, Individualism and the Philosophy of the Social Sciences, Cato Paper No. 4, p. X
[25] Dimitris Milonakis & Ben Fine, From Political Economy to Economics. Method, the social and the historical in the evolution of economic theory, Routledge, 2009, p.17. Cf. aussi R. Urquhart, « Adam Smith between Political Economy and Economics », in R. Blackwell, J. Chatha & E. Nell (éds.), Economics as Worldly Philosophy: Essays in Political and Historical Economics in Honour of Robert L. Heilbroner, Macmillan, 1993.
[26] Gustave de Molinari, Cours d’Economie Politique. Tome I : La Production et la Distribution des Richesses, Guillaumin, 1863, p.19
[27] J. Elster, « Marxism, Functionalism and Game Theory: The Case for Methodological Individualism », Theory and Society, vol 11, no 4, 1982, p.48
[28] J. Watkins, « Methodological Individualism and the Social Sciences », in M. Brodbeck (éd), Readings in the Philosophy of the Social Sciences, Macmillan, 1968, p.270
[29] Murray Rothbard, Man, Economy, and State. A Treatise on Economic Principles, Ludwig von Mises Institute, 2009, p.2
[30] Ludwig von Mises, Human Action. A Treatise on Economics, William Hodge, 1949, p. 858
[31] Mark Blaug, The Methodology of Economics, Cambridge University Press, 1993, pp.80-81
[32] Ibid., p.81