L’épineuse question de l’usage des mathématiques mis à part, le point le plus débattu dans la méthodologie économique reste celui du sens que l’économiste peut donner aux faits et données économiques qu’il parvient à collecter. Il ne s’agit pas ici de considérer l’opposition entre l’historicisme et la méthodologie classique, qui a été étudié dans une longueur suffisante au deuxième chapitre, mais, plus globalement, d’étudier l’usage pertinent des statistiques et de l’histoire économique pour la science économique pure.
A la fin du dix-neuvième siècle, Neville Keynes pouvait encore dire que la méthode de « déduction à partir de principes élémentaires de la nature humaine occupe une position de quasi unanimité parmi les économistes, à l’exception de la frange extrême de l’école historique », et il est vrai qu’à son époque les succès du futur « historicisme » étaient encore minimaux. [1] L’objectif de ce chapitre n’est pas de savoir si nous pourrions encore professer un tel jugement aujourd’hui, car nous y avant déjà fourni une ample réponse précédemment, mais il est d’étudier, sous différents aspects, la place qu’il convient d’accorder à la recherche empirique et à la collecte d’exemples historiques.
Le recours aux données empiriques pour la recherche économique théorique répond à de nombreux objectifs, bons et mauvais, et on aurait tort de considérer qu’ils sont tous à ranger dans la deuxième catégorie. L’un des bons usages, et celui que nous retrouvons à travers toute l’économie politique Classique, est d’utiliser les statistiques et l’histoire économique à des fins illustratives ou confirmatives, pour expliquer plus clairement des théories qui sont formulées et obtenues par d’autres moyens. Mais les statistiques et l’histoire économique ont été utilisées dans des cadres bien différents, et pas toujours pertinents.
L’un des mauvais usages du recours aux données historiques fut de tenter de fournir des raisons de considérer qu’aucune loi économique, aucune tendance durable, aucune corrélation scientifique, et aucune explication définitive, ne peuvent être fournies en économie. Cette ligne de défense fut adoptée de façon célèbre par l’Ecole Historique Allemande pour rejeter ou tenter de rejeter les conclusions auxquelles l’économie politique anglaise et française avaient abouties par leurs déductions. Pour sortir de l’ « impasse » ainsi apparue, il fallait user de l’histoire économique. Toute théorie économique était, et se devait d’être historique. La justification méthodologique de l’usage de l’histoire économique était parfaitement trouvée. Telle fut la posture de l’École Historique Allemande.
A une autre époque, et dans un autre excès, les positivistes affirmèrent qu’il existait bel et bien une régularité en économie et que le rôle des économistes était de la dévoiler. Dans cette optique, il fallait utiliser les statistiques comme matière première et les mathématiques afin d’employer ces données.
Dans l’un et l’autre cas, il s’agit d’une interprétation erronée et abusive de la nature de l’économie. Pour autant, l’attitude adoptée ici ne sera pas de glousser sur ces abus et de réclamer la suppression totale de tout usage des statistiques ou de l’histoire économique. L’objectif est de montrer qu’il est possible d’en user en bonne intelligence, bien que cela signifie l’acceptation des limites inhérentes tant aux statistiques qu’à l’histoire économique.
Comme à notre habitude, voyons d’abord quelle fut la posture que défendirent les différents méthodologistes que nous avons regroupés sous le vocable de « classiques ».
Le rejet des statistiques comme étant des matières non suffisantes pour le raisonnement économique est une constante chez les méthodologistes classiques. Selon le français Jean-Baptiste Say, déjà, la statistique devait être retirée du piédestal sur lequel certains auteurs avaient fait l’erreur de la placer, pour reprendre la mission modeste qu’elle avait eu de tous temps. Son rôle devait être à nouveau celui d’informer sur comment les choses se sont en effet passées, et non pas de fournir des explications causales entre tel phénomène économique et tel autre. « La statistique ne nous fait connaître que les faits arrivés, écrivait-il. Elle expose l’état des productions et des consommations d’un lieu particulier, à une époque désignée, de même que l’état de sa population, de ses forces, de ses richesses, des actes ordinaires qui s’y passent et qui sont susceptibles d’énumération. C’est une description très détaillée. Elle peut plaire à la curiosité, mais elle ne la satisfait pas utilement quand elle n’indique pas l’origine et les conséquences des faits qu’elle consigne » [2]
Son appréciation critique se retrouve en filigrane chez tous les méthodologistes « classiques » de son siècle. Ils en étaient convaincus, les statistiques n’informent que sur le passé, et ne permettent pas de comprendre, et il en est de même pour l’histoire économique.
Leur critique de l’emploi de l’histoire et des données statistiques ne signifiait pas un rejet complet de leur emploi. Par exemple, pour vérifier la validité des conclusions auxquelles les déductions amènent l’économiste, le recours aux statistiques ou à l’histoire économique semblait tout à fait pertinent pour Cairnes. Pour autant, poursuivait-il, ces méthodes ne peuvent qu’accompagner la réflexion déductive, et non la remplacer. C’est ainsi que procédait Adam Smith et, nous dit Cairnes, c’est ainsi qu’il faut considérer l’histoire économique. « Vous remarquez que lorsqu’il [Smith] a recours à l’histoire, c’est toujours à des fins d’illustration ou de confirmation ; il ne s’en sert jamais comme base de ses doctrines. Il établit d’abord les fondations dans les principes profonds de la nature humaine et dans les faits physiques du monde extérieur ; la référence à des évènements historiques n’est pas plus qu’une illustration de la façon avec laquelle les lois précédemment établies fonctionnent. » [3] L’histoire économique confirme les résultats obtenus par l’analyse déductive : là s’arrête sa fonction dans le développement de la connaissance économique.
A la suite de Cairnes, un autre méthodologiste influent réaffirma ce rôle informatif fourni par l’histoire économique : John Neville Keynes. Il défendra cette idée en écrivant que « la comparaison avec des faits observés fournit un test pour les conclusions obtenues par déduction, et permet de déterminer les limites de leur application. » [4] Cela constituait une position fort différente de celle adoptée par les membres de l’Ecole Historique Allemande, que Keynes critiquait sévèrement avoir utilisé les matériaux historiques comme fondement de leur analyse, et non comme aide à la compréhension ou comme moyen de vérifier une analyse déductive.
Concernant l’histoire économique à proprement parler, l’appréciation de son rôle pour l’économiste était également assez critique. Un exemple fameux de cette inclinaison nous est fourni par John Stuart Mill, que d’importants travaux sur la logique avaient rendu tout à fait conscient des biais et des sophismes couramment employés par les économistes de son temps concernant les données fournies par l’histoire économique. [5] Il fit observer notamment que le simple fait de remarquer dans l’histoire économique que telle situation est survenue en présence de tel fait économique ne signifie pas que l’une soit la conséquence de l’autre, ni même qu’ils soient liés entre eux d’une manière ou d’une autre. Ainsi qu’il l’écrira, « rien n’est plus ridicule que le genre de parodies de raisonnement expérimental que l'on a l'habitude de rencontrer, non pas dans le débat populaire seulement, mais dans les traités graves, lorsque les affaires des nations en sont le thème. "Comment, y est-il demandé, une institution peut-être mauvaise, quand le pays a prospéré en sa présence ?" "Comment telles ou telle causes ont-elles pu contribuer à la prospérité d'un pays, quand un autre a prospéré sans elles ?" Quiconque fait l’usage d'un argument de ce genre, et sans l'intention de tromper, doit s’en aller apprendre les principes de quelque science physique plus facile. » [6]
Ainsi, comme l’affirment les différents méthodologistes « classiques », l’étude des statistiques ne saurait être capable de servir la connaissance économique si la science économique reste incapable d’en définir les principes généraux incontestables, les « faits généraux » comme les appelle Say. De ce point de vue, l’étude des faits économiques particuliers s’apparente non pas à un moyen de prouver que tel ou tel principe de la science économique se vérifie bel et bien, mais d’illustrer comment il s’est appliqué historiquement.
Pour autant, l’étude de la chute d’une branche sur le sol serait d’aucune utilité si nous ne voyions en elle qu’un moyen de prouver le principe de gravitation. De la même façon, l’étude de l’économie de telle ou telle société du passé n’a pas pour vocation de fournir la preuve de la véracité de tel ou tel principe économique fondamental ou « fait général » — ce que, d’ailleurs, elle ne saura jamais fournir — mais simplement d’illustrer leur véracité par les données historiques d’une situation dans laquelle ils se sont en effet appliqués.
Nous aimerions tous tellement pouvoir regarder dans l’histoire économique comme dans un miroir et attendre que les théories économiques en jaillissent naturellement qu’il est important de bien poser les raisons pour lesquelles, par leur nature, les données de l’histoire économique ne peuvent nous fournir aucune connaissance. Il ne faut pas essayer de sauver l’histoire économique en lui transmettant des objectifs qu’elle ne remplit pas et qu’elle est impropre à se voir offrir.
Telle sera la position adoptée par les descendants des méthodologistes « classiques », et notamment par l’Ecole Autrichienne. Ce fut l’une de leurs intuitions géniales que de comprendre l’importance de distinguer la science économique et l’histoire, et d’avoir justement insisté sur le caractère tout à fait différent des connaissances que nous pouvons tirer de l’étude de l’un et de l’étude de l’autre.
Dans l’étude des phénomènes de la nature, il est justifé de faire usage des statistiques. Nous savons que nous pouvons nous fier à ces données car il existe bel et bien une relation causale durable qui relie telle cause à tel effet. Nous pouvons tirer de leur étude statistique des lois qui conserveront leur pleine vérité pour tous les pays et tous les temps. [7]
Les choses sont bien différentes dans les sciences sociales. L’économiste ne peut pas s’attendre à ce que les statistiques économiques lui fournissent instantanément les solutions à ses problèmes, ni que les théories économiques qu’il cherche apparaissent devant lui par magie. Il n’est aucune méthode plus perverse que l’absence de méthode ; il n’est aucune recherche plus condamnée à être infructueuse que cette parodie d’étude économique qui consiste à collecter les statistiques économiques, à les modéliser, et à attendre que des théories économiques explicatives en ressortent comme par enchantement.
Par ailleurs, la question de l'obtention de données économiques, ou de l'observation économique de manière plus générale, pose à elle seule de nombreux problèmes de méthodes. Dire que l'immigration au temps de la Grèce antique n'avait pas de conséquences négatives perceptibles sur l'économie ne nous permet en aucun cas de conclure que l'immigration n'a jamais de conséquences économiques négatives ni de comprendre pourquoi il pourrait en être ainsi. Nous avons déjà vu cette difficulté. Mais les choses sont encore pires, puisque dans de nombreux cas, il est difficile de prendre une description historique pour la vérité historique. Si, dans le même exemple, Thucydide nous dit que 30 000 Perses s’installèrent dans telle ou telle province, est-ce une information scientifique ? Etait-il présent à la frontière pour les compter ?
Faire découler nos conclusions économiques d'observations approximatives ne peut que nous induire en erreur. En prenant comme base une mesure exagérée de tel ou tel phénomène, nous n'aurons aucun mal à exagérer ses effets. Il est aisé de comprendre pourquoi certains économistes utilisent des données économiques surestimées ou sous-estimées dans le cours de leurs analyses.
Prenons un autre exemple d’abus. Dire qu’en Grèce antique le travail industriel ou proto-industriel resta le fait des esclaves puis dire que son économie connut un développement à peu près nul n’apporte aucune information particulière et soulève en réalité plus de questions qu’il ne fournit de réponses. Proclamer ou sous-entendre que le travail libre seul peut amener un développement économique est en soi un postulat d’aucune valeur s’il n’est pas accompagné du raisonnement économique qui le justifie. Sans celui-ci, il restera impossible de trancher quant au fait de savoir si l’économie de la Grèce ancienne ne prospéra pas à cause de l’esclavage ou malgré lui. Et cela vaut pour toutes les autres périodes historiques et espaces géographiques considérés.
L’un des exemples les plus fameux de cet emploi malavisé des statistiques est à trouver chez l’économiste W.S. Jevons. En 1865, il publia The Coal Question. En se basant sur des statistiques sur la production et la consommation de charbon, il concluait à la faillite « inévitable » du modèle industriel britannique, suite à une pénurie « inévitable » de charbon.
Il fut également l’auteur d’un texte intitulé « Les crises commerciales et les taches solaires », dans lequel il émit cette explication farfelue selon laquelle les cycles économiques seraient liés à la périodicité des taches solaires (sun-spot period). Les statistiques étaient là pour le soutenir de manière convaincante, et de nombreux économistes de l’époque considérèrent que Jevons avait découvert là un vaste mystère.
Nous savons aujourd’hui à quel point il était dans l’erreur, mais il est inutile de rejeter la faute sur Jevons, qui était un économiste tout à fait compétent ; il convient de reconnaître que telles sont les conséquences de l’utilisation de méthodes inappropriées.
Étudier les statistiques et vouloir à tout prix en tirer quelque tendance, quelque régression linéaire significative : tel est le défaut fondamental de l’étude de Jevons. Au-delà de ce que D. Laidler qualifiera de « corrélation tirée par les cheveux », il faut voir que c’est à cause de sa méthodologie qu’il a été induit en erreur, que c’est par son admiration pour les statistiques et les méthodes calculatoires que Jevons « s’est laissé séduire par d’apparentes régularités et associations, des associations, des associations qui n’auraient pas dû survivre à l’étude d’un œil moins intoxiqué. » [8]
L’introduction de ce chapitre évoquait les bons usages des statistiques et de l’histoire économique, et il est important de les évoquer à présent. Comme indiqué précédemment, le rejet de l’emploi de ces instruments à des fins théoriques ne s’accompagne pas du rejet de leur emploi pour d’autres fins, notamment illustratives. Ces « bons emplois », si l’on peut dire, ont été brillament exposés par Neville Keynes à une époque où le développement de l’École Historique Allemande forçait les méthodologistes « classiques » à affermir leurs positions.
Ces bons emplois peuvent être réunis sous trois catégories distinctes. D’abord, recourir à l’histoire économique peut permettre d’illustrer avec des exemples les théories économiques qui risqueraient d’apparaître bien abstraites et bien détachées de la réalité. Citons Neville Keynes :
- « Les fonctions spécifiques de l’histoire économique en rapport avec les problèmes théoriques de l’économie politique peuvent être schématiquement classifiées de la façon suivante : d’abord, elle sert à illustrer et à tester des conclusions qui ne reposent pas sur des preuves historiques ; deuxièmement, elle permet de fournir les limites de l’application des doctrines économiques ; troisièmement, elle offre une base pour l’obtention directe de vérités économiques à caractère théorique. C’est à cette dernière fonction qu’on fait référence lorsque l’on parle de l’application de la méthode historique à l’économie politique. » [9]
- « Même lorsque que le mode d’argumentation adopté par un économiste est déductif, il est à souhaiter que des illustrations historiques concrètes puissent être trouvées. […] Les digressions historiques peuvent également aider l’étudiant à comprendre le sens d’un raisonnement en lui-même extrêmement abstrait. Par exemple, l’effet exercé par la quantité de monnaie en circulation sur le niveau général des prix peut être illustré par la dévaluation monétaire sous Henri VIII et Edouard VI, par les grandes découvertes de métaux précieux en Amérique sous la période de Bank Restriction en Angleterre sous le règne des Tudors, et par les découvertes d’or en Australie et en Californie au dix-neuvième siècle. » [10]
- « Il a été dit que la véritable fonction de l’histoire économique par rapport aux recherches théoriques est la critique ; et c’est sans aucun doute l’une de ses fonctions les plus importantes. Car l’histoire ne fait pas qu’illustrer et confirmer ; elle met également en lumière des erreurs, et montre où les doctrines ont été exposées sans les détails ou les limites nécessaires. L’histoire des salaires, par exemple, montre l’erreur du postulat que le niveau de confort des classes laborieuses détermine automatiquement le taux des salaires, alors qu’il n’est pas en lui-même affecté par des évolutions de ce taux. » [11]
L’histoire économique peut même dans certains cas aider le raisonnement déductif de l’économiste. [12] Reprenons notre lecture :
- « De manière à passer à un autre aspect de la relation entre l’histoire économique et la théorie économique, nous pouvons nous demander à quel point la connaissance théorique sert les études historiques. Le premier point à noter est que des propositions sur les phénomènes économiques enseignent à l’historien quels sont les faits qui sont susceptibles d’avoir une influence économique. Les faits économiques sont beaucoup trop complexes, et à moins que nous sachions quels faits particuliers chercher, il est tout à fait possible que certaines circonstances des plus vitales n’attirent pas notre attention. » [13]
- « Si l’historien souhaite remplir sa fonction, il doit à tout prix essayer d’établir des relations entre les phénomènes, et de tracer les causes et effets. Mais c’est une erreur que de supposer que ceci est possible sans l’application de propositions générales précédemment établies. Les causes dans l’histoire ne nous sont pas, comme certains l’ont affirmé "données dans chaque cas par les preuves directes", si par cela nous entendons que chaque ensemble d’évènements peut être étudié séparément, et que les rapports de causalité peuvent être assignés sans l’aide ni d’un raisonnement déductif ni de la comparaison avec d’autres exemples. Tout ce que les preuves directes nous fournissent véritablement, c’est une séquence complexe d’évènements, dans laquelle les véritables nœuds des relations causales peuvent être cachés d’une centaine de façons, de sorte que, loin d’être palpables pour n’importe quel observateur, ils ne peuvent être détectés que par l’analyste aguerri lourdement équipé d’une connaissance scientifique. Cela implique qu’une certaine familiarité avec la théorie économique est nécessaire pour l’interprétation des phénomènes industriels qui doit être fournie par l’historien. » [14]
Si les conceptions méthodologiques exposées avec tant de justesse par Neville Keynes, et qui lui offrirent une position de référence incontournable, méritent encore d’être largement citées, c’est qu’elles ont cessé d’être implacablement admises. Nous savons que le résultat de la « bataille des méthodes » fut un affaiblissement considérable du camp historiciste, lequel ne fit que végéter durant quelques décennies, avant de s’éteindre dans le plus complet anonymat. Et pourtant, deux siècles plus tard, de nombreux économistes et professionnels des sciences sociales recommencent peu à peu à faire valoir la nécessité de « prendre en compte l’histoire ». Ce fut déjà le cas au milieu des années 1970, comme une réaction aux échecs de l’économie mainstream. J. Hicks disait déjà à cette époque qu’« il n’y a et il ne peut y avoir aucune théorie économique qui puisse convenir tout le temps », reprenant la vieille rengaine de l’Ecole Historique Allemande. [15] Plus récemment, de tels relents historicistes en méthodologie économique peuvent être trouvés dans des livres comme How Economists Forgot History, par G. Hodgson, ou dans la belle étude méthodologique de D. Milonakis et B. Fine intitulée From Political Economy to Economics. [16]
Il ne faut pas donner à l’histoire économique des rôles que sa nature même la rend incapable d’assumer. La première étape de l’évaluation de la contribution qu’elle peut fournir à l’économiste est de faire la pleine lumière sur sa véritable nature. L’histoire économique, de manière peu étonnante, est l’histoire des phénomènes économiques. Elle nous informe sur le passé. En supposant même qu’elle soit étudiée de manière correcte, et que nous retirons de cette étude tous les fruits qu’elle peut fournir, nous n’aurons jamais rien de plus qu’un état des lieux sur l’économie d’une période précédente.
La difficulté vient du fait que les faits économiques sont soumis à une variabilité qui ne se laisse pas saisir avec les outils statistiques. Comme nous l’avons abondamment signalé au chapitre précédent, c’est cette absence de régularité qui distingue les sciences sociales des sciences naturelles. Ici, c’est cette même absence de régularité qui empêche l’histoire économique de fournir la base pour la théorisation en économie.
Robert Solow avait raison quand il déclarait que « la théorie économique n’apprend rien de l’histoire économique. » [17] La connaissance des faits économiques passés ne nous fournit presque aucune information valide sur leur évolution future, et le repérage de tendances est en lui-même une recherche très infructueuse et susceptible d’être lourdement invalidée par le comportement réel des variables économiques dans le futur. Pour ces raisons, le recours à l’histoire économique doit être réduit, ou, en tout cas, il ne peut pas servir à asseoir une recherche théorique fondamentale. L’étude de l’histoire nécessite aussi l’analyse déductive. Pire, elle pourrait presque n’être d’aucune utilité sans elle. « Sans l’aide de la déduction, écrit bien Arnold Toynbee, la méthode historique ne peut servir qu’à accumuler une masse de faits désordonnés et inutilisables. » [18]
L’histoire économique devrait être écrite par des économistes, et non pas par des historiens. L’utilisation des principes de la science économique est inhabituelle dans le cadre d’études sur l’histoire économique, mais elle est indispensable.
L’application à l’histoire a eu ses défenseurs, et la démarche méthodologique que nous recommandons a déjà été mise en pratique avec succès. Nous pouvons citer le cas de Murray Rothbard, qui suivit cette prescription méthodologique dans son étude America’s Great Depression. [19] Lionel Robbins mérite d’être mentionné également. Les mots qu’il écrivit dans son introduction sont la plus belle illustration de cette « histoire raisonnée » que nous appelons de nos vœux. « Les pages qui suivent, y écrivait-il, ne prétendent pas fournir un compte-rendu exhaustif des évènements sur lesquels elles se penchent. Elles ne présentent pas non plus avec toute la rigueur nécessaire les différents théorèmes analytiques sur lesquels elles se fondent. Elles ne sont qu’un essai, à l’aide de ce qui est parfois appelé l’économie "orthodoxe", de fournir un commentaire succinct sur les caractéristiques les plus étranges de la crise et de ses antécédents. » [20] En somme, il utilise les théories économiques pour expliquer et commenter les faits économiques passés. Il ne vient pas chercher dans l’histoire économique des preuves de ses théories ou des données pour en construire de nouvelles. N’est-ce pas là une pratique raisonnable ?