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Arthur Schopenhauer:Injustice, droit naturel, loi et État
Injustice, droit naturel, loi et État


Anonyme


(Le Monde comme volonté et comme représentation - Livre quatrième - § 62)


Dans ce texte Schopenhauer définit l'injuste comme l’invasion du domaine où s'affirme la volonté d'autrui ; en découle la notion de droit naturel, ou droit moral, de la loi comme contrat destiné à empêcher la violation du droit d’autrui, et le rôle de l'État, limité à la stricte garantie du droit individuel.

NB: le titre "Injustice, droit naturel, loi et État" est de nous.


Déjà l'analyse nous a conduits à voir ce qu'est sous sa forme première et simple l'affirmation de la volonté de vivre : à savoir la pure affirmation de notre propre corps, ou la manifestation de la volonté, par des actes, dans le temps, manifestation parallèle, sans plus, à celle que donne déjà, dans l'espace, le corps avec sa forme et son adaptation à certaines fins. Cette affirmation a pour signe la conservation du corps, et l'application à cet objet de toutes les forces de l'individu. A cette affirmation se rattache par un lien immédiat la satisfaction du besoin sexuel ; bien plus, elle en fait partie, en tant que les organes de la génération font partie du corps. Aussi le renoncement à toute satisfaction de ce besoin, quand elle est libre, sans motif, est déjà une négation de la volonté de vivre, un libre anéantissement de cette volonté par elle-même, dû à un certain état de l'intelligence, où celle-ci agit comme calmant. Par là cette négation de notre corps doit être regardée comme une contradiction qui éclate entre la volonté et sa propre forme visible. En vain le corps réalise-t-il extérieurement, par les organes de la génération, la volonté de perpétuer l'espèce : cette perpétuation elle-même n'est pas voulue. C'est pour cette raison même, comme négation, suppression de la volonté de vivre, que ce renoncement est une si difficile et si douloureuse victoire sur soi-même : mais nous reviendrons là-dessus. — Or, cet acte d’affirmer son attachement au corps, la volonté le répète en une infinité d'individus coexistants; par suite, et grâce à cet égoïsme qui appartient à tout être, elle peut fort bien, en un individu donné, dépasser les bornes de cette affirmation, jusqu'à nier la même volonté en tant que manifestée par un autre individu. La volonté du premier fait irruption dans le domaine où est affirmée la volonté d'autrui : elle détruit ou blesse le corps d'autrui, ou bien elle réduit à son propre service les forces de ce corps, au lieu de les laisser au service de la volonté qui se manifeste dans ce corps même. Lors donc que le premier individu soustrait à la volonté, en tant que manifestée sous forme du corps d'autrui, les forces de ce corps, et ainsi accroît les forces à son service et dépasse cette somme de ressources qui est son corps, il affirme sa propre volonté jusqu'au delà des limites de son corps, et cela en niant la volonté manifestée en un corps étranger. — Cette invasion dans le domaine où est affirmée par autrui la volonté est bien connue, sous le nom d’injustice. Les deux individus en effet se rendent bien compte de ce qui se passe alors, et cela instantanément, non pas d'une façon abstraite et claire, mais ils en ont le sentiment. La victime de l'injustice ressent cette invasion dans la sphère où elle affirme son propre corps, la négation de cette sphère par un étranger : elle en éprouve immédiatement un chagrin tout moral, bien distinct, bien différent de la douleur physique causée par le fait même, ou du malaise produit par la perte à elle infligée. Quant à l'auteur de l'injustice, cette idée naît en lui, qu'au fond lui-même et cette volonté manifestée dans le corps de la victime ne font qu'un ; qu'en dépassant les limites de son corps et de ses forces, c'est toujours la même volonté, en une autre de ses manifestations, qu'il a niée; qu'enfin, s'il se considère en soi comme pure volonté, c'est lui-même que dans sa violence il combat, lui-même qu'il déchire; — il sent, dis-je, de son côté cette vérité, il n'en a pas une notion abstraite, il la sent obscurément : et c'est là ce qu'on nomme le remords, ou plus spécialement le sentiment de l’injustice commise.

Telle est l'injustice, réduite par l'analyse à sa formule la plus générale; mais sous forme concrète, elle trouve son expression la plus accomplie, la plus exacte, la plus saisissante, dans le cannibalisme : c'en est là le type le plus clair, le plus proche; c'est l'image effroyable du combat de la volonté contre elle-même en ce qu'il a de plus violent, la volonté étant là arrivée à son plus haut degré, à l'état d'humanité. Puis vient l'assassinat, si promptement suivi du remords : nous venons de le définir en termes abstraits et secs ; ici il se révèle avec une redoutable clarté, détruisant le repos, portant à l'âme une blessure qui de la vie ne se guérira ; là, notre épouvante en face du crime commis, notre horreur à l'instant de le commettre, sont les signes de ce prodigieux attachement à la vie, qui est l'âme même de tout être vivant, justement en sa qualité de forme visible de la volonté de vivre. (Au surplus, ce sentiment produit en nous par l'injustice et le mal accomplis, le remords de conscience en un mot, sera l'objet d'une analyse plus complète, destinée à le transformer en une notion claire.) Ensuite viennent des actes identiques pour le fond au meurtre, et différents seulement par le degré : c'est la mutilation infligée exprès, les simples blessures, même les coups. — L'injustice se manifeste encore en tout acte ayant pour effet de soumettre à notre joug autrui, à le réduire en esclavage; en toute entreprise sur les biens d'un autre, car songez que ces biens sont les fruits de son travail, et vous verrez que cette entreprise est au fond identique à l'acte précédent, et qu'entre les deux le rapport est le même qu'entre une blessure et un meurtre.

En effet, pour qu'il y ait propriété, pour qu'il y ait injustice à prendre à un homme un certain bien, il faut, d'après notre théorie de l'injustice, que ce bien soit le travail produit par les forces de cet homme : en le lui enlevant, dès lors, on ravit à la volonté incarnée dans un corps donné les forces de ce corps, pour les mettre au service de la volonté incarnée dans un autre corps. C'est la condition nécessaire pour que l'auteur de l'injustice, sans s'attaquer au corps d'un autre, et simplement en touchant à un objet sans vie, différent de cet autre, soit pourtant coupable d'une irruption dans la sphère où est affirmée par un étranger la volonté, cette chose étant comme unie naturellement et identifiée avec les forces, le travail du corps d'autrui. Ainsi donc, tout droit véritable, tout droit moral de propriété, a son principe dans le seul travail ; c'était, au reste, l'opinion la plus accréditée jusqu'à Kant, et même on la trouve déjà exprimée en termes clairs et vraiment beaux dans le plus antique des codes : « Les sages, qui connaissent les choses anciennes, le disent : un champ cultivé est la propriété de celui qui en a arraché les souches, qui l'a sarclé, qui l'a labouré ; de même que l'antilope appartient au premier chasseur qui l'a blessée à mort. » (Lois de Manou, IX, 44.) —Pour ce qui est de Kant, je ne peux m'expliquer que par un affaiblissement sénile tout cet étrange tissu d'erreurs qui s'entre-suivent, et qu'on nomme sa théorie du droit, et, dans cette théorie, en particulier son idée, d'être allé fonder le droit de propriété sur la première occupation. Car enfin, j'aurai beau déclarer ma volonté d'interdire à autrui l'usage d'un objet: comment cela arrivera-t-il à faire un droit ? Évidemment, cette déclaration a elle-même besoin de s'appuyer sur un droit, au lieu d'être un droit elle-même, comme le veut Kant. Et où serait l'injustice proprement dite, l'injustice au sens moral, si j'allais refuser de respecter cette prétention de propriété exclusive qui se fonde uniquement sur la déclaration du prétendant? Qu'est-ce que ma conscience trouverait à y reprendre? N'est-il pas clair, ne saute-t-il pas à la vue qu'il n'y a absolument pas d’occupation légitime, qu'il n'y a de légitime que l’appropriation, l’acquisition d'un objet, lesquelles s'obtiennent par l'application à cet objet de forces à nous appartenant par nature. Qu'une chose ait été, par les soins de quelqu'un, pour si peu que ce soit, accommodée, améliorée, mise à l'abri des accidents, garantie, ces soins se fussent-ils bornés au simple fait de cueillir ou de ramasser un fruit sauvage, dès lors enlever cette chose à son possesseur, c'est lui ravir le résultat de l'effort qu'il y a appliqué, c'est faire servir ses forces à lui à notre volonté à nous, c'est pousser l'affirmation de notre volonté par delà les limites de sa forme visible, jusqu'à la nier en autrui, c'est faire une injustice (1).— Mais quant à la simple possession de l'objet, quand elle n'est accompagnée d'aucune élaboration, d'aucune précaution propre à la conserver, elle fonde aussi peu un droit que le ferait une pure et simple déclaration de la volonté qu'on aurait d'en jouir seul. Quand une famille aurait été pendant cent ans seule à chasser sur un certain territoire, mais sans rien faire pour l'améliorer, s'il survenait un immigrant et qu'il voulût y chasser aussi, elle ne pourrait sans injustice morale le lui interdire. Ainsi le prétendu droit du premier occupant, la théorie qui, pour vous récompenser d'avoir eu la jouissance d'un objet, veut encore vous accorder le droit exclusif d'en jouir à l'avenir, est, en morale, tout à fait sans fondement. A celui qui s'en autoriserait, le survenant pourrait, avec beaucoup plus de raison, répliquer : « C'est bien parce que tu en as eu longtemps la jouissance, qu'il est juste de la céder aujourd'hui à d'autres. » Quand une chose n'est susceptible d'aucune élaboration, ni d'amélioration, ni de protection contre les accidents, il n'existe à son égard nul droit moral de possession exclusive ; ou bien, il faut supposer que tous les autres hommes, librement, s'en abstiennent, par exemple en échange de quelque service ; mais d'abord il faut une société réglée par une convention, un État. — Ainsi établi sur des principes moraux, le droit de propriété, par sa nature même, confère au propriétaire un pouvoir aussi illimité sur ses biens qu'il l'a déjà sur sa propre personne ; par suite, il peut, par donation ou par vente, transmettre sa propriété à d'autres; et ceux-ci, dès lors, auront sur elle le même droit moral qu'il avait.

Considérons le motif général sous lequel se manifeste l'injustice : elle a deux formes, la violence et la ruse; au sens moral et pour l'essentiel, c'est tout un. D'abord, si je commets un meurtre, il n'importe que je me serve du poignard ou du poison ; et de même pour toute lésion corporelle. Quant aux autres formes de l'injustice, on peut toujours les ramener à un fait capital: faire tort à un homme, c'est le contraindre de servir non plus sa propre volonté, mais la mienne, d'agir selon mon vouloir et non le sien. Si j'use de violence, c'est en m'aidant de l'enchaînement des causes physiques que j'arrive à mes fins ; et si de ruse, je m'aide de l'enchaînement des motifs, ce qui est la loi même de causalité reflétée dans l'intelligence : à cet effet, je présente à sa volonté des motifs illusoires, si bien qu'au moment où il croit suivre sa propre volonté, il suit la mienne. Comme le milieu ou se meuvent les motifs, c'est l'intelligence, il faut à cet effet que je falsifie les données de son intelligence : et voilà le mensonge. Le mensonge a toujours pour but d'agir sur la volonté d'autrui, jamais sur son esprit seul et en lui-même ; s'il veut toucher l'esprit, c'est qu'il le prend pour moyen, et s'en sert pour déterminer la volonté. En effet, mon mensonge lui-même part de ma volonté : il a donc besoin d'un motif ; or ce motif, ce ne peut être que de faire vouloir autrui, non d'agir sur son esprit seulement, cet esprit ne pouvant par lui-même avoir aucune influence sur ma volonté à moi, ni par conséquent la mettre en mouvement, agir sur sa direction : seules la volonté et la conduite d'autrui peuvent jouer ce rôle ; quant à l'intelligence d'autrui, elle intervient dans mon calcul par suite, et indirectement. En cela, je ne songe pas seulement aux mensonges inspirés d'un intérêt évident, mais aussi à ceux qui sont de pure méchanceté, car il y a une méchanceté qui se réjouit des erreurs des autres à cause des maux où elles les jettent. Au fond, c'est aussi le but de la hâblerie : elle cherche à gagner plus de respect, à relever l'estime qu'on fait de nous, et par là à agir plus ou moins efficacement sur la volonté et la conduite d'autrui. Ce n'est pas de taire simplement une vérité, en d'autres termes, de se refuser à un aveu, qui constitue une injustice ; mais tout ce qui accrédite un mensonge en est une. Celui qui refuse d'indiquer à un voyageur le bon chemin ne lui fait pas de tort, mais bien celui qui lui en montre un mauvais. — On le voit par ce qui précède, le mensonge en lui-même est aussi bien une injustice que la violence : car il se propose d'étendre le pouvoir de ma volonté jusque sur des étrangers, d'affirmer par conséquent ma volonté au prix d'une négation de la leur : la violence ne fait pas pis. — Mais le mensonge le plus achevé, c'est la violation d'un contrat : là se trouvent réunies, et dans la forme la plus évidente, toutes les circonstances ci-dessus énumérées. En effet, si j'adhère à une convention, je compte que l'autre contractant tiendra sa promesse, et c'est même là le motif que j'ai de tenir présentement la mienne. Nos paroles ont été échangées après réflexion et en bonne forme. La véracité des déclarations faites de part et d'autre dépend, d'après l'hypothèse, de la volonté des contractants. Si donc l'autre viole sa promesse, il m'a trompé, et, en faisant flotter devant ma vue des ombres de motifs, il a entraîné ma volonté dans la voie convenable à ses desseins, il a étendu le pouvoir de sa volonté sur la personne d'un étranger : l'injustice est complète. Tel est le principe qui rend légitimes et valables en morale les contrats.

L'injustice violente ne déshonore pas son auteur autant que l'injustice perfide : celle-là vient de la force physique, si puissante pour en imposer aux hommes, quelles que soient les circonstances; celle-ci, au contraire, marche par des chemins détournés, et ainsi trahit la faiblesse, ce qui rabaisse le coupable dans son être physique comme dans son être moral. En outre, pour le menteur et le trompeur, il n'y a qu'un moyen de succès : c'est, au moment de mentir, de témoigner son mépris, son dégoût contre le mensonge; la confiance d'autrui est à ce prix, et sa victoire est due à ce qu'on lui attribue toute la loyauté qui lui manque.— Si la fourberie, l'imposture, la tricherie inspirent un tel mépris, en voici la cause : la franchise et la loyauté forment le lien qui met encore de l'unité entre individus, ces fragments d'une volonté dispersée sous forme de multiplicité, une unité extérieure, du moins, et qui par là contient dans de certaines limites les effets de l'égoïsme né de cette fragmentation. L'imposture et la fourberie brisent ce dernier lien, ce lien extérieur, et ouvrent ainsi aux effets de l'égoïsme un champ illimité.

Nous avons, suivant le cours logique de nos idées, défini ce que contient la notion d'injustice : l'injustice est le caractère propre à l'action d'un individu, qui étend l'affirmation de la volonté en tant que manifestée par son propre corps, jusqu'à nier la volonté manifestée par la personne d'autrui. De même et à l'aide d'exemples fort généraux, nous avons déterminé la limite où commence le domaine de l'injuste; en même temps nous en avons marqué, à l'aide de quelques définitions capitales, les degrés essentiels, des plus élevés aux plus faibles. De tout cela il suit que la notion de l'injuste est primitive et positive : c'est son contraire, le juste, qui est secondaire et négatif. Ne considérons pas les mots, mais les idées. En fait, on ne parlerait jamais de droit s'il n'y avait jamais d'injustice. La notion de droit n'enferme exactement que la négation du tort ; elle convient à toute action qui n'est pas une transgression de la limite ci-dessus déterminée, et qui ne consiste pas à nier la volonté en autrui, pour la fortifier en nous. Cette limite donc divise, en ce qui concerne la valeur morale pure, le champ de l'activité possible en deux parties correspondantes : celle des actions injustes, celle des actions justes. Dès qu'une action ne tombe pas dans le défaut analysé plus haut, d'envahir le domaine où s'affirme la volonté d'autrui, en vue de la nier, elle n'est pas injuste. Ainsi refuser du secours à un malheureux pressé par la nécessité, contempler paisiblement du sein de l'abondance un homme qui meurt de faim, cela est cruel, diabolique même, mais non injuste : tout ce qu'on peut affirmer en toute assurance, c'est qu'un être capable d'insensibilité et de dureté jusqu'à ce point-là est prêt à toutes les injustices, pour peu que des désirs l'y poussent et que nul obstacle ne l'arrête.

Mais le cas où la notion du droit, conçu comme négation de l'injustice, s'applique le mieux, et celui d'où sans doute elle a commencé de naître, c'est celui où une tentative d'injustice se trouve repoussée par la force: cette défense-là ne peut être à son tour une injustice, elle est donc justice; à vrai dire toutefois, prise en soi et séparément, elle est aussi un acte de violence et elle serait une injustice ; mais le motif la justifie, c'est-à-dire la constitue à l'état d'acte de justice et de droit. Si un individu, dans l'affirmation de sa volonté, va si loin que d'empiéter sur l'affirmation de la volonté qui est propre à ma personne, si par là il la nie, en me protégeant contre cet empiétement, je ne fais que nier sa négation ; de ma part, il n'y a donc rien de plus que l'affirmation de la volonté dont mon corps est par nature et essence la forme visible, et déjà une expression implicite. Par conséquent, il n'y a rien là qui soit un tort; en d'autres termes, il y a là un droit. Ce qui revient à dire ceci : j'ai le droit de nier une volonté étrangère, en lui opposant la somme de force nécessaire pour l'écarter; ce droit peut aller, la chose est claire, jusqu'à l'anéantissement de l'individu en qui réside cette volonté étrangère ; dans ce cas-là, pour repousser le dommage qui me menace, je peux me protéger contre les empiétements de cette force extérieure au moyen d'une force suffisante pour l'emporter ; et, ce faisant, je n'ai aucun tort, je suis dans mon droit. En effet, dans tout ceci, je demeure quant à moi dans les limites d'une pure affirmation de ma volonté, affirmation qui est de l'essence même de ma personne et dont ma personne n'est en somme qu'une première expression ; c'est dans ces limites que se maintient le théâtre de la lutte ; celle-ci n'atteint point une sphère étrangère ; elle n'est donc de ma part que la négation d'une négation, c'est-à-dire une affirmation; en elle-même elle n'a rien de négatif. Je peux donc, sans sortir du droit, veiller au salut de ma volonté, en tant qu'elle se manifeste dans mon corps et dans l'emploi que je peux faire de mes forces physiques pour la seule conservation de mon corps, sans nier par là aucune des volontés étrangères qui se renferment également dans leur domaine ; j'y peux veiller, dis-je, en contraignant toute volonté extérieure qui nierait la mienne à s'abstenir de cette négation : en résumé, j'ai, dans les limites ci-dessus dites, un droit de contrainte.

Toutes les fois que j'ai un droit de contrainte, un droit absolu d'user de mes forces contre autrui, je peux également, selon les circonstances, opposer à la violence d'autrui la ruse; je n'aurai pas en cela de tort: en conséquence, je possède un droit de mentir dans la même mesure où je possède un droit de contrainte. Ainsi un individu se trouve arrêté par des voleurs de grande route ; ils le fouillent ; lui leur assure qu'il n'a sur lui rien de plus que ce qu'ils ont trouvé : il est pleinement dans son droit. De même encore, si un voleur s'est introduit nuitamment dans la maison, que vous l'ameniez par un mensonge à entrer dans une cave, et que vous l'y enfermiez. Un homme est pris par des brigands, des Barbaresques, je suppose ; il se voit emmener en captivité ; pour ressaisir sa liberté, il ne peut recourir à la force ouverte ; il use de ruse, il les tue : c'est son droit. — C'est pour le même motif qu'un serment arraché par la force brutale toute pure et simple ne lie pas qui l'a fait : la victime de cet abus de la force pouvait de plein droit se défaire de son agresseur en le tuant ; à plus forte raison pouvait-il bien s'en défaire en le trompant. On vous a volé votre bien, vous n'êtes pas en état de le recouvrer par la force ; si vous y arrivez par une supercherie, vous n'aurez pas tort. Et même, si mon voleur joue contre moi l'argent qu'il m'a volé, j'ai le droit de me servir avec lui de dés pipés ; ce que je lui regagne n'est après tout que mon bien. Pour nier tout cela, il faudrait d'abord nier la légitimité des stratagèmes à la guerre : car en somme, ce sont autant de mensonges, autant d'exemples à l'appui du mot de la reine Christine de Suède : « Aux paroles des hommes il ne faut pas ajouter foi ; à leurs actes, à peine. » — On voit par là si les limites extrêmes du droit effleurent celles de l'injuste ! Au surplus, je crois superflu de montrer ici combien toute cette doctrine concorde exactement avec ce qui a été dit plus haut sur l'illégitimité du mensonge en tant que violence : on en peut tirer également de quoi jeter de la lumière sur les théories si étranges du mensonge officieux (2).

De tout ce qui précède il résulte que le droit et l'injuste sont des notions purement et simplement morales : autrement dit, elles n'ont de sens que pour qui a en vue l'action humaine considérée en soi, et sa valeur intime. Ce sens se révèle de lui-même à la conscience, et voici comment : d'une part, l'acte injuste est accompagné d'une douleur intérieure; cette douleur c'est le sentiment, la conscience qu'a l'agent injuste d'un excès d'énergie dans l'affirmation de sa volonté, affirmation qui aboutit à nier ce qui sert de manifestation extérieure à une autre volonté ; d'autre part, cette douleur, est aussi la conscience qu'a l'agent, tout en étant, comme phénomène, distinct de sa victime, de ne faire au fond qu'un avec elle. Nous reviendrons sur cette analyse du remords, pour la pousser plus à fond ; mais le moment n'en est pas encore venu. Quant à la victime de l'acte injuste, elle a conscience, elle sent avec douleur que sa volonté est niée, dans la mesure où elle est exprimée par son corps, et par les besoins naturels qu'elle ne peut satisfaire sans le secours des forces de ce corps ; elle sait aussi que cette négation, elle peut, sans se mettre dans son tort, la repousser, et ce, par tous les moyens, si la force lui fait défaut. Telle est la signification purement morale des mots « droit » et « injustice » ; et c'est la seule qu'ils aient pour les hommes considérés en tant qu'hommes, en dehors de toute qualité de citoyens. C'est celle-là par suite qui, même dans l'état de nature, en l'absence de toute loi positive, subsiste ; c'est elle qui constitue la base et la substance de tout ce qu'on nomme droit naturel, et qui serait mieux nommé droit moral: car ce qui lui est propre, c'est de ne pas s'étendre à ce qui agit sur nous, à la réalité extérieure; son domaine, c'est celui de notre activité, celui de cette connaissance naturelle de notre volonté propre, qui naît de l'exercice de notre activité, et qui se nomme conscience morale; quant à étendre son pouvoir jusqu'au dehors, sur les autres individus, quant à empêcher la violence de s'établir à la place du droit, c'est ce qu'elle ne peut pas toujours dans l'état de nature. Dans cet état, il dépend bien de chacun et toujours de ne pas faire d'injustice ; mais il ne dépend nullement de chacun, d'une façon absolue, de ne pas souffrir d'injustice : cela dépend de la force extérieure dont chacun se trouve armé. Ainsi donc, d'une part, les concepts de Droit et de Tort ont fort bien une valeur dans l'état même de nature, et ne sont point du tout conventionnels; mais dans cet état, ils n'ont que la valeur de concepts moraux, et ont simplement rapport à la connaissance que chacun possède de la volonté résidant en lui. Dans l'échelle, formée de degrés si multiples et si écartés, où se marquent les affirmations plus ou moins énergiques de la volonté de vivre dans chaque individu humain, ces concepts représentent un point fixe, pareil au zéro du thermomètre : le point où l'affirmation de ma volonté devient la négation de la volonté d'autrui, le point où elle donne, par un acte injuste, la mesure de sa violence et en même temps la mesure de la force avec laquelle son intelligence s'attache au principe d'individuation, car ce principe est la forme même d'une intelligence entièrement asservie à la volonté. Maintenant, si l'on met de côté cette façon toute morale de considérer les actions humaines, ou si on la nie, alors rien de plus naturel que de se ranger du côté de Hobbes, et de regarder le droit et l'injuste comme des notions conventionnelles, établies d'une manière arbitraire, et par suite dépourvues de toute réalité en dehors du règne des lois positives. A celui qui parle de la sorte, nous ne pouvons pas lui mettre sous les yeux, au moyen de quelque expérience physique, une chose qui n'appartient pas au domaine de cette expérience. Il en est de même pour Hobbes, d'ailleurs : lui est un empiriste résolu; il nous en donne une preuve bien frappante dans son livre Sur les principes de géométrie : il y nie résolument toute mathématique au sens propre du mot; il soutient avec obstination que le point a une étendue, et la ligne une largeur. Or, nous ne pourrions pas lui montrer un point sans étendue, ni une ligne sans largeur. Il faut donc renoncer à lui rendre évident le caractère a priori de la mathématique, aussi bien que celui du droit : car il s'est déclaré, une bonne fois pour toutes, fermé à toute connaissance non empirique.

Ainsi donc, la théorie pure du droit est un chapitre de la morale ; elle se rapporte uniquement en nous au faire, et non au pâtir. C'est le faire seul, en effet, qui est une expression de la volonté; c'est lui seul que considère la morale. Quant au pâtir, pour elle ce n'est qu'un pur accessoire : si elle y a parfois égard, c'est pour des raisons indirectes, par exemple afin de démontrer qu'un événement dont l'unique cause est ma résolution de ne pas souffrir une injustice, ne constitue pas une injustice de ma part. — Ce chapitre, si on le développait, devrait avoir pour objet d'abord de déterminer avec précision les limites que ne doit pas dépasser l'individu dans l'affirmation de la volonté en tant qu'elle a pour symbole objectif son corps, sous peine de nier la même volonté en tant qu'elle se manifeste en un autre individu ; ensuite, il aurait encore pour objet de déterminer quelles sont les actions par lesquelles on transgresse ces limites, autrement dit celles qui sont injustes et contre lesquelles on peut par suite se défendre sans injustice. De la sorte, ce serait toujours bien l'action qui resterait le but de toute cette étude.

Maintenant, dans le domaine de l'expérience extérieure apparaît, accidentellement, l'injustice reçue : c'est là que se manifeste, avec une clarté sans égale, ce phénomène, la lutte de la volonté de vivre contre elle-même ; et cette lutte a pour causes la multiplicité des individus et l'égoïsme, deux choses qui n'existeraient pas sans le principe d'individuation, cette forme sous laquelle seule le monde peut être représenté dans l'intelligence de l'être individuel. Déjà plus haut nous l'avons vu: c'est dans cette lutte que plus d'une des douleurs inséparables de la vie humaine prend sa source ; source intarissable, d'ailleurs.

Or tous ces individus ont un don commun, la raison. Grâce à elle, ils ne sont plus, comme les bêtes, réduits à ne connaître que le fait isolé: ils s'élèvent à la notion abstraite du tout et de la liaison des parties du tout. Grâce à elle, ils ont vite su remonter à l'origine des douleurs de cette sorte, et ils n'ont pas tardé à apercevoir le moyen de les diminuer, de les supprimer même dans la mesure du possible. Ce moyen, c'est un sacrifice commun, compensé par des avantages communs supérieurs au sacrifice. En effet, si, à l'occasion, il est agréable à l'égoïsme de l'individu de commettre une injustice, d'autre part sa joie a un corrélatif inévitable: l'injustice commise par l'un ne peut pas ne pas être soufferte par l'autre, et la souffrance, pour ce dernier, est très forte. Que la raison poursuive ; qu'elle s'élève jusqu'à la considération du tout; qu'elle dépasse le point de vue où se tient l'individu, et d'où l'on n'aperçoit qu'un côté des choses ; qu'elle échappe un instant à la dépendance où elle se trouve à l'égard de cet individu en qui elle est incorporée : alors elle verra que la jouissance produite dans l'un des individus par l'acte injuste est balancée, emportée par une souffrance plus grande en proportion, qui se produit chez l'autre. Elle s'apercevra encore que, tout étant laissé au hasard, chacun doit redouter d'avoir moins souvent à goûter le plaisir de faire l'injustice qu'à endurer l'amertume d'en pâtir. De tout cela la Raison conclut que si l'on veut d'abord affaiblir la somme des souffrances à répartir entre les individus, et aussi la répartir le plus uniformément possible, le meilleur moyen, le seul, c'est d'épargner à tout le monde le chagrin de l'injustice reçue, et pour cela de faire renoncer tout le monde au plaisir que peut donner l'injustice commise. — Peu à peu l'égoïsme, guidé par la raison, procédant avec méthode, et dépassant son point de vue insuffisant, l'égoïsme découvre ce moyen, et le perfectionne par retouches successives; c'est enfin le contrat social, la loi. Cette explication que je propose de l'origine de la loi, déjà Platon, dans la République, l'avait accueillie. En fait, d'ailleurs, il n'y a pas d'autre origine possible : l'essence de la loi, la nature des choses n'en souffrent pas d'autre. En aucun pays, en aucun temps, l'Etat n'a pu se constituer autrement : c'est précisément ce mode de formation, et aussi ce but, qui lui donnent son caractère d'État. Le reste est accessoire : que, chez tel ou tel peuple, la situation antérieure ait été celle d'une multitude de sauvages indépendants entre eux (état anarchique); qu'elle ait été celle d'une foule d'esclaves commandés par le plus fort d'entre eux (état despotique), il n'importe. Dans l'un ni l'autre cas, il n'y avait encore là un État : ce qui le fait apparaître, c'est le contrat consenti par tous ; suivant qu'ensuite ce contrat est plus ou moins altéré par un mélange d'éléments anarchiques ou despotiques, l'État est plus ou moins imparfait. Les républiques tendent à l'anarchie, les monarchies au despotisme; le régime de juste milieu, inventé pour échapper à ces deux défauts, la monarchie constitutionnelle, tend au règne des factions. Pour fonder un État parfait, il faudrait faire d'abord des êtres à qui leur nature permettrait de sacrifier absolument leur bien particulier au bien public. En attendant, on approche déjà du but, là où il existe une famille dont la fortune est inséparablement unie à celle du pays ; de la sorte, elle ne peut, au moins dans les affaires d'importance, chercher son bien en dehors du bien public. C'est de là que viennent la force et la supériorité de la monarchie héréditaire.

Mais si la morale ne considère que l'action juste ou injuste, si tout son rôle est de tracer nettement à quiconque a résolu de ne pas faire d'injustice les bornes où doit se contenir son activité, il en est tout autrement de la théorie de l'État. La science de l'État, la science de la législation n'a en vue que la victime de l'injustice ; quant à l'auteur, elle n'en aurait cure, s'il n'était le corrélatif forcé de la victime ; l'acte injuste, pour elle, n'est que l'adversaire à l'encontre de qui elle déploie ses efforts : c'est à ce titre qu'il devient son objectif. Si l'on pouvait concevoir une injustice commise qui n'eût pas pour corrélatif une injustice soufferte, l'État n'aurait logiquement pas à l'interdire. —De même, aux yeux de la morale, l'objet à considérer, c'est la volonté, l'intention : il n'y a pour elle que cela de réel ; selon elle, la volonté bien déterminée de commettre l'injustice, fût-elle arrêtée et mise à néant, si elle ne l'est que par une puissance extérieure, équivaut entièrement à l'injustice consommée ; celui qui l'a conçue, la morale le condamne du haut de son tribunal comme un être injuste. Au contraire, l'État n'a nullement à se soucier de la volonté, ni de l'intention en elle-même ; il n'a affaire qu'au fait (soit accompli, soit tenté), et il le considère chez l'autre terme de la corrélation, chez la victime; pour lui donc il n'y a de réel que le fait, l'événement. Si parfois il s'enquiert de l'intention, du but, c'est uniquement pour expliquer la signification du fait. Aussi l'État ne nous interdit pas de nourrir contre un homme des projets incessants d'assassinat, d'empoisonnement, pourvu que la peur du glaive et de la roue nous retienne non moins incessamment et tout à fait sûrement de passer à l'exécution. L'État n'a pas non plus la folle prétention de détruire le penchant des gens à l'injustice, ni les pensées malfaisantes; il se borne à placer, à côté de chaque tentation possible, propre à nous entraîner vers l'injustice, un motif plus fort encore, propre à nous en détourner; et ce second motif, c'est un châtiment inévitable ; aussi le code criminel n'est-il qu'un recueil aussi complet qu'il se peut, de contre-motifs destinés à prévenir toutes les actions coupables qu'on a pu prévoir : seulement, action et contre-motif y sont exprimés en termes abstraits ; à chacun d'en faire, le cas échéant, l'application .concrète. A cet effet, la théorie de l'État, ou théorie des lois, empruntera à la morale un de ses chapitres, celui qui traite du droit, où sont posées les définitions du Droit et de l'Injuste pris en eux-mêmes, et où sont ensuite et par voie de conséquence tracées les limites précises qui séparent l'un de l'autre ; seulement, elle ne les empruntera que pour en prendre le contre-pied : partout où la morale pose des bornes qu'on ne doit pas franchir, si l'on ne veut pas commettre une injustice, elle considérera ces mêmes bornes de l'autre côté ; elle y verra les bornes que l'on ne doit pas laisser franchir par les autres, si l’on ne veut pas en recevoir d'injustice, et qu'on a par conséquent le droit de défendre contre toute transgression. Donc ces bornes, elle ne les regarde que du côté où se trouve celui qu'on peut nommer la victime éventuelle, et elle s'occupe de les fortifier en dedans. On a appelé ingénieusement l'historien un prophète retourné : eh bien, on pourrait de même appeler le théoricien du droit un moraliste retourné; alors la théorie du droit, au sens propre des mots, la théorie des droits que chacun peut s'arroger, serait la morale retournée; elle le serait du moins pour un des chapitres de la morale, celui où sont exposés les droits qui ne doivent point être violés. Ainsi la notion de l'injuste, et celle de la négation du droit que l'injuste enferme, notion qui est d'ordre moral par origine, devient juridique : son point de départ pivote sur lui-même, et s'oriente du côté passif au lieu de rester orienté vers le côté actif ; cette notion opère donc une conversion.

Voilà — sans parler de la doctrine du droit selon Kant, où la construction de l'État se déduit de l'impératif catégorique, et devient un devoir de moralité, ce qui est une grave erreur — voilà la raison qui jusqu'à ces derniers temps a donné naissance à d'étranges doctrines, comme celle-ci que l'État est un moyen de nous élever à la moralité, qu'il naît d'une aspiration à la vertu, que par suite il est tout dirigé contre l’égoïsme. Comme si l'intention intime, en qui seule réside la moralité ou l'immoralité, comme si la volonté, la liberté éternelle, se laissait modifier par une action extérieure, altérer par une intervention ! Une théorie non moins fausse, c'est encore celle qui fait de l'État la condition de la liberté au sens moral du mot, et, par là même, de la moralité : tandis qu'en réalité la liberté est au-delà du monde des phénomènes, et à plus forte raison au delà du domaine des institutions humaines. Il s'en faut de tout, nous l'avons déjà vu, que l'Etat soit dirigé contre l'égoïsme, dans le sens général et absolu du mot; au contraire, c'est justement de l'égoïsme que naît l'État, mais d'un égoïsme bien entendu, d'un égoïsme qui s'élève au-dessus du point de vue individuel jusqu'à embrasser l'ensemble des individus, et qui en un mot tire la résultante de l'égoïsme commun à nous tous; servir cet égoïsme-là, c'est la seule raison d'être de l'État, étant donné toutefois,— hypothèse bien légitime, —qu'il ne faut pas compter de la part des hommes sur la moralité pure, sur un respect du droit inspiré de motifs tout moraux; autrement, d'ailleurs, l'État serait chose superflue. Ce n'est donc pas du tout l'égoïsme que vise l'État, mais seulement les conséquences funestes de l'égoïsme : car, grâce à la multiplicité des individus, qui tous sont égoïstes, il peut en surgir de pareilles, et chacun est exposé à en souffrir dans son bien-être ; c'est ce bien-être que l'État a en vue. Aussi Aristote dit-il déjà (Politique, III) : Τέλος μὲν οὖν πόλεως τὸ εὖ ζῆν, τοῦτο δ' ἐστίν, τὸ ζῆν εὐδαιμόνως καὶ καλῶς. (« Le but de la cité, c'est que les citoyens vivent bien ; or vivre bien, c'est vivre d'une vie heureuse et belle. ») Hobbes aussi a expliqué de même, dans une analyse exacte et excellente, que là est l'origine, et là le but, de tout État; et c'est d'ailleurs ce que montre également le vieux principe de tout ordre public : Salus publica prima lex esto (« Que la première des lois soit le salut public »). — Si l'État atteint entièrement son but, l'apparence qu'il produira sera la même que si la moralité parfaite régnait partout sur les intentions. Mais quant au fond, quant à l'origine de ces deux apparences similaires, rien de plus opposé. En effet, sous le règne de la moralité, nul ne voudrait faire l'injustice ; dans l'État parfait, nul ne voudrait la souffrir, tous les moyens convenables seraient ajustés à la perfection en vue de ce but. C'est ainsi qu'une même ligne peut être tirée en marchant dans deux sens opposés ; c'est ainsi qu'une bête féroce, avec une muselière, est aussi inoffensive qu'un herbivore. — Mais quant à aller plus loin, c'est ce que l'État ne peut pas : il ne saurait nous offrir une apparence analogue à ce qui résulterait d'un échange universel de bon vouloir et d'affection. En effet, nous l'avons déjà montré, l'État, par sa nature même, ne pourrait interdire une action injuste qui n'aurait pour pendant aucune injustice soufferte; s'il repousse tout acte injuste, c'est simplement parce que le cas est impossible. Eh bien, en sens inverse, tout occupé comme il l'est du bien-être de tous, il s'efforcerait volontiers de faire que chacun reçût de tous des marques de bon vouloir et des preuves de charité ; mais il faudrait pour cela que la condition première ne fût pas la dépense d'une quantité équivalente de ces marques-là: car dans ce commerce, chaque citoyen voudrait le rôle passif, aucun le rôle actif, et il n'y a pas de raison pour charger l'un plutôt que l'autre de ce dernier rôle. Et voilà comment il se fait qu'on ne peut imposer aux gens rien qui ne soit négatif, et c'est le caractère du droit; quant au positif, quant à ce qu'on nomme devoirs de charité, devoirs imparfaits, il n'y faut pas songer.

La politique, nous l'avons dit, tire de la morale sa théorie pure du droit, en d'autres termes sa théorie de l'essence et des limites du juste et de l'injuste ; après quoi elle s'en sert pour ses fins à elle, fins étrangères à la morale ; elle en prend la contre-partie, et là-dessus elle édifie la législation positive, y compris l'abri destiné à la protéger : bref, elle bâtit l'État. La politique positive n'est donc que la doctrine morale pure du droit renversée. On peut faire cette opération en tenant compte du milieu et des intérêts d'un peuple déterminé. En tout cas, il faut que la législation, en tout ce qu'elle a d'essentiel, soit déduite de la doctrine pure du droit, que chacun de ses préceptes trouve sa justification dans cette même doctrine, si l'on veut que la législation constitue un véritable droit positif, et l'État une association juridique, un État au sens propre du mot, c'est-à-dire un établissement avouable selon la morale, parce qu'il n'a rien d'immoral. Autrement, la législation positive n'est rien que l'institution d'une injustice positive, et n'est qu'une injustice imposée et publiquement avouée. C'est ce qui a lieu pour tout État despotique ; c'est encore le caractère de la plupart des empires musulmans, et c'est aussi celui de certaines parties intégrantes de divers régimes : tels le servage, la corvée, etc. — La doctrine pure du droit, le droit naturel, ou, pour mieux dire, le droit moral, se trouve, retourné, mais toujours lui-même, à la base de toute législation juridique, absolument comme la mathématique pure à la base des mathématiques appliquées. Les points les plus importants de cette doctrine, telle que la philosophie doit la constituer pour l'usage de la politique, sont les suivants :

  1. Explication des notions de l'injuste et du juste, quant à leur origine et quant à leur sens intime et propre, et enfin quant à leur usage et leur place dans la morale ;
  2. Déduction du droit de propriété ;
  3. Déduction du principe moral de la valeur des contrats : le fondement moral du contrat social en dépend ;
  4. Explication de la naissance et de la destination de l'État ; du rapport de cette destination avec la morale, et de la nécessité qui en résulte, de transporter, après inversion, la doctrine morale du droit dans la politique ;
  5. Déduction du droit de punir.

Le reste de la doctrine du droit n'est qu'une application des principes énumérés ci-dessus : elle ne fait que préciser mieux les limites du juste et de l'injuste, pour toutes les circonstances de la vie : ces circonstances doivent être groupées et classées; de là un certain nombre de chapitres et de titres. Dans toutes ces questions secondaires, les divers auteurs qui traitent de morale pure s'accordent assez bien : c'est sur les principes seulement qu'ils diffèrent, parce que les principes dépendent toujours de quelque système philosophique particulier. Pour nous, sur les cinq points énumérés plus haut, nous avons traité les quatre premiers comme il convenait ici, en termes brefs et généraux, mais pourtant avec précision et avec clarté : il nous reste à traiter, de la même façon, du droit de punir.

Kant a déclaré qu'en dehors de l'État il n'y a pas de droit parfait de propriété : c'est une erreur profonde. De toutes nos déductions précédentes il résulte que, même dans l'état de nature, la propriété existe, accompagnée d'un droit parfait, droit naturel, c'est-à-dire moral, qui ne peut être violé sans injustice, et qui peut au contraire être défendu sans injustice jusqu'à la dernière extrémité. Par contre, il est certain qu'en dehors de l'État il n'y a pas de droit de punir. Il n'y a de droit de punir que fondé sur la loi positive: c'est elle qui, en prévision de la transgression, a fixé une peine, destinée à menacer celui qui serait tenté, et à jouer en lui le rôle d'un motif capable de tenir en échec tous les motifs de la tentation. Cette loi positive, il faut la considérer comme sanctionnée et reconnue par tous les citoyens de l'État. Elle a donc pour base un contrat commun, que tous se sont obligés à maintenir en toute occasion, soit qu'il s'agisse d'imposer le châtiment ou de le recevoir : par suite, on est en droit d'exiger d'un citoyen qu'il accepte le châtiment. On le voit, le but immédiat du châtiment, considéré dans un cas donné, c'est l'accomplissement de ce contrat qu'on nomme la loi. Or la loi, elle, ne peut avoir qu'un but : détourner chacun, par la crainte, de toute violation du droit d'autrui : car c'est pour être à l'abri de toute agression injuste, que chacun des contractants s'est uni aux autres dans l'État, a renoncé à toute entreprise injuste, et a consenti aux charges qu'exige l'entretien de l'État. La loi et l'accomplissement de la loi, en d'autres termes le châtiment, ont donc essentiellement en vue l'avenir, nullement le passé. Voilà ce qui distingue le châtiment de la vengeance, qui tire ses motifs de certains faits accomplis, c'est-à-dire du passé. Frapper l'injuste en lui infligeant une souffrance, sans poursuivre en cela un résultat à venir, c'est là la vengeance ; et elle ne peut avoir qu'un but : se donner le spectacle de la souffrance d'autrui, se dire qu'on en est la cause, et se sentir par là consolé de la sienne propre. Pure méchanceté, pure cruauté : pour de pareils actes, la morale n'a pas de justification. Le tort qu'on m'a fait ne m'autorise pas à infliger pareil tort à autrui. Rendre le mal pour le mal, sans chercher à voir plus loin, c'est ce qui ne peut se justifier ni par des motifs moraux, ni par aucun autre motif raisonnable ; et le droit de talion, pris pour principe unique et suprême du droit de punir, n'est qu'un non-sens. Aussi, lorsque Kant, faisant la théorie du châtiment, dit qu'il s'agit simplement de punir pour punir, il est au rebours de la vérité et dans le vide. Ce qui n'empêche pas sa doctrine de faire encore de fréquentes apparitions dans les écrits de plus d'un théoricien, au milieu de diverses phrases de belle prestance, qui au fond sont un fatras pur, par exemple celle-ci : que par le châtiment la faute est rachetée, neutralisée, effacée, etc.

En réalité, nul homme n'a qualité pour s'ériger en juge et en punisseur, au sens moral pur des mots, non plus que pour châtier, par des douleurs qu'il infligerait, les méfaits d'autrui, pour leur imposer en somme une pénitence. Ce serait là une outrecuidance des plus extrêmes; aussi, même dans la Bible : « La vengeance m'appartient, dit le Seigneur, et je me charge de punir. » En revanche, l'homme a bien le droit de veiller au salut de la société : or pour cela, il faut supprimer toutes les actions qui rentrent sous le nom de criminelles, et par conséquent les prévenir en leur opposant des motifs contraires, qui sont les menaces de la loi pénale. Ces menaces, d'autre part, ne sauraient agir que si, dans les cas qu'elles n'ont pu empêcher, elles sont exécutées. Ainsi le but de la punition, ou plus exactement de la loi pénale, n'est que de prévenir la faute par la terreur : et c'est ce qui est reconnu très généralement. C'est même là une vérité évidente de soi, si bien qu'en Angleterre on la trouve dans la vieille formule d'accusation (indictment) dont se sert encore pour les procès criminels l'avocat de la couronne; en voici la fin : If this be proved, you, the said N. N., ought to be punished with pains of law, to deter others from the like crimes, in all time coming ( « De tout quoi, si la preuve est faite, vous, le nommé un tel, devrez être puni selon la rigueur de la loi, afin de détourner les autres du même crime, à l'avenir »). Quand un prince est tenté de faire grâce à un criminel justement puni, quelle objection lui fait son ministre? Que le même crime ne tardera pas à se reproduire. — C'est le souci de l'avenir qui distingue le châtiment de la vengeance ; et le châtiment ne peut porter cette marque distinctive que s'il est exigé en vertu d'une loi, car alors il prend le caractère de l’inévitable, il apparaît comme inséparable de tous les cas semblables à venir, il confère ainsi à la loi un pouvoir terrifiant ; et celle-ci atteint son but. — Un kantien ne manquerait pas d'objecter qu'à ce compte le coupable puni est traité « comme un simple moyen ». Mais cette proposition, sans cesse répétée par les kantiens, « qu'on doit traiter l'homme toujours comme fin en soi, jamais comme moyen », a beau sonner bien à l'oreille, elle a beau plaire par là à ceux qui aiment les formules afin de se dispenser d'avoir à plus réfléchir, pour peu qu'on l'expose à la lumière on voit qu'elle est tout simplement une affirmation très vague, très indéterminée, n'aboutissant que par un long détour à dire ce qu'elle veut dire ; dès qu'on veut l'appliquer, il lui faut pour chaque cas une explication, des additions et des modifications spéciales; et dans sa forme générale, elle est fort insuffisante, assez vide de sens, et par-dessus le marché hypothétique. En tout cas, quand il n'y aurait que le meurtrier tombé sous le coup de la peine de mort, voilà bien un individu qu'on doit traiter comme simple moyen ; et cela en toute justice. En effet, il compromet la sécurité publique, qui est le but suprême de l'État; si la loi restait inexécutée à son égard, cette sécurité serait même détruite : lui, sa vie, sa personne, doit donc servir de moyen pour l'accomplissement de la loi et le rétablissement de la sécurité publique; et il est réduit à ce rôle le plus justement du monde, pour l'exécution du contrat social, qu'il a consenti puisqu'il était citoyen, et par lequel, afin d'obtenir sécurité en faveur de sa vie, de sa liberté, de ses biens, il a donné en gage, pour la sécurité des autres, ses biens, sa liberté et sa vie. Aujourd'hui le gage est perdu, il faut s'exécuter.

La théorie du châtiment telle qu'on vient de la lire, telle qu'elle apparaît dès le premier regard à la saine raison, n'est peut-être, en ce qu'elle a de capital, rien moins qu'une découverte; elle a été seulement comme étouffée par de récentes erreurs, et il était bon de la remettre en lumière. Pour l'essentiel, elle se trouve déjà enfermée dans ce que Puffendorf dit sur le même sujet {De officio hominis et civis, liv. II, chap. XIII). Hobbes est dans des idées toutes pareilles (Leviathan, chap. XV et XXVIII). De nos jours, Feuerbach a défendu cette thèse avec éclat. Il y a plus : déjà elle se rencontre chez les philosophes de l'antiquité. Platon l'expose clairement dans le Protagoras (éd. des Deux-Ponts, p. 114), dans le Gorgias (p. 168), enfin dans le XIe livre des Lois (p. 165). Sénèque formule en deux mots la pensée de Platon et la théorie de tous les châtiments, en disant: Nemo prudens punit, quia peccatum est; sed ne peccetur (« Quand on est sage, on ne punit pas parce qu'une faute a été commise, mais pour qu'il n'en soit plus commis »). [De ira, I, 16.] Voici donc l'État, tel que nous avons appris à le connaître : l'État est un moyen dont se sert l'égoïsme éclairé par la raison, pour détourner les effets funestes qu'il produit et qui se retourneraient contre lui-même ; dans l'État, chacun poursuit le bien de tous, parce que chacun sait que son bien propre est enveloppé dans celui-là. Si l'État pouvait atteindre parfaitement son but, alors, disposant des forces humaines, réunies sous sa loi, il saurait s'en servir pour tourner de plus en plus au service de l'homme le reste de la nature et ainsi, expulsant du monde le mal sous toutes ses formes, il arriverait à nous faire un pays de cocagne, ou quelque chose d'approchant. Seulement, d'une part, l'État est toujours resté bien loin de ce but ; de plus, quand il l'atteindrait, on verrait subsister encore une multitude innombrable de maux, inséparables de la vie ; enfin, ces maux viendraient à disparaître, que l'un d'entre eux demeurerait encore : c'est l'ennui, qui prendrait bien vite la place laissée vide par les autres ; si bien que la douleur ne perdrait aucune de ses positions. Ce n'est pas tout : la discorde entre les individus ne saurait être entièrement dissipée par l'État ; enlevez-lui ses principaux champs d'action, elle se rattrapera sur des querelles de détail. Bien plus, chassez-la du sein de l'État, elle se rejettera sur le dehors : il n'y aura plus de conflits individuels, le gouvernement les ayant bannis ; mais les conflits reviendront du dehors, sous forme de guerres entre peuples ; et la discorde exigera en gros et en un seul paiement, comme une dette accumulée, la dîme sanglante qu'on croyait lui avoir dérobée en détail par un sage gouvernement. Et puis, enfin, mettons que tous ces maux, grâce à une sagesse qui serait l'expérience accumulée de cent générations, fussent vaincus et écartés, alors, comme dernier résultat, on aurait un excès de population encombrant toute la planète, et les maux effroyables qui naîtraient de là, c'est à peine si une imagination audacieuse arriverait à les concevoir.


  1. On le voit, pour fonder le droit naturel de propriété, il n'est pas besoin d'aller chercher deux autres principes juridiques : le droit fondé sur la possession, le droit fondé sur la formation de l'objet; ce dernier suffit. Seulement le mot de formation ne va pas bien ici : il y a d'autres façons d'appliquer ses soins à un objet que de lui donner sa forme.
  2. On trouvera un développement plus complet de la théorie du droit, telle que je la propose ici, dans mon mémoire sur le Fondement de la morale, § 17.