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Henri Lepage:Pourquoi la propriété - 1
Pourquoi la propriété
Droit et propriété  : l'enjeu


Anonyme


1985
Hachette, coll. "Pluriel"


Commençons par le commencement  : qu'est-ce que la propriété ? Qu'est-ce que la propriété privée ?

« Propriété  : Droit d'user, de jouir et de disposer d'une chose d'une manière exclusive et absolue sous les restrictions établies par la loi. »

Telle est la définition que l'on trouve dans le dictionnaire. Elle est directement déduite du Code civil dont l'article 544 précise  :

« La propriété est le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu'on n'en fasse pas un usage prohibé par les lois ou les règlements. »

Comme dans toute définition, chaque mot a son importance.

Bien qu'on considère généralement que notre régime de la propriété est issu du droit romain, le terme propriété est en fait relativement récent. A Rome, le mot qui se rapprochait le plus du concept tel que nous l'entendons aujourd'hui était celui de dominium. Issu de dominus, c'est-à-dire le maître, il évoquait l'idée de souveraineté absolue, notamment celle du chef de famille sur sa famille (la domus). Le mot proprietas n'est apparu qu'avec le droit romano-byzantin. Le mot propre étant le contraire de commun, il suggère l'idée d'une appartenance personnelle, excluant tous les autres individus de la maîtrise de la chose concernée. De par sa racine, le terme propriété évoque ainsi à lui seul l'idée d'exclusivité [p. 15] comme caractère essentiel de la relation que le droit de propriété établit entre les hommes et les choses.

Le mot droit s'oppose au fait, c'est-à-dire à la simple possession. Il exprime l'idée d'un avantage, d'un privilège opposable au reste de l'humanité, reconnu par les autres membres de la société et bénéficiant de la protection de celle-ci, que ce soit par la force contraignante des mœurs et des coutumes, ou par la sanction de la loi dont la puissance publique est l'agent d'exécution. Il établit la propriété comme un droit subjectif, individuel, faisant partie des droits de l'homme et du citoyen ainsi que le définit la Déclaration des droits de 1789 dans son article 2 :

« Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression. »

En l'occurrence, il s'agit d'un droit qui concerne la jouissance, l'usage et la disposition des choses. Détenir un droit de propriété, c'est se voir reconnaître l'autorité de décider souverainement de l'usage, de l'affectation et de la disposition du bien ou de la chose auxquels ce droit s'applique. Par exemple, s'il s'agit d'un sol, en détenir la propriété c'est se voir reconnaître le droit de décider librement si ce sol sera utilisé à des fins de culture ; si on y construira une maison d'habitation, un atelier, un commerce ; ou encore si on y installera un golf, un tennis ou un terrain de sport. Si on décide de l'affecter à des usages agricoles, c'est se voir reconnaître le droit souverain de décider qu'on y cultivera du blé plutôt que du maïs ou du soja, qu'on y fera de l'élevage plutôt que d'y planter des arbres fruitiers, etc. C'est aussi, le cas échéant, se voir reconnaître le droit de ne rien en faire du tout. A ce titre, il s'agit, comme le précise la définition du dictionnaire, d'un droit exclusif et absolu, c'est-à-dire d'un droit qui protège le libre choix de son détenteur contretoute interférence d'autrui non volontairement acceptée ou sollicitée par lui. Qui plus est, bien que le Code ne le précise pas, il s'agit d'un droit perpétuel qui ne peut s'éteindre que par abandon du titulaire ou destruction de la chose visée. La propriété n'est pas limitée à la vie du titulaire, ce qui la distingue de l'usufruit, et affirme en même temps son caractère héréditaire ; elle ne s'éteint pas par le non-usage.

Dans la mesure où il confère au propriétaire le droit d'exclure tout usage de sa propriété qui ne serait pas conforme à ses vœux, le droit de propriété implique le droit d'exclure de l'accès à sa propriété toute personne non agréée par lui, et donc, simultanément, celui de prendre toutes dispositions visant à exercer effectivement ce droit (par exemple par la construction d'un mur ou d'une clôture, ou par l'appel à la justice et à la force publique pour sanctionner les récalcitrants ou les tricheurs).

Ce droit entraîne pour les autres le devoir concomitant de respecter les décisions du propriétaire, même s'ils conservent le droit d'exprimer leur désaccord avec sa gestion et ses décisions. Quand quelqu'un se voit reconnaître le droit de choisir librement l'usage qu'il entend faire de sa propriété, cela signifie qu'il est non seulement illégal, mais également immoral d'essayer de restreindre sa liberté de choix, ou de l'en priver par la force, la contrainte ou la menace.

La présence du qualificatif absolu traduit la volonté du législateur de montrer que la propriété est le plus complet, le plus absolu de tous les droits réels reconnus  : un propriétaire peut tout faire, alors que le titulaire de n'importe quel autre droit ne peut faire que ce qui lui est expressément accordé (comme c'est par exemple le cas en matière d'usufruit, ou de servitudes résultant du démembrement des différentes caractéristiques du droit de propriété originel). Chaque propriétaire se voit en quelque sorte attribuer une position de monarque absolu par rapport au domaine qui lui est reconnu.

Le droit de propriété n'est pourtant pas un droit illimité. Détenir un droit de propriété ne signifie pas que le propriétaire peut faire tout ce qu'il lui plaît avec les choses dont on lui reconnaît le contrôle. Outre les restrictions qui peuvent résulter de la Loi et des règlements édictés par le législateur, le propriétaire est naturellement limité dans l'exercice des prérogatives qui lui sont reconnues par les droits équivalents des autres — par exemple ses voisins. Il ne peut librement décider de [p. 17] l'affectation des biens dont il a la propriété que pour autant que ses choix n'affectent pas la nature et les caractéristiques des biens possédés par d'autres. S'il en était autrement, la propriété des autres n'aurait plus ce caractère exclusif et absolu qui en principe la définit. Par exemple, si la société me reconnaît la possession légitime d'un morceau de fer, je peux m'en servir pour fabriquer une pelle, une barrière ou un paratonnerre, mais je n'ai pas le droit de m'amuser à casser vos fenêtres. Un tel acte constituerait une violation répréhensible de vos propres droits de propriété.

Le fait que la propriété soit définie comme « le droit d'user, de jouir et de disposer d'une chose » signifie que le droit de propriété n'entraîne pas seulement celui de librement décider de l'emploi qui sera fait de cette chose, mais également  : le droit de conserver pour mon usage exclusif et selon mes propres volontés les produits et revenus qui peuvent résulter de cet emploi (par exemple, l'argent que me rapportera la vente des pommes de mon verger) ; le droit de transférer librement à un tiers tout ou partie des droits spécifiques qui découlent du droit de propriété. Par exemple, au lieu d'exploiter moi-même un terrain, je peux me contenter de céder à un tiers le droit de le cultiver, et d'en percevoir les revenus, tout en gardant la nu-propriété (exemples du fermage et des différents régimes de métayage). Au lieu d'habiter moi-même le logement que j'ai fait construire, je peux décider d'en louer l'usage à un tiers pour un temps déterminé ; tout en continuant à jouir librement et pleinement de la propriété de mon jardin, je peux reconnaître à mon voisin un droit de passage ; tout en conservant la propriété de mon entreprise, et le droit d'en percevoir les bénéfices, je peux déléguer à d'autres — des managers professionnels — le droit d'en assurer la gestion et donc de prendre, sous certaines conditions contractuellement définies, ces décisions d'usage et d'affectation des ressources qui légalement sont le privilège du propriétaire.

On retrouve la trilogie classique prétendument héritée du droit romain, entre droit d'usus, de fructus et d'abusus (jus utendi, fruendi et abutendi) ; droits qui peuvent être cédés en bloc (lorsqu'il y a vente pure et simple ou transmission par héritage), ou bien négociés séparément sans pour autant pouvoir faire l'objet d'une aliénation perpétuelle (comme c'est le cas lorsqu'il s'agit de location, d'opération de leasing, etc.).

« L'usus, ainsi que le définit Jean Carbonnier dans son manuel de Droit civil, décrit cette sorte de jouissance qui consiste à retirer personnellement — individuellement ou par sa famille — l'utilité (ou le plaisir) que peut procurer par elle-même une chose non productive ou non exploitée. Le fructus, c'est la jouissance, le droit de percevoir les revenus du bien, soit par des actes matériels de jouissance, soit par des actes juridiques. L'abusus permet au propriétaire de disposer de la chose soit par des actes matériels en la consommant, en la détruisant, soit par des actes juridiques en l'aliénant[i]. »

Bien que très souvent invoqué par les juristes, ce triptyque est une classification des attributs de la propriété qui en réalité ne doit rien aux Romains. On la doit aux romanistes de la Renaissance qui étaient, ainsi que nous le rappelle le professeur Michel Villey, plus préoccupés de reconstruire le droit romain à la lumière des concepts et des préoccupations de leur époque, que de décrire le droit tel qu'il était pensé et vécu par les Romains eux-mêmes[ii].

La définition du droit de propriété parle du « droit de jouir et de disposer des choses... ». A l'origine, le droit de propriété était essentiellement conçu par rapport aux problèmes posés par l'appropriation des biens fonciers et matériels ; mais il faut comprendre ce terme dans le sens le plus large. Le mot choses se rapporte à tous les biens matériels ou immatériels, corporels ou incorporels qui peuvent faire l'objet d'un usage « privatif » ; par exemple, tous les « droits » dont il est techniquement et légalement possible de garantir la jouissance exclusive à des individus (propriété industrielle, propriété littéraire, etc.).

Enfin, tous les attributs du droit de propriété peuvent être librement transférés au profit de personnes morales, sociétés ou associations, spécifiquement constituées à cette fin par plusieurs personnes. Cette personne morale acquiert alors tous les privilèges de la qualité de propriétaire.

[p. 18] Telles sont, rapidement rappelées, les grandes lignes du contenu du droit de propriété tel qu'il est consacré par notre Code civil et tel qu'il est généralement conçu en Occident.

Cette description ne permet cependant pas de saisir ce qui, fondamentalement, du point de vue de l'organisation sociale, définit le régime de la propriété privée. Pour cela, il faut dépasser la simple présentation juridique et repartir d'un constat très simple. A savoir que nous vivons par définition dans un univers marqué par un phénomène général de rareté  : rareté du sol et de l'espace, des ressources naturelles, mais aussi rareté du temps (la plus rare de toutes nos ressources).

Cette situation générale de rareté n'était peut-être pas celle des hommes de la préhistoire vivant de la chasse et de la cueillette. Mais elle est celle de l'homme moderne depuis que la révolution agricole du néolithique, puis la seconde révolution de l'ère industrielle, ont apporté à l'humanité les moyens d'assurer la survie de populations de plus en plus nombreuses (environ 8 millions d'êtres humains sur terre un million d'années avant notre ère, 300 millions au début de l'ère chrétienne, 800 millions aux environs de 1750, 4 milliards aujourd'hui)[iii].

Or, dès lors que l'on se trouve en situation de rareté, se pose un problème incontournable  : celui d'arbitrer l'inévitable compétition que les hommes se livrent entre eux pour accéder au contrôle et à l'usage de ces ressources rares. Qu'il s'agisse de prescriptions écrites comme dans nos sociétés contemporaines, ou simplement de normes de comportement individuelles ou collectives découlant du respect de contraintes implicites imposées par la tradition, les coutumes, la religion, la présence de tabous, l'enseignement de philosophes ou de sages vénérés, etc., c'est la fonction même de ce qu'on appelle le droit, et des règles de propriété qui en découlent, que de définir la structure et les règles du jeu de ce processus d'arbitrage et de résolution des conflits.

Nous sommes tellement marqués par la révolution juridique et politique qu'a constitué la reconnaissance par la Révolution française du droit de propriété parmi les droits fondamentaux de l'homme, que nous avons pris l'habitude de raisonner comme si la propriété était une [p. 19] innovation radicale et exclusive de la société occidentale moderne. Une telle attitude est trop simplificatrice et nous fait perdre de vue que, par définition, il ne peut pas exister de société humaine sans présence de règles de propriétés — et donc de droits de propriété, explicites ou implicites, organisant les rapports des hommes entre eux quant à l'usage des biens et des choses[iv]. Cela vaut aussi bien pour les sociétés primitives qui survivent encore que pour toutes les civilisations qui nous ont précédés dans l'histoire. Ainsi que le résument Henri Tézenas du Montcel et Yves Simon en s'inspirant des auteurs américains :

« Les droits de propriété ne sont pas des relations entre les hommes et les choses, mais des relations codifiées entre les hommes et qui ont rapport à l'usage des choses. Détenir des droits, c'est avoir l'accord des autres membres de la communauté pour agir d'une certaine manière et attendre de la société qu'elle interdise à autrui d'interférer avec ses propres activités, à la condition qu'elles ne soient pas prohibées. Ces droits permettent aux individus de savoir a priori ce qu'ils peuvent raisonnablement espérer obtenir dans leurs rapports avec les autres membres de la communauté. Ils permettent à leur détenteur de faire du bien ou du tort aux autres membres de la société, mais pas n'importe quel bien ni n'importe quel tort. On distingue les droits absolus et les droits contractuels. Les premiers concernent tous les membres de la communauté et leur sont opposables. Ils sont exécutoires et représentent des principes de comportement que toute personne doit observer. Les droits contractuels ne concernent, eux, que les parties impliquées. Ils n'échoient et ne sont opposables qu'à certains membres de la communauté. Leur but est d'harmoniser. les intérêts différents des membres de la société par l'intermédiaire d'opérations d'échange. Les droits absolus déterminent la qualité et le contenu des accords contractuels. Ces derniers ne peuvent être exécutoires que s'ils ne violent pas les droits absolus[v]. »

Dans cette optique, ce qui différencie les sociétés humaines, ce n'est pas la présence ou l'absence de propriété, mais la façon dont les droits de propriété qui découlent des règles juridiques qu'elles observent prennent naissance, s'agencent et se conjuguent entre eux ; ou encore, la façon dont ils se distribuent, s'attribuent, se transmettent, etc.

[p. 21] Prenons par exemple le cas de la société médiévale. Le concept de propriété au sens moderne du Code y est bien évidemment inconnu ; mais ce n'est pas pour autant une société dépourvue de droits de propriété au sens où l'entend l'économiste contemporain. Hommage et retrait féodal, tenure censitaire et tenure, servile, droit de ban, droits de glanage, de grappillage, de râtelage, de vaine pâture ou de libre passage, autant d'institutions et de règles qui organisent la façon dont les uns et les autres, suivant leur fonction ou leur statut personnel, peuvent accéder au contrôle des choses et des ressources ; qui précisent ce que les individus ont le droit de faire ou de ne pas faire, dans quelles conditions ils peuvent ou non interférer avec les choix et les décisions des autres ; qui définissent donc, même si les juristes n'utilisent pas ce langage, toute une grille de droits de propriété individuels et collectifs, explicites ou implicites, dont la fonction est d'organiser non pas les rapports des hommes avec les choses, mais, comme je l'ai déjà signalé, les rapports des hommes entre eux quant à l'usage des choses.

De la même façon, ce n'est pas parce que les sociétés socialistes ont aboli la propriété privée des biens de production, qu'elles. ne se caractérisent pas par une certaine structure de droits de propriété. Méthode de planification, structures d'organisation économique, règles de gestion des entreprises, modes de nomination des dirigeants et des responsables, autant de procédures dont la finalité est de définir qui, en définitive, a autorité sur qui et sur quoi, et qui déterminent toute une hiérarchie de droits de propriété fixant les conditions dans lesquelles chacun peut ou non tirer profit de l'usage des ressources de la collectivité.

Partant de là, ce qu'on appelle « le régime de la propriété privée » n'est qu'un cas particulier, un cas extrême où la règle générale est que les droits de propriété reconnus par la collectivité sont des droits subjectifs[vi] — à caractère personnel, exclusif et librement transférable, qui dérivent directement du droit inaliénable de chaque individu à la pleine et entière propriété de soi. Ce qui définit le régime occidental de la propriété privée n'est pas la présence de propriétés individuelles et [p. 21] personnelles (la propriété individuelle se retrouve toujours, d'une manière ou d'une autre, à des degrés divers, dans tous les régimes économiques ou politiques  : par exemple, même dans les tribus les plus primitives, le chasseur se voit généralement reconnaître la propriété personnelle de ses instruments domestiques ou de ses outils de chasse) ; mais la dominance de trois principes juridiques essentiels  : le fait que, par définition, tout droit ne peut être qu'un attribut des personnes, définissant des droits individuels et personnels ; le principe selon lequel tout droit concernant la possession, 1'usage ou le transfert d'une ressource ne peut faire l'objet de plusieurs propriétés simultanées et concurrentes ; enfin, le fait que tout droit légalement reconnu à un individu constitue un « bien privatif » qui peut être librement cédé et transféré au profit d'autres personnes.

Ce sont ces trois principes — le fondement individualiste du droit, la règle d'exclusivité, et le principe de libre transfert impliquant une pleine aliénabilité, cessibilité et transmissibilité du bien — qui définissent le régime occidental de la propriété privée. Ce sont eux qui, fondamentalement, constituent les trois piliers de ce régime économique et social et qui l'opposent aux autres types de société. Par exemple, aux sociétés féodales où les droits, le plus souvent inaliénables, sont d'abord et avant tout liés aux fonctions et au statut des individus et non à leur personne et s'emboîtent mutuellement dans un maquis inextricable d'obligations hiérarchiques et d'allégeances réciproques. Ou encore à la société socialiste dont le principe de base est que seule l'unité organique qu'est le groupe a qualité à être investi des attributs de la propriété ; ce qui implique que les-droits dont disposent les individus ne sont jamais que concédés par la collectivité au lieu d'être indéfectiblement ancrés dans la personnalité humaine.

Ce qu'on appelle la propriété privée n'est ainsi qu'un système d'organisation sociale parmi d'autres, lié à une philosophie particulière du droit, et des droits et obligations qui en découlent. Quelles sont les propriétés de ce système ? Quelles conséquences a-t-il sur les mécanismes d'allocation des ressources ? Quelles sont les raisons ou les origines de son apparition ? Avec quelles conceptions de la [p. 22] justice est-il compatible ou incompatible ? Telles sont les questions auxquelles nous essaierons de répondre dans les chapitres qui suivent.

En attendant, on peut remarquer que la propriété d'État de type socialiste et soviétique n'est elle-même qu'un autre cas particulier où la totalité des droits appartient en théorie à une entité collective — le peuple, mais où les droits de propriété sur les biens de production sont en réalité regroupés de façon exclusive et non transférable dans les mains d'un appareil bureaucratique qui se présente comme l'instrument de la volonté populaire. Cet arrangement institutionnel n'interdit pas la présence de certaines sphères de possession privative (par exemple pour les objets personnels, les meubles particuliers, les automobiles, certains logements). Mais ces propriétés personnelles ne sont qu'une tolérance déléguée et font l'objet de sévères restrictions d'usage, comme par exemple les logements « privés » qui ne peuvent être utilisés à des fins de location payante. Il en va de même dans les autres démocraties populaires, y compris celles qui ont réintroduit une certaine dose d'initiative et d'entreprise privée. Il ne s'agit jamais que de droits délégués qui peuvent à tout moment se trouver remis en cause par les autorités, dépositaires ultimes de l'ensemble des droits de propriété attribués dans la société.

Paradoxalement, les marxistes ont pourtant une conception de la nature du droit de propriété qui n'est pas fondamentalement différente de celle que décrit le droit occidental. Ainsi que le fait remarquer Leopold Kohr:

« Les marxistes reconnaissent que la propriété est constituée par le droit exclusif qu'une personne détient sur l'usage et la disposition d'une chose, que la liberté elle-même est constituée par le droit exclusif qu'une personne détient sur ses propres actions, et que, dans un monde où les actions sont nécessairement médiatisées par des rapports aux choses, on ne peut pas avoir l'un sans l'autre. Mais la grande différence apparaît à partir du moment où il est question de déterminer quelle est la "personne " qui peut ainsi être sujet de ces droits[vii]. »

C'est effectivement la question fondamentale. Seule une personne peut se voir investie du droit sacré à la pleine propriété. Mais qui est cette personne ? A qui s'applique ce concept de personnalité ? Est-ce toute personne humaine vivante, comme l'établit la pensée individualiste du droit occidental ? Ou bien, nous, êtres vivants, ne sommes-nous que les particules élémentaires d'une entité supérieure au niveau de laquelle s'exprimerait seulement le concept de personnalité, comme le conçoivent les collectivistes ? Dans le premier cas, cela signifie que tout être humain — ou toute construction juridique déduite de la libre volonté d'êtres humains, comme l'entreprise — peut être investie de la qualité et des prérogatives de la propriété. Dans le second, que seule l'entité supérieure dont nous sommes part peut prétendre à cette qualité.

Le point central de la doctrine marxiste est que le concept suprême de personnalité ne peut s'incarner qu'au niveau supérieur du groupe — qu'il s'agisse du peuple, de la nation, de la société conçue comme un tout organique. Cela n'implique pas que les marxistes dénient toute valeur à la personnalité humaine individuelle, pas plus que croire au tout organique du corps ne conduit à négliger la valeur et les apports de la cellule. Simplement dans leur credo la société vient d'abord, l'individu n'est que second ; ses actions ne sont pas libres mais circonscrites et déterminées par les buts et les desseins de l'entité supérieure dont il n'est qu'une part.

« Une fois que l'on accepte cette philosophie, conclut Leopold Kohr, la position marxiste en ce qui concerne la propriété devient parfaitement cohérente »

On comprend mieux pourquoi, alors que les marxistes ne cessent de tirer à boulets rouges sur la propriété privée et « la spoliation bourgeoise » qui en découle, ils n'en décident pas pour autant de rendre au prolétariat ce qu'ils se proposent d'enlever à la bourgeoisie. Ni l'un ni l'autre, ni les bourgeois ni les prolétaires, dans leur optique, n'ont de personnalité propre et ne peuvent donc prétendre aux attributs de la propriété qui leur permettrait de faire obstacle aux desseins, et à la volonté du Tout. Ce que veulent les marxistes, ce n'est pas transférer la propriété à ceux qui sont démunis et dont ils se font pourtant [p. 24] les ardents avocats, mais la rendre au seul élément organique qui, à leurs yeux, incarne l'ego, la souveraineté, la personnalité  : la société, le public, le peuple, l'État.

Cette remarque est particulièrement intéressante en ce qu'elle suggère que si les marxistes revendiquent la propriété pour l'Etat et pour lui seul, c'est en définitive pour les mêmes raisons que les individus qui veulent être libres revendiquent le droit à la propriété  : parce qu'être propriétaire, détenir le droit de propriété, c'est détenir le pouvoir de se prémunir contre toute interférence extérieure ; c'est, en un mot, être libre. Mais il est bien évident que les conséquences sont radicalement différentes.

Dans la conception marxiste, il n'y a donc pas de différence de nature entre la propriété privée et la propriété publique. La propriété publique est la propriété du public de la même façon que les usines Ford sont la propriété de la Ford Motor Company. Les deux types de .propriété confèrent à leurs propriétaires un gage de liberté absolue. Mais un système de propriété publique ne connaît qu'un seul propriétaire doté de tous les attributs que lui confère la reconnaissance de sa personnalité souveraine  : l'Etat ; alors que dans un système de propriété privée, l'État n'est qu'un élément souverain parmi beaucoup d'autres égaux en droit.

« Dans le premier cas, on a peut être une "société libre" au sens marxiste du concept ; mais aux yeux de ceux qui estiment qu'une société libre ne peut être qu'une société d'hommes libres, c'est le second qui importe le plus. »

L'autogestion à la yougoslave est un autre système, de type intermédiaire, où les différents droits de propriété afférents à l'usage des biens de production sont en principe répartis entre plusieurs niveaux d'organisation  : le personnel des entreprises, les collectivités locales, les associations d'usagers ou de clients, les régions, l'Etat, et cela selon toute une gradation qui admet certaines clauses d'exclusivité limitée (par exemple, la redistribution des profits de l'entreprise aux membres du personnel), certaines possibilités de libre cession (la libre vente des produits de la firme), mais contient également de nombreux droits qui ne sont ni exclusifs, ni librement transférables (par exemple, l'impossibilité pour le collectif des travailleurs d'aliéner tout ou partie du capital dont l'usage lui est théoriquement concédé par la société).

Les théoriciens de l'autogestion sont particulièrement attentifs à souligner que leur conception de la propriété s'oppose autant au droit bourgeois classique qu'à la conception marxiste telle que celle-ci s'exprime à travers ses projets de nationalisation. C'est ainsi qu'il y a quelques années, percevant fort bien le lien paradoxal qui existe entre le dogme marxiste de la propriété d'État et le dogme libéral de la propriété privée, Pierre Rosanvallon écrivait :

« Il apparaît difficile de penser le socialisme dans le cadre de la conception bourgeoise de la propriété. Le problème de la socialisation, conçu comme mode d'articulation entre l'intérêt local et l'intérêt global, reste en effet insoluble tant qu'on le pose par le seul biais du changement de propriétaire. Il ne peut être résolu que par l'éclatement et la redistribution des différents droits qui, regroupés, forment le droit classique de propriété. La socialisation autogestionnaire doit faire éclater la conception capitaliste et bourgeoise de la propriété issue de la Révolution de 1789. La socialisation redistribue les différents droits attachés à la propriété classique entre différentes instances (au niveau de l'entreprise, de la région, de l'Etat, des collectivités diverses) et ne les remet donc pas tous ensemble entre les mains d'un même agent collectif. En ce sens, elle représente, une véritable dépropriation. La société autogestionnaire doit tendre à ce qu'il n'y ait plus de droit de propriété à proprement parler, mais un ensemble de droits complémentaires exercés par différentes collectivités sur un même bien[viii]. »

Ce qu'Edmond Maire lui-même complétait à l'époque en écrivant:

« Il ne s'agit pas seulement d'un changement de propriétaire, mais bien d'une mise en cause de la notion de propriété elle-même. C'est pourquoi nous parlons plus volontiers de propriété sociale ou de socialisation que de nationalisation (qui implique trop et de façon trop centrale uniquement le changement de propriétaire). Car, au-delà de la propriété physique privée, c'est la notion même de propriété avec les pouvoirs qui y sont attachés qu'il faut faire éclater afin de redistribuer ses [p. 26] diverses fonctions. Dans une société autogestionnaire, les différents pouvoirs que la propriété confère à son détenteur seront répartis entre les divers centres de décision autogérés  : l'entreprise, la communauté régionale ou locale, le plan national. Ainsi, le "quoi produire" sera indiqué par le Plan, ainsi le "comment produire" sera déterminé par les travailleurs de l'entreprise ou de la branche industrielle, ainsi le "avec qui produire" résultera de ce qui précède mais aussi de l'intervention de la communauté locale (emploi) et des centres de formation (qualifications). Si bien que la propriété sociale ne peut se définir correctement qu'à partir de l'articulation instaurée entre ces différents pouvoirs[ix]. »

Cette approche de la propriété ne manque pas d'intérêt. Elle constitue effectivement une rupture radicale avec les concepts abstraits hérités de la Révolution de 1789 et des philosophes des Lumières et renoue, d'une certaine façon, avec les traditions de l'époque féodale où, comme je l'ai rappelé, il n'y avait pas de propriété au sens propre du terme, mais un tissu complexe et enchevêtré de droits réels attachés à des biens, des fonctions ou des titres. Enfin, elle débouche sur une sorte de philosophie contractuelle et décentralisatrice où, comme l'explique Serge Christophe Kolm, tout le pays serait « organisé en -associations et associations d'associations, volontaires et pouvant être dissoutes par leurs membres, pour chaque groupe de problèmes de la société[x] » — ce qui, indiscutablement, lui confère une certaine tonalité libérale particulièrement attirante pour ceux qui, entre le capitalisme qualifié de sauvage et le socialisme autoritaire, voudraient trouver une troisième voie.

Il faut bien voir cependant que cette conception autogestionnaire n'en reste pas moins profondément marquée par l'empreinte des idées marxistes — même s'il ne s'agit plus d'un marxisme d'État. Invoquer l'image d'un paradis contractuel sous le prétexte qu'une multitude de groupes de base et d'associations se lieraient entre eux dans le cadre d'un réseau de contrats volontairement souscrits, ne doit pas en effet cacher que la philosophie autogestionnaire reste fondée sur une conception du contrat qui n'a rien à voir a vec ce que les libéraux entendent par ordre contractuel. Il ne suffit pas de [p. 27] décentraliser, même à outrance, pour réaliser l'idéal humaniste d'une société de liberté ; il ne suffit pas de se gargariser du mot contrat pour dédouaner l'autogestion de toute rémanence collectiviste. Dans un tel système, les contrats engagent d'abord et avant tout des groupes en tant que groupes ; expressions de la personnalité intrinsèque de ces groupes, ils ne sont pas ancrés, même indirectement, dans le libre arbitre et la libre adhésion des personnes. Tout contrat s'analysant en fin de compte comme un transfert ou une dévolution de droits de propriété au profit de tiers, cela signifie que tout droit de propriété procède du groupe et non des droits des individus. On retrouve une philosophie typiquement collectiviste où les droits de propriété individuels ne sont jamais que concédés et peuvent donc être repris à tout moment dès lors qu'une majorité le juge bon.

Cette remarque nous ramène à la propriété privée et au droit de propriété classique et m'incite à conclure ce chapitre introductif par quatre observations :

— Il est vrai que la grande innovation du Code civil a été de procéder au regroupement de tous les droits liés à la jouissance, à l'usage et à la disposition des choses en un droit de propriété unique conférant à son titulaire toute la puissance et la solennité du dominium romain. Cependant, en se concentrant sur les aspects politiques et sociologiques de cette révolution, on perd généralement de vue l'autre grande innovation du système, celle qui du point de vue de la dynamique de l'organisation sociale, est peut-être la plus importante  : la généralisation du principe de libre cessibilité des titres de propriété et de tous les droits y afférant.

« La pleine aliénabilité, cessibilité, transmissibilité du bien est un attribut capital de la propriété, explique le professeur Carbonnier. Il peut sans doute exister des propriétés inaliénables, mais cette inaliénabilité n'est jamais entière, ni perpétuelle[xi]. »

Cette liberté d'aliéner — qui, sous l'Ancien Régime, était encore loin de faire figure de droit universel malgré les progrès réalisés au cours des siècles — est effectivement un trait tout à fait capital, car elle signifie que le régime de la propriété privée, tout en étant historiquement centré sur la propriété individuelle, autorise la présence et la formation d'une infinie variété d'autres cas de figure susceptibles d'émerger spontanément du simple exercice de la liberté contractuelle qui est la conséquence directe de la reconnaissance du droit individuel à la libre transférabilité des droits. Par exemple, le droit de propriété s'analysant en dernier ressort comme un panier de droits élémentaires dont la liste peut être presque infinie, et dont les attributs se déduisent eux- mêmes de ceux du droit de propriété (individuel, exclusif et librement transférable), dans un tel système, rien n'empêche ceux qui le désirent de s'entendre avec d'autres pour former ensemble des organismes fondés sur un principe de propriété commune — pour autant seulement que ces arrangements privés soient le produit du droit imprescriptible de chacun à négocier librement avec d'autres l'agencement des droits dont ils sont légitimement propriétaires.

Ainsi que le prouve l'expérience quotidienne et notamment toute l'histoire du capitalisme lui-même, particulièrement riche en expériences institutionnelles nouvelles, le terme de propriété privée est devenu dans le monde d'aujourd'hui un terme générique qui recouvre un univers extrêmement complexe où l'ensemble des droits afférents à la jouissance, l'usage et la disposition des biens peut se combiner et se recombiner selon une infinité de cas de figure dont la seule limite est l'ingéniosité et l'imagination des êtres humains, notamment des juristes  : propriété individuelle, droit d'usufruit, viager, société à responsabilité limitée, société anonyme, propriété coopérative, copropriété, multipropriété, location, leasing, crédit-bail, association loi de 1901, contrat de servitudes, etc.

La caractéristique de la société capitaliste est de laisser au marché — c'est-à-dire au libre jeu des appréciations individuelles — le soin de déterminer quel est l'agencement contractuel le plus approprié selon les circonstances auxquelles chacun est confronté. Étant donné que chaque type d'arrangement institutionnel a pour conséquence de produire, du point de vue de l'usage des ressources ainsi contrôlées, des comportements individuels [p. 29] et collectifs qui peuvent être fort différents (par exemple, l'entreprise publique comparée à l'entreprise capitaliste), l'une des caractéristiques les plus remarquables de ce libre marché est de permettre à la collectivité d'accumuler une connaissance des avantages et inconvénients de chaque formule d'organisation infiniment plus étendue que dans un système où la liberté de choix contractuelle est nécessairement beaucoup plus réduite, comme c'est le cas dans les sociétés socialistes[xii] — même la société autogestionnaire qui, pour survivre et ne pas être condamnée à se renier, se doit d'imposer des limites très strictes à la liberté d'initiative de ses membres, notamment et surtout à leur liberté contractuelle.

— Il est vrai que l'exercice du droit de propriété est limité par des restrictions législatives et réglementaires de plus en plus nombreuses. Nous n'en sommes pas encore au régime socialiste où, comme le définissait le premier projet de Constitution de 1946,

« la propriété est le droit inviolable d'user, de jouir et de disposer des biens garantis à chacun par la loi » — ce qui implique que le législateur peut définir des catégories de biens qui, par définition, ne peuvent plus faire l'objet de procédures d'appropriation particulière ; mais il est clair que nous vivons déjà dans un univers d'économie mixte où le caractère absolu du droit de- propriété apparaît de plus en plus comme un anachronisme juridique[xiii].

Interrogeons-nous un instant sur la signification de cette croissance continue du pouvoir réglementaire de la puissance publique. Dès lors que l'État se mêle de tout et de n'importe quoi, dès lors qu'il s'arroge, sous de multiples formes, le droit de prendre à Pierre pour donner à Paul ce qu'il considère « juste » de lui donner, il est naturel que chacun se tourne de plus en plus vers lui et le monopole de la contrainte qu'il détient, pour satisfaire ses intérêts privés, plutôt que vers les formes de coopération contractuelle de la société civile. Ce faisant, nous ne sommes pas assez attentifs au fait que cette extension continue du champ d'intervention de la puissance publique conduit à un changement profond de la nature même du droit de propriété  : celui-ci cesse d'être un attribut des personnes pour devenir un droit délégué ; un droit qui [p. 30] n'est plus ancré dans les droits naturels de l'individu, mais dont la collectivité — et donc, en réalité, l'État — est le dépositaire premier. Autrement dit, un droit socialiste...

Prenons l'exemple des réglementations modernes qui se développent généralement sous le prétexte de « moraliser la concurrence » — ce qui est encore l'une des formes les moins interventionnistes de l'Etat contemporain. Lorsqu'il réglemente une profession ou une activité — les notaires, les médecins, les pharmaciens, les taxis, les banques, les agences de voyage, les maisons de travail temporaire, demain les agences matrimoniales, etc. — et qu'il introduit un numerus clausus, l'exigence d'un diplôme délivré par un aréopage de professionnels installés, ou encore le respect de certaines normes techniques qui, sous prétexte de protéger le client, rendent plus difficile l'établissement de nouveaux venus, l'Etat fait bénéficier les premiers installés d'une protection qu'il leur garantit par son monopole de la contrainte. En réduisant les possibilités d'entrée de nouveaux compétiteurs, cette protection crée au profit des professionnels déjà installés une « rente économique » dont la nature n'est pas fondamentalement différente de celle dont les corporations bénéficiaient sous l'Ancien Régime. La seule différence est qu'au lieu de vendre sa protection, l'État l'échange en général contre les votes de ceux qu'il protège ainsi[xiv]. Mais qu'il exerce cette activité de distributeur de privilèges sous le contrôle périodique des électeurs ne change rien à la nature du processus. En multipliant les règlements en tous genres (lois anti-trust mais aussi lois du travail ou sur le logement etc.), l'Etat redevient ce qu'il était s ous le régime mercantiliste  : non plus seulement le producteur essentiel et indispensable de droits de propriété — là où l'absence de droits de propriété clairement définis et librement échangeables empêche le mécanisme de la compétition marchande de fonctionner et d'apporter ses bienfaits à la collectivité, mais aussi et surtout le détenteur premier du droit de propriété.

Ainsi, à partir du moment où l'on reconnaît à l'État le droit illimité d'interférer et de modifier autoritairement le contenu de droits de propriété légitimement acquis par des individus, la propriété cesse d'être l'extension natu[p. 31]relle de la personne comme dans la tradition du droit libéral ; elle devient un privilège d'Etat dont l'usage est seulement concédé à des personnes privées. On entre dans droit totalement différent. L'incertitude constante qu'une telle situation fait désormais peser sur tous les droits de propriété dont chacun de nous est légitimement le détenteur signifie en clair que c'est bien l'Etat qui se retrouve le titulaire réel du droit de propriété dont il ne fait plus que déléguer l'usage plus ou moins complet des attributs aux personnes et groupes privés.

Il s'agit d'un renversement fondamental de doctrine qui nous fait, sans que nous nous en rendions compte, basculer dans une société où la distribution de ces franchises légales constitue la monnaie d'échange que ceux qui contrôlent les instruments dont l'Etat moderne est aujourd'hui doté utilisent pour multiplier les votes en leur faveur et mieux assurer ainsi leur carrière. C'est l'engrenage de cette « démocratie hégémonique » dont Yves Cannac a décrit les rouages dans son livre Le Juste Pouvoir[xv].

— Pour faire bon poids, bonne mesure et affirmer ainsi leur objectivité, les médias ont pris l'habitude d'opposer d'un côté, les régimes totalitaires de type communiste et de l'autre, les dictatures de type fasciste que certains n'hésitent pas à nous décrire comme le stade suprême du capitalisme et donc de la logique de la propriété privée.

Je voudrais réagir vigoureusement contre une telle présentation qui suggère l'existence d'une sorte d'affinité naturelle entre le régime de la libre entreprise, fondé sur le principe du pouvoir absolu de la propriété privée, et ces régimes autoritaires. Elle traduit en effet une méconnaissance profonde de la nature même des relations économiques et politiques qui caractérisent ces régimes.

Il est vrai que les régimes dictatoriaux ou les régimes qui se réclament d'une doctrine de type fasciste reconnaissent en général le principe du droit traditionnel de la propriété privée. Leur politique est de dissocier libertés économiques et libertés politiques. Jusqu'où les libertés économiques sont respectées dépend de chaque cas d'espèce. Mais il est une certitude commune, c'est que tous [p. 32] ces régimes, tout en maintenant le principe juridique de la propriété privée, n'en réduisent pas moins considérablement la zone d'applicabilité de son attribut le plus fondamental  : le principe de la liberté contractuelle, qui concerne non seulement les contrats commerciaux, mais aussi le principe de la liberté d'association (formation de syndicats, d'associations, liberté des partis politiques). Si le droit de proprieté entraîne la liberté absolue pour son détenteur de faire ce qu'il désire de sa propriété, cela signifie qu'il peut librement imprimer ou diffuser ce qu'il désire faire connaître aux autres. Dans l'optique du droit libéral, le droit de propriété est un tout qui entraîne non seulement la liberté de produire et de commercer, mais également la liberté de parole, la liberté d'expression, la liberté de la presse, ou encore la liberté d'utiliser ses ressources pour contribuer à la constitution d'associations contractuelles aux objectifs les plus divers — pour autant seulement que ces objectifs ne sont pas en contradiction avec la protection même de ce droit de propriété qui est le fondement de la société (par exemple, illégitimité des associations criminelles telles que les mafias). Attenter à l'une de ces libertés, c'est attenter au principe même du droit de propriété. Ce qui met ces régimes hors la loi.

Même s'ils maintiennent le principe de la propriété économique, il s'agit plus d'une façade juridique que d'une réalité concrète dans la mesure où la politique de ces régimes, du moins dans leurs formes les plus extrêmes, est généralement de priver cette propriété de tout contenu réel. Le fascisme, même s'il n'abolit pas officiellement le principe de la propriété privée des biens de production, s'identifie avec une politique économique et industrielle qui aboutit au contrôle des principales activités économiques par l'Etat et transfère à des bureaucraties publiques ou corporatives l'essentiel des attributs réels de la propriété. Un cas de figure qui, somme toute, est assez proche de celui des sociétés socialistes. Le droit de propriété n'y est plus qu'un droit délégué par un pouvoir central qui est le véritable détenteur du pouvoir économique, et donc des droits de propriété liés à l'activité économique. En ce sens, le principe qui régit les régimes fascistes n'est guère différent de celui qui régit les sociétés communistes ou socialistes, même si la façade [p. 33] est différente. Cela n'a plus rien à voir avec les conceptions libérales de la propriété capitaliste.

Dans son récent livre, The Ominous Parallels, The End of Freedom in America, l'écrivain et philosophe américain, héritier testamentaire de Ayn Rand, Leonard Peikoff, cite ce passage significatif extrait des déclarations de l'un des responsables de la propagande nazie dans les années 1930, Ernst Huber:

« La propriété privée, telle qu'elle est conçue par le libéralisme économique, est le contraire même du véritable concept de propriété. Ce que cette propriété confère à l'individu, c'est le droit de faire ce qu'il veut, sans se préoccuper de ce qu'exigerait l'intérêt général... Le socialisme allemand tourne définitivement le dos à cette conception irresponsable d'une propriété au droit illimité. Toute propriété est une propriété collective. Les droits du propriétaire sont naturellement limités par ceux du peuple et de la nation. Ceux-ci lui imposent d'en faire un usage responsable. Le droit juridique de la propriété n'est justifié que quand le propriétaire respecte ses obligations à l'égard de la collectivité[xvi] »

Contrairement aux marxistes, remarque Leonard Peikoff (dont le livre est une recherche sur les origines du totalitarisme d'un point de vue libertarien), les nazis ne considéraient pas la nationalisation des biens de production privés comme indispensable. Il leur suffisait que le gouvernement obtînt le pouvoir effectif de diriger et de contrôler l'économie du pays. Pour eux, l'aspect juridique était tout à fait secondaire. Ce qui comptait, ce n'était pas l'aspect légal du pouvoir de décision économique. Il leur était bien égal que les citoyens allemands continuent de détenir des titres de propriété privée, du moment que l'État en contrôlait l'usage effectif. Si l'on appelle propriété, le droit de déterminer l'usage et de disposer des biens matériels, alors, conclut Peikoff, il faut considérer que c'était l'État nazi qui, dans la réalité, détenait les véritables prérogatives généralement associées au droit de propriété. Ce que conservaient les Allemands n'était qu'un bout de papier légal qui ne leur conférait, en fait, aucun droit réel. Ce qui caractérise le communisme, c'est que, de par la loi, tout est propriété collective. Ce qui [p. 34] distingue le nazisme du communisme, c'est seulement que celle-ci est une propriété de facto. Dès avant la guerre, les patrons des grandes entreprises privées allemandes n'étaient plus que des fonctionnaires d'Etat exécutant des ordres dictés par le parti national-socialiste.

— Il y a quelques années, deux universitaires britanniques, R. E. Pahl, et J. T. Winkler, dans un article intitulé « Vers le corporatisme », remarquaient:

« En Angleterre, le capitalisme moderne se meurt et ce qui se profile à l'horizon n'est pas le socialisme, mais le corporatisme — c'est-à-dire une forme de société fondée sur le contrôle étatique de la propriété privée[xvii] »

Allant au-delà de la gestion keynésienne de la demande globale et de l'intervention à des fins de stabilisation conjoncturelle, le corporatisme, expliquaient-ils, s'efforcera de régler jusque dans les moindres détails les activités économiques et d'assurer une direction consciente des ressources. Par contraste avec l'économie mixte — pour partie nationalisée et dirigée par l'État, et pour partie constituée d'entreprises privées non dirigées, le système corporatiste visera à un contrôle total de tout l'éventail des activités économiques nationales, tout au moins en ce qui concerne les plus grandes entreprises. A la différence de la technocratie du « nouvel Etat industriel » de Galbraith, où des experts commandent au nom de la science et de l'efficacité, le corporatisme reconnaîtra ouvertement qu'il y a contrôle politique à des fins déterminées par l'Etat lui-même. Le corporatisme ira également plus loin que la planification indicative à la française, qui repose sur un exercice non bureaucratique et d'ampleur limitée de fixation concertée d'objectifs entre fonctionnaires et patrons, avec l'appui financier de l'État. Plus qu'une forme simplement un peu poussée d'intervention gouvernementale, le corporatisme consiste à tenter d'instaurer le contrôle de l'Etat sur tous les aspects essentiels de la prise de décision dans les entreprises. Par ailleurs, le corporatisme implique la maîtrise par l'État de l'essentiel des investissements.

[p. 35] L'expérience Thatcher a fait mentir le pronostic que les deux professeurs britanniques portaient sur l'avenir probable de l'économie anglaise. En France, après les illusions et les graves erreurs de « l'état de grâce » de 1981-1982, on est revenu à un peu plus de réalisme. Le discours officiel réhabilite, du moins en paroles, les vertus traditionnelles de l'entreprise et de la responsabilité. Mais quand on y regarde de plus près, on demeure frappé par l'ampleur des coïncidences qui se dessinent entre ce qui, selon ces deux auteurs, définit un régime corporatiste, et tous les ingrédients qui caractérisent le nouveau compromis socio-économique atteint par la société française après trois années de politique socialiste. Par exemple:

  • L'exaltation d'une philosophie de l'intérêt général qui accepte le maintien formel du droit à la propriété privée, mais qui conduit néanmoins à transférer à l'Etat le contrôle direct ou indirect de toutes les décisions économiques essentielles (nationalisations, notamment nationalisation du système bancaire).
  • Le maintien d'un secteur privé encore numériquement majoritaire et donc l'acceptation de certaines règles de marché, mais dans le cadre d'une doctrine dénonçant le caractère immoral et incivique de ses réussites les plus spectaculaires et n'acceptant l'initiative privée que soumise à une réglementation étatique extrêmement poussée.
  • L'exaltation d'une économie de coopération, de dialogue et de négociation qui gonfle le rôle des organisations professionnelles privées, favorise le jeu des intérêts corporatifs de minorités privilégiées (les fameuses organisations dites représentatives), et débouche sur une relation permanente de marchandage à tous les niveaux entre fonctionnaires, bureaucrates syndicaux et responsables privés, avec inévitablement beaucoup de combines, d'arbitraire, de collusions, de dérobades, de menaces, de rancœurs, de plaidoyers pro domo, et de manipulations de réseaux de camaraderie occultes, etc.

Il est vrai que, même de ce point de vue, le précédent régime français était loin d'être sans tache. Dans toutes les démocraties occidentales, on assiste à un déplacement du centre des décisions économiques de l'arène ouverte du Parlement et de la représentation politique, vers d'autres [p. 36] enceintes dominées par le jeu occulte d'organisations économiques privées, syndicales ou associatives dont l'idéologie à prétention universelle camoufle en réalité une habile capacité à utiliser le concept d'intérêt général ou de lutte des classes pour assurer la promotion d'intérêts étroitement corporatifs. En France, comme dans de nombreux autres pays, la crise n'a fait qu'accentuer cette dérive au nom d'un pragmatisme à courte vue. Mais ce n'est pas une excuse pour sous-estimer les excès du régime issu des élections de 1981.

Il est déjà grave, ainsi que le souligne le professeur Christian Atias, de voir l'exposé des motifs d'une loi de la République (loi Quilliot du 22 juin 1982) décréter l'existence d'un droit fondamental nouveau[xviii]  : le droit à l'habitat! Mais on devient franchement inquiet lorsqu'on découvre qu'un autre document officiel — le nouveau Code de l'urbanisme, tel qu'il résulte du vote de la loi du 7 janvier 1983 qui généralise l'obligation pour les communes d'établir des plans d'urbanisme — commence par la disposition suivante

« Le territoire français est le patrimoine commun de la nation. Chaque collectivité publique en est le gestionnaire et le garant dans le cadre de ses compétences. »

Désormais plus personne n'aura le droit de construire une maison en dehors des zones déjà urbanisées des communes. Il suffira, remarque le professeur Claude Giverdon, qu'un maire ne prescrive pas l'établissement d'un plan d'urbanisme pour que le droit de construire, pourtant attaché à la propriété du sol par l'article L. 112. 1 du Code de l'urbanisme, soit paralysé[xix].

Alors que les pouvoirs publics multiplient les messages apaisants et « réhabilitent le profït » (dans une industrie à moitié étatisée et complètement contrôlée par un crédit d'Etat), au plus profond de nos institutions s e déroule une évolution inquiétante dont trop peu de Français ont véritablement conscience ; elle n'est pas spectaculaire car elle ne change pas nos modes de vie du jour au lendemain, mais elle remet en cause les fondements les plus profonds de nos racines juridiques.

Il ne faut pas hésiter à le dire  : nous vivons dans un [p. 37] pays où la propriété se meurt. Une dichotomie se creuse chaque jour davantage entre l'esprit de notre droit fondamental et le contenu des lois que le régime socialiste fait voter par sa majorité depuis 1981. En principe, si nous nous en tenons aux textes fondateurs de notre Constitution, c'est l'homme qui est la source de tout droit de propriété. Mais, dans la réalité, nous vivons chaque jour davantage dans une société où, ce droit n'est plus qu'un droit délégué, par cette puissance tutélaire qu'est l'Etat désormais véritable détenteur réel de la puissance de la propriété.

Cette inversion des racines de la propriété signifie que, d'une démocratie libérale, nous sommes en train de basculer (et plus vite qu'on ne le croit généralement) dans l'hégémonisme socialiste. Lorsque la présente opposition reviendra au pouvoir, il ne s'agira donc pas seulement de dénationaliser, mais de faire beaucoup plus et beaucoup plus fondamental  : faire revenir et ancrer pour de bon notre pays dans le camp des nations fidèles à leur foi libérale. Ce qui impliquera une activité législative à la hauteur des bouleversements que les socialistes n'ont pas hésité à introduire en moins de quatre années.

Une telle action supposera des hommes et une opinion publique solidement motivés, conscients des valeurs que véhicule le concept de propriété. C'est pour aider chacun à prendre vraiment conscience de ces valeurs que les pages qui suivent ont été écrites.

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