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Gustave de Molinari:Les Soirées de la rue Saint-Lazare - Dixième soirée
Les Soirées de la rue Saint-Lazare
Entretiens sur les lois économiques et défense de la propriété


Anonyme
Gustave de Molinari
Membre de la Société d'économie politique de Paris


Dixième soirée

Interlocuteurs : Un conservateur. — Un socialiste. — Un économiste

De la charité légale et de son influence sur la population. — Loi de Malthus. — Défense de Malthus. — De la population en Irlande. — Moyen de mettre fin aux misères de l'Irlande. — Pourquoi la charité légale provoque un développement factice de la population. — De son influence morale sur les classes ouvrières. — Que la charité légale décourage la charité privée. — De la QUALITÉ de la population. — Moyens de perfectionner la population. — Croisement des races. — Mariages. — Unions sympathiques. — Unions mal assorties. — Leur influence sur la race. — Dans quelle situation, sous quel régime la population se maintiendrait le plus aisément au niveau de ses moyens d'existence.

L'ÉCONOMISTE.

Je vous entretiendrai aujourd'hui des perturbations et des désastres occasionnés par la charité légale, par les institutions de bienfaisance organisées et entretenues aux frais du gouvernement, des départements et des communes. Ces institutions, dont les frais sont mis à la charge de tous les contribuables indistinctement, constituent une atteinte des plus nuisibles à la propriété. Au point de vue de la population...

LE SOCIALISTE.

Enfin ! ecce iterum Crispinus. Voici revenir le malthusien. Vous allez, je le parie, demander la suppression des établissements de bienfaisance dans l'intérêt des pauvres ; mais vous ne serez point écouté, je vous en avertis. La constitution de 1848 a imposé à la Société le devoir de l'assistance.

LE CONSERVATEUR.

Et ce devoir la Société saura le remplir.

L'ÉCONOMISTE.

Tant pis ! Comment un gouvernement peut-il assister les pauvres ? En leur donnant de l'argent ou des secours en nature. Cet argent ou ces secours, où peut-il les prendre ? dans les poches des contribuables. le voilà donc conduit à recourir à la Taxe des pauvres, c'est-à-dire à la plus épouvantable machine de guerre qui ait jamais été dirigée contre les misérables.

LE SOCIALISTE.

Malthusien ! malthusien ! malthusien !

L'ÉCONOMISTE.

Certes, voilà une injure dont je m'honore. Je suis malthusien quand il s'agit de la population, comme je suis newtonien quand il s'agit de la gravitation, smithien quand il s'agit de la division du travail.

LE SOCIALISTE.

Décidément, nous allons nous brouiller. Je commençais, s'il faut vous l'avouer, à me laisser ébranler par vos doctrines. Je me surprenais à bénir la propriété et à admirer ses résultats si féconds... mais, en vérité, il me serait impossible d'admirer Malthus, et encore moins de le bénir. Quoi ! vous oseriez entreprendre de le justifier ce blasphémateur qui a osé dire : "qu'un homme arrivant sans moyens d'existence sur une terre déjà occupée est tenu de s'en aller.", cet économiste sans entrailles qui a fait l'apologie de l'infanticide, de la peste et de la famine. Défendez donc plutôt Attila ou Mandrin.

LE CONSERVATEUR.

Vous nous rendrez ce témoignage que nous détestons Malthus autant que vous-mêmes. Le Constitutionnel se montrait dernièrement fort peu respectueux à l'endroit de ce déplorable fétiche de l'économie politique anglaise.

L'ÉCONOMISTE.

Avez-vous lu Malthus ?

LE CONSERVATEUR.

J'ai lu les passages cités par le Constitutionnel.

LE SOCIALISTE.

Et moi les passages cités par M. Proudhon.

L'ÉCONOMISTE.

Ce sont les mêmes, ou, pour mieux dire, c'est le même, car on ne cite jamais que celui-là. Au reste, si barbare que paraisse ce passage il n'en reste pas moins l'expression de la vérité.

LE CONSERVATEUR.

Abomination !

LE SOCIALISTE.

Infamie !

L'ÉCONOMISTE.

Et d'une vérité essentiellement humaine, comme je vous le prouverai.

Dites-moi donc, croyez-vous que la terre puisse fournir toutes les matières premières nécessaires à l'entretien d'un nombre illimité d'hommes ?

LE SOCIALISTE.

Non, à coup sûr. La terre ne saurait nourrir qu'un nombre limité d'habitants. Fourier évaluait ce nombre à trois ou cinq milliards. Mais c'est à peine si la terre compte aujourd'hui un milliard d'habitants.

L'ÉCONOMISTE.

Vous admettez une limite, et, en effet, il serait absurde d'affirmer que la terre peut nourrir deux, trois, quatre ou cinq cents milliards d'hommes.

Croyez-vous que la force reproductrice de l'espèce humaine soit limitée ?

LE SOCIALISTE.

Je ne saurais le dire.

L'ÉCONOMISTE.

Observez tout ce qui vit ou végète, et vous remarquerez que la nature a prodigué les semences et les germes. Chaque espèce de végétaux répand mille fois plus de semences que la terre n'en féconde. Les espèces animales sont, de même, pourvues d'une surabondance de germes ?

Les choses pouvaient-elles être arrangées autrement ? Si les animaux et les végétaux ne possédaient qu'une force reproductrice bornée, ne suffirait-il pas de la moindre catastrophe pour anéantir leurs espèces ? L'ordonnateur des choses pouvait-il se dispenser de les pourvoir d'une force reproductrice presque illimitée ?

Cependant, les espèces végétales et animales ne dépassent jamais certaines limites, soit que tous les germes ne reçoivent point de fécondation, soit qu'une partie de ceux qui ont été fécondés, périsse. C'est grâce à la non-fécondation des germes ou à la destruction hâtive des germes fécondés, qu'elles se proportionnent à la quantité d'aliments que leur offre la nature.

Pourquoi l'homme serait-il soustrait à cette loi qui régit toutes les espèces animales et végétales ?

Supposez que son pouvoir de reproduction eût été limité, supposez que toute union ne pût produire que deux individus, l'humanité ne saurait-elle, je ne dis pas multipliée mais simplement maintenue ? Au lieu de se propager de manière à peupler la terre, les différentes races d'hommes ne se seraient-elles pas successivement éteintes, par l'action des maladies, des guerres, des accidents, etc ? N'était-il pas nécessaire que l'homme fût pourvu, comme l'animal et la plante, d'une puissance reproductrice surabondante ?

Si l'homme possède comme les autres espèces animales et végétales une puissance de reproduction surabondante, que doit-il faire ? Doit-il pulluler comme elles, en laissant à la nature le soin de détruire l'excédant de son croit ? Doit-il se reproduire sans s'inquiéter plus que l'animal ou la plante du sort de sa progéniture ? Non ! Être pourvu de raison et de prévoyance, l'homme est tenu d'agir concurrement avec la Providence pour maintenir son espèce dans de justes limites ; il est tenu de ne pas donner naissance à des êtres voués d'avance à la destruction.

LE SOCIALISTE.

Voués à la destruction...

L'ÉCONOMISTE.

Voyons. Si l'homme utilisait toute sa puissance reproductrice comme il n'y est que trop disposé ; si le nombre des hommes venait, en conséquence, à dépasser un jour la limite des moyens de subsistance, que deviendraient les individus produits au delà de cette limite ? Que deviennent les plantes qui se multiplient au delà des facultés nutritives du sol ?

LE CONSERVATEUR.

Elles périssent.

L'ÉCONOMISTE.

Et rien ne peut les sauver ?

LE SOCIALISTE.

On peut augmenter les forces productives de la terre.

L'ÉCONOMISTE.

Jusqu'à une certaine limite. Mais cette limite atteinte, supposez que les plantes se multiplient de manière à la dépasser, que doit-il advenir ?

LE SOCIALISTE.

Alors évidemment le surplus doit périr.

L'ÉCONOMISTE.

Et rien ne peut le sauver ?

LE SOCIALISTE.

Rien ne peut le sauver.

L'ÉCONOMISTE.

Eh ! bien, ce qui arrive aux plantes, arrive aussi aux hommes lorsque la limite de leurs moyens d'existence se trouve dépassée. Voilà la loi que Malthus a reconnue, constatée ; voilà l'explication de ce fameux passage que vous et les vôtres lui imputez à crime : "Un homme qui arrive dans un monde déjà occupé, etc." Et comment Malthus a-t-il reconnu cette loi ? en observant les faits ! en constatant que dans tous les pays où la population a dépassé les moyens de subsistance, le surplus a péri par la famine, les maladies, les infanticides, etc., et que la destruction n'a point cessé de remplir son office funèbre, jusqu'au moment où la population a été ramenée à son équilibre nécessaire.

LE SOCIALISTE.

A son équilibre nécessaire... Vous pensez donc que les pays où Malthus a observé sa loi n'auraient pu nourrir leur excédant de population ; vous pensez que notre belle France, où le mal-être décime les générations des pauvres, ne pourrait nourrir ceux qui meurent hâtivement.

L'ÉCONOMISTE.

Je suis convaincu que la France pourrait nourrir plus d'habitants et les nourrir mieux si la multitude des abus économiques que je vous ai signalés avaient cessé d'exister. Mais en attendant que la lumière se soit faite sur ces abus, en attendant qu'ils aient disparu, il est sage de ne point dépasser les moyens de subsistance actuels. Réclamons donc, à la fois, activement les réformes qui doivent reculer les limites des moyens de subsistance, et recommandons, jusque-là, avec Malthus, la prudence, l'abstention, le moral restraint. Plus tard, lorsque l'affranchissement complet de la propriété aura rendu la production plus abondante et la répartition plus juste, l'abstention deviendra moins rigoureuse sans cesser toutefois d'être nécessaire [1].

LE SOCIALISTE.

Cette abstention, ce moral restraint ne cache-t-il pas une grosse immoralité ?

L'ÉCONOMISTE.

Laquelle ? Malthus pensait qu'on se rendait coupable d'un véritable crime en donnant le jour à des êtres inévitablement destinés à périr. Il conseillait, en conséquence, de s'abstenir de les créer. Que voyez-vous d'immoral dans ce conseil ?

LE SOCIALISTE.

Rien ! mais vous savez fort bien que l'abstention complète n'est pas possible dans la pratique, et Dieu sait quel compromis immoral vous avez imaginé.

L'ÉCONOMISTE.

Nous n'avons rien imaginé du tout, je vous prie de le croire. Le compromis dont vous parlez se pratiquait avant que Malthus s'occupât de la loi de la population. L'économie politique ne l'a jamais recommandé, elle n'a parlé que du moral restraint..... Quant à décider si ce compromis est immoral ou non, ce n'est pas notre affaire à nous autres économistes ; adressez-vous pour cela à l'Académie des sciences morales et politiques (section de morale).

LE SOCIALISTE.

Je n'y manquerai pas.

LE CONSERVATEUR.

Je conçois que la population puisse dépasser la limite des moyens de subsistance, mais est-il bien facile de fixer cette limite ? Peut-on dire, par exemple, que la population dépasse la subsistance en Irlande ?

L'ÉCONOMISTE.

Oui, et la preuve c'est qu'une partie de la population irlandaise meurt chaque année de faim et de misère.

LE SOCIALISTE.

Tandis que la riche et puissante aristocratie qui exploite l'Irlande mène une existence splendide à Londres et à Paris.

L'ÉCONOMISTE.

Si vous examinez de près les causes de cette inégalité monstrueuse, vous les trouveriez encore dans les atteintes portées à la propriété. Pendant plusieurs siècles, la confiscation a été à l'ordre du jour en Irlande. Non seulement les Saxons vainqueurs ont confisqués les terres du peuple irlandais, mais encore ils ont détruit son industrie, en la chargeant d'entraves meurtrières. Ces barbaries ont eu un terme, mais l'état social qu'elles ont établi s'est maintenu et aggravé, au grand dommage de l'Angleterre.

LE SOCIALISTE.

Dites donc à son profit.

L'ÉCONOMISTE.

Non, car la misère irlandaise est aujourd'hui entretenue et augmentée d'un côté par les taxes extraordinaires que l'Angleterre s'impose pour nourrir les pauvres de l'Irlande, de l'autre par les taxes ordinaires qu'elle prélève pour protéger les personnes et les propriétés de l'aristocratie irlandaise.

LE SOCIALISTE.

Quoi ! vous voudriez que l'Angleterre laissât périr sans secours les pauvres de l'Irlande ?

LE CONSERVATEUR.

Quoi ! vous voudriez que l'Angleterre laissât assassiner les propriétaires irlandais et piller leurs propriétés ?

L'ÉCONOMISTE.

Je voudrais que l'Angleterre dit à l'aristocratie propriétaire de l'Irlande : vous possédez la plus grande partie du capital irlandais et de la terre irlandaise, eh bien ! défendez vous-même vos propriétés. Je ne veux plus consacrer un homme ni un schelling à ce service. Je ne veux pas continuer davantage à entretenir les pauvres que vous avez laissés pulluler sur la terre d'Irlande. Si les misérables paysans de l'Irlande se liguent pour brûler vos châteaux et se partager vos terres, tant pis pour vous ! Je ne veux plus m'occuper de l'Irlande.

L'Irlande ne demanderait pas mieux, vous le savez. "Par grâce, disait le vieux O'Connell aux membres du parlement britannique, ôtez vos mains de dessus nous. Abandonnez-nous à notre destinée. Permettez-nous de nous gouverner nous-mêmes !"

Si l'Angleterre satisfaisait à ce voeu constant des grands champions de l'indépendance irlandaise, qu'adviendrait-il de l'Irlande ? Croyez-vous que l'aristocratie abandonnerait ses riches domaines à la merci des bandes affamées des white-boys ? Non, à coup sûr ! elle se hâterait de quitter ses splendides habitations du West-End à Londres et du faubourg Saint-Honoré à Paris, pour aller défendre ses propriétés menacées. Elle comprenait alors la nécessité de guérir les lamentables plaies de l'Irlande. Elle appliquerait ses capitaux à développer et à perfectionner l'agriculture, elle se mettrait à créer des aliments pour ceux qu'elle a réduit aux dernières extrémités de la misère. Si elle ne prenait point ce parti, si elle continuait à dépenser oisivement ses revenus à l'étranger, pendant que la famine fait son oeuvre en Irlande, réussirait-elle longtemps à préserver, sans appui extérieur, ses terres et ses capitaux ? Ne serait-elle pas promptement dépossédée de ses domaines par les légions de misérables qui couvrent la terre d'Irlande ?

LE SOCIALISTE.

Si l'Angleterre lui retirait l'appui de ses forces de terre et de mer, cela changerait singulièrement sa situation ; rien n'est plus certain. Mais les Irlandais n'auraient-ils pas intérêt à confisquer purement et simplement les biens de cette aristocratie sans entrailles ?

L'ÉCONOMISTE.

Ce serait appliquer dans toute sa rigueur la peine du talion. J'ignore jusqu'à quel point il est juste, il est moral de faire peser sur une génération la peine des crimes des générations précédentes ; j'ignore si les descendants des victimes de Drogheda et de Wexford ont le droit de faire expier aux propriétaires actuels de l'Irlande, les crimes des bandits à la solde d'Henri VIII, d'Élisabeth et de Cromwell. Mais, à envisager la question au simple point de vue de l'utilité, les Irlandais auraient tort de confisquer les biens de leur aristocratie. Que feraient-ils de ces biens ? Ils seraient obligés de les répartir entre une multitude innombrable de paysans qui achèveraient d'épuiser le sol, faute de pouvoir y appliquer un capital suffisant. En respectant, au contraire, les propriétés de l'aristocratie, ils permettraient à cette classe riche, puissante, éclairée de diriger la transformation des cultures et de contribuer ainsi, pour sa bonne part, à l'extinction de la misère irlandaise. Les pauvres de l'Irlande y gagneraient tous les premiers.

Mais aussi longtemps que les contribuables anglais se chargeront de fournir de la sécurité aux propriétaires, et des aliments aux pauvres de l'Irlande, soyez bien persuadés que ceux-là continueront à dépenser oisivement leurs revenus à l'étranger, ceux-ci à pulluler au sein d'une effroyable misère ; soyez bien persuadés que la situation de l'Irlande ira de mal en pis.

LE SOCIALISTE.

Que les contribuables anglais cessent de pourvoir aux frais du gouvernement de l'Irlande, cela me semble parfaitement juste ; mais ne serait-il pas inhumain d'abandonner à leur destinée les pauvres de l'Irlande ?

L'ÉCONOMISTE.

Il faut laisser les propriétaires irlandais se débattre avec eux. Abandonnée à elle-même, l'aristocratie irlandaise s'imposera les plus durs sacrifices pour soulager ses pauvres. Ce sera son intérêt, car la charité coûte, à tout prendre, moins cher que la répression. Cependant elle mesurera exactement ses secours aux besoins réels de la population. A mesure que le développement de la population augmentera les emplois du travail, elle diminuera la somme de ses aumônes. Le jour où le travail sera suffisant pour alimenter toute la population, elle cessera ses distributions régulières de secours. Aucune cause artificielle ne contribuera plus alors à faire pulluler la population en Irlande.

LE SOCIALISTE.

Vous pensez donc que la charité légale provoque un développement factice, anormal de la population.

L'ÉCONOMISTE.

C'est un fait clairement établi, à la suite des enquêtes relatives à la Taxe des pauvres en Angleterre. Et ce fait s'explique aisément. Quel office remplissent les institutions dites de bienfaisance ? Elles distribuent gratuitement gratis des moyens de subsistance aux pauvres. Si ces institutions sont établies par des lois, si elles ouvrent une source assurée de revenus, si elles constituent un patrimoine des pauvres, on trouvera toujours des gens pour manger ce revenu, pour jouir de ce patrimoine ; on en trouvera d'autant plus, que les institutions de charité seront plus nombreuses, plus riches et plus accessibles.

Vous verrez alors se détendre le ressort puissant qui pousse l'homme à travailler pour nourrir lui et les siens. Si la paroisse ou la commune accorde à l'ouvrier un supplément de salaire, il réduira d'autant la longueur de sa journée ou de la somme de ses efforts ; si l'on ouvre des crèches ou des asiles pour l'enfance, il procréera plus d'enfants ; si l'on fonde des hospices, si l'on établit des pensions de retraite pour les vieillards, il cessera de s'inquiéter du sort de ses parents et de sa propre vieillesse ; si, enfin, on ouvre des hôpitaux pour les malades indigents, il cessera d'économiser pour les jours de maladie. Bientôt vous verrez cet homme que vous aurez déchargé de l'obligation de remplir la plupart de ses devoirs envers les siens et envers lui-même s'adonner, comme une brute, à ses instincts les plus vils. Plus vous ouvrirez d'institutions de bienfaisance, plus vous verrez s'ouvrir aussi de cabarets et de lupanars... Ah ! philanthropes benins, socialistes de l'aumône, vous vous chargez de pourvoir aux besoins des pauvres comme le berger se charge de pourvoir à ceux de son troupeau, vous substituez votre responsabilité à la responsabilité individuelle, et vous croyez qu'il travaillera encore pour ses enfants lorsque vous aurez organisé dans vos crèches l'élève économique de ce bétail humain ; vous croyez qu'il ne cessera point de soutenir son vieux père lorsque vous aurez ouvert à ses dépens vos hospices gratuits ; vous croyez qu'il persistera à économiser pour les mauvais jours lorsque vous aurez mis à son service vos bureaux de bienfaisance et vos hôpitaux. Détrompez-vous ! En effaçant la responsabilité, vous aurez détruit la prévoyance. Où la nature avait mis des hommes, votre communisme philanthropique ne laissera bientôt plus que des brutes.

Et ces brutes que vous aurez faites, ces brutes dépourvues de tout ressort moral, elles pulluleront au point que vous deviendrez impuissants à les nourrir. Vous pousserez alors des cris de détresse en accusant les mauvais penchants de l'âme humaine et les doctrines qui les surexcitent. Vous jetterez l'anathème sur le sensualisme, vous dénoncerez les excitations de la presse quotidienne, et que sais-je encore ? Pauvre gens !

LE CONSERVATEUR.

L'abus des institutions de bienfaisance peut, sans doute, occasionner de graves désordres dans l'économie de la société ; mais est-il bien possible de se passer entièrement de ces institutions ? Peut-on laisser expirer sans recours la foule des misérables ?

L'ÉCONOMISTE.

Qui vous dit de les laisser expirer sans secours ? Laissez faire la charité privée et elle les secourra mieux que vos institutions officielles ! Elle les secourra sans briser le lien des familles, sans séparer la mère de son enfant, sans enlever le vieillard à son fils, sans priver le mari malade des soins de sa femme et de ses filles. La charité privée se fait avec le coeur et elle respecte les attaches du coeur.

LE CONSERVATEUR.

La charité légale ne fait pas obstacle à la charité privée.

L'ÉCONOMISTE.

Vous vous trompez. la charité légale tarit ou décourage la charité privée. Le budget de la charité légale s'élève en France à une centaine de millions. Cette somme est prise sur le revenu de tous les contribuables. Or la charité privée ne puise pas à une autre source. Lorsqu'on augmente le budget de la charité publique, on diminue donc nécessairement celui de la charité privée. Et la diminution d'un côté excède l'augmentation de l'autre. Quand la société se charge de l'entretien des pauvres n'est-on pas naturellement porté à renvoyer les pauvres à la société ? On a payé une contribution pour le bureau de bienfaisance. C'est ainsi que le coeur se ferme à la charité !

Mais on a employé un moyen plus efficace encore pour déraciner des âmes ce sentiment le plus noble et le plus généreux que le Créateur y ait déposé. Si l'on n'a pas osé défendre aux riches de faire l'aumône, on a défendu aux pauvres de la demander. La loi française considère la mendicité comme un délit et elle punit le mendiant comme un voleur. La mendicité est sévèrement interdite dans le plus grand nombre de nos départements. Or, si le pauvre commet un délit en recevant une aumône, le riche ne se rend-il pas son complice en la lui donnant. La charité est devenue criminelle de par la loi. Comment donc voulez-vous que cette noble plante demeure vivace, lorsque vous n'épargnez rien pour la dessécher et la flétrir ?

LE SOCIALISTE.

Il se peut, en effet, que la charité imposée ait diminué la charité volontaire. Mais d'après vos propres doctrines est-ce un mal ? Si la charité provoque le développement factice de la population, si, par conséquent, elle engendre plus de maux qu'elle n'en peut guérir, n'est-il pas souhaitable qu'on la réduise à son minimum, voire même qu'on la supprime tout à fait ?

L'ÉCONOMISTE.

Je vous ai dit que la charité légale a pour résultat nécessaire de provoquer le développement factice de la population, je ne vous ai pas parlé de la charité privée. Ne confondons pas, je vous prie ! Si développée que soit la charité privée, elle est essentiellement précaire, elle n'offre point une issue stable et régulière à une certaine partie de la population ; en outre, elle n'altère aucun des ressorts moraux de l'âme humaine.

Celui qui reçoit les dons d'un bureau de bienfaisance ou qui entre dans un hôpital, où il est froidement accueilli, où parfois aussi il sert de chair à expériences, celui-là n'éprouve et ne saurait éprouver aucune reconnaissance pour le service qui lui est rendu. A qui s'adresserait d'ailleurs sa gratitude ? A l'administration, aux contribuables ? Mais l'administration est représentée par de froids comptables et les contribuables payent avec répugnance leur impôt. L'homme que la société secoure ne saurait se croire moralement obligé envers cette froide idéalité. Il incline plutôt à penser qu'elle acquitte envers lui une dette, et il lui reproche de ne pas s'en acquitter mieux.

Celui dont une charité active et délicate soulage la misère conserve, au contraire, presque toujours, la mémoire de ce bienfait. En recevant un secours il contracte une obligation morale. Or, riche ou pauvre, l'homme n'aime point à contracter plus d'obligations qu'il n'en peut acquitter moralement ou matériellement. On accepte un bienfait avec reconnaissance, mais on ne consent pas à vivre de bienfaits. On se résignerait aux plus durs sacrifices, on se chargerait des fonctions les plus rudes et les plus répugnantes plutôt que de demeurer toujours à la charge de son bienfaiteur. On mourrait de honte si on augmentait encore le fardeau de sa dette par une imprévoyance coupable. Au lieu de briser le ressort moral de l'âme humaine, la charité privée l'affermit et quelquefois le développe. Elle élève l'homme, au lieu de l'avilir.

La charité privée ne saurait donc activer le développement de la population. Elle contribuerait bien plutôt à le ralentir.

Elle ne saurait devenir, non plus, comme la charité légale, une source dangereuse de divisions et de haines. Multipliez en France les institutions dites philanthropiques, continuez à mettre la charité en régie, complétez votre oeuvre en interdisant l'aumône à celui qui la donne comme vous la défendez déjà à celui qui la reçoit, et vous verrez quel sera le résultat !

D'un côté, vous aurez un troupeau immense d'hommes qui recevront comme une dette l'aumône rude et avare du fisc. Ces hommes reprocheront amèrement aux classes riches de trop mesurer leur charité, en présence d'une misère que cette charité même aura rendue sans cesse croissante.

D'un autre côté, vous aurez des contribuables accablés sous le faix des impôts et qui se garderont d'aggraver un fardeau déjà trop lourd, en ajoutant une aumône volontaire à l'aumône imposée.

Dans cette situation, la paix publique sera-t-elle longtemps possible ? Une société ainsi divisée, une société où aucun lien moral ne rattachera plus les pauvres et les riches, pourra-t-elle subsister sans déchirements ? L'Angleterre a failli périr submergée par les misères que la taxe des pauvres avait soulevées. Craignons de nous engager dans la même voie ! Faisons de la charité individuelle, cessons de faire de la philanthropie communautaire !...

LE SOCIALISTE.

Oui, j'aperçois clairement la différence des deux charités ; mais la charité privée ne devrait-elle pas être dirigée, organisée ?...

L'ÉCONOMISTE.

Laissez-la faire ! Elle est assez active et assez ingénieuse pour distribuer ses dons de la manière la plus utile. Son instinct la sert mieux que vos décrets ne pourraient le faire.

LE SOCIALISTE.

J'admets avec vous que la charité libre soit préférable à la charité légale. J'admets même que celle-ci ait pour résultat de faire pulluler la misère. Mais enfin, supposez que la population se soit accrue de manière à dépasser les emplois disponibles de la production et le budget de la charité publique, que faudra-t-il faire alors ? Faudra-t-il laisser périr l'excédant de la population ?

L'ÉCONOMISTE.

Il faudra engager la charité privée à redoubler de zèle, et surtout bien se garder de faire de la charité légale, car celle-ci ayant pour résultats inévitables de diminuer le budget total de la misère et d'augmenter le nombre des pauvres, aggravant le mal au lieu de le soulager.

Mais je dis que sous un régime où la propriété de tous serait pleinement respectée, sous un régime où les lois économiques qui gouvernent la société cesseraient d'être méconnues et violées, cet excédant ne se produirait point.

LE SOCIALISTE.

Prouvez-le !

L'ÉCONOMISTE.

Permettez-moi, auparavant, de vous dire quelques mots des causes qui dépriment la qualité de la population, qui diminuent le nombre des hommes propres au travail pour augmenter celui des invalides, idiots, crétins, aveugles, sourds-muets que la charité doit nourrir.

LE CONSERVATEUR.

Ah ! voilà un côté de la question qui ne manque pas d'intérêt.

L'ÉCONOMISTE.

Et que l'on a beaucoup trop négligé.

L'homme est un composé de virtualités ou de forces diverses. Ces virtualités ou ces forces, instincts, sentiments, intelligence, affectent des proportions différentes selon les individus. L'homme le plus complet est celui dont les facultés ont le plus d'énergie ; l'homme le plus parfait est celui dont les facultés sont, à la fois, le plus énergiques et le mieux équilibrées.

LE CONSERVATEUR.

Je vois à peu près où vous en voulez venir ; mais pensez-vous donc qu'on puisse agir sur la génération des hommes comme on agit sur celle des animaux ?

L'ÉCONOMISTE.

Les Anglais sont parvenus à perfectionner d'un manière presque merveilleuse leurs races ovines et bovines ; ils fabriquent des moutons, — c'est à la lettre, — d'une certaine dimension, d'un certain poids et même d'une certaine couleur. Comment ont-ils obtenu ces résultats ? En croisant certaines races, et, en choisissant parmi ces races les individus qui s'accouplent le plus utilement.

N'est-il pas vraisemblable que les lois qui régissent la génération des espèces animales, gouvernent aussi celle de l'homme ? Remarquez que les races ou variétés nombreuses dont se compose l'humanité sont très diversement douées. Chez les races inférieures, les facultés morales et intellectuelles n'existent qu'à l'état embryonnaire. Certaines races ont des facultés particulièrement développées, tandis que le reste de leur organisation est arriéré ou déprimé. Les Chinois, par exemple, sont pourvus à un haut degré du sentiment de la couleur ; en revanche, ils sont presque entièrement privés de l'instinct de la lutte ou combativité. Les Indiens peaux-rouges de l'Amérique du Nord se distinguent, au contraire, par les instincts de la combativité et de la ruse, comme aussi par la perception harmonieuse des sons [2]. Les facultés distinctes des races se transmettent sans modification importante, lorsque les races ne se mêlent point. Les Chinois ont toujours été coloristes ; ils ne se sont jamais distingués par leur bravoure. Les Indiens peaux-rouges n'ont jamais cessé d'être braves, rusés, et de parler des dialectes sonores et harmonieux.

LE CONSERVATEUR.

Ceci nous conduirait à établir des haras destinés au perfectionnement de la race humaine.

L'ÉCONOMISTE.

Nullement. Ceci nous conduirait à supprimer les obstacles artificiels qui empêchent les différentes variétés de l'espèce humaine de se rapprocher.

LE SOCIALISTE.

Mais il faudrait diriger, organiser les rapprochements.

L'ÉCONOMISTE.

Ces rapprochements-là se dirigent, s'organisent bien tout seuls. Les forces diverses qui ont le cerveau humain pour foyer, obéissent, à ce qu'il semble, à la même loi de gravitation qui gouverne la matière. Les facultés les plus énergétiques attirent les facultés les plus faibles de même espèce. C'est, par exemple, une observation commune que les caractères les plus doux et les moins personnels sont invinciblement portés vers les caractères les plus altiers et les plus enclins à la lutte. Les grandes forces attirent les petites, la résultante est une moyenne plus rapprochée de l'équilibre idéal de l'organisation humaine.

Cet équilibre tend à s'établir de lui-même par la manifestation naturelle, spontanée des sympathies ou des affinités individuelles. Et comme toute l'organisation physique dépend de l'ordonnance des facultés physiques, morales et intellectuelles, le corps se perfectionne aussi bien que l'âme.

Si vous admettez cette théorie, vous devez admettre aussi qu'au milieu de l'immense diversité des espèces et des individus, il doit se rencontrer deux êtres qui s'attirent avec un maximum d'intensité, et dont le rapprochement donne, en conséquence, la moyenne la plus utile. Entre ces deux êtres, l'union est nécessaire et éternelle. Cette union s'appelle le mariage.

LE CONSERVATEUR.

Ah ! vous êtes partisan du mariage.

L'ÉCONOMISTE.

Je crois que le mariage est d'institution naturelle. Malheureusement voici ce qui est arrivé : par suite des immenses perturbations morales et matérielles que la société a subies, une multitude d'hommes ont cessé de conclure des unions purement sympathiques. Les préjugés de race ou les intérêts d'argent ont été consultés de préférence aux affinités naturelles, dans la grande affaire du mariage. De là, les unions mal assorties, et, à la suite de ces unions, la dégénérescence des individus et des races. Les unions mal faites, étant sujettes à se dissoudre, les législateurs ont proclamé l'indissolubilité du mariage et édicté des pénalités rigoureuses contre les adultères. Mais la nature n'a point cessé d'agir en dépit de la loi. Les mauvais mariages ne s'en sont pas moins dissous en fait.

Quand une union est mal assortie, quand deux êtres incompatibles se rapprochent, le produit de cet accouplement monstrueux ne saurait être qu'un véritable monstre.

Tout le monde sait que les races supérieures qui ont gouverné l'Europe depuis la chute de l'empire romain se sont, pour la plupart, abâtardies. Pourquoi ? Parce que les affinités naturelles déterminaient rarement leurs unions. Les races royales particulièrement ne s'alliaient guère qu'en vue d'intérêts politiques. Aussi ont-elles dégénéré plus rapidement et plus complètement que les autres. Que serait devenue la race des Bourbons de France après l'imbécile Louis XIII si elle ne s'était retrempée dans le sang généreux des Buckingham ? Que sont devenus les Bourbons d'Espagne et de Sicile, les Hapsbourg, les rejetons de la maison de Hanovre ? Quelles familles ont fourni autant de crétins, d'idiots, de monomanes et de scrofuleux ?

Examinez, à ce point de vue, l'histoire de la noblesse française. Au moyen âge, les considérations purement matérielles semblent n'avoir exercé qu'une faible influence sur les unions aristocratiques. L'histoire et la littérature du temps en font foi. Aussi la race se maintenait-elle saine et vigoureuse. Plus tard, les mariages devinrent de simples associations de terres et de noms. Les alliances se négocièrent entre les familles au lieu de s'arranger entre les véritables intéressés. On s'épousa sans se connaître. Qu'en résultera-t-il ? Que les unions légitimes devinrent purement fictives, et que les adultères se multiplièrent au point de devenir la règle. Une immonde promiscuité finit par envahir la noblesse française et par la gangrener jusqu'à la moelle des os.

Les mêmes abus renaissent de nos jours. Les fortunes exagérées que les monopoles et les privilèges ont suscitées tendent à s'associer, en dépit des convenances naturelles. La loi civile, en établissant le droit à l'héritage, a contribué encore à transformer les mariages en de pures affaires d'intérêt ; enfin, l'instabilité qui menace toutes les existences sous le régime économique actuel, a fait rechercher avec avidité ces accouplement sordides qu'on est convenu d'appeler de bons mariages.

Les êtres imparfaits et vicieux qui sortent des unions mal assorties ou des liaisons clandestines ne pouvant ni gérer leurs biens ni gagner leur vie, retombent à la charge de leur famille ou de la charité publique. A Sparte, on les noyait dans l'Eurotas. Nos moeurs sont plus douces. On laisse végéter ces apparences humaines, fruits de la cupidité ou du libertinage. Mais si ce serait un crime de les détruire, n'est-ce pas un crime plus grand encore de leur donner le jour ?

Faites bonne justice des lois et des préjugés qui empêchent le rapprochement utile des races ou qui encouragent les accouplements d'intérêts sordides au détriment des unions sympathiques et vous améliorerez sensiblement la qualité de la population, vous déchargerez par là même la charité d'une notable portion de son fardeau.

Toutes choses se trouvant remises dans leur ordre naturel, un excédant de la population ne serait jamais à redouter.

J'appelle excédant ce qui dépasse et les emplois disponibles de la production et les ressources ordinaires de la charité.

LE SOCIALISTE.

Vous pensez-donc qu'on sera toujours obligé de recourir à la charité ?

L'ÉCONOMISTE.

Je l'ignore. Cela dépendra absolument des lumières et de la prévoyance des individus. Supposons une société, où la prospérité étant pleinement respectée, les emplois du travail seraient portés à leur maximum, où, en même temps, la publicité des transactions du travail permettrait de savoir toujours s'il y a un excédant de bras offerts ou un excédant de bras demandés, il est évident que dans cette société la proportion utile de la population serait aisément maintenue.

Lorsque l'offre des bras excède la demande, vous ai-je dit, le prix du travail tombe avec une rapidité telle, que les travailleurs, comme tous les autres marchands, ont intérêt à retirer du marché une partie de leur denrée. S'ils ne la retirent point, si, en même temps, la charité n'agit pas suffisamment, pour secourir ceux qui sont rejetés de l'atelier dans la rue, le prix courant du travail peut tomber beaucoup au-dessous des frais de production....

LE SOCIALISTE.

Qu'entendez-vous par frais de production du travail ?

L'ÉCONOMISTE.

J'entends les frais nécessaires pour que le travail se produise et se perpétue. Ces frais varient essentiellement selon la nature du travail. Un homme qui emploie seulement ses forces physiques peut, à la rigueur, ne consommer que des choses purement matérielles ; un homme qui met en activité des forces morales et intellectuelles, ne peut les conserver et les perpétuer, s'il ne les entretient comme ses forces physiques. Les frais de production d'un travail sont d'autant plus élevés que ce travail exige le concours plus actif d'un plus grand nombre de facultés. Les frais de production du travail se proportionnent, pour tout dire, à l'étendue et à l'intensité des efforts.

Que la rémunération d'un genre de travail cesse d'en couvrir les frais de production, et aussitôt les travailleurs se rejetteront vers les branches de la production qui exigent moins d'efforts à salaire égal. Le prix du travail haussera alors dans l'industrie désertée, et l'équilibre ne tardera pas à se rétablir. C'est ainsi que se dresse naturellement l'immense échelle des salaires depuis la rémunération du monarque jusqu'à celle du plus humble manouvrier. Malheureusement les privilèges et les monopoles rompent souvent cette harmonie naturelle, en établissant au profit de certaines professions ou de certaines industries un salaire exagéré. La liberté seule comporte une distribution équitable des salaires.

A mesure que l'ouvrier exerce davantage ses facultés intellectuelles et morales en travaillant, les frais de production du travail s'élèvent. Or, dans toutes les branches de la production, le progrès des machines a pour résultat de rendre le travail moins physique et plus intellectuel. A mesure que le progrès se développe on voit donc s'élever aussi les frais de production du travail. En même temps, l'accroissement de la production, fruit du progrès, permet de mieux couvrir ces frais augmentés. A une époque de barbarie, le travail, purement physique, exige peu de choses et obtient moins encore, à une époque de civilisation, le travail, devenu intellectuel, exige beaucoup et peut obtenir davantage.

Mais c'est à la condition que le nombre des bras ne dépassera pas celui des emplois disponibles, sinon le prix courant du travail baissera irrésistiblement au-dessous des frais de production.

LE SOCIALISTE.

A moins que les travailleurs ne retirent l'excédant du marché.

L'ÉCONOMISTE.

Ce qu'ils ne manqueraient pas de faire sous un régime de pleine liberté. Cet excédant serait nourri par les travailleurs occupés, avec l'assistance de la charité volontaire. Dans une situation semblable, la population ne tendrait-elle pas d'elle-même à se resserrer ? A mesure que les subventions des travailleurs et les aumônes de la charité s'étendraient sur un plus grand nombre de têtes, la difficulté de plus en plus grande qu'on éprouverait à placer ses enfants ne porterait-elle pas à en élever moins ? Le moral restraint agirait alors, et l'équilibre naturel de la population se rétablirait sans efforts. Un phénomène opposé se produirait si les bras venaient à manquer aux emplois. Bien assurés de pouvoir nourrir et placer tous leurs enfants, les pères de famille en élèveraient davantage. Les mariages deviendraient plus nombreux et seraient plus féconds jusqu'à ce que l'équilibre de la population et des moyens d'existence se fût de nouveau rétabli.

Voilà comment se résoudrait le problème de la population sous un régime de pleine liberté économique. C'est ainsi, du reste, qu'il se résout toujours, en définitive. Mais, en attendant, combien de souffrances causées tantôt par les resserrements factices et inopinés du travail, tantôt par l'insuffisance de la charité légale ou les excitations qu'elle donne à l'accroissement de la population ! Ces souffrances seraient sinon complètement supprimées sous un régime où le nombre des emplois du travail et les dons de la charité volontaire seraient portés à leur maximum, du moins réduits à la proportion la plus faible possible.

Notes

[1] J'emprunte cette partie de mon argumentation au savant et judicieux auteur des Notes sur Malthus, M. Joseph Garnier.

[2] Cours de Phrénologie de M. le docteur Ch. Plaer.