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Gustave de Molinari:Les Soirées de la rue Saint-Lazare - Septième soirée
Les Soirées de la rue Saint-Lazare
Entretiens sur les lois économiques et défense de la propriété


Anonyme
Gustave de Molinari
Membre de la Société d'économie politique de Paris


Septième soirée

Interlocuteurs : Un conservateur. — Un socialiste. — Un économiste

Droit d'échange, suite. — Échanges internationaux. — Système protecteur. — Son but. — Aphorismes de M. de Bourrienne. — Origine du système protecteur. — Système mercantile. — Arguments en faveur de la protection. — Épuisement du numéraire. — Indépendance de l'étranger. — Augmentation de la production intérieure. — Que le système protecteur a diminué la production générale. — Qu'il a rendu la production précaire et la distribution inique.

L'ÉCONOMISTE.

Le libre échange des produits est plus entravé encore que le libre échange du travail. Le commerce des biens immobiliers est soumis à des formalités vexatoires et coûteuses, le commerce des objets mobiliers est grevé ou totalement empêché par divers impôts indirects, notamment par les octrois et les douanes.

Permettez-moi de laisser de côté, pour le moment, les lois restrictives qui ont l'impôt pour objet, et de m'occuper de celles qui ont été établies principalement pour entraver.

Je veux parler des douanes.

LE CONSERVATEUR.

Les douanes n'ont-elles pas été établies en vue de l'impôt ?

L'ÉCONOMISTE.

Quelquefois, mais rarement. Le plus souvent, les douanes ont été instituées uniquement pour faire obstacle aux échanges.

LE SOCIALISTE.

C'est le système protecteur prédomine dans tous les pays civilisés, sauf peut-être en Angleterre et aux États-Unis, où la douane tend à devenir purement fiscale.

Partout les douanes fiscales, celles qui n'ont d'autre but que de remplir les coffres du Trésor public sont violemment combattues par les partisans du système protecteur. Ceux-ci veulent qu'on écarte l'intérêt du Trésor dans la question des douanes pour s'occuper exclusivement de ce qu'ils appellent les intérêts de l'industrie.

LE CONSERVATEUR.

Ces deux intérêts sont-ils donc contradictoires ?

L'ÉCONOMISTE.

Quand on se place au point de vue du système protecteur, oui. En 1822, M. de Bourrienne, rapporteur de la loi relative à l'importation des fers étrangers, signalait clairement et acceptait pleinement cette opposition

"Un pays, disait-il, où les droits de douane ne seraient qu'un objet de fiscalité, marcherait à grands pas vers sa décadence ; si l'intérêt du fisc l'emportait sur l'intérêt général, il n'en résulterait qu'un avantage momentané que l'on payerait cher un jour.

"Un pays peut jouir d'une grande prospérité et avoir peu de produits de douane ; il pourrait avoir de grandes recettes de douanes et être dans un état de gêne et de dépérissement ; peut-être pourrait-on prouver que l'un est la conséquence de l'autre.

"Les droits de douane ne sont pas un impôt c'est une prime d'encouragement pour l'agriculture, le commerce et l'industrie ; et les lois qui les établissent doivent être des lois quelquefois de politique, toujours de protection, jamais d'intérêt fiscal.

"Les douanes ne devant pas être dans l'intérêt du fisc, l'impôt qui résulte du droit n'est qu'accessoire.

"Une preuve que l'impôt en fait de douane n'est qu'accessoire, c'est que le droit à l'exportation est presque nul, et que le législateur, en frappant d'un droit à l'importation, certain objets, a pour but qu'il n'en entre point ou le moins possible. L'augmentation ou la diminution du produit ne doit jamais l'arrêter.

"... Si la loi qui vous est soumise amène une diminution dans le produit des douanes, vous devez vous en féliciter. Ce sera la preuve que vous aurez atteint le but que vous vous proposez, de ralentir des importations dangereuses et de favoriser des exportations utiles."

Le but dont parle M. de Bourrienne a été parfaitement atteint en France. Notre tarif est essentiellement protecteur. Nos lois de douanes ont été établies de manière à empêcher, autant que possible, les marchandises étrangères d'entrer en France. Or, des marchandises qui n'entrent pas ne payent pas de droit, comme l'a spirituellement prouvé l'auteur des Sophismes économiques, M. Bastiat. Un tarif protecteur doit être le moins productif possible, pour atteindre le but qu'il se propose.

Un tarif fiscal doit être, au contraire, le plus productif possible.

LE CONSERVATEUR.

Mais si un tarif protecteur nuit d'un côté aux intérêts du Trésor, d'un autre côté il les sert bien davantage en protégeant l'industrie nationale contre la concurrence étrangère. La protection comble la différence qui existe naturellement entre les prix de revient de certaines denrées à l'intérieur et les prix de leurs similaires à l'étranger.

L'ÉCONOMISTE.

C'est la doctrine de M. de Bourrienne. Nous verrons bien tout à l'heure si elle remplit son objet. Mais d'abord je remarquerai que les douanes n'ont été établies, dans les trois derniers siècles, ni pour remplir les coffres du Trésor ni pour égaliser les prix de revient des produits nationaux avec ceux des produits étrangers.

Pendant longtemps, ça été une opinion généralement répandue que la richesse résidait seulement dans l'or et l'argent. Chaque pays s'est donc ingénié à rechercher les moyens d'attirer l'or étranger, et, après l'avoir attiré, de l'empêcher de sortir. On a imaginé pour cela d'encourager l'exportation des denrées nationales, et d'entraver l'importation des denrées étrangères. Aux yeux des théoriciens du système, la différence devait inévitablement se payer en or ou en argent. Plus cette différence était forte, plus la nation s'enrichissait.

Lorsque les exportations dépassaient les importations (ou du moins lorsqu'on croyait qu'elles les dépassaient) on disait qu'on avait la balance du commerce en sa faveur.

Le système se nommait système mercantile.

LE CONSERVATEUR.

Vous prenez les choses de bien haut. Sachez donc que les partisans éclairés du système protecteur répudient aujourd'hui, comme vous, les illusions de la balance du commerce. Vous ne verrez jamais, en Angleterre, les défenseurs de la protection s'appuyer sur la balance du commerce. Si nous confondions le système protecteur avec les système mercantile, ferions-nous donc une distinction entre les produits similaires et les produits non similaires ? Si nous nous proposions pour but d'attirer les métaux précieux dans le pays et de les empêcher d'en sortir, ne prohiberions-nous pas indistinctement toutes les denrées étrangères, afin de recevoir seulement de l'or et de l'argent en échange ? — Nous nous contenterions, vous le savez, de faire la guerre aux similaires, et encore pas à tous ! Nous admettons volontiers les produits inférieurs aux nôtres.

L'ÉCONOMISTE.

La générosité n'est pas grande, avouez-le. Je ne vous ai pas dit que le système mercantile se confondît avec le système protecteur, je vous ai dit qu'il en était le point de départ. On commença par entraver l'importation des marchandises étrangères, afin d'importer plus d'or et d'argent. Plus tard on pensa que ce but serait plus promptement atteint encore, si l'on excitait le développement des industries d'exportation. On favorisa, en conséquence, par des prohibitions et des primes, cette catégories d'industries. On employa les mêmes procédés pour implanter de nouvelles industries dans le pays.

LE CONSERVATEUR.

C'est cela.

L'ÉCONOMISTE.

On voulait délivrer la nation du tribut qu'elle payait à l'étranger pour les produits de ces industries. Ce fut Colbert qui développa et perfectionna de la sorte le système mercantile.

LE CONSERVATEUR.

Le grand Colbert ! le restaurateur de l'industrie française !

L'ÉCONOMISTE.

Je dirais plus volontiers le destructeur de l'industrie française.

Vous voyez donc que le système mercantile a engendré la protection. Le plus souvent, à la vérité, la théorie de la balance du commerce n'a été invoquée que comme prétexte. Si la protection appauvrissait les masses, elle enrichissait certains industriels...

LE SOCIALISTE.

Cela se conçoit. Si le prix des choses augmente en progression géométrique lorsque l'approvisionnement diminue en progression arithmétique, les industriels qui obtenaient l'exclusion des produits de leurs concurrents étrangers, devaient réaliser des bénéfices considérables.

L'ÉCONOMISTE.

Ils les réalisaient en effet. Aussi, la plupart de nos grandes fortunes industrielles datent-elles de l'établissement des principaux droits protecteurs.

LE CONSERVATEUR.

Selon vous, nos industriels seraient donc redevables de leur fortune à la seule protection de la loi. Leur travail ne méritait apparemment aucune rémunération.

LE SOCIALISTE.

Leur travail méritait la rémunération qu'il obtenait naturellement avant l'établissement des droits protecteurs. On n'attaque point ce bénéfice légitime ; on attaque le gain réalisé abusivement, frauduleusement, grâce aux droits protecteurs.

LE CONSERVATEUR.

Frauduleusement !

L'ÉCONOMISTE.

Le mot est trop vif [1]. Sans doute les industriels qui invoqueraient la théorie de la balance du commerce se préoccupaient, en réalité, fort peu des résultats généraux de cette théorie. Ils n'avaient guère en vue que les avantages particuliers qu'ils pouvaient en tirer...

LE CONSERVATEUR.

Qu'en savez-vous ?

L'ÉCONOMISTE.

Je vous en fais juge. Vous aviseriez-vous jamais de solliciter une loi qui ne favoriserait point votre intérêt particulier.

LE CONSERVATEUR.

Non sans doute. Voilà pourquoi je repousse ce mot frauduleusement. Les industriels d'autrefois demandaient des droits protecteurs en vue d'augmenter leurs profits ; mais le système mercantile, en recommandant la protection, ne les mettait-il pas en règle avec leurs consciences ?

LE SOCIALISTE.

Si le système mercantile était faux, la masse de la nation s'en trouvait-elle moins spoliée ?

L'ÉCONOMISTE.

Mon Dieu ! combien de gens seraient spoliés si les théories du socialisme venaient à être appliquées. Cependant il y a de fort honnêtes gens parmi les socialistes.

LE SOCIALISTE.

Je n'admets pas cette assimilation. Les industriels qui invoquaient les sophismes du système mercantile se préoccupaient uniquement de leur intérêt privé ; à leurs yeux l'intérêt général n'était qu'un prétexte ou une formule vide de sens. Nous autres, au contraire, nous n'avons en vue que l'intérêt général.

L'ÉCONOMISTE.

S'il en est ainsi, si l'intérêt de l'humanité seul vous pousse à réclamer des mesures, dont l'application serait funeste à l'humanité, vous êtes, en effet, plus excusables que les industriels en question. Mais oseriez-vous bien affirmer que vous n'obéissez à aucune impulsion de la vanité, de l'orgueil, de l'ambition ou de la haine ? Vos apôtres, sont-ils tous également doux et humbles de cœur ?...

Les industriels qui réclamaient l'établissement des droits protecteurs s'appuyaient sur le système mercantile. Si l'on m'abandonne ce système, on convient donc qu'ils étaient dans le faux ?

LE CONSERVATEUR.

Entendons-nous. Je condamne, en effet, le système mercantile. Je ne crois pas à la balance du commerce. C'est une vieille erreur économique. Mais résulte-t-il de là que les industriels eussent tort de demander des droits protecteurs ?

L'ÉCONOMISTE.

La conséquence me paraît assez logique. Si ces industriels quémandeurs de protection avaient eu de bonnes raisons à mettre en avant, pourquoi se seraient-ils servis d'une mauvaise ?

LE SOCIALISTE.

C'est juste !

LE CONSERVATEUR.

Doucement. Je n'admets pas le système mercantile dans toutes ses exagérations, mais ce système ne contient-il pas aussi quelques vérités ? Le numéraire ne constitue pas toute la richesse, sans doute, mais n'est-ce pas une partie importante de la richesse ? Une nation ne s'expose-t-elle point à des catastrophes épouvantables, lorsqu'elle se laisse épuiser de numéraire ? Le système protecteur la préserve de ces sinistres désastreux, en empêchant des importations exagérées de produits étrangers.

Selon vous, la protection a pour résultat unique de permettre aux industriels nationaux de vendre à gros bénéfices des marchandises qu'ils vendaient auparavant à petit bénéfice. Mais vous avez oublié de dire que la protection, en implantant de nouvelles industries dans le pays, affermit l'indépendance nationale, et donne un emploi fructueux à des capitaux et à des bras auparavant inactifs ; vous avez oublié de dire que la protection accroît la puissance et la richesse d'un pays.

L'ÉCONOMISTE.

Vous venez d'exposer les trois principaux arguments du système protecteur. Permettez-moi de laisser le premier de côté ; je le reprendrai lorsque nous nous occuperons de la monnaie. Quant à l'argument de la dépendance de l'étranger, il a été cent fois percé à jour. Et vous-même, si vous repoussez la théorie de la balance du commerce, si vous admettez que les produits s'achètent avec des produits, ne devez-vous pas admettre aussi qu'entre deux nations, trafiquant ensemble, la dépendance est mutuelle ?

LE CONSERVATEUR.

Il faut tenir compte de la nature des denrées échangées. Est-il prudent, par exemple, de dépendre de l'étranger pour une denrée de première nécessité ?

L'ÉCONOMISTE.

L'Angleterre est, vous en conviendrez, une nation essentiellement prudente. Cependant l'Angleterre s'est volontairement exposée à dépendre de la Russie et de l'Union américaine, ses deux grandes rivales, pour ses approvisionnements de blé. C'est apparemment qu'elle n'a pas considéré l'argument de la dépendance de l'étranger comme bien valable. Je crois inutile d'insister sur ce point [2].

Je passe à votre troisième argument qui a beaucoup plus de valeur, et dont la réfutation est bien plus difficile. Vous dites que le système protecteur, en déterminant l'importation de certaines industries, a augmenté l'emploi des capitaux et des bras, et développé ainsi la richesse nationale.

LE CONSERVATEUR.

Cela me paraît incontestable, et puisque vous aimez les exemples je vais vous en citer un. L'Angleterre tirait autrefois ses cotonnades de l'Inde. Un jour, elle imagina de prohiber les indiennes. Qu'arriva-t-il ? Le marché se trouvant dégarni de la plus grande partie de ses approvisionnements ordinaires, la fabrication et la vente des cotonnades indigènes donnèrent aussitôt de gros bénéfices. Les capitaux et les bras s'y portèrent en masse. L'Angleterre, qui produisait naguère à peine quelques milliers de yards de cotonnades, en fabriqua des milliards. Au lieu de quelques centaines de fileurs et de tisserands en chambre, elle en eut des milliers qui peuplèrent d'immenses manufactures. Sa richesse et sa puissance s'accrurent soudainement dans des proportions énormes. Oserez-vous prétendre, après cela, que la prohibition des fils et des cotonnades de l'Inde ne lui a pas été avantageuse ?

LE SOCIALISTE.

Mais, d'un autre côté, les Indiens, qui perdirent le débouché de l'Angleterre, furent ruinés. Des millions d'hommes se trouvèrent privés d'ouvrage sur les rives de l'Indus et du Gange. Tandis que les manufacturiers de Manchester jetaient les assises de leurs fortunes colossales, tandis que les ouvriers attirés par des salaires inusités, affluaient vers cette métropole nouvelle de la manufacture de coton, les ateliers de l'Inde tombaient en ruine, et les ouvriers indous étaient moissonnés par la misère et la famine.

L'ÉCONOMISTE.

Le fait est vrai. Le débouché des fileurs et des tisserands de l'Inde venant à se fermer, ces ouvriers furent obligés de se rabattre sur les autres branches d'industrie. Malheureusement, celles-ci se trouvaient déjà suffisamment pourvues de bras. Le taux de salaires dans l'Inde baissa donc au-dessous des frais de production du travail, c'est-à-dire au-dessous de la somme nécessaire à l'ouvrier pour se maintenir et se perpétuer. Il baissa... jusqu'à ce que la misère, la famine et les épidémies, qui sont leurs inséparables compagnes, ayant fait leur office, l'équilibre entre l'offre et la demande des bras commença à se rétablir et le salaire à remonter.

LE SOCIALISTE.

Ainsi la prospérité des manufacturiers anglais eut pour marche-pied les cadavres des travailleurs de l'Inde.

LE CONSERVATEUR.

Que voulez-vous ? Le proufict de l'un fait le dommage de l'autre, disait Montaigne.

LE SOCIALISTE.

Si le système protecteur ne peut s'établir sans ce funèbre cortège de ruines et de misères, c'est un système immoral, odieux. Je le repousse.

LE CONSERVATEUR.

Mon Dieu ! si la Providence n'avait fait de l'humanité tout entière qu'une seule nation, un système qui abaisserait certains membres de cette nation immense pour en élever d'autres, qui ruinerait les Indous pour enrichir les Anglais, ce système pourrait être, en effet, qualifié d'immoral et d'odieux. Mais la Providence n'a pas placé qu'un seul peuple dans le monde ; elle a semé les nations comme des grains de blé, en leur disant : Croissez et prospérez ! — Maintenant que les intérêts de ces nations diverses soient divers et opposés, c'est un malheur, mais qu'y faire ? Chaque peuple doit naturellement s'attacher à augmenter sa puissance et sa richesse. Le système protecteur est un des moyens les plus énergiques et les plus sûrs qu'on puisse employer pour obtenir ce double résultat. On se sert donc du système protecteur ! Sans doute, il est fâcheux de dépouiller les ouvriers étrangers de leurs moyens d'existence. Mais l'intérêt du Travail National ne doit-il pas passer avant tout le reste ? S'il suffit d'une simple mesure législative pour donner du travail et du pain aux travailleurs nationaux, le législateur n'est-il pas tenu d'adopter cette mesure sans rechercher si les habitants des bords du Gange ou de l'Indus en souffriront ? Chacun ne doit-il pas s'occuper de ses pauvres avant de songer à ceux d'autrui ? Et si cet exemple est universellement suivi, si chaque nation adopte la législation qui convient le mieux à ses intérêts particuliers, toutes choses n'iront-elles pas, en définitive, le mieux possible ? Tous les peuples ne jouiront-ils pas de toute la somme de prospérité dont ils peuvent jouir ?... Vous voyez donc que le système protecteur n'est immoral et odieux que lorsqu'on l'examine à sa superficie. Vous voyez que les homme d'État auraient grandement tort de prêter les mains à votre faux cosmopolitisme.

L'ÉCONOMISTE.

M. Huskisson prononça un jour, au sein du Parlement anglais, ces paroles remarquables : "Le système protecteur est une invention dont le brevet commence à expirer ; il a déjà perdu une grande partie de sa valeur, depuis que toutes les nations s'en sont emparées." Il me suffira de commenter ces paroles de l'un des plus illustres promoteurs de la liberté commerciale en Angleterre pour détruire vos objections.

Qu'arrivera-t-il, en effet, lorsque l'Angleterre eut ravi, au profit des fabricants de Manchester et de leurs ouvriers, l'industrie des tisserands de Surate, de Madras et de Bombay ? Il arriva que toutes les autres nations, séduites par cet avantage apparent, voulurent à leur tour, ravir des industries à l'étranger. La France, qui ne produisait qu'une partie du coton, de la laine, du fer, de la poterie qu'elle pouvait consommer. L'Allemagne et la Russie de même. Il n'y eut pas jusqu'aux plus petits pays, la Belgique, la Hollande et le Danemark, qui ne cherchassent à ravir des industries à l'étranger. Bref, l'entraînement vers le système protecteur fut général.

Ce qui en résulta, vous le savez ! Il en résulta que les ravisseurs d'industries se virent, à leur tour, ravir leur propre travail. L'Angleterre, qui avait enlevé à l'Inde l'industrie des cotonnades, perdit, avec une partie de cette industrie même, plusieurs de ses autres branches de production. La France, qui avait ravi, à l'exemple de l'Angleterre, plusieurs industries étrangères, se vit ravir aussi une partie des siennes. L'Allemagne notamment se protégea, en guise de représailles, contre ses soieries, ses articles de modes et ses vins..... Vous enleviez à votre voisin une partie de ses débouchés, il vous enlevait une partie de vôtres. C'était un gaspillage universel.

A l'époque où ce pillage d'industries s'opérait avec le plus d'activité, une brochure fort industrielle fut publiée en Angleterre. On voyait, au frontispice, une vignette représentant une barraque de singes. Une demi-douzaine de singes, logés dans des compartiments séparés, avaient devant eux leur pitance du jour. Mais, au lieu de manger en paix la portion que le maître de la ménagerie leur avait libéralement servie, chacun de ces malfaisants animaux s'efforçait de dévaliser la part de ses voisins, sans s'apercevoir que ceux-ci lui rendaient la pareille. Chacun se donnait beaucoup de peine pour ravir à ses voisins une subsistance qu'il pouvait prendre aisément devant lui, et une grande quantité d'aliments se perdaient dans la bagarre.

LE CONSERVATEUR.

Mais les plus forts ne devaient-ils pas avoir l'avantage dans la lutte ? Ne pouvaient-ils pas s'emparer de la part d'autrui, tout en préservant la leur ?

L'ÉCONOMISTE.

Entre singes, la chose est possible ; elle ne l'est pas entre nations. Aucune nation n'est assez puissante pour dire aux autres : Je me protégerai contre vos industries, mais je vous défends de vous protéger contre les miennes ; je vous ravirai une partie de vos débouchés, mais je vous défends de toucher aux miens. Si une nation s'avisait de tenir un semblable langage, toutes les autres s'uniraient pour la mettre en interdit, et la coalition demeureraient certainement la plus forte.

LE SOCIALISTE.

De sorte qu'en fin de compte personne ne gagne à ces déprédations mutuelles, et que les pillards y gagnent d'autant moins que le pillage devient plus général.

L'ÉCONOMISTE.

Précisément.

LE CONSERVATEUR.

Mais lorsque le système protecteur a été adopté par une nation, toutes les autres ne sont-elles pas tenues de l'adopter aussi ? Doivent-elles laisser piller leurs industries sans user de représailles ?

L'ÉCONOMISTE.

Ceci est un point à débattre.

Mais je tiens, avant tout, à complètement vous démontrer que le système protecteur a été nuisible au développement général de la production.

Examinons donc comment les choses se passaient à l'époque où fut établi le système protecteur. Chaque nation se procurait chez ses voisins une partie des choses nécessaires à sa consommation et leur fournissait d'autres produits de retour. Quels produits fournissait-elle, et quels produits recevait-elle ?

Elle fournissait les choses que la nature du sol et le génie particulier de ses protecteurs lui permettaient de produire avec le moins d'efforts ; elle recevait les choses qu'elles n'aurait pu produire sans y consacrer plus d'efforts.

Voilà, n'est-il pas vrai, quel devait être l'état des échanges internationaux avant la naissance du système producteur ?

LE SOCIALISTE.

C'est la marche naturelle des choses.

L'ÉCONOMISTE.

Que fit le système protecteur ? Augmenta-t-il la somme totale de la production ? Pas plus que les singes pillards de la brochure anglaise n'augmentaient pas la somme de leurs provisions, en se dérobant mutuellement leur pitances. Jugez-en.

L'Angleterre dérobait à l'Inde l'industrie du coton ; si l'Angleterre produisait d'autant plus, l'Inde produisait d'autant moins. La France dérobait à l'Angleterre une partie de l'industrie de lin ; si la France produisait d'autant plus, l'Angleterre produisait d'autant moins. L'Allemagne dérobait à la France une partie de l'industrie des soies ; si l'Allemagne produisait d'autant plus, la France produisait d'autant moins... Le système protecteur n'avait donc et ne pouvait avoir pour résultat d'augmenter la masse générale de la production.

Je dis, maintenant, que ce système a eu et a dû avoir pour résultat d'abaisser la masse générale de la production.

Voici comment :

Pourquoi l'Angleterre se protégeait-elle contre les cotonnades de l'Inde, les soieries de la France et les draps de la Belgique ? Parce que ces denrées étrangères envahissaient une partie de son marché. Pourquoi l'envahissaient-elles ? Parce qu'elles étaient, toutes différences de qualité compensées, à meilleur marché que leurs similaires anglais. Si elles n'avaient point été à meilleur marché, elles ne seraient pas entrées en Angleterre.

Cela posé, quel fut le premier résultat de la loi qui interdit à ces denrées l'accès du marché anglais ? Ce fut de creuser un déficit factice dans l'approvisionnement intérieur. Plus large était ce déficit, plus haut devait naturellement s'élever le prix des marchandises indigènes.

Avant l'établissement du système producteur, la consommation annuelle du drap en Angleterre était, je suppose, de vingt millions d'aunes, dont l'étranger fournissait la moitié.

LE SOCIALISTE.

Comment l'Angleterre pouvait-elle fournir le reste, si les draps étrangers à plus bas prix que les siens ?

LE CONSERVATEUR.

Il y a une multitude de variétés de la même denrée. Il y a, par exemple, un grand nombre de qualités de draps. L'Angleterre fabrique certaines de ces qualités à plus bas prix que la Belgique ; la Belgique en fabrique d'autres à plus bas prix que l'Angleterre.

Je reprends. Les draps étrangers viennent à être prohibés en Angleterre. L'approvisionnement étant réduit de moitié, de combien le prix va-t-il hausser ? Il haussera en progression géométrique. S'il était de 15 fr. l'aune, il pourra monter jusqu'à 60 fr.

Mais lorsque le prix d'une denrée vient tout à coup à hausser, qu'arrivera-t-il ? A moins que cette denrée ne soit de toute première nécessité, auquel cas la demande ne saurait sensiblement baisser, la hausse du prix amène dans la consommation une réduction plus ou moins considérable, selon la nature de la denrée. Si la demande de draps était de vingt millions d'aunes à quinze francs, elle ne sera guère que de quatre ou cinq millions d'aunes à soixante francs. Le prix baissant alors, la demande haussera de nouveau. Ces fluctuations se prolongeront presque indéfiniment. Toutefois, après avoir parcouru les degrés extrêmes de l'échelle, elles se rapprocheront successivement d'un point central, qui est la somme des frais de production du drap en Angleterre.

Vous savez déjà pourquoi les prix ne sauraient demeurer longtemps en dessus, ni en dessous des frais de production d'une denrée.

Mais les frais de production des draps anglais sont plus élevés que ceux des draps étrangers. Ils le sont et doivent l'être, sinon la protection serait parfaitement inutile. Quand on peut vendre à plus bas prix que ses concurrents on n'a pas besoin de protection pour les écarter du marché ; ils se retirent d'eux-mêmes. Les frais de production des draps étrangers étant de 15 fr., ceux des draps anglais seront, je suppose, de 18 fr. C'est donc vers ce niveau que le prix du drap gravitera désormais en Angleterre. Mais, au prix de 18 fr. on consomme moins de draps qu'au prix de 15 fr. Si l'on en consommait vingt millions d'aunes à l'époque de la libre introduction, on n'en consommera plus que seize ou dix-sept millions après la prohibition.

LE CONSERVATEUR.

Soit ! mais l'augmentation de la production nationale qui aura monté de dix millions d'aunes à dix-sept millions ne compensera-t-elle pas, et au-delà, la légère diminution de la consommation ?

L'ÉCONOMISTE.

La question n'est pas là pour le moment. Le système producteur a-t-il pour résultat de diminuer ou d'augmenter la production générale, voilà la question. Or, si la production des draps anglais s'est augmentés de sept millions, en revanche celle des draps étrangers a baissé de dix, ce qui est bien, je pense, une diminution de trois millions dans la production générale.

LE CONSERVATEUR.

Oui, mais cette diminution n'est que temporaire. L'augmentation d'une industrie dans un pays amène toujours un perfectionnement dans les procédés de fabrication. Où le prix de revient était de 18 fr., il tombe promptement à 17, 16, 15 fr., et même au-dessous. La consommation se relève alors au niveau où elle était avant la prohibition ; elle finit même par le dépasser.

L'ÉCONOMISTE.

En attendant, je constate qu'il y a eu hausse dans le prix, diminution corrélative de la consommation, partant baisse de la production générale. Je constate que le système protecteur a eu et dû avoir pour premier résultat de diminuer la production générale. C'est un fait désormais acquis à la discussion.

Je prétends, en outre, que la baisse générale de la production n'est pas accidentelle, temporaire, je prétends qu'elle est perpétuelle... entendons-nous, qu'elle dure autant que la protection même.

Pourquoi les industriels anglais ne produisaient-ils pas les vingt millions d'aunes de draps consommés dans leur pays ? Parce que l'étranger produisait à meilleur marché, à moins de frais, la moitié de ces vingt millions d'aunes.

Où est la raison de cette différence des frais de production d'une même denrée d'un pays à un autre ? Elle est dans les différences naturelles du climat, du sol, du génie des peuples. Or, ces différences naturelles une loi de douanes les supprime-t-elle ? Parce qu'on aura décrété que les draps belges ou français n'entreront plus en Angleterre, aura-t-on donné aux producteurs anglais les moyens de fabriquer à aussi bas prix et aussi bien ces qualités particulières de draps ? La loi aura-t-elle doté le climat, les eaux, le sol, les travailleurs eux-mêmes, des qualités ou des aptitudes nécessaires à ce genre particulier de production ?... Mais si la loi de douanes n'a pas opéré cette transformation merveilleuse, les variétés de draps que l'Angleterre retirait de la France et de la Belgique ne seront-elles pas produites plus chèrement et plus mal par les Anglais ?

LE CONSERVATEUR.

Souvent, ces différences sont peu sensibles. Le progrès résultant du développement instantané d'une industrie sur le sol national suffit alors pour les compenser, et au delà.

L'ÉCONOMISTE.

Voyons comment les choses se passent dans la pratique.

On interdit brusquement le marché national à une certaine catégorie de produits étrangers. L'Allemagne, par exemple, établit un droit prohibitif sur les bronzes et la quincaillerie de Paris. Les fabricants de bronze et les quincailliers de l'Allemagne se mettent, en conséquence, à fabriquer des articles dont ils ne s'étaient point occupés jusque-là. Avant d'avoir achevé leur apprentissage de cette fabrication nouvelle, ils font une foule d'écoles et ils livrent aux consommateurs des produits imparfaits et chers. Des années se passent avant qu'ils n'atteignent le niveau de l'industrie étrangère, quand ils l'atteignent.

Je suppose, maintenant, que la prohibition n'eût pas été établie ; la quincaillerie et l'industrie des bronzes seraient-elles demeurées stationnaires à Paris ?

Quelle a été l'influence de la loi de douane allemande sur ces deux industries parisiennes ? En les privant d'une partie de leur débouché, cette loi les a fait rétrograder ou du moins elle a ralenti leurs progrès. Vous savez, en effet, comment procède le progrès industriel. Il procède par la division du travail. Plus le travail se divise, plus les produits se perfectionnent et se multiplient.

Or, dans quelle circonstance la division du travail peut-elle être portée à son maximum ? N'est-ce pas lorsque le marché est le plus étendu possible ?

Lorsqu'un débouché vient à se fermer, lorsque l'étendue du marché vient à se réduire, peu de fabricants cessent tout à fait de travailler, mais la plupart réduisent leur fabrication. Réduisant leur fabrication ils ne peuvent plus autant diviser le travail ; ils sont obligés d'employer des procédés moins économiques.

Le progrès de la quincaillerie et de l'industrie des bronzes s'est donc ralenti en France. S'est-il activé en Allemagne, de manière à compenser cette perte dans la production générale ? Voyons. Plusieurs années se sont écoulées avant que les quincailliers et les bronziers allemands aient atteint le niveau où se trouvaient leurs rivaux français, à l'époque de l'établissement de la prohibition. pendant ce temps, l'industrie française aurait continué de progresser. Naturellement plus favorisée que sa rivale, n'aurait-elle pas progressé davantage, au grand profit de la consommation générale ?

Voulez-vous une dernière preuve.

Le système protecteur est universellement en vigueur depuis un demi-siècle. A coup sûr, les industries augmentées à coup de tarif ont eu le temps d'égaler et de dépasser leurs anciennes rivales. Les ont-elles dépassées ? Les ont-elles même égalées ? Sont-elles en état de braver la concurrence étrangère ? Consultez-les, et vous verrez quelle sera leur réponse ?

LE SOCIALISTE.

Oh ! elles vous répondrons unanimement, comme elles l'ont fait en 1834, qu'elles ont plus que jamais besoin de protection.

L'ÉCONOMISTE.

Ce qui signifie qu'elles ne peuvent produire encore à aussi bas prix et aussi bien que leurs rivales, malgré une protection d'un demi-siècle.

En déplaçant une foule d'industries à contre-sens de la nature, le système protecteur a donc eu et dû avoir pour résultat d'augmenter les frais de production de toutes choses, ou, ce qui revient au même, de retarder l'abaissement naturel de ces frais.

Or, c'est une loi de la nature que le prix courant des choses tende toujours à s'équilibrer avec les frais de production, et c'est une autre loi de la nature que la consommation diminue à mesure que le prix s'élève.

Que le système protecteur ait augmenté les frais de production des choses, je vous l'ai, je crois, mathématiquement prouvé. Que l'augmentation des frais de production entraîne celle des prix, et celle-ci la diminution de la consommation, partant de la production, cela n'est pas moins exactement établi. Je suis donc fondé à conclure que le système protecteur a diminué la richesse générale du monde.

LE CONSERVATEUR.

Cette démonstration me paraît, je l'avoue, difficile à réfuter. Mais enfin, la richesse générale a pu être diminuée et la richesse de certains pays être augmentée. Cette éventualité admise, les pays favorisés n'ont-ils pas eu raison d'adopter le système protecteur ?

L'ÉCONOMISTE.

Mais l'éventualité dont vous parlez n'est guère admissible, convenez-en. Si l'adoption du système protecteur a nécessairement occasionné une diminution, une perte dans la richesse de l'ensemble des nations, cette perte générale a dû, nécessairement aussi, se résoudre en des pertes particulières. Si tout le monde a perdu, il est difficile que quelques-uns aient gagné.

L'Angleterre, que vous avez en vue, a ravi sans doute beaucoup d'industries à l'étranger, mais l'étranger lui en a ravi beaucoup aussi. Si l'Angleterre n'avait pas adopté le système protecteur, elle aurait produit peut-être moins de blé, de cotonnades et de soieries, mais elle aurait produit plus de fer, d'acier, d'étain, de machines, etc. Sa part dans le dividende général serait peut-être relativement plus faible, mais le dividende étant plus élevé cette part serait effectivement plus forte.

Mais le système protecteur n'a pas seulement diminué l'abondance de la richesse, il a rendu encore la production nécessairement instable et la répartition inique.

Si ce système était appliqué partout d'une manière complète et stable, si une barrière infranchissable séparait à jamais chaque nation de ses voisines, on réussirait peut-être à éviter les perturbations dans ces marchés toujours les mêmes. Mais le système protecteur n'est nulle part appliqué d'une manière stable et complète, et il ne saurait l'être. Toutes les nations ont des relations au dehors, et elles ne peuvent se passer d'en avoir.

Or, ces relations indispensables sont journellement troublées par les modifications apportées aux douanes des quarante ou cinquante nations qui ont des douanes. Tantôt c'est un droit que l'on élève, tantôt c'est un droit que l'on abaisse ; tantôt c'est une prime que l'on établit, tantôt c'est une prime que l'on retire. Quel est le résultat de ces modifications incessantes des tarifs ? Une diminution de travail d'un côté, une augmentation de travail d'un autre. toute loi qui ferme ou rétrécit un débouché ravit leurs moyens d'existence à des centaines ou à des milliers de travailleurs, en édifiant, ailleurs, des fortunes colossales... Et ces lois, on les compte par milliers depuis l'établissement du système protecteur.

Soumise à ces perturbations incessantes, l'industrie devient essentiellement précaire. On a consacré un capital considérable à fonder une manufacture de draps ou de soieries. Des centaines d'ouvriers y trouvent des moyens d'existence. Soudain, l'exhaussement d'un tarif étranger ferme le débouché. On est obligé de renvoyer les ouvriers et de laisser rouiller le matériel, ou de le vendre au prix du vieux fer. Mais le mal ne s'arrête pas là. Lorsqu'une manufacture vient à se fermer, toutes les industries qui l'alimentaient sont atteintes à leur tour. Celles-ci étant frappées répandent autour d'elles la contagion du mal. La perturbation venue d'un point isolé, se prolonge successivement sur toute la surface du monde industriel. On est frappé et, le plus souvent, on ignore même d'où est parti le coup.

Si un tarif est abaissé, la production générale étant augmentée, il y a bénéfice définitif ; mais si un tarif est relevé, il y a, de même, perte définitive. Cette perte se résout en une diminution des profits et des salaires. Le capitaliste perd son capital, le travailleur perd son travail ; l'un est inévitablement voué à la ruine, l'autre à la mort.

LE SOCIALISTE.

C'est affreux.

L'ÉCONOMISTE.

Tout en produisant de ces résultats d'un côté, la loi enrichit de l'autre, rapidement, comme d'un coup de dé, les industriels devenus maîtres du marché. A la vérité, leur prospérité ne dure guère. Les capitaux et les bras se portent en foule vers les industries protégées. Souvent même, ils s'y portent avec excès. Autres perturbations, autres ruines !

Sous ce régime, l'industrie n'est plus qu'un jeu de hasard où les uns s'enrichissent, où les autres se ruinent selon les caprices de la fortune ; où le laborieux entrepreneur, naguère ouvrier, voit se dissiper soudainement le fruit de toute une vie de travail et d'épargne, tandis qu'ailleurs de riches capitalistes voient se doubler ou se tripler leurs capitaux.

Mais on ne meurtrit jamais impunément l'humanité. Un long cri d'amertume, de colère retentit, un jour, aux oreilles des rares privilégiés de ce système. Malheureusement ceux qui le poussèrent et ceux qui s'en firent les échos n'aperçurent point la cause du mal. M. de Sismondi qui, le premier, exprima éloquemment la plainte universellement, ne sut point remonter à la source de tant de perturbations désastreuses. Ses successeurs socialistes firent pis encore : ils attribuèrent le mal à des causes apparentes qui étaient précisément l'opposé des causes réelles ; ils imputèrent à la propriété des maux qui provenaient précisément d'atteintes portées au libre exercice ou à la libre disposition de la propriété.

LE SOCIALISTE.

Oui, ce système a dû causer de grands maux, et nous n'en avons, peut-être, pas assez tenu compte.

LE CONSERVATEUR.

On aurait mieux fait de s'en passer, j'en conviens. Mais puisqu'on l'a adopté ne faut-il pas bien le conserver ? La plupart de nos industries ont grandi sous l'aile de la protection, ne l'oublions pas ? Ne serait-il pas imprudent de la leur ravir ?

L'ÉCONOMISTE.

Si le système protecteur est mauvais, il faut évidemment y renoncer. Déjà l'Angleterre nous a donné l'exemple du retour à la liberté commerciale. Imitons-la ! [3]

LE SOCIALISTE.

Par quoi remplaceriez-vous les tarifs protecteurs ?

LE CONSERVATEUR.

Par des tarifs fiscaux, sans doute ?

LE SOCIALISTE.

Au point de vue de la stabilité de la production, les tarifs fiscaux ne sont guère préférables aux autres. On les modifie tout aussi fréquemment. En outre, un tarif fiscal est toujours plus ou moins protecteur.

L'ÉCONOMISTE.

Je ne l'ignore pas. Aussi n'accepterais-je un tarif fiscal que comme un pis-aller. C'est moins mauvais qu'un tarif protecteur, mais c'est encore mauvais. Il faut arriver à la suppression de toute espèce de tarifs, à la pleine liberté des échanges, au respect absolu du droit d'échanger, si l'on veut donner à la production toute la fécondité et toute la stabilité possibles.

Remarquez bien, du reste, que ce résultat ne pourra être complètement atteint avant la suppression entière de toutes les douanes. Aussi longtemps qu'une douane restera debout, elle occasionnera des perturbations et des ruines dans toute l'étendue de l'arène de la production.

Cependant, que les principales nations industrielles renoncent à ces vieux instruments de guerre, et l'amélioration sera déjà sensible.

LE SOCIALISTE.

Que de réformes à faire !

L'ÉCONOMISTE.

Oui, que de réformes véritables !

Notes

[1] Quelquefois cependant la protection était due à des manœuvres que l'on ne saurait qualifier trop sévèrement. Voici, par exemple, un renseignement curieux que j'emprunte à l'Enquête sur les houilles (1832), au sujet de la protection accordée aux mines d'Anzin.

"La prime dont jouit la compagnie d'Anzin, sur le prix de l'hectolitre de charbon extrait au couchant de Mons (Belgique), est de 75 centimes, ou 7 fr. 50 c. par tonneau. Elle a obtenu cette prime, après l'achèvement du canal de Condé, par les droits et péages qu'on a établis et par la position topographique de ses établissements.

Elle l'avait antérieurement, en 1813, par un maximum qu'elle était parvenue à faire imposer sur le prix du fret de la Haine, par un arrêté des consuls du 13 prairial an XI. A cette époque, Cambacérès, second consul, Talleyrand-Périgord, Lecouteulx-Canteleu et plusieurs autres personnages marquants et très influents, étaient actionnaires de la compagnies des mines d'Anzin [*]."

[*] Enquête, p. 410.

[2] Un des membres éminents de la Ligue contre les lois-céréales, M. W.-J. Fox, a admirablement réfuté cet argument de la dépendance de l'étranger. Quoique le morceau ait été souvent cité, je cède à la tentation de le reproduire encore. C'est un petit chef-d'œuvre :

"Être indépendant de l'étranger, c'est le thème favori de l'aristocratie. Mais qu'est-il donc ce grand seigneur, cet avocat de l'indépendance nationale, cet ennemi de toute dépendance étrangère ? Examinons sa vie. Voilà un cuisinier français qui prépare le dîner pour le maître, et un valet suisse qui apprête le maître pour le dîner. — Mylady qui accepte sa main est resplendissante de perles, qu'on ne trouve jamais dans les huîtres britanniques, et la plume qui flotte sur sa tête ne fit jamais partie de la queue d'un dindon anglais. Les viandes de sa table viennent de la Belgique, ses vins du Rhin ou du Rhône. Il repose sa vue sur des fleurs venues de l'Amérique du Sud, et il gratifie son odorat de la fumée d'une feuille venue de l'Amérique du Nord. Son cheval favori est d'origine arabe, et son chien de la race de Saint-Bernard. Sa galerie est riche de tableaux flamands et de statues grecques. — veut-il se distraire ? Il va entendre des chanteurs italiens, vociférant de la musique allemande, le tout suivi d'un ballet français. S'élève-t-il aux honneurs judiciaires ? L'hermine qui décore ses épaules n'avait jamais figuré jusque-là sur le dos d'une bête britannique. — Son esprit même est une bigarrure de contributions exotiques. Sa philosophie et sa poésie viennent de la Grèce et de Rome ; sa géométrie d'Alexandrie ; son arithmétique d'Arabie ; et sa religion de Palestine. Dès son berceau, il pressa ses dents naissantes sur du corail de l'Océan indien ; et lorsqu'il mourra, le marbre de Carare surmontera sa tombe... Et voilà l'homme qui dit : Soyons indépendants de l'étranger !" — Meeting du 26 janvier 1844. — Cobden et la Ligue, du M. F. Bastiat, p. 182.

[3] On sait que c'est principalement aux efforts de la Ligue contre les lois-céréales, dirigée par M. Cobden, que l'Angleterre doit la conquête de la liberté commerciale. Voir pour l'histoire de cette admirable association, le livre de M. Bastiat, Cobden ou la Ligue et l'Association anglaise ; les Études sur l'Angleterre, de M. Léon Faucher ; Richard Cobden ou les Ligueurs, par M. Joseph Garnier, et surtout les esquisses pittoresques et colorées de notre excellent et regrettable ami A. Fonteyraud, dans la Revue britannique et dans l'Annuaire de l'Économie politique.