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Ludwig von Mises:Les Problèmes fondamentaux de l'économie politique - préface


Anonyme


Préface

Le problème épistémologique de l'économie politique

L'économie politique se heurte, quant à sa nature et sa portée, à des malentendus qui n'ont pas uniquement leur origine dans une hostilité, issue d'un pouvoir politique, aux résultats de la science et à leurs conclusions nécessaires.

Le caractère tout spécial de cette science, tant du point de vue logique que de celui de ses procédés, présente à l'épistémologie, qui se borna longtemps aux mathématiques et aux sciences de la nature construites sur le modèle mathématique, des difficultés d'apparence insurmontables. On peut dire, d'ailleurs, que ces difficultés proviennent bien, avant tout, d'un manque étonnant de familiarité avec les données premières de l'économie politique. Lorsqu'un penseur du rang de Bergson, dont l'esprit universel possède peut-être plus que tout autre la science de notre époque, exprime des points de vue qui prouvent que l'idée maîtresse de la théorie subjective de la valeur lui reste étrangère [1], on peut à peu près imaginer comment il en va aujourd'hui des connaissances en économie politique.

Au temps de la toute-puissance de l'empirisme et de la psychologie de Mill, la logique n'était pas préparée à traiter des problèmes que lui pose l'économie politique. L'insuffisance des théories objectivistes de la valeur, qui étaient celles de l'économie politique de l'époque, devait d'ailleurs nécessairement rendre vaine toute tentative d'une solution satisfaisante. Nous n'en devons pas moins à cette époque précisément les contributions les plus heureuses à l'éclaircissement des problèmes épistémologiques de l'économie politique. Senior, John Stuart Mill et Cairnes satisfaisaient au plus haut degré à la condition capitale pour bien traiter de ces problèmes : ils pratiquaient par eux-mêmes l'économie politique. Au milieu de leurs développements, qui se situent dans le cadre du psychologisme logique qui était la dominante de leur temps, apparaissent des idées qui n'ont besoin que d'être fécondées par une doctrine plus parfaite des lois de l'esprit, pour conduire à des résultats tout différents.

L'insuffisance logique de l'empirisme a opposé un plus grand obstacle aux efforts de Carl Menger qu'à ceux des théoriciens anglais que nous venons de nommer. Ses géniales Recherches sur la méthode des sciences sociales sont, aujourd'hui encore, moins satisfaisantes que le livre de Cairnes sur la méthode. Cela tient sans doute au fait que Menger entendait procéder d'une façon plus radicale et que, venant plusieurs dizaines d'années plus tard, il percevait mieux le conflit sur lequel ses prédécesseurs étaient passés sans bien le voir.

Les efforts voués par la suite à éclairer du point de vue logique les problèmes fondamentaux de l'économie politique n'ont qu'assez peu répondu à ces brillants commencements. Les oeuvres des tenants de l'école historique ou du socialisme de chaire (Kathedersozialismus) en Allemagne et en Angleterre et celles des institutionnalistes en Amérique ont plus contribué à brouiller nos connaissances qu'à les faire progresser [2].

Nous devons aux études de Windelband, de Rickert et de Max Weber la mise en lumière des problèmes logiques de la science historique. Si ces penseurs n'ont pas aperçu l'existence et la possibilité d'une science universelle de l'action humaine, si, vivant et oeuvrant du temps de l'école historique, ils n'ont pas vu qu'il peut exister et qu'il existe une sociologie et une économie politique comme sciences générales de l'action humaine, cela n'enlève rien à leurs travaux sur la logique de la science historique. Ce qui les orienta vers ces problèmes, ce fut l'exigence formulée par le positivisme de rejeter comme non scientifiques les sciences historiques traditionnelles — les "sciences morales" — et de les remplacer par une science des lois historiques. Ils ont montré ce qu'il y avait d'erroné dans cette conception, et ont fait ressortir la particularité logique de la science historique, en s'appuyant sur la doctrine du "comprendre" que les théologiens, les philologues, les historiens avaient contribué à développer.

On n'a pas remarqué, ou peut-être n'a-t-on pas voulu remarquer, que la théorie de Windelband et de Rickert enferme également le désaveu entier de toute tentative de mettre sur pied une "théorie historique" des sciences politiques. Science des lois et science historique sont à leurs yeux logiquement différentes. Une science générale de l'économie politique qui, comme le voulait Schmoller, devrait s'édifier comme théorie empirico-réaliste de l'histoire économique, à partir des éléments de construction dont dispose l'histoire, doit nécessairement leur paraître aussi absurde que la tentative d'atteindre des lois du développement historique, telles, par exemple que celles que Kurt Breysig a essayé d'établir.

Pour Max Weber également l'économie politique et la sociologie se réduisent entièrement à l'histoire. Elles sont, comme celle-ci, des sciences morales, sciences de la culture, et travaillent avec les mêmes instruments logiques ; le plus important de ceux-ci est l'idée de "type," qui possède la même structure logique dans l'histoire et dans ce que Max Weber considère comme l'économie politique et comme la sociologie. Donnant à la construction d'un "type-idéal" le nom de style économique, de système économique ou de stade de l'économie, on ne change rien par là à son caractère logique. Une telle construction demeure un moyen conceptuel de la recherche historique, non de la recherche théorique. Faire ressortir les moments caractéristiques d'une période historique, et la saisir de la sorte en ses rapports véritables, c'est là, indiscutablement une des tâches de l'histoire. L'expression "style économique" est formé sur le modèle de la langue et des concepts de l'histoire de l'art. Mais il n'est venu jusqu'ici à l'esprit de personne de ranger l'histoire de l'art parmi les sciences théoriques sous prétexte qu'elle classe les données historiques dont elle s'occupe sous les catégories des "styles artistiques."

Les différences des styles, en art, reposent d'ailleurs sur une classification rationnelle — entreprise, pourrait-on dire selon la méthode des sciences naturelles — des oeuvres de l'art. Le chemin qui conduit à les distinguer n'est pas d'abord celui d'un acte spécifique de compréhension mais celui de saisir rationnellement les créations objectives de l'art ; la compréhension proprement dite ne trouve qu'ensuite, et dans ce travail de schématisation rationnelle, son point de départ. S'agit-il de différencier des styles économiques, ces conditions font défaut. Le résultat de l'activité économique est toujours la satisfaction d'un besoin, satisfaction qui ne relève que d'un jugement subjectif et ne se manifeste pas en productions objectives qui seraient susceptibles de classification à la façon de celles de l'art. Il est impossible de distinguer les styles économiques selon, par exemple, les caractéristiques des denrées produites dans les différentes périodes de l'histoire économique, à la façon dont on distingue le gothique de la Renaissance selon les caractéristiques des monuments. Les essais de séparer les styles économiques d'après une "moralité" ou un "esprit" de l'économie ou des points de vue de ce genre, font violence à la réalité. Ils ne s'appuient pas sur des caractères susceptibles de distinction objective-rationnelle et ainsi indiscutables, mais sur un acte de compréhension lié toujours, dans le jugement de ces qualités, à la subjectivité.

Mais tout le monde trouverait parfaitement absurde qu'un historien de l'art émit la prétention de déduire à partir des rapports de style reconnus dans le passé, des lois du style valables pour l'art du présent et du futur. Même si on voulait admettre la possibilité de dégager empiriquement, à partir des données économiques; des lois de l'économie applicables pour une période historique délimitée dans le temps, limitées à une certaine nation ou de toute autre façon, il resterait cependant impossible de désigner ou de prétendre enseigner ces lois comme celles même de l'économie politique. Si différentes que soient les conceptions que l'on se fait de l'essence et du contenu de l'économie politique, on s'accorde du moins à reconnaître qu'on ne peut désigner par ce nom qu'une théorie en état de nous renseigner sur l'économie future, sur celle de demain et d'après-demain. L'idée même de théorie a toujours été et est encore universellement entendue (et c'est ce qui la distingue de l'idée d'histoire) en ce sens qu'elle s'applique comme règle générale valable également pour les événements à venir. On s'intéresse à l'économie politique parce que l'on attend d'elle également une doctrine des lois des développements à venir. Si les tenants de l'école historique se bornaient, conformément à la logique et à la doctrine épistémologique de leur programme, à ne parler que de l'économie du passé, s'ils se refusaient à s'attaquer aux questions de l'économie à venir, ils seraient du moins exempts du reproche d'inconséquence. Mais ils ont la prétention d'écrire et d'enseigner une économie politique et s'immiscent, au nom de la science, dans des discussions et des problèmes d'économie, comme si leur science, telle qu'eux-mêmes la conçoivent, était en état d'énoncer des propositions valables pour l'économie de l'avenir. Il ne s'agit pas ici des problèmes soulevés par la querelle à propos de l'admissibilité des jugements de valeur en matière scientifique mais du problème de savoir si l'économiste de l'école historique est fondé à prendre la parole dans la discussion de questions purement scientifiques (mise à part toute discussion sur l'à-propos des fins dernières de l'action) : de savoir, par exemple, s'il est en droit d'énoncer des propositions sur les conséquences futures d'un projet de modification de la législation des devises. Les historiens de l'art parlent de l'art et des styles du passé et ici il ne se trouverait pas un peintre pour leur prêter l'oreille s'ils se mettaient à parler de la peinture à venir. Mais les économistes de l'école historique parlent de l'avenir plus que du passé. (L'historien ne connaît, foncièrement, que le passé et l'avenir ; le présent n'est, entre les deux, qu'un instant évanescent.) Ils parlent des conséquences du libre-échange et de la protection douanière, des suites de la constitution des cartels, ils nous prédisent que nous devrions en venir à l'économie dirigée, à l'autarcie, et à bien d'autres choses encore. Un historien de l'art s'est-il jamais risqué à nous dire quels devrait être les styles de l'avenir ?

Pour être conséquente, l'école historique devrait se limiter à dire : il existe, sans doute, quelques propositions universelles, valables pour toute économie [3] ; mais c'est là si peu de chose, et de si peu d'importance, qu'il ne vaut pas la peine de s'y attarder. On ne saurait raisonnablement s'attacher qu'aux caractères que l'on peut dégager dans l'histoire économique de la transformation des styles, et aux théories historiques se rapportant à ces styles. De ceux-ci, la science est en droit de parler. Mais il lui revient de ne rien dire de l'économie en général, et, ainsi, de l'économie de demain. Car un "théoricien historique" de l'économie à venir est impossible.

Si l'on range l'économie politique au nombre des sciences historiques "compréhensives" (verstenhende) qui essayent de "dégager le sens", on est contraint du même coup à se borner à adopter l'attitude qui est celle de ces sciences. On est alors en droit — comme on écrit une histoire des lettres allemandes ou même de la littérature universelle — d'écrire une histoire de toute l'économie allemande ou une histoire universelle de toute l'économie passée mais certainement pas une économie politique universelle. Si l'on oppose la "doctrine générale à l'économie politique," en tant qu'histoire économique universelle, à une prétendue "doctrine spéciale de l'économie politique" qui aurait à connaître les différentes branches de la production, la chose est encore possible, du point de vue de l'école historique. Mais ce même point de vue ne permet pas de délimiter l'économie politique de l'histoire économique.

Le but de nos recherches est d'établir le bien-fondé de la science qui vise aux lois générales de l'action humaine, c'est-à-dire à des lois qui ont la prétention d'être valables sans égard au lieu, au temps, à la race, à la nation, à la classe des hommes qui agissent, et de faire apparaître ainsi quel est le but de la praxéologie universelle, existant comme sociologie et économie politique. Elles ne se proposent pas de tracer le programme d'une science nouvelle, mais d'établir quel est l'objet de la science qui nous est familière. Elles englobent un domaine auquel Windelband, Rickert et Max Weber étaient restés étrangers, mais dont ils n'auraient pas mis en doute le bien-fondé s'il leur avait été donné de le connaître. Elles nient la possibilité d'une théorie empirico-réaliste, c'est-à-dire la possibilité d'établir a posteriori, à partir de l'expérience, de l'histoire, des lois empiriques du développement historique en général ou de l'évolution économique en particulier, aussi bien que des "lois" de "l'action économique" pour une certaine époque historique.

Ce serait ainsi une erreur que de voir dans le résultat de ces recherches une fin de non-recevoir opposée aux théories qui attribuent comme objet particulier aux sciences morales ou aux sciences de la culture humaine l'appréhension de l'historique, du particulier, de ce qui ne se reproduit pas, de l'individuel, de l'irrationnel, et qui voient leur méthodologie dans l'acte de "saisir le sens," de "comprendre" (verstehen), et leur plus important instrument conceptuel dans la mise au point de "types idéals." Elles ne veulent pas critiquer la méthode dont se servent ces sciences. Notre critique se dirige bien plutôt contre cette confusion inadmissible des méthodes et cette incertitude des principes logiques qui — en reconnaissant même ce que nous devons aux doctrines de Windelband, de Rickert et de Max Weber — admet la possibilité de tirer a posteriori de l'expérience historique une connaissance "théorique," — contre cette doctrine qui croit, d'une part, que l'on peut s'attaquer aux données de l'histoire sans posséder d'abord une théorie de l'action en général, et d'autre part, pouvoir donner par induction une théorie empirico-réaliste de l'action.

La valeur des recherches historiques pour la connaissance (entendant également par là toute espèce de description et de statistique économique : celles ci aussi ne s'adressent jamais qu'au passé, si récent même soit-il : aux mains de la connaissance empirique, le présent se fait aussitôt passé) ; la valeur des recherches historiques ne tient nullement au fait, inexistant, que l'on en pourrait tirer des doctrines susceptibles d'être formulées en propositions universelles. Pour méconnaître cette vérité, il faut être resté étranger au sens et à la position particulière des recherches de l'histoire et des sciences morales.

Ce serait également juger de travers l'intention des recherches suivantes que d'y voir une intervention dans un supposé combat de la théorie pure et abstraite — toute théorie doit être pure et abstraite — contre l'histoire et la science expérimentale. L'opposition logique qui subsiste entre elles n'a rien d'une hostilité. Le but de nos recherches est tout au contraire de séparer la théorie a priori et l'histoire, en tant que science d'expérience, et de mettre en lumière l'absurdité des efforts des écoles historiques et institutionnalistes en vue de confondre des logiques inconciliables, efforts qui vont précisément contre l'histoire, parce qu'ils cherchent à en tirer des conclusions pragmatiques pour le présent et l'avenir, quand bien même ces conclusions ne consisteraient, en principe du moins, qu'à repousser l'application au présent et à l'avenir des propositions générales de la théorie.

Le caractère propre de la recherche historique n'est pas de formuler des lois, et sa valeur pour la conscience n'est pas d'être capables de nous fournir de façon immédiate des conclusions applicables à notre action. L'histoire nous enseigne la prudence, mais elle ne donne à personne la capacité de résoudre les problèmes concrets. La pseudo-discipline historique qui s'intitule aujourd'hui sociologie est avant tout une interprétation des événements de l'histoire et une proclamation d'une prétendue évolution inévitable de l'avenir dans le sens de la caduque métaphysique marxiste du progrès ; elle essaye de se défendre contre les critiques de la science sociologique et de l'économie politique, d'une part, contre celles de la recherche historique de l'autre, en se réclamant du fait qu'elle considère les objets sous un angle sociologique, et non pas économique ou historique, ou relevant, en général, de la critique "non-sociologique." Les prétendument historiques "sciences politiques de l'économie" se protègent des critiques que l'économie politique formule à l'égard de leur programme interventionniste, en invoquant le caractère relatif de toute connaissance économique, caractère qu'elles prétendent avoir établi par leur étude non préconçue de l'histoire économique. Toutes, elles cherchent à jouer de l'irrationnel contre la logique et la pensée discursive de la science.

Pour étudier dans quelle mesure ces objections se trouvent fondées, il nous a paru non seulement nécessaire d'établir de façon positive le caractère logique des propositions économiques et sociologiques, mais encore inévitable de consacrer un exposé critique aux doctrines de quelques représentants de l'historicisme, de l'empirisme et de l'irrationalisme. Telles sont les considérations qui ont déterminé la forme extérieure de notre travail. celui-ci se divise en une série d'études indépendantes et — sauf la première — déjà publiées [4], qui ont cependant été projetées et conçues comme les parties d'un tout, et qui constituent une oeuvre unitaire. Nous avons, ce faisant, cru nécessaire de présenter sous un jour nouveau quelques-unes des idées fondamentales de l'économie politique, pour les libérer des contradictions et des additions étrangères avec lesquelles elles restent d'habitude mélangées dans les exposés qu'on en a donnés jusqu'ici ; il m'a semblé aussi indispensable de faire voir les origines intellectuelles de l'hostilité de principe contre la science économique et, enfin, de montrer par un exemple comment les facteurs historiques interviennent en économie, et quels points auraient dû retenir l'attention d'une école qui, en se tournant vers l'histoire, n'y aurait pas recherché un prétexte pour repousser les résultats théoriques qui ne s'accordent pas avec sa prévention politique, mais un moyen de faire progresser nos connaissances. En procédant de la sorte, il ne nous a pas été toujours possible d'éviter des répétitions : aussi bien les arguments opposés, sous différentes formes, à la possibilité d'une théorie universelle, se laissent-ils, en dernière analyse, toujours ramener aux mêmes erreurs.

Les tenants même de l'école historique ont renoncé, aujourd'hui, à mettre systématiquement en doute l'universalité des propositions de la science économique ; ils ont dû abandonner ce principe de l'historicisme. Ils se bornent à prétendre que seul un nombre fort restreint de phénomènes est susceptible d'être éclairé par ces propositions et à tenir celles-ci pour si évidentes et si banales qu'une science qui voudrait s'en occuper serait, à leurs dires, superflue. Mais d'autre part, la même école prétend — et c'est ici le fondement même de son empirisme — qu'il est possible d'établir, à partir des données de l'histoire économique les lois économiques de périodes historiques définies. Mais ce qu'elle présente ainsi comme des "lois économiques " se révèle à un examen plus approfondi, comme une simple description d'époques historiques définies et du style de leur économie, et ainsi, de façon caractéristique, comme simple "compréhension" du passé. Elle n'a pu, jusqu'ici, établir aucune proposition comparable à celle de la théorie universelle. Jamais elle n'a pu produire une proposition qui, différente en son contenu des lois de la théorie, puisse nous faire entendre l'évolution des transformations de la monnaie dans l'Athènes antique ou dans le "précapitalisme" du XVIe siècle aussi bien que ces lois mêmes de la théorie — qui, d'après l'école historique, ne sont taillées qu'à la mesure du capitalisme de l'époque libérale.

Vu cet état de choses, on ne saurait comprendre pour quelle raison les partisans de l'école historique évitent si soigneusement de discuter les doctrines de la théorie universelle au nom de ses principes mêmes [5], pourquoi ils se refusèrent obstinément à en tenir compte, et pourquoi ils se servent, plus obstinément encore, du nom d'économie politique, de théorie de l'économie politique, pour les déductions historiques. Cela ne devient compréhensible que si l'on remarque que des points de vue politiques, et non point scientifiques, sont ici déterminants, qu'il s'agit de combattre l'économie politique, parce que l'on ne sait comment défendre autrement un programme politique indéfendable contre une critique fâcheuse, parce qu'elle s'appuie sur les données de la science. En Europe, l'école historico-empirico-réaliste, en Amérique l'école institutionnaliste sont les précurseurs de cette économie destructive qui a amené le monde à l'état où il se trouve de nos jours, et qui anéantira sans aucun doute la civilisation moderne, si elle garde sa prédominance sur les esprits.

Ce livre, qui s'attache à étudier, loin de toute politique, les problèmes de l'économie en les saisissant à leur base, ne traite pas de ces arrière-plans politiques. Mais peut-être n'est-il pas déplacé, en un temps qui évite si soigneusement l'étude de tout objet ne semblant pas, au premier abord, susceptible d'application pratique immédiate, de constater que les problèmes abstraits de la logique et de la méthodologie entretiennent les relations les plus étroites avec la vie de chaque individu et le destin de toute notre civilisation. Et il n'est sans doute pas moins important de faire remarquer qu'on ne saurait maîtriser aucun problème de sociologie ou d'économie politique — si simple qu'il puisse paraître à un oeil superficiel — sans être d'abord remonté jusqu'aux fondements logiques de la science de l'action humaine.

Notes

[1] Bergson, sur l'échange : "et l'on ne peut le pratiquer sans s'être demandé si les deux objets échangés sont bien de même valeur, c'est-à-dire échangeables contre un même troisième." (Les Deux Sources de la Morale et de la Religion, Paris, 1932, p. 68.)

[2] Ce n'est que lorsque le livre était déja sous presse que je pris connaissance du volume du Jahrbuch de Schmoller honorant le 70e anniversaire de Sombart (volume 6, 56e année) et dont la première partie est consacrée au sujet "Théorie et histoire". Le traitement des questions de méthodologie et de logique suit les voies de l'historicisme et de l'empirisme et passe sous silence les arguments qui s'opposent à l'École historique. C'est également le cas de la contribution la plus importante, qui est celle de Spiethoff (Die Allgemeine Volkswirtschaftslehre als geschichtliche Theorie) et qui présente de manière brillante la méthodologie de cette école. Comme les autres collaborateurs de ce numéro, Spiethoff n'étudie que les idées des partisans de l'École historique — il ne semble même pas connaître l'important travail de Robbins. Quand Spiethoff écrit : "La théorie de l'économie de marché capitaliste part de l'idée que les individus sont conduits par l'égoïsme. Nous savons que l'amour du prochain est également pratiqué et que d'autres mobiles sont aussi en vigueur, mais nous considérons qu'au total ceci est insignifiant et qu'en tenir compte est secondaire" (p. 900). Il montre ainsi que la théorie qu'il a en tête est très éloignée de ce qu'enseigne la théorie économique subjectiviste moderne et qu'il considère que le status controversia est le même que dans les années 1880 et 1890. Spiethoff ne voit pas que l'économie politique ne s'occupe pas de la théorie de la gestion mais de l'activité économique des hommes. Il ne comprend pas que la théorie a priori, universellement valable, n'est pas une "construction iréelle" (bien qu'elle soit une construction abstraite) et qu'il ne peut y avoir de théorie autre qu'a priori et universellement valable (c'est-à-dire indépendante du lieu, du temps, du pays, de la race, etc.) parce qu'il est en effet impossible à l'esprit humain de déduire, à partir de de l'expérience historique, des propositions théoriques a posteriori. Les recherches du présent ouvrage examineront en détail et de manière critique les conceptions de Spiethoff et de l'École historique, pour les rejeter.

[3] Un historicisme conséquent ne devrait même pas, au demeurant, admettre cette idée. Voir ci-dessous, pp. 5 sqq.

[4] Je remercie les éditeurs Duncker & Humboldt de m'avoir donné l'autorisation de reproduire le matériel publié dans le numéro 183 des publications du Verein für Sozialpolitik.

[5] On ne peut considérer comme critique suffisante le fait que Sombart appelle Gossen "l'idiot génial". (Cf. Sombart, Die drei Nationalökonomien, Munich, 1930, p. 4.


Nota : dans la préface de l'édition anglaise, Mises signale qu'il a d'abord employé (en 1929) le terme de sociologie, pour lui substituer par la suite celui de praxéologie.

Préface [absente de l'édition originale]

Précision&nbsp: Le texte de préface ci-dessous, qui se trouve dans la traduction manuscrite (anonyme) reprise ici, ne figure pas dans l'édition allemande de 1933 et ne correspond pas à celle de l'édition anglaise. Je ne sais si Mises, qui a corrigé certains passages de la version manuscrite, avait écrit ce texte spécialement pour l'édition française. [Hervé de Quengo]. Les problèmes méthodologiques de l'économie politique et les conflits de l'heure présente

§ 1 — L'étude des fondements et des principes de la recherche sociologique et économique, et tout particulièrement des problèmes méthodologiques de la sociologie et de l'économie politique, soulève souvent aujourd'hui une méfiance considérable. L'heure n'est point, pense-t-on, à de telles études, qui portent plutôt le caractère de la philosophie et de l'abstraction. Ce dont il est besoin, c'est de s'attaquer directement aux problèmes pratiques que la vie nous pose chaque jour, de consacrer ses études aux relations concrètes des faits, de considérer le réel, afin de fournir à l'action une réponse à toutes ces questions qui ne peuvent rester plus longtemps en suspens. Quand la maison est en flammes, il convient de combattre l'incendie, et non pas de se livrer à des études de théorie. Le temps sera venu pour de telles études lorsque la paix et l'aisance générale donneront aux hommes le loisir qui y est indispensable.

Mais parler de la sorte, c'est méconnaître totablement, tant le caractère de la crise actuelle des esprits et de la société, que le sens et la propriété de l'étude des fondements et de la méthode des sciences sociales.

La crise de la civilisation occidentale, que nous n'éprouvons pas sans frémir, et dont les néfastes conséquences englobent également tous les individus, n'est pas d'origine matérielle ; elle ne s'est pas abattue sur les hommes comme sur une calamité naturelle, comme un aveugle destin dont on ne saurait se défendre. Jamais, au cours de l'histoire, ne s'est rencontrée une époque qui, dans ses conditions matérielles, soit plus propice que la nôtre à la prospérité générale. Le progrès des sciences physiques nous a permis de porter à un tel point de perfection les techniques de la production que le travail est devenu de beaucoup plus productif qu'il ne l'a jamais été. Les deux cent dernières années ont entraîné en accroissement de la richesse que l'on aurait autrefois qualifié de fabuleux. Dans les grandes nations européennes, et dans les contrées d'outre-mer dont la population est faite des descendants d'Européens émigrés, même l'individu qui, en comparaison de ses concitoyens, se trouve relativement défavorisé, jouit d'un niveau de vie, qui, il n'y a que deux ou trois générations, serait apparu comme un luxe. De plus, il est absolument hors de doute que les masses pourraient vivre de façon beaucoup plus satisfaisantes encore, et qu'il serait possible de faire encore disparaître bien des besoins et des misères, si l'on ne consacrait pas une partie considérable de la production à fabriquer des armes de meurtre et des instruments de destruction, au lieu de denrées utiles à la vie et au confort, et si la politique des différentes nations, en matière d'économie, ne se croyait pas obligée de viser avant tout à protéger les producteurs moins capables contre la concurrence des producteurs plus puissants. La crise n'est pas une crise de la production matérielle, mais une crise des esprits et des âmes. Ce qui nous fait défaut, ce ne sont point les moyens matériels de conserver la vie et de la rendre plus belle, c'est un ordre de société qui nous rendrait possible d'utiliser notre puissance technique et nos réserves de moyens de production à augmenter la prospérité et le bonheur.

La richesse matérielle, principe de notre aisance, n'est pas née en dehors de l'action transformative des hommes. La charte sociale du moyen-âge et des premiers siècles des temps modernes s'opposaient tout autant au progrès technique qu'à la pensée libre et au développement des sciences. L'initiative de l'individu était entravée de tous côtés. Dans l'agriculture et l'industrie, des procédés qui nous semblent aujourd'hui primitifs et insuffisants étaient prescrits comme règles. Toute entorse à ces façons de faire apparaissait comme offense aux lois divines et humaines, comme rébellion d'un égoïsme malpropre, et était impitoyablement réprimée. Il fallut que se produisit une révolution profonde de l'idéologie pour ouvrir la vie à une amélioration des techniques de production. Il fallait que la pensée politique, sociale, économique s'engageât sur de nouvelles routes. Ce fut l'oeuvre des grands théoriciens français, anglais et écossais de l'économie politique et de la sociologie au cours du XVIIIe et du XIXe siècle. En libérant l'esprit des préjugés que lui imposait le système de tutelle, ils ont créé les conditions sociales nécessaires à l'incroyable progrès technique de l'époque du machinisme. Le libéralisme économique qui travaille de concert avec le libéralisme politique au développement des convictions démocratiques a apporté au monde une transformation plus radicale qu'avant lui aucune doctrine, ou les guerres conquérantes d'aucun chef d'armée.

Aucune institution sociale, aucune contrée ne restera indifférente à l'influence de cette transformation capitale, la plus considérable de toutes celles qu'a connues l'histoire. Non seulement la production de biens matériels fut l'objet d'une organisation nouvelle, mais aussi les moeurs et les coutumes, toutes les relations entre les individus et entre les peuples, toutes les institutions juridiques et constitutionnelles. Et cette rénovation ne se borna pas à cette petite fraction de l'humanité qui, jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, avait eu, en Europe, dans le cercle de la culture occidentale, une sorte d'existence pour soi. La nouvelle idéologie pénétra de tous côtés, et s'étendit à des peuples qui, pendant des siècles, pendant des millénaires même, avaient vécu repliés sur eux-mêmes. Partout les capitaux d'origine européenne aidèrent à adapter la production aux données de la technique moderne. Pour la première fois dans l'histoire, s'accomplit une révolution qui ne se limita pas, géographiquement ou ethniquement, à une partie seulement de la terre. Les civilisations particulières, dont l'histoire s'était jusqu'alors développée de façon étanche, se fondirent en l'unité d'une grande culture oecuménique. Du fait de la division du travail entre nations, les produits des contrées lointaines servent à la satisfaction de la demande. Tous les continents et toutes les zones contribuent à nourrir et à vêtir l'Européen occidental moyen. Les idées occidentales ont pénétré les provinces les plus reculées de la Chine et l'Inde. Toutes les races humaines se pressent dans les universités d'Europe, d'Amérique, et, dans la presque totalité des pays, l'enseignement est suffisamment développé pour permettre à ceux aussi qui désirent poursuivre leurs études dans leur pays d'origine, d'accéder à la totalité du patrimoine culturel du siècle. Les innovations telles que l'automobile, le film, la T.S.F., s'emparent du monde avec une extravagante rapidité. Des hommes dont les parents, il n'y a que vingt ou quarante ans, recourraient, en cas de maladie, à l'assistance de charlatans ignorants et superstitieux, sont traités aujourd'hui par des médecins rompus aux méthodes les plus modernes de leur art. Il n'y a guère que cent ans, les voyages restaient le privilège d'un petit nombre. Goethe n'a jamais vu Vienne, Paris ou Londres ; Schiller n'a pas connu les Alpes qu'il a chantées dans Guillaume Tell, bien qu'elles ne soient guère éloignées de sa patrie souabe. Tout le monde peut aujourd'hui partir vers les terres lointaines. Mais celui qui ne quitte pas son foyer, peut également, par les journaux et les revues, par les livres, par la T.S.F., par le film, se tenir au courant de tout ce qui se passe dans le vaste monde.

Nous comprenons aisément le joyeux optimisme dont nos pères et nos grands-pères étaient emplis, à la vue de cette naissance d'une nouvelle ère. Ils voyaient l'homme s'affranchir des entraves qui l'avaient empêché d'organiser la planète pour le bonheur de l'espèce. Ils voyaient disparaître des préjugés séculaires, tomber des privilèges, s'évanouir l'organisation de l'humanité en castes et en classes ; les obstacles qui empêchaient l'homme véritablement capable de mettre en oeuvre ses dons, à la fois pour son bien personnel et pour celui d'autrui, étaient enlevés de sa route. On s'occupait à parer à l'arbitraire des gouvernements. L'État moderne sous sa forme constitutionnelle ordonnait législation et administration de telle sorte que l'individu pouvait se sentir libre, et n'avait rien à craindre de la défaveur des dirigeants. Les bûchers s'étaient éteints, où l'on avait brûlé Jean Huss, Michel Servet, Giordanno Bruno et tant d'autres parmi les penseurs les plus libres, ainsi que des milliers de femmes accusées de sorcellerie. On renonçait à emprisonner des hommes, à les torturer ou à les mettre à mort pour une raison de foi ou d'opinion. Et déjà l'on se croyait à l'aube d'une ère de paix éternelle.

Les événements ont pris un cours autre que ne l'avait escompté le libéralisme optimiste du XIXe siècle. Nous sommes retombés à un état que cet optimisme eut qualifié de barbare. Tous les idéaux du XIXe siècle sont aujourd'hui objet de mépris. La jeunesse qui s'avance aujourd'hui avec un élan d'ouragan refuse tout ce que le XVIIIe et le XIXe siècles jugeaient être noble et grand. On pense en avoir dit assez sur le libéralisme et la démocratie quand on les présente comme les erreurs inconcevables d'une époque de décadence. La liberté, qui depuis la polis grecque apparaissait comme le souverain bien en matière politique, est aujourd'hui méprisée, rejetée, selon le mot de Lénine, au rang d'un "préjugé bourgeois." La plus grande partie de l'Europe vit aujourd'hui sous un système d'esclavage où le droit n'est plus reconnu. Avec un enthousiasme sans pareil, les masses acclament des chefs qui exigent d'elles une soumission totale. La force brutale se voit glorifiée partout. Qui se refuse à plier est jeté en prison, brutalisé et mis à mort. La croyance à la paix est matière d'excommunication. Le nom de pacifiste est un crime. L'état totalitaire ne voit dans ses sujets que des soldats ou des producteurs de matériel de guerre, dans l'économie que le système de mise au point des moyens d'entreprises guerrières. L'état totalitaire s'arme pour la guerre totale, qui ne se terminera plus par la conclusion d'une paix, mais par la mise en esclavage totale, voire même par la destruction pure et simple du vaincu.

Perplexes et impuissants, les amis de la paix et de la liberté assistent à ce progrès de la barbarie. Ils voient passer à l'ennemi les bataillons serrés de la jeunesse ; ils ne comprennent plus le monde, ni comment il va. Ils ne peuvent concevoir que l'on ne sache mieux utiliser les ressources que le progrès technique met à la disposition de l'homme, qu'à en faire des armes de meurtre. Ils devinent la catastrophe que cette politique de violence prépare, mais ils sont impuissants à la prévenir. Ils gémissent et se plaignent, sans plus.

Il n'est rien de plus erroné que l'idée si répandue que ce grand conflit est un heurt où l'esprit rencontre la force. S'il en était ainsi, l'issue du combat serait dès maintenant décidée. Car la force n'a jamais rien pu, et ne pourra jamais rien, contre l'esprit. Mais derrière les troupes qui se jettent à l'assaut de tout ce que nous considérons comme la civilisation il y a la puissance d'idées. Le grand conflit est un conflit des idées. Contre les idées qui ont créé la civilisation moderne, d'autres idées se présentent.

Les fondements spirituels du mouvement qui veut remplacer l'État bourgeois constitutionnel — un ordre social fondé sur la propriété individuelle des moyens de production —, par l'État total du socialisme, la sécurité bourgeoise par la vie dangereuse, la coopération pacifique des hommes par la guerre totale, la liberté par la contrainte et la raison par des mythes, ces fondements ont été établis dans les siècles derniers par des intellectuels et des écrivains. Des hommes de plume ont ouvert la route du pouvoir à ceux qui, aujourd'hui, cherchent à répandre la terreur par la violence brutale, ne cessent de railler l'intelligence et l'intellectualisme, brûlent les livres et emprisonnent leurs ennemis. Il n'est aucune idée, dans ce qui a transformé le monde au cours des derniers vingt-cinq ans, qui n'ait son origine dans des livres rédigés bien longtemps avant que les coups de feu de Sarajevo n'aient déclenché l'avalanche. Le succès de ces livres ne leur venait pas d'une réfutation des doctrines libérales et des théories économiques ou sociologiques sur lesquelles celles-là s'appuyaient. Aussi bien ces critiques ne surent-ils produire aucune objection de valeur, capable d'ébranler en ses pièces maîtresses le système de l'économie politique et de la sociologie rationnelles ; ils ne tardèrent pas à abandonner leurs vaines tentatives de découvrir des points faibles dans les propositions de ces sciences, ou de les remplacer par des systèmes mieux accordés aux exigences logiques et à la réalité des phénomènes. Leur succès, ils l'ont dû uniquement au fait qu'ils se sont attaqués aux fondements philosophiques et méthodologiques des sciences de l'action humaine et des rapports inter-humains. Ils ont combattu la logique et la raison, ils ont prêché le culte de l'irrationnel et de l'absurde.

Deux mondes s'opposent aujourd'hui, dont les représentants sont à ce point étrangers les uns aux autres qu'ils sont hors d'état d'entendre leurs paroles réciproques. Les uns voient dans la raison et la logique le propre et le plus haut privilège de l'homme, et pensent qu'il n'est rien d'aussi généralement humain que la rigueur de la pensée et une pratique qui corresponde à cette pensée. Mais les autres croient que le mythe est supérieur à la raison, et voient dans le rationalisme la misérable erreur d'une époque de décadence. Ceux-là édifient par les moyens de la pensée discursive un système achevé de la science de l'action humaine, de la praxéologie, et se sentent inattaquables sur une telle position, parce que leur théorie économico-politique et leur sociologie résiste à toute critique logique. Ceux-ci refusent à la raison et à la logique le pouvoir de saisir la vie et l'action humaines. Le monde, disent-ils, est irrationnel et ne peut-être ni entendu ni compris par la pensée. Ils vont même plus loin encore, et nient que la structure logique de la pensée et de l'action soit identique et une dans tous les temps et pour tous les hommes. La logique selon la doctrine marxiste revêt, comme toute pensée, un caractère de classe ; il n'est pas de logique universelle, il n'y a que les logiques des différentes classes sociales. La pensée, selon les racistes, n'a pas de valeur humaine universelle : elle est différente selon les races particulières.

Devant un pareil assaut contre les bases mêmes de la science, l'attitude qui, pour la défense du point de vue scientifique, voudra se borner à la façon d'aborder tel ou tel problème particulier, est évidemment insuffisante. On ne réfute pas de telles attaques en invitant l'adversaire à mettre au jour, dans le système de la science, au moyen de la logique et de la pensée discursive, un défaut, une erreur ou une contradiction. Car cet adversaire met précisément en doute la compétence même de la logique, qui porte nécessairement, selon lui, le caractère d'une race, d'une classe ou d'une époque. Il ne dit pas : "Vos doctrines sont une erreur", mais : "Votre point de vue est indéfendable, parce que vous prétendez travailler avec la raison et la logique." Ils ne consentent pas un instant à faire, par exemple, une critique immanente de la théorie ricardienne des avantages comparatifs. Ils disent, s'ils appartiennent à l'école historique : cette doctrine correspond aux intérêts de l'Angleterre dans la première moitié du XIXe siècle ; elle est sans valeur pour les autres peuples et d'autres temps. En tant que marxistes, ils y voient un mode de pensée bourgeoise, l' "idéologie" de la bourgeoisie anglaise. Sont-ils racistes, ils n'y découvrent que les doctrines d'un Juif anglais agioteur. Ils s'amusent de la — prétendue — naïveté de ceux qui veulent faire de la science objective.

Ce fut une énorme erreur de la praxéologie que de ne pas s'être livrée à un examen complet de ces critiques. Sans doute peut-on évoquer bien des choses à sa décharge. Il pouvait sembler plus tentant de travailler, sans se laisser troubler davantage, à l'élaboration du système scientifique, que de s'expliquer avec des objections qui manquaient manifestement autant de fond que d'objectivité et qui, pensées jusqu'au bout, ne pouvaient que se retourner contre le point de vue même de la critique. Mais il n'est pas du pouvoir de la science de tenir compte ou non, à son gré, d'une critique dirigée contre elle. Même la critique la plus insuffisante a besoin d'être réfutée, non seulement eu égard aux critiques mêmes mais par une exigence de conscience scientifique. Car il se pourrait que les objections, même insuffisantes et contradictoires, aient touché un point faible, en un sens autre que celui auquel pensait la critique. Le progrès de la praxéologie qui, à la différence des sciences naturelles, ne peut s'appuyer sur l'expérience issue de l'expérimentation, est l'oeuvre d'un processus spirituel qui, dans le cerveau même du penseur individuel, ne peut se développer que comme une suite d'objections et de réfutations de ces objections. On ne saurait négliger aucune critique, d'où qu'elle vienne : aucune n'est dépourvue de fondement qu'elle ne mérite d'être réfutée. Mais, et avant tout, on ne saurait dédaigner aucune critique sous prétexte qu'elle semble "philosophique," "épistémologique" ou "transcendante."

Dans de telles disputes, il s'agit bien en effet de principes et de philosophie Mais ce serait une grave erreur d'imaginer que ces objets n'intéressent que le philosophe. Ils touchent à toute science de l'homme et de son action : non seulement à l'économie politique et à la sociologie, mais tout autant à l'histoire et à toutes les disciplines historiques. Mais, de plus, ils intéressent encore l'homme même de l'action, et chaque individu humain. Car, de l'issue de ce conflit idéologique dépend l'évolution des rapports inter-humains et l'avenir même de la civilisation.

§ 2 — Parmi les courants de pensée qui ont déshabitué l'homme du rationalisme scientifique, il revient au Romantisme une place de tout premier plan. Le romantisme aperçoit le bien dans tout ce qui est lointain et voit le mal dans la réalité qui l'entoure. Ce préjugé est, pour le romantique, un empêchement insurmontable de contempler le monde sans prévention. Le passé lui apparaît à travers une auréole bienheureuse, et tout aussi bien le futur, pour peu qu'il doive revêtir la forme de ses désirs. Mais le présent n'est que corruption et décadence.

Les romantiques reprochent à l'économie politique et à la sociologie leur attitude rationaliste. On ne saurait, disent-ils, considérer les choses humaines sous l'angle de la raison, car le monde est, dans sa réalité, irrationnel. Pour saisir l'irrationnel, il est besoin de l'intuition et de l'intelligence sympathique, le raisonnement et le simple entendement sont ici voués à un échec.

Mais cette critique laisse résolument intacte les astreintes de la praxéologie moderne. L'économie politique d'aujourd'hui, qui se fonde sur les bases nouvelles données par Carl Menger, Jevons et Walras — la théorie de la valeur, ne s'occupe à aucun degré des fins de l'action humaine, mais uniquement des moyens mis en oeuvre pour parvenir à ces buts. On peut dire des fins qu'elles sont irrationnelles. Mais l'action qui vise à les atteindre — cette action qui seule est l'objet de l'économie politique et de la sociologie — a toujours un caractère rationnel. Il se peut que l'erreur, l'ignorance ou d'autres faiblesses humaines empêchent cette action de procéder convenablement et de s'engager sur la route qui mène réellement vers les buts auxquels on vise, et qu'ainsi le succès lui soit, en partie ou totalement, refusé. Mais cela ne change rien à son caractère. L'action humaine est rationnelle, parce qu'elle veut consciemment s'appliquer à des buts. Même le romantique à la recherche de l'oiseau bleu agit de façon rationnelle, car son action aussi reste marquée des exigences nécessaires auxquelles toute action humaine est liée.

Ce sont là des vérités qu'on a eu de la peine à comprendre parce qu'on a méconnu l'essence de la théorie économique. On a cru que celle-ci ne s'occupe que d'un seul aspect de l'action humaine, à savoir du soi-disant aspect "économique," ou, en d'autres termes, que son intérêt ne va qu'à l'entité toute théorique de l'homo oeconomicus. Mais aussitôt que l'on veut procéder à la détermination plus précise de cet être "économique," on se heurte nécessairement à des difficultés insurmontables. Car l'homme agissant est une unité indivisible : il est, au sens le plus strict du mot, un individu. Il aspire à chaque instant aux choses qui lui semblent les plus importantes et les plus pressantes. Et, ce faisant, il place sur le même plan l'idéal et le matériel. Du fait qu'il préfère un but à un autre, il établit entre les deux une relation qui en font les éléments d'un seul et même processus d'appréciation. Agir, c'est préférer et ajourner, et le choix ne décide pas, d'une part entre différents aspects matériels et économiques, d'autre part entre différents points de vue "idéels" et "non-économiques," mais toujours entre des fins de toutes sortes.

Une fois qu'on a reconnu ceci, toutes les objections qui ont été produites contre l'économie politique d'un point de vue soi-disant "supérieur" ou "moralement supérieur" se dissipent. Et le reproche qu'on lui a fait de ne pas assez aller "en profondeur" apparaît également comme injustifié. L'économie politique s'occupe de l'action humaine et de ses conséquences, non des motifs qui déclenchent l'action. Si elle étudie l'évolution des prix du vin, elle ne se demande ni pourquoi les hommes boivent du vin, ni s'il est bon de boire du vin, ni s'il est moral de boire du vin. Elle prend comme donnée la consommation du vin, et se demande uniquement de quelle façon le comportement des acheteurs réagit sur le marché et la production.

§ 3 — On croit que le rationalisme a surestimé la signification des choses économiques. Les hommes, pense-t-on, ont besoin avant tout de mythes et d'idéaux. L'éclat romantique de la vie dangereuse leur est de plus d'importance que le bien-être et le bonheur. Ce serait là la raison pour laquelle ils ont répudié le matérialisme du XIXe siècle et ont accueilli avec une ferveur religieuse des théories qui exigent un abandon des intérêts de l'individu en faveur d'un idéal, que ce soit la nation, la race ou la classe.

Mais c'est méconnaître totalement l'essence de ces mouvements hostiles au libéralisme et au rationalisme que de penser qu'ils promettent à leurs adhérents autre chose qu'une plus grande aisance, et que leurs adhérents attendent d'eux autre chose que de tenir cette promesse. Le socialisme dit aux masses : les modes de la production capitaliste entravent le développement des forces productives. Nous voulons les remplacer par un système de production plus fécond et assurer ainsi à chacun de vous un plus grand bien-être. Les syndicats ouvriers promettent à leurs adhérents de plus hauts salaires. Les partis agraires veulent une augmentation du prix des produits de la terre ; les artisans et le petit commerce des revenus plus élevés par l'élimination de la concurrence des grandes entreprises plus productives. Les nationalistes considèrent les tarifs douaniers et toutes les mesures protectionnistes comme un moyen d'élever le bien-être de leurs compatriotes. S'ils ont des intentions guerrières et imposent à leurs concitoyens des privations, celles-ci ne signifient, dans leur esprit, que des sacrifices provisoires. Car ils voient le but de la guerre dans l'augmentation de la prospérité nationale. Ils veulent conquérir des territoires et des colonies riches en matières premières et laissent espérer à leur peuple une vie dans l'abondance. Les chefs vantent leurs mythes et leurs nouveaux empires comme panacée de toutes les misères matérielles. "Vous êtes pauvres, disent-ils, nous voulons vous rendre riches au moyen d'un nouvel ordre social."

La mise au ban de la théorie économique par tous ces partis trouve sa raison dans le fait que les critiques qu'elle formule à leur égard atteignent leur programme en son point le plus important et le plus faible à la fois. Ils savent qu'ils ne peuvent se défendre contre ces critiques, qu'il leur est impossible de leur opposer une contre-critique. Ne pouvant réfuter en détail les doctrines de l'économie politique, ils cherchent à nier la possibilité d'une science de l'économie politique. Ils refusent une valeur universelle à la pensée qui établit les contradictions de leurs doctrines et l'inutilité des moyens qu'ils recommandent : les résultats auxquels celle-ci parvient ne vaudraient que pour certaines classes, certaines races, certains peuples, certaines époques.

Il n'est pas aujourd'hui de tâche plus pressante pour l'économie politique que l'examen de ces objections et de ces critiques. Ce qui est avant tout nécessaire, c'est une étude approfondie des problèmes de principe et de méthode.