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Ludwig von Mises:Le Socialisme - chapitre 31
Le Socialisme
Étude économique et sociologique


Anonyme


Quatrième partie : le socialisme comme exigence morale
Chapitre V — La démocratie économique

Quatrième partie : le socialisme comme exigence morale

Chapitre V — La démocratie économique

1. Le slogan de la "démocratie économique"

Parmi tous les arguments apportés en faveur du socialisme, il en est un qui acquiert une importance sans cesse croissante. Il se résume dans la formule "self-government in industry." De même que dans le domaine politique l'absolutisme du roi a été détruit par l'accession du peuple à la participation au pouvoir puis à la pleine souveraineté, de même l'absolutisme des propriétaires des moyens de production et des entrepreneurs doit être supprimé par les consommateurs et les travailleurs. La démocratie demeurera imparfaite tant que chacun devra se plier à l'arbitraire des possédants. La plus grande tare du capitalisme n'est pas l'inégalité des revenus. La puissance qu'il confère aux possédants sur les autres citoyens est plus insupportable encore. tant que subsistera cet état de choses, on n'aura pas le droit de parler de liberté individuelle. Le peuple doit prendre en mains l'administration de l'économie comme il a fait du gouvernement de l'État. Sous cette argumentation se dissimule une double erreur. Elle méconnaît d'une part la nature de la démocratie politique et sa fonction, et d'autre part le véritable caractère de l'organisation sociale fondée sur la propriété privée des moyens de production [1].

Ainsi que nous l'avons déjà montré, l'essence de la démocratie ne consiste pas dans un système d'élections, de délibérations et de votes, que l'on recoure d'ailleurs à la consultation directe du peuple ou à des assemblées quelconques issues de lui par voie d'élections. Ce ne sont là que les procédés techniques qui permettent le fonctionnement de la démocratie politique. La fonction de cette dernière est de créer la paix. Les institutions démocratiques assurent l'accomplissement de la volonté du peuple en matière politique, en lui faisant élire gouvernants et administrateurs. Ainsi se trouve écarté tout danger qui pourrait menacer le déroulement paisible de l'évolution sociale du fait d'un désaccord entre la volonté des gouvernants et l'opinion publique. La guerre civile est évitée lorsqu'il existe des institutions qui permettent un changement pacifique de gouvernement. Sur le plan économique, dans une société fondée sur la propriété privée des moyens de production, il n'est pas nécessaire pour atteindre ce même but de recourir à des institutions analogues à celles que la démocratie a créées sur le plan politique. La libre concurrence y pourvoit à elle seul. Toute production doit nécessairement s'adapter aux désirs des consommateurs. Dès qu'elle n'y répond plus, elle cesse d'être rentable. Ainsi la libre concurrence assure la soumission des producteurs à la volonté des consommateurs et le transfert des moyens de production, des mains de ceux qui refusent ou sont incapables de répondre aux exigences des consommateurs, dans les mains d'individus plus aptes à diriger la production. C'est le consommateur qui est le maître de la production. Considérée de ce point de vue, l'économie est une démocratie dans laquelle chaque centime joue le rôle d'un bulletin de vote. Elle est une démocratie dont les représentants ne jouissent que d'un mandat toujours révocable [2].

C'est une démocratie des consommateurs. Les producteurs en tant que tels n'ont pas la possibilité de donner à la production son orientation. Il en est ainsi aussi bien de l'entrepreneur que de l'ouvrier, contraints l'un et l'autre d'obéir en définitive aux voeux des consommateurs. Il ne saurait d'ailleurs en être autrement. La production ne peut être réglée que par les consommateurs ou les producteurs. Que ce soient les consommateurs qui s'en chargent est une évidente nécessité puisque la production n'a pas sa fin en soi mais dans la consommation. En tant que producteur, tout citoyen qui participe à l'économie fondée sur la division du travail est un mandataire de la communauté et doit lui obéir. Ce n'est qu'en tant que consommateur qu'il intervient dans l'orientation de la production.

Ainsi l'entrepreneur ne fait qu'assurer la marche de la production. Qu'il exerce sur le travailleur un certain pouvoir, cela est clair ; mais ce pouvoir n'est pas arbitraire. Il est contraint de s'en servir conformément aux exigences d'une production répondant aux désirs des consommateurs. Le salarié dont le regard ne dépasse pas l'horizon étroit de sa tâche quotidienne, peut considérer que l'entrepreneur règle arbitrairement la marche de son exploitation. Il est naturel que, de son point d'observation, il ne distingue pas les grandes lignes et le plan de l'ensemble. Il en est surtout ainsi lorsque les dispositions prises par l'entrepreneur atteignent l'ouvrier dans ses intérêts immédiats. Il lui est impossible de comprendre que l'entrepreneur travaille sous le joug d'une loi rigoureuse. Sans doute est-il loisible à ce dernier de lâcher à tout moment la bride à sa fantaisie. Il peut renvoyer arbitrairement des ouvriers, s'entêter dans des procédés de production désuets, choisir à dessein des méthodes de travail inadéquates et s'inspirer dans la conduite de ses affaires de motifs étrangers à la satisfaction des voeux des consommateurs. Mais, s'il agit ainsi, et dans la mesure où il le fait, il doit en supporter les conséquences, et, s'il ne s'arrête pas à temps, il se voit relégué par la perte totale de son bien dans une situation où il ne peut plus nuire. Il n'est pas nécessaire pour cela d'assurer un contrôle particulier de sa conduite. Le marché s'en charge avec plus de rigueur et de précision que ne pourrait le faire une surveillance exercée par le gouvernement ou d'autres organes de la société [3].

Toute tentative pour substituer au règne des consommateurs le règne des producteurs est absurde car elle serait en contradiction avec le but même de la production. Nous en avons déjà examiné de plus près un exemple, le plus important dans le monde moderne : celui de la conception syndicaliste de l'économie. Ce qui vaut pour cette dernière vaut pour toute autre politique des producteurs. Toute économie est nécessairement une économie des consommateurs. L'absurdité de toutes les tentatives pour créer la "démocratie économique" au moyen d'institutions syndicalistes, apparaît en pleine lumière quand on transpose les choses sur le plan politique. Y aurait-il démocratie s'il appartenait aux juges de décider quelles lois doivent être valables et selon quelles méthodes on doit dire le droit, ou encore aux soldats de décider au service de qui ils doivent mettre leurs armes et comment doit être employée la force qui leur est confiée ? Non, juges et soldats en tant que tels n'ont qu'à obéir si l'on ne veut pas que s'établisse en leur faveur un despotisme arbitraire. On ne saurait méconnaître plus gravement l'essence de la démocratie qu'en revendiquant pour l'industrie le droit de s'administrer elle-même, l' "industrial self-government," pour reprendre l'expression connue.

Dans l'organisation socialiste non plus ce n'est pas aux travailleurs de décider de ce qui doit être fait dans les différentes branches de la production auxquelles ils appartiennent ; c'est là la tâche de l'autorité supérieure unique qui règle toutes les actions sociales. S'il n'en était pas ainsi, il ne s'agirait plus de socialisme, mais de syndicalisme, or entre syndicalisme et socialisme il n'y a pas de compromis possible.

2. La consommation comme facteur déterminant de la production

On soutient parfois l'opinion que pour sauvegarder leurs intérêts particuliers, les entrepreneurs orientent la production dans un sens contraire aux intérêts des consommateurs. Les entrepreneurs n'éprouvent aucun scrupule "à provoquer ou à développer dans le public des besoins dont la satisfaction procure sans doute des sensations agréables d'ordre inférieur, mais est nuisible à ces valeurs supérieures que sont la santé et l'esprit." Ainsi la lutte contre l'alcoolisme "qui constitue pour la santé du peuple et sa moralité une lourde menace" est rendue plus difficile par "les résistances que lui opposent le capitalisme de l'alcool." L'habitude de fumer ne serait pas "si répandue et en semblable progression dans la jeunesse si des intérêts économiques n'étaient en jeu." "Des articles de luxe, des babioles de toute espèce, la littérature pornographique" sont aujourd'hui "imposés au public parce que les producteurs en retirent ou en espèrent un profit." [4] C'est un fait très connu que les armements formidables des grandes puissances et par suite la guerre elle-même ont été attribués aux machinations du "capitalisme des marchands de canon."

Les entrepreneurs et capitalistes qui ont des capitaux à utiliser se tournent vers les branches de la production où ils espèrent pouvoir réaliser le plus grand profit. Ils cherchent à démêler les besoins futurs des consommateurs de façon à s'assurer une vue d'ensemble sur les demandes à venir. Étant donné que le capitalisme crée sans cesse pour tous de nouvelles richesses et permet d'assurer une satisfaction toujours plus complète des besoins, la possibilité est sans cesse offerte aux consommateurs de satisfaire des besoins qui devaient auparavant demeurer insatisfaits par la force des choses. De là l'importance qu'a pour l'entrepreneur capitaliste la recherche des besoins jusque-là insatisfaits et qu'il serait désormais possible de satisfaire. C'est ce qu'on a en vue quand on dit que le capitalisme éveille des besoins latents à seule fin de les satisfaire.

Peu importe aux entrepreneurs et aux capitalistes la nature des objets que le consommateur désire. Ils ne sont que les serviteurs dociles du consommateur dont ils exécutent les ordres sans discussion. Lui indiquer quels biens il doit consommer n'est pas leur affaire. Ils lui livrent, s'il le désire, du poison et des armes de mort. Rien n'est plus faux que de croire qu'on gagne davantage en fabriquant des produits dont l'usage est nocif ou répondant à de bas appétits qu'en fabriquant des produits utiles ou destinés à la satisfaction de besoins supérieurs. Ce qui rapporte le plus, c'est ce qui correspond à la demande la plus pressante ; celui qui veut gagner de l'argent s'oriente vers les branches de la production où l'écart est le plus grand entre l'offre et la demande. Celui qui a déjà investi des capitaux dans une branche déterminée a sans doute intérêt à ce que la demande y augmente, il cherche à étendre les débouchés. Mais il ne saurait à la longue s'opposer aux variations des besoins du consommateur. De même il n'est pas avantageux pour lui à la longue que la demande des produits qu'il fabrique continue de s'accroître. Des entreprises concurrentes se créeraient qui ramèneraient bientôt son gain au niveau moyen.

Les hommes ne boivent pas de l'alcool parce qu'il existe des brasseries, des distilleries et des vignobles ; on fait de la bière, distille de l'alcool et cultive des vignes parce que les hommes demandent des boissons alcooliques. Le "capitalisme de l'alcool" n'est pas plus responsable de l'ivrognerie que des chansons à boire. Les capitalistes qui ont des actions de brasserie ou de distillerie auraient préféré acquérir des actions de maisons d'éditions pieuses, si la demande des ouvrages spirituels l'avait emporté sur celle des boissons spiritueuses. Ce n'est pas le capitalisme des armements qui a créé la guerre ; ce sont les guerres qui ont suscité le capitalisme des armements. Ce ne sont pas Krupp et Schneider qui ont dressé les peuples les uns contre les autres, ce sont les écrivains et les politiciens impérialistes.

Si l'on estime nuisibles l'alcool et la nicotine on n'a qu'à s'abstenir de leur usage. Si on le désire, on peut même inciter ses concitoyens à suivre cet exemple. Il est certain en tout cas que dans la société capitaliste dont le caractère essentiel est que chacun est tout ensemble maître et responsable de ses actions, on ne peut contraindre ses concitoyens à renoncer contre leur gré à l'alcool et à la nicotine. Que si par hasard on déplore de ne pouvoir diriger autrui à sa guise, qu'on se console en pensant que réciproquement on est assuré de n'avoir pas à exécuter les ordres d'autrui.

Certains socialistes reprochent avant tout à l'organisation sociale capitaliste la variété des biens qu'elle produit. Au lieu de se borner à fabriquer des produits uniformes qui pourraient être exploités sur une très grande échelle, on fabrique des centaines et des milliers de types d'objets différents, ce qui entraîne un enchérissement de la production. Le socialisme au contraire ne mettrait à la disposition des camarades que des produits uniformes et il augmenterait ainsi la productivité de l'économie. En même temps il supprimerait les ménages familiaux séparés et les remplacerait par des cuisines communes et des habitations semblables à des hôtels ; cette méthode, en éliminant le gaspillage de forces de travail dans des cuisines et des logements étroits, destinés seulement à un petit nombre d'individus, accroîtrait la richesse sociale. Ce sont là des pensées que bien des écrivains socialistes ont développées en détail, et elles ont pris une importance toute particulière dans le socialisme de Rathenau [5].

La production capitaliste offre à chaque acheteur la possibilité de choisir entre les produits moins chers de la fabrication en série et les produits plus chers fabriqués spécialement pour satisfaire le goût d'individus particuliers ou de groupes restreints. On ne peut méconnaître qu'il existe dans le capitalisme une tendance à uniformiser progressivement la production et la consommation par le moyen de la standardisation. Les objets ayant leur utilisation dans le processus même de la production sont de jour en jour davantage standardisés. L'entrepreneur avisé a tôt fait de s'apercevoir qu'il a avantage à adopter le type standard qui coûte moins cher, dont les pièces détériorées peuvent être remplacées plus facilement et dont les utilisations sont plus nombreuses, de préférence aux objets dont chacun exige une fabrication particulière. Ce mouvement vers la standardisation du matériel employé dans la production est entravé aujourd'hui avant tout par le fait que de nombreuses exploitations sont indirectement ou même directement socialisées, en sorte que, le travail n'y étant pas organisé d'une façon rationnelle, on n'y attache aucune importance aux avantages que présente l'utilisation du matériel standardisé. Les administrations de l'armée, les offices de construction municipaux, les chemins de fer d'État et autres organismes, résistent avec un entêtement bureaucratique à l'adoption des types universellement utilisés. Pour unifier la production des machines, de l'outillage des fabriques et des produits semi-manufacturés, il n'est pas nécessaire d'instaurer les méthodes de production socialistes. Au contraire, le capitalisme y conduit de lui-même bien plus rapidement.

Il en va autrement des biens d'usage et de consommation. Si quelqu'un estime que la jouissance supérieure qu'il retire de la satisfaction des désirs particuliers résultant de son goût personnel compense l'économie qu'il réaliserait en achetant les articles uniformes de la production en série, il est impossible de lui démontrer objectivement qu'il est dans l'erreur. Si mon ami préfère se vêtir, se loger et manger selon sa fantaisie au lieu de suivre l'exemple de tout le monde, on ne peut lui en faire un grief. En effet son bonheur réside dans la satisfaction de ses désirs ; il veut mener la vie qu'il lui plaît et non celle que moi-même ou d'autres hommes mènerions à sa place. Ce sont ses jugements qui importent, non les miens ou ceux de "tout le monde." Je peux dans certaines circonstances lui démontrer que les jugements qui sont à la base de son échelle de valeurs sont faux ; je peux, par exemple, lui prouver que les mets qu'il préfère ont une valeur nutritive moindre qu'il ne l'imagine. Mais s'il a fondé son échelle de valeurs non sur des vues insoutenables concernant certains rapports de cause à effet, mais sur des sentiments et des impressions subjectives, mes arguments ne pourront le toucher. Si, en dépit des avantages tant prônés de la vie d'hôtels et des cuisines communes, il préfère vivre une vie de famille indépendante parce que les sentiments qui s'expriment dans les mots : "maison" et "foyer" ont pour lui plus de poids que les arguments apportés en faveur de l'organisation sur le mode unitaire, il n'y a rien à répliquer. S'il veut meubler son logement selon son goût personnel et non selon le goût de la foule qui guide le fabricant de meubles, il est impossible de lui opposer aucun argument. Si connaissant les effets de l'alcool, il ne veut pas s'en abstenir parce qu'il est prêt à accepter en échange des joies de Bacchus tous les maux qu'entraîne la boisson, je peux sans doute estimer, du point de vue de ma propre échelle de valeurs, qu'il est fou, mais c'est sa volonté et son échelle de valeurs qui décide du plaisir qu'il éprouve. Si, comme dictateur ou comme membre d'une majorité despotique, j'interdis la consommation de l'alcool, je ne contribue pas par là à accroître le rendement de la production sociale. Ceux qui condamnent l'alcool s'en seraient abstenus sans qu'il eût été besoin de l'interdire. Mais, pour tous les autres, la suppression d'une jouissance qu'ils estiment supérieure à tout ce qu'ils peuvent acquérir en échange signifie une privation.

L'opposition qu'on établit entre la productivité et la rentabilité, dont nous avons montré qu'elle n'est d'aucune utilité pour la connaissance du processus d'une production orientée vers des buts donnés [6], conduit à des résultats erronés lorsqu'on veut l'appliquer aux fins de l'action humaine dans le domaine économique. Lorsqu'il s'agit des voies et moyens qui permettent d'atteindre un but donné, il est permis de considérer tel ou tel procédé comme plus idoine, c'est-à-dire comme donnant un rendement plus élevé. Mais, lorsqu'il s'agit d'apprécier si tel ou tel moyen apporte à l'individu une quantité de bien-être immédiat plus importante, on ne dispose plus d'aucun critère objectif. A ce moment, c'est la volonté subjective des hommes qui seule compte. Le fait que quelqu'un préfère boire de l'eau, du lait ou du vin ne dépend pas des effets physiologiques de ces breuvages, mais du cas que l'individu fait des effets qu'ils produisent sur lui. Si quelqu'un boit du vin plutôt que de l'eau, je n'ai pas le droit de considérer qu'il agit contrairement à la raison. Je peux tout au plus dire : "J'agirais autrement à sa place." Lui seul est juge et non moi de la façon dont il veut être heureux.

Quand la communauté socialiste met à la disposition de ses membres non pas les marchandises qu'ils désirent consommer mais celles que les dirigeants estiment bonnes pour eux, la somme de satisfaction qu'ils peuvent éprouver n'est pas augmentée mais diminuée. On ne saurait appeler démocratie économique cette violence faite à la volonté de l'individu.

La différence essentielle entre la production capitaliste et la production socialiste réside précisément en ceci que dans la première les hommes se ravitaillent, tandis que dans la seconde ils sont ravitaillés. Le socialiste veut nourrir les hommes, les loger, les vêtir. Mais les hommes veulent manger, se loger, se vêtir, et ainsi de suite. Et chacun entend faire son bonheur à sa façon.

3. Le socialisme comme expression de la volonté de la majorité

Aux yeux d'un grand nombre de nos contemporains, le fait qui emporte la décision en faveur du socialisme est qu'il est l'opinion dominante. "La grande majorité veut le socialisme ; les masses se refusent à supporter plus longtemps l'organisation capitaliste de la société. Telle est la raison pourquoi le socialisme doit être réalisé" Tel est le refrain qui revient sans cesse. mais ce n'est pas un argument de nature à convaincre ceux qui rejettent le socialisme. Certes, si la majorité le veut, le socialisme sera réalisé. Nul n'a mieux que les théoriciens libéraux montré qu'il est impossible de résister à l'opinion publique et que c'est toujours la majorité qui décide, même lorsqu'elle se trompe. Lorsque la majorité commet une erreur, la minorité n'est pas non plus justifiée à se plaindre d'avoir à en supporter elle aussi les conséquences. Car elle aussi a sa part de responsabilité en ce sens qu'elle n'a pas été capable de convertir la majorité. Mais lorsqu'on discute la question de savoir ce qui doit être, l'argument que la grande masse exige aujourd'hui avec impatience le socialisme n'aurait de valeur que si l'on considérait le socialisme comme une fin suprême devant être réalisée pour elle-même. Or il n'en est absolument pas ainsi. Comme toute organisation de la société, le socialisme n'est qu'un moyen et non une fin en soi. Ceux qui réclament le socialisme, tout comme ceux qui le repoussent, veulent le bien-être et le bonheur et ils ne sont socialistes que parce qu'ils croient que le socialisme est la voie la meilleure pour parvenir à ce but. Ils deviendraient libéraux s'ils acquéraient la conviction que l'organisation libérale de la société est la plus propre que l'organisation socialiste à réaliser leurs voeux et c'est pourquoi affirmer que l'on doit se rallier au socialisme parce que la masse l'exige est l'argument le plus mauvais qu'on puisse opposer à un adversaire du socialisme. La volonté de la foule est la loi suprême pour les mandataires du peuple qui doivent exécuter fidèlement ses ordres. Celui qui veut diriger les esprits n'a pas à se courber devant cette loi. Celui-là seulement ouvre des voies nouvelles qui exprime son opinion et qui cherche à la faire adopter par ses concitoyens même lorsqu'elle s'écarte de l'opinion dominante. Ce n'est rien moins qu'une abdication de l'esprit que l'on prétend imposer au petit nombre d'hommes qui cherchent aujourd'hui à combattre le socialisme par des arguments. Et c'est déjà une conséquence de la socialisation de la vie intellectuelle qu'on puisse faire appel contre eux à un tel argument. Même dans les périodes les plus sombres de l'histoire on n'y a pas eu recours. On n'a jamais objecté à ceux qui s'élevaient contre les préjugés de la masse que leurs affirmations étaient fausses du seul fait que leur opinion n'était pas partagée par la majorité.

Si le socialisme est irréalisable, il le restera, même si tous les hommes veulent le voir réaliser.

Notes

[1] "The central wrong of the Capitalist System is neither the poverty of the poor nor the riches of the rich : it is the power which the mere ownership of the instruments of production gives to a relatively small section of the community over the actions of their fellow-citizens and over the mental and physical environment of successive generations. Under such a system personal freedom becomes, for large masses of the people, little better than a mockery... What the Socialist aims at is the substitution, fot this Dictatorship of the Capitalist, of government of the people by the people and for the people, in all the industries and services by which the people live." (Sidney and Beatrice Webb, A Constitution for the Socialist Commonwealth of Great Britain, Londres, 1920, pp. xii sqq.) Cf. également Cole, Guild Socialism Re-stated, Londres, 1920, pp. 12 sqq.

[2] "The market is a democracy where every penny gives a right of vote" (Fetter, pp. 394, 410). Cf. également Schumpeter, Theorie der wirtschaftlichen Entwicklung, Leipzig, 1912, pp. 32 sqq. — Rien n'est plus absurde que de poser une question comme celle-ci : "Lorsqu'on construit un immeuble à loyer dans une grande ville, les locataires futurs sont les derniers à être consultés" (Lenz, Macht und Wirtschaft, Munich, 1915,p. 92). Tout constructeur d'immeubles cherche à construire de manière à répondre le mieux possible aux désirs des locataires futurs afin de louer les appartements le plus rapidement et le plus cher possible. — Cf. également les vues concluantes de Withers, The Case for Capitalism, Londres, 1920, pp. 41 sqq.

[3] C'est ce qu'ont méconnu totalement par exemple les époux Webb (Op. cit., p. xii) quand ils écrivent que les travailleurs doivent obéir aux ordres "of irresponsible masters, intent on their own pleasure or their own gain."

[4] Cf. Messer, Ethik, Leipzig, 1918, pp. 111 sqq. ; Natorp, Sozialidealismus, Berlin, 1920, p. 13.

[5] Cf. Rathenau, Die neue Wirtschaft, Berlin, 1918, pp. 41 sqq. ; cf. également la critique de Wiese, Freie Wirtschaft, Leipzig, 1918.

[6] Cf. ci-dessus, p. 166, pp. 450 sqq.