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Ludwig von Mises:Le Socialisme - chapitre 22
Le Socialisme
Étude économique et sociologique


Anonyme


Section II — La concentration du capital et la constitution des monopoles, étape préliminaire du socialisme
Chapitre premier — Position du problème

Troisième partie : la doctrine de l'inéluctabilité du socialisme

Section II — La concentration du capital et la constitution des monopoles, étape préliminaire du socialisme

Chapitre premier — Position du problème

1. La théorie marxiste de la concentration

Marx a cherché à donner un fondement économique à la thèse selon laquelle l'évolution historique conduit inévitablement au socialisme en démontrant que le capital se concentre progressivement. Le capitalisme a privé le travailleur de la propriété des moyens de production ; il a réalisé "l'expropriation des producteurs directs." Lorsque ce processus sera parvenu à son terme, "la socialisation du travail et la transformation de la terre et des autres moyens de production en moyens de production exploités socialement et par suite collectifs revêtira une nouvelle forme et il en sera de même de l'expropriation des détenteurs de la propriété privée. Il s'agit maintenant d'exproprier, non plus des travailleurs indépendants, mais les capitalistes qui exploitent un grand nombre de travailleurs. Cette expropriation se réalise en vertu du jeu des lois immanentes de la production capitaliste en supprime plusieurs autres." Parallèlement se poursuit la socialisation de la production. Le nombre des "magnats du capital" décroît continuellement. "La centralisation des moyens de production et la socialisation du travail atteignent un développement tel qu'elles deviennent incompatibles avec le cadre capitaliste. Elles le font éclater. La dernière heure de la propriété privée capitaliste sonne. Les expropriateurs sont expropriés." C'est "l'expropriation du petit nombre des usurpateurs par la masse du peuple" grâce à la "transformation en propriété collective de la propriété capitaliste qui à ce moment a déjà pour fondement une exploitation collective." Ce processus sera d'ailleurs infiniment "moins long, moins pénible et moins difficile" que ne l'a été le processus antérieur qui a transformé la propriété privée fragmentée reposant sur le travail personnel des individus en propriété capitaliste [1].

Marx donne à sa thèse une forme dialectique. "La propriété privée capitaliste est la première négation de la propriété privée individuelle reposant sur le travail personnel. Mais la production capitaliste engendre avec la nécessité d'un processus naturel sa propre négation. C'est la négation de la négation. Il n'est plus question de rétablir la propriété privée, mais bien la propriété individuelle en s'appuyant sur les conquêtes de l'ère capitaliste : sur la coopération et la propriété collective du sol et des moyens de production qui sont eux-mêmes le fruit du travail." [2] Si l'on dépouille cet exposé du fatras dialectique, il reste que la concentration des exploitations, des entreprises et des capitaux — Marx ne fait aucune distinction entre les trois processus et les considère visiblement comme identiques — est inévitable. Cette concentration conduirait un jour au socialisme par ce seul fait qu'elle transformerait le monde en une unique entreprise gigantesque dont la société peut alors s'emparer sans difficulté ; mais le socialisme s'instaurera sans attendre cette heure grâce à "la révolte de la classe ouvrière toujours plus nombreuse, de la classe ouvrière instruite, unie et organisée par le machinisme de la production capitaliste elle-même." [3]

Pour Kautsky il est clair "que les méthodes de production capitaliste tendent à la concentration dans des mains de moins en moins nombreuses des moyens de production qui sont devenus le monopole de la classe capitaliste. L'aboutissement final de cette évolution sera la réunion entre les mains d'une seule personne ou d'une seule société par actions, qui en disposera arbitrairement, de tous les moyens de production d'une nation et même de la terre entière. Alors toute l'activité économique se trouvera concentrée dans une unique entreprise monstrueuse, où tout obéira à un maître unique, où tout lui appartiendra. La propriété privée des moyens de production aboutit dans la société capitaliste à dépouiller de toute propriété la totalité des individus à l'exception d'un seul. Et c'est ainsi qu'elle conduit à sa propre suppression, les hommes ne possédant plus rien et étant tous réduits à l'état d'esclaves." telle est la situation vers laquelle nous nous acheminons, "plus rapidement qu'on ne le croit en général." A la vérité les choses n'iront pas si loin. "Car à mesure que le monde se rapproche de cette situation, les souffrances, les oppositions et les contradictions sociales atteignent une intensité qui finira par les rendre insupportables et par provoquer l'écroulement d'une société jetée hors de ses gonds, à moins qu'on ne donne auparavant à cette évolution une autre orientation." [4]

Il importe de remarquer que dans cette conception le passage du grand capitalisme au socialisme ne pourra s'opérer que par l'action consciente des masses. Les masses croient pouvoir attribuer les imperfections qu'elles constatent dans la société à la propriété privée des moyens de production. Elles pensent que les méthodes de production socialiste créeraient une situation plus satisfaisante. Elles sont donc guidées par des vues théoriques. Sans doute du point de vue du matérialisme historique, de telles théories sont le produit nécessaire d'une certaine forme des rapports sociaux. Une fois de plus nous voyons ici l'argumentation marxiste tourner dans un cercle vicieux. L'avènement d'une certaine forme de la société est inévitable parce que l'évolution y conduit ; l'évolution y conduit parce que la pensée l'exige ; mais la pensée est elle-même déterminée par les réalités existantes. Or, ces dernières ne peuvent être rien d'autre que la société dans son état actuel. Ainsi de la pensée déterminée par l'état de choses existant découle la nécessité d'un nouvel état de choses.

Un tel raisonnement ne résiste pas à deux objections Il n'a rien à répondre à une argumentation du reste tout à fait analogue qui, inversant les termes, fait de la pensée l'élément premier et de la forme sociale la résultante. Et il ne saurait davantage répondre à la question qui lui serait posée de savoir si la pensée ne peut pas se tromper dans sa conception d'un état de choses à venir meilleur, de telle sorte que l'évolution tendrait vers une situation moins supportable encore. Mais ainsi se trouve rouverte la controverse, à laquelle le marxisme se vantait de mettre un terme, concernant les avantages et les inconvénients des formes sociales existantes ou imaginées par la pensée.

Quand on veut soumettre à la critique la doctrine marxiste elle-même de la tendance historique à l'accumulation du capital, il ne suffit pas de recourir à la statistique et de faire le compte des exploitations, des revenus et des patrimoines. Les statistiques des revenus et des patrimoines sont en contradiction absolue avec la théorie de la concentration. C'est là un fait bien établi, en dépit de la difficulté qu'on éprouve à serrer de près les réalités et les obstacles que les variations monétaires opposent à l'interprétation des données recueillies ; et c'est encore un autre fait que le pendant de la théorie de la concentration, la fameuse théorie de la prolétarisation croissante que les marxistes orthodoxes osent à peine soutenir encore, est inconciliable avec les résultats de la statistique [5]. Même la statistique des exploitations agricoles contredit la supposition marxiste ; par contre la statistique des exploitations dans l'industrie, les mines et le commerce, semble lui donner raison. Mais une statistique qui ne concerne qu'une courte période déterminée ne saurait être concluante. Il se pourrait que l'évolution ait été orientée dans la période envisagée dans un sens opposé au sens général de l'évolution. Aussi vaut-il mieux laisser de côté la statistique et renoncer à l'invoquer dans un sens ou dans l'autre. Car il ne faut pas oublier que toute argumentation statistique contient déjà une théorie. Le rassemblement de données statistiques ne prouve ni ne réfute rien par lui-même. Seules les conclusions qu'on en tire peuvent prouver ou réfuter quelque chose ; mais ces conclusions sont le fruit de la réflexion théorique.

2. La théorie de la politique antimonopolistique

La théorie des monopoles pénètre plus profondément dans la réalité que la théorie marxiste de la concentration. D'après elle la libre concurrence, qui constitue l'élément vital de l'organisation sociale fondée sur la propriété privée des moyens de production, est constamment minée par le développement des monopoles. Mais les inconvénients que la domination illimitée des monopoles privés présente pour l'économie sont si grands qu'il n'existe pas d'autre issue que la transformation de ces monopoles en monopoles d'État par la socialisation. Le socialisme peut être un grand mal, mais en comparaison des dangers des monopoles privés c'est encore un moindre mal. S'il était prouvé qu'il est impossible de s'opposer efficacement à l'évolution qui conduit à la transformation en monopoles des branches les plus importantes, sinon de toutes les branches de la production, l'heure aurait sonné où la propriété privée des moyens de production devrait disparaître [6].

Il est clair que pour apprécier la valeur de cette théorie il est indispensable d'examiner à fond si l'évolution conduit vraiment au règne des monopoles, et d'étudier d'autre part les effets économiques des monopoles. Ce faisant, on devra procéder avec beaucoup de prudence. Cette théorie a surgi à un moment qui n'était pas favorable en général à l'étude théorique de ces problèmes. L'examen objectif des choses avait fait place à une appréciation sentimentale des apparences. Même dans les exposés d'un économiste de la valeur de Clark, on retrouve l'hostilité populaire contre les trusts. Ce que peuvent être dans de telles conditions les affirmations des politiciens, on s'en rendra compte en lisant le compte rendu de la Commission allemande de Socialisation du 15 février 1919, qui déclare "établi" le fait que le monopole de l'industrie du charbon allemand constitue "un rapport de force inconciliable avec la nature de l'État moderne et non pas seulement de l'État socialiste." Ce rapport estime "superflu d'examiner à nouveau la question de savoir si et dans quelle mesure ce rapport de force peut être exploité au détriment des autres membres de la société, ceux qui utilisent le charbon dans leurs exploitations, les consommateurs, les ouvriers ; il suffit de constater l'existence de ce monopole pour mettre en évidence la nécessité de sa suppression complète." [7]

Notes

[1] Cf. Marx, Das Kapital, tome I, pp. 726 sqq.

[2] Ibid., pp. 728 sqq.

[3] Ibid., p. 728.

[4] Cf. Kautsky, Das Erfurter Programm, pp. 83 sqq.

[5] Cf. Wolf, Sozialismus und kapitalistische Gesellschaftsordnung, Stuttgart, 1892, pp. 149 sqq.

[6] Cf. Clark, Essentials of economic Theory, pp. 374., 397.

[7] Cf. Bericht der Sozialisierungskommission über die Frage der Sozialisierung des Kohlenbergbaus, du 31 juillet 1920 (Anhang : Vorläufiger Bericht vom 15 Februar 1919, p. 32.)