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Ludwig von Mises:Le Socialisme - chapitre 19
Le Socialisme
Étude économique et sociologique


Anonyme


Section I — L'évolution sociale
Chapitre III — La lutte comme facteur de l'évolution sociale

Troisième partie : la doctrine de l'inéluctabilité du socialisme

Section I — L'évolution sociale

Chapitre III — La lutte comme facteur de l'évolution sociale

1. Le cours de l'évolution sociale

La manière la plus simple de se représenter l'évolution de la société consiste à y distinguer deux mouvements qui se comportent l'un par rapport à l'autre comme l'extension en profondeur et l'extension en surface. Le processus de socialisation s'opère à la fois subjectivement et objectivement : subjectivement, par l'élargissement du groupe social, objectivement par l'extension des tâches sociales. Bornée primitivement au cercle le plus étroit, aux voisins immédiats, la division du travail s'étend progressivement pour enfin embrasser toute la population de la terre. Ce processus qui est encore loin d'être achevé et qui à aucun moment de l'histoire n'a connu de terme, n'est pas cependant indéfini. Il aura son aboutissement quand tous les hommes de la terre seront réunis dans un système social unique de division du travail. Parallèlement à ce processus d'extension du groupe social, la socialisation se poursuit en profondeur. L'activité sociale embrasse des tâches, toujours plus nombreuses ; le domaine de l'autarcie individuelle se rétrécit sans cesse. Il est sans intérêt de se demander si ce processus lui aussi peut conduire ou non à une absorption complète de l'activité individuelle par l'activité sociale.

La socialisation consiste toujours dans une collaboration en vue d'une action commune ; la société repose toujours sur la paix, jamais sur la guerre. Les luttes destructives et la guerre entraînent une régression sociale [1]. C'est ce que méconnaissent toutes les théories qui considèrent que le progrès social résulte de la lutte des groupes humains entre eux.

2. Le darwinisme

Le destin de l'individu est déterminé par son être. Tout ce qui est procède d'une façon nécessaire de l'évolution antérieure et tout ce qui sera découle avec la même nécessité de ce qui est. Le présent est le résultat du passé [2]. Celui qui comprendrait l'histoire tout entière pourrait prévoir aussi tout l'avenir. On a longtemps cru qu'il fallait excepter du déterminisme la volonté et l'activité humaine parce qu'on n'avait pas compris le sens particulier de l'imputation, cette manière de penser qui est le propre de toute action rationnelle et qu'on croyait qu'il y avait incompatibilité entre l'explication causale et la causalité libre. Cette difficulté est aujourd'hui surmontée. L'économie politique, la philosophie du droit et la morale ont suffisamment éclairci le problème de l'imputation pour dissiper les vieux malentendus.

Si, pour faciliter notre recherche, nous divisons l'unité que nous dénommons individu en complexes indéterminés, nous ne devons pas oublier que ce procédé n'est justifié que par la valeur heuristique de l'analyse. Diviser d'après des caractères extérieurs ce qui est homogène dans son essence est une méthode qui ne résiste pas à une critique rigoureuse de la connaissance. Ce n'est que sous ces réserves que l'on peut entreprendre de dégager en les groupant les facteurs déterminants de la vie individuelle.

Ce que l'homme apporte en venant au monde, ses dispositions innées, constituent la race [3]. Ces dispositions innées de l'homme sont le dépôt en lui de l'histoire de tous ses ancêtres, des conditions dans lesquelles ils ont vécu. L'existence et le destin de chaque individu ne commencent pas avec la naissance ; ils se perdent dans un passé lointain et indéterminé. Le descendant est l'héritier de ses ancêtres. C'est un fait incontestable, étranger un débat dont l'hérédité des ancêtres acquis fait l'objet.

Avec la naissance commence l'expérience directe. L'influence du monde extérieur, du milieu se fait sentir ; à chaque moment de la vie l'être de l'individu est déterminé par l'action conjointe de cette influence et des dispositions innées. Le milieu est dit naturel en tant qu'il est constitué par le sol, le climat, la nourriture, la faune, la flore, bref toute la nature environnante. Il est dit social en tant qu'il est constitué par la société. Les forces sociales qui agissent sur l'individu sont la langue, la position occupée dans le processus du travail et des échanges, l'idéologie et les contraintes extérieures : contraintes sans règle et contraintes ordonnés. L'organisation qui exerce la contrainte réglée a nom État.

Depuis Darwin, nous avons l'habitude de nous représenter la dépendance de l'homme par rapport à son milieu naturel sous la forme métaphorique d'une lutte contre des puissances hostiles. Cette image n'a soulevé aucune objection tant qu'on ne s'est pas avisé de la transporter dans un domaine où elle n'est pas à sa place et où elle a conduit à de graves erreurs. Les formules du darwinisme avaient été empruntées par la biologie à des idées développées par la sociologie ; quand on voulut, par un processus inverse, les ramener dans le domaine de la science sociale, on oublia leur signification première. Ainsi naquit ce monstre, le darwinisme sociologique qui, aboutissant à une glorification romantique de la guerre et du meurtre, a contribué pour une large part à étouffer les idées libérales dans l'esprit des contemporains et à créer ainsi l'atmosphère spirituelle dans laquelle ont pu naître la guerre universelle et les luttes sociales des temps présents.

Darwin avait subi l'influence du livre de Malthus, Essay on the principle of population. Mais Malthus était très éloigné de considérer la lutte comme une institution sociale nécessaire. Darwin lui-même, lorsqu'il parle de lutte pour l'existence, ne pense pas toujours aux combats sans merci dont la pâture ou la femelle est l'enjeu. Il emploie aussi l'expression au figuré pour désigner la dépendance où les être vivants sont les uns par rapport aux autres et par rapport au monde extérieur [4]. On commet un erreur quand on prend l'expression "lutte pour l'existence" à la lettre et non dans son sens métaphorique. L'erreur est plus considérable encore quand on assimile la lutte pour l'existence à la lutte destructrice entre les hommes et qu'on entreprend de construire une théorie de la société fondée sur la fatalité de la lutte.

La théorie de la population de Malthus, — et c'est ce que ses adversaires, étrangers à la sociologie, oublient toujours —, n'est qu'une partie de la doctrine sociale du libéralisme Pour la comprendre, il faut la replacer dans son cadre. La base de la doctrine libérale est la théorie de la division du travail. Ce n'est pas par rapport à elle que l'on peut appliquer aux phénomènes sociaux la loi de Malthus. La société est la réunion des hommes en vue d'une exploitation meilleure des conditions naturelles de vie. Du fait même de son existence, elle exclut la lutte entre les hommes pour la remplacer par l'aide mutuelle qui constitue l'essence même d'un organisme. Toute lutte intérieure est suppression partielle de la coopération sociale. C'est en tant que tout, en tant qu'organisme, que la société affronte la lutte contre les forces ennemies. Mais dans la mesure où le lien social est une réalité, il ne peut y avoir que collaboration. La guerre elle-même ne dénoue pas, à l'intérieur de la société moderne, tous les liens sociaux ; entre les États qui constituent la communauté du droit international, un grand nombre de ces liens subsistent, quoique relâchés ; et dans cette mesure une fraction de la paix subsiste encore dans la guerre.

Le principe régulateur qui assure à l'intérieur de la société l'équilibre entre la quantité limitée des biens existants et la croissance plus rapide du nombre des consommateurs est la propriété privée des moyens de production. En faisant dépendre la part des biens sociaux réservée à chaque associée du produit de son travail et de ses biens propres, la propriété privée assure par la limitation des naissances pour des raisons sociales cette élimination des individus en surnombre, qui dans le règne animal et végétal est le résultat de la lutte pour la vie. Cette dernière fait place à une restriction volontaire par la limitation du nombre des descendants imposée par la position sociale.

Dans la société, il n'y pas de lutte pour la vie. On se trompe lourdement si l'on croit que le développement logique de la théorie libérale peut aboutir à une autre conclusion. Certaines formules de Malthus, qui pourraient permettre une autre interprétation, s'expliquent par la rédaction insuffisante de son premier ouvrage, écrit à un moment où Malthus ne s'était pas encore assimilé complètement l'esprit de l'économie politique classique. La meilleure preuve qu'il en est bien ainsi, c'est que personne avant Darwin et Spencer ne s'est avisé de considérer la lutte pour la vie, au sens moderne de cette expression, comme un principe exerçant son action à l'intérieur de la société humaine. C'est le darwinisme qui a permis l'éclosion des théories qui font de la lutte entre les individus, les races, les peuples et les classes le facteur fondamental de la vie sociale. Au darwinisme, sorti cependant des idées de la sociologie libérale, on emprunta des armes pour combattre le libéralisme exécré. La marxisme [5], la théorie de la lutte des races [6], le nationalisme crurent trouver dans l'hypothèse darwinienne longtemps considérée comme une vérité scientifique irréfutable, une base inébranlable pour leurs doctrines. L'impérialisme moderne s'appuie d'une façon toute particulière sur les "slogans" tirés du darwinisme par la science populaire.

Les théories darwiniennes, ou plus exactement pseudo-darwiniennes de la société méconnaissent les difficultés qui s'opposent à l'application de la formule de la lutte pour la vie aux rapports sociaux. La lutte pour l'existence sévit dans la nature entre les individus. Ce n'est qu'exceptionnellement que l'on trouve dans la nature des phénomènes que l'on puisse considérer comme des luttes entre des groupes animaux. C'est le cas par exemple des combats entre "États de fourmis" — dont in donnera peut-être même un jour une explication toute différente de celle actuellement admise [7]. Un théorie sociale fondée sur le darwinisme devrait aboutir à démontrer que la lutte de tous les individus entre eux est la forme naturelle et nécessaire des rapports entre les hommes, et par là à nier la possibilité même de relations sociales ; ou bien elle devrait pouvoir montrer pourquoi d'un côté la paix peut régner à l'intérieur de certains groupes sociaux et pourquoi d'un autre côté le principe d'union pacifique qui conduit à la formation de ces groupes n'exerce pas son influence en dehors d'eux, de sorte que la lutte entre les groupes demeure une nécessité. C'est là l'écueil auquel se heurtent toutes les théories sociales à l'exception de la théorie libérale. A supposer qu'on découvre un principe qui conduise à s'unir tous les Allemands, tous les dolichocéphales ou tous les prolétaires, il serait impossible de démontrer que l'action de ce principe ne s'exerce qu'à l'intérieur des groupes collectifs. Les théories antilibérales de la société éludent ce problème en se bornant à poser la solidarité des intérêts à l'intérieur des groupes comme allant de soi et à démontrer que l'opposition des intérêts et la lutte entre les groupes constitue nécessairement l'unique moteur de l'évolution historique. Mais si la guerre est à l'origine de toutes choses, si c'est elle qui est la cause du progrès historique, alors on ne comprend plus pourquoi l'efficacité bienfaisante de ce principe doit être restreinte par la paix à l'intérieur des États, des peuples, des races et des classes. Si la nature exige la guerre, pourquoi n'exige-t-elle pas la guerre de tous contre tous, mais simplement de tous les groupes contre tous les groupes ? Seule la théorie libérale de la division du travail explique que la paix puisse régner entre les individus et qu'ils puissent se réunir en société, et cette théorie une fois admise, il n'est plus possible de considérer comme une fatalité l'hostilité entre les groupes sociaux. Si les Brandebourgeois et les Hanovriens peuvent vivre pacifiquement en société les uns près des autres, pourquoi les Français et les Allemands ne le pourraient-ils pas ?

Le darwinisme sociologique est absolument incapable d'expliquer le phénomène social. Ce n'est pas une théorie de la société, c'est une "théorie de l'insociabilité." [8]

C'est un fait qui n'est pas à notre honneur et qui montre le déclin de la sociologie au cours des dernières décades, que l'on ait recours, pour combattre la sociologie darwinienne, à des phénomènes d'aide mutuelle, de symbiose, découverts récemment par la biologie. Un adversaire arrogant de la doctrine libérale, qui la combattaient sans la connaître, Kropotkine, découvrit chez les animaux des embryons de relations sociales et opposa au principe néfaste de la lutte au couteau le principe bienfaisant de l'assistance réciproque [9]. Un biologiste entièrement acquis au socialisme marxiste, Kammerer, montra que dans la nature règne, à côté du principe de la lutte, celui de l'entraide [10]. La découverte de ce principe ramène la biologie au point d'où, s'appuyant sur la sociologie, elle était partie ; elle réintègre dans la sociologie le principe de la division du travail qu'elle lui avait emprunté. Elle ne lui apprend rien de nouveau, rien qui ne fût déjà en puissance dans la théorie de la division du travail élaborée par l'économie libérale tant décriée.

3. Lutte et concurrence

Les théories sociales fondées sur le droit naturel posent comme postulat l'égalité de tous les êtres humains. Cette égalité donne à chacun un droit naturel d'être traité par la société comme un associé ayant les mêmes droits que les autres ; tout homme ayant le même droit naturel à l'existence, il serait contraire à la justice d'attenter à sa vie. Ainsi se trouvent posés les postulats de l'universalité de la société, de l'égalité entre ses membres et de la paix. La théorie libérale déduit au contraire ces principes de l'utilité ; pour elle les concepts homme et homme social se recouvrent Quiconque est capable de reconnaître les avantages de la paix et de la collaboration sociale est admis comme membre de la société. L'intérêt propre de chacun des associés lui conseille de le traiter comme citoyen jouissant de droits égaux. Seul l'individu qui, sans égard aux avantages qu'offre la coopération pacifique, préfère la lutte destructive à la collaboration et refuse de s'intégrer dans l'ordre social doit être combattu comme un animal dangereux. C'est là l'attitude qu'on est contraint d'adopter à l'égard du criminel antisocial et des peuplades sauvages. Pour le libéralisme la guerre n'est admissible que comme moyen de défense. Hors de là il considère la lutte comme le principe antisocial qui anéantit la coopération sociale.

Les théories antilibérales de la société, pour jeter la suspicion sur le principe de paix du libéralisme, ont cherché à créer la confusion entre deux ordres de faits foncièrement différents, la lutte et la concurrence. La lutte, au sens originel du mot, est un combat entre hommes ou animaux où chaque adversaire tend à détruire l'autre. La vie sociale de l'homme commence lorsque les instincts et les motifs qui poussent à ce combat destructeur sont surmontés. L'histoire nous offre le spectacle d'un recul continu de la lutte comme forme des rapports sociaux ; les luttes deviennent de plus en plus rares et perdent en même temps de leur violence. L'adversaire vaincu n'est plus détruit ; pour peu qu'il soit possible de l'accueillir dans la société, on épargne sa vie. La lutte elle-même est soumise à des règles qui en atténuent la rigueur. La guerre et la révolution n'en demeurent pas moins anéantissement et destruction, et le libéralisme persiste à mettre en relief leur caractère antisocial.

Appeler la concurrence compétition ou lutte n'est rien de plus qu'une métaphore. La fonction de la lutte, c'est la destruction, celle de la concurrence la construction. Dans l'économie la concurrence assure une production rationnelle. Là comme partout elle agit comme principe de sélection. C'est un principe fondamental de la coopération sociale, que rien ne permet d'écarter. Même une communauté socialiste ne pourrait subsister sans concurrence. Elle devrait s'efforcer d'une manière ou d'une autre de la rétablir, par exemple au moyen d'examens. L'efficacité d'une organisation socialiste dépendrait de sa capacité à rendre la concurrence suffisamment âpre pour qu'elle puise remplir sa fonction de sélection.

L'emploi métaphorique du mot lutte pour désigner la concurrence est fondé sur trois points de comparaison. Dans la lutte comme dans la concurrence il existe entre les adversaires une hostilité et une opposition d'intérêts. La haine qu'un épicier voue à son concurrent immédiat n'est souvent pas moindre que celle qu'un Monténégrin nourrit à l'égard d'un Musulman. Mais les sentiment dont les hommes accompagnent leurs actions sont sans importance pour la fonction sociale de l'action. Peu importe ce qu'éprouve l'individu aussi longtemps que ses actes se maintiennent à l'intérieur des frontières tracées par l'ordre social.

On voit le second point de comparaison dans la sélection qu'opèrent aussi bien la lutte que la concurrence. Nous ne rechercherons pas dans quelle mesure la lutte contribue à la sélection les meilleurs ; il y aurait lieu encore de montrer que pour beaucoup les guerres et les révolutions ont un effet contraire à la sélection [11]. En tout cas le fait que la concurrence et la lutte remplissent une fonction de sélection n'autorise pas à méconnaître la différence de leur nature.

Le troisième point de comparaison résiderait dans les conséquences que la défaite entraîne pour le vaincu. Le vaincu, dit-on, est anéanti ; mais on oublie que dans l'un des deux cas l'anéantissement ne s'entend qu'au figuré. Celui qui succombe dans la lutte est tué. Même dans la guerre moderne où l'on épargne les survivants, le sang coule. Dans la concurrence, dit-on, des existences économiques sont détruites. Mais cela signifie seulement que ceux qui ont succombé sont contraints de chercher dans l'organisation sociale du travail une autre place que celle qu'ils auraient voulu occuper. Cela ne veut pas dire qu'ils soient condamnés par exemple à mourir de faim. Dans la société capitaliste il y a pour tous de la place et du pain. Sa capacité d'expansion permet à tout travailleur d'y trouver sa vie. Quand rien ne vient troubler son fonctionnement, elle ne connaît pas de chômage durable.

La lutte, au sens propre et originel du mot, est antisociale ; elle rend impossible entre les combattants la coopération, cet élément fondamental de l'union sociale. Elle détruit la communauté du travail là où elle existe déjà. La concurrence est au contraire un élément de la coopération sociale. Elle constitue le principe ordonnateur de la société. Au point de vue social la lutte et la concurrence sont diamétralement opposées.

Quand on a bien compris cela, on est en mesure de porter un jugement sut toutes les théories qui voient dans la lutte entre groupes adverses l'essence de l'évolution sociale. La lutte des classes, la lutte des races, la lutte des nationalités ne peuvent pas être le principe constructeur de la société. La destruction et l'anéantissement sont incapables de rien construire.

4. La lutte entre les nations

L'instrument le plus efficace de la coopération sociale est le langage. Le langage jette un pont entre les individus. Ce n'est que grâce à lui que l'homme peut communiquer au moins en partie à ses semblables ses sentiments et ses vues. Nous n'avons pas ici à rechercher que rôle joue le langage dans la pensée et la volonté, comment il les conditionne et comment, sans lui, la pensée et la volonté demeureraient à l'état d'instincts [12]. La pensée elle-même est un phénomène social ; elle n'est pas le produit de l'intelligence isolée : elle résulte de l'action et de la fécondation réciproque d'hommes poursuivant les mêmes fins en unissant leurs forces. Le travail du penseur isolé qui réfléchit dans sa retraite sur des problèmes dont peu d'hommes se soucient relève aussi du langage : c'est une conversation avec le trésor d'idées, accumulées par la pensée de générations innombrables dans la langue, dans les concepts de tous les jours et dans la tradition écrite. La pensée est liée au langage ; c'est sur lui que s'édifient les constructions intellectuelles du penseur.

L'esprit humain ne vit que dans la langage. C'est par le mot qu'il se dégage de l'obscurité et de l'imprécision de l'instinct pour s'élever à toute la clarté qu'il est capable d'atteindre. On ne peut séparer la pensée et ses produits du langage auquel ils doivent leur naissance. Il se peut qu'un jour, nous parvenions à constituer une langue universelle. Cela ne se fera certainement pas par les moyens mis en oeuvre par les inventeurs du volapuk ou de l'espéranto. Les difficultés qui s'opposent à l'établissement d'une langue universelle ne peuvent être surmontées en fabriquant des syllabes identiques pour désigner les objets de la vie courante et tout ce que souhaitent d'exprimer tous ceux qui parlent sans beaucoup réfléchir. Le caractère intraduisible qui s'attache aux concepts et qui a son écho dans les mots établit entre les langues une barrière qui ne consiste pas seulement dans la différence des sons, différence qu'il est toujours possible de traduire entièrement. Si, sur toute la terre, on employait le même mot pour désigner un domestique ou une porte, on serait encore loin d'avoir supprimé les différences entre les langues et les nations. Mais si l'on parvenait à traduire intégralement dans une langue tout ce que les autres langues peuvent exprimer, alors l'unité de langage serait réalisée, sans qu'il y ait besoin pour cela de recourir à un langage universel. Alors les différentes langues ne se différencieraient que par le son, alors les échanges de pensée du peuple à peuple ne seraient plus entravés par le caractère intraduisible du vocabulaire.

Aussi longtemps qu'on ne sera pas parvenu à ce résultat, et peut-être n'y parviendra-t-on jamais, se produiront, du fait du voisinage d'individus appartenant à des peuples différents dans les régions où les nationalités sont mêlées, des frictions qui conduiront à des conflits politiques aigus [13]. De ces conflits est née, directement ou indirectement, la haine entre les peuples, haine sur laquelle se fonde l'impérialisme moderne. La théorie impérialiste se rend la tâche facile en se bornant à démontrer qu'il existe des conflits entre les nations. Pour prouver l'exactitude de son argumentation, il faudrait encore qu'elle montre qu'à l'intérieur des nations existe une solidarité d'intérêt. La doctrine nationaliste et impérialiste est apparue comme une réaction contre le solidarisme oecuménique du libre-échange. L'état d'esprit du monde, au moment de son apparition, se résumait dans l'idée cosmopolite de la société universelle et de la fraternité des peuples. Aussi pensa-t-elle qu'il suffisait de démontrer l'existence de conflits d'intérêts entre les diverses nations et elle ne se rendit pas compte que les arguments qu'elle employait pour démontrer l'incompatibilité des intérêts nationaux pouvaient tout aussi bien servir à démontrer l'incompatibilité des intérêts régionaux, voire enfin des intérêts individuels. S'il est mauvais pour l'Allemand d'acheter des étoffes anglaises ou des céréales russes, il est également mauvais pour le Berlinois de boire de la bière bavaroise et du vin du Palatinat. S'il n'est pas bon de laisser la division du travail s'étendre au delà des frontières de l'État, le mieux serait en fin de compte de revenir à l'autarcie de l'économie domestique fermée. le slogan "A bas les marchandises étrangères" aboutit en dernier ressort, si on le prend à la lettre, à supprimer toute division du travail. Car le principe qui fait apparaître la division internationale du travail comme avantageuse est le même que celui qui justifie en règle générale la division du travail.

Ce n'est pas par hasard que le peuple allemand est entre tous les peuples celui qui a le moins de compréhension pour la cohésion nationale, et qu'il fut le dernier des peuples européens à se rallier à l'idée d'une nation embrassant dans un même État politique tous les membres d'un même peuple. L'idée de l'unité nationale est un enfant du libéralisme, du libre-échange et du "laissez-faire". Le peuple allemand qui, du fait qu'il comprend d'importantes minorités vivant dans des régions de langages mêlés, a été le premier à éprouver les inconvénients de l'oppression nationaliste et qui pour cette raison même a rejeté le libéralisme, ne disposait pas de la maturité intellectuelle nécessaire pour dépasser le stade du régionalisme et surmonter les tendances particularistes des différents groupes qui le composaient. Et ce n'est pas non plus par hasard que le sentiment de l'unité nationale n'est nulle part aussi développé que chez les Anglo-Saxons, peuple classique du libéralisme.

C'est une erreur lourde de conséquence de la part des impérialistes que de croire qu'ils renforcent l'unité à l'intérieur des peuples en condamnant le cosmopolitisme. Ils oublient que l'élément fondamental de leur doctrine est antisocial et qu'il conduit logiquement à la destruction de toute communauté sociale.

5. La lutte entre les races

La science des caractères innés de l'homme en est encore à ses débuts. En ce qui concerne les qualités héréditaires que chaque individu apporte en naissant nous ne pouvons guère faire autre chose que constater qu'il existe des hommes plus ou moins bien doués. Mais nous ignorons tout de la nature de la différence qui existe entre les bons et les mauvais. Nous savons qu'il existe entre les hommes des différences physiques et intellectuelles, que certaines familles, races ou groupes de races présentent des caractères communs ; nous savons qu'on peut à bon droit distinguer des races diverses et parler des qualités raciales des individus. Mais les tentatives qui ont été faites pour découvrir les caractères corporels des races ont toutes échoué jusqu'ici. On a cru trouver un caractère spécifique de la race dans l'indice crânien. Mais on a dû peu à peu reconnaître qu'il n'existe aucun rapport entre individus, contrairement à ce qu'enseigne l'école anthropo-sociologique de Lapouge. Des mensurations récentes ont montré que les dolichocéphales ne sont pas toujours des hommes blonds, bons, nobles et cultivés et que les brachycéphales ne sont pas toujours des hommes bruns, mauvais, grossiers et incultes. Les nègres d'Australie, les Esquimaux et les Cafres font partie des races dolichocéphales. On compte parmi les grands génies de nombreux brachycéphales ; l'indice crânien de Kant était 88 [14]. Il est apparu comme très vraisemblable que des modifications de l'indice crânien peuvent se produire sous l'influence des conditions d'existence et du milieu géographique, sans mélange de races [15]. On ne saurait condamner trop sévèrement ces théoriciens du racisme qui, au mépris des exigences de la pensée scientifique, établissent d'un coeur léger et sans esprit critique une distinction entre les races et les caractères raciaux. Il est incontestable qu'en procurant ainsi ils s'appliquent davantage à forger des slogans pour la lutte politique qu'à faire progresser la science. Mais les adversaires du dilettantisme racial simplifient outre mesure leur tâche en portant uniquement leur attention sur la forme concrète que les différents écrivains ont donnée à la doctrine raciste et sur les développements qu'ils ont consacrés aux différentes races, à leurs caractères physiques et à leurs qualités intellectuelles. Même lorsqu'on a réfuté comme pure fantaisie les hypothèses arbitraires, dépourvues de tout fondement et contradictoires, de Gobineau et de Chamberlain, il subsiste dans la théorie des races un noyau indépendant de la différenciation concrète entre races nobles et races viles.

Dans la théorie de Gobineau, la race est un commençant ; produit d'une création particulière, elle est douée de qualités particulières [16]. Il attache peu d'importance à l'influence du milieu. Le croisement des races engendre des bâtards chez qui les bonnes qualités héréditaires de la race la plus noble se trouvent diminuées ou même disparaissent complètement. Mais, pour contester la valeur sociologique de la théorie des races, il ne suffit pas de démontrer l'absurdité de cette thèse et de prouver que la race est le produit d'une évolution qui s'effectue sous les influences les plus diverses. A une telle réfutation on pourrait toujours objecter que certaines influences déterminées, s'exerçant pendant une très longue période, ont pu aboutir à doter une ou plusieurs races de qualités particulières et que ces qualités confèrent aux membres de ces races sur ceux des autres races une avance telle que ces derniers ne sauraient pratiquement jamais combler leur retard. Et, de fait, la théorie des races, sous ces formes les plus modernes, n'a pas manqué de le faire. C'est sous cet aspect qu'il faut considérer la théorie raciale et rechercher comment elle se comporte vis-à-vis de la théorie sociologique de la coopération sociale.

Il apparaît tout d'abord que la théorie raciste ne contient rien qui contredise la doctrine de la division sociale du travail. Les deux théories se concilient fort bien. On peut parfaitement admettre que les races diffèrent entre elles par l'intelligence et la volonté et en conséquence sont inégalement douées pour la vie en société, et que les races supérieures se distinguent précisément par leur aptitude particulière à constituer des sociétés homogènes. Cette hypothèse éclaire maints aspects de l'évolution social qu'il ne serait pas aisé de comprendre autrement. On peut l'utiliser pour expliquer le progrès et la régression de la division sociale du travail et par là même l'épanouissement et la décadence de la civilisation. Nous ne nous demanderons pas si l'hypothèse elle-même et les hypothèses qu'elle permet d'édifier sont défendables. Là n'est pas pour le moment la question. In nous suffit de constater que la théorie raciste est parfaitement compatible avec notre théorie sociologique de la coopération sociale.

En combattant le postulat de l'égalité naturelle et par là même l'égalité des droits de tous les hommes, la théorie raciste n'atteint pas l'argument libre-échangiste de l'école libérale. Car le libéralisme se prononce pour la liberté des travailleurs non pas au nom du droit naturel mais parce qu'il considère comme moins productif que le travail libre le travail servile qui prive le travailleur d'une partie du produit de son travail et ne fait pas dépendre sa rémunération de son rendement. La théorie raciste ne trouve rien à opposer à la théorie du libre-échange en ce qui concerne les effets de l'extension de la division sociale du travail. Admettons que les races soient inégalement douées et qu'aucun espoir n'existe de voir jamais disparaître les différences qui les séparent, il n'en reste pas moins que la théorie libre-échangiste prouve que les mieux doués ont intérêt à collaborer avec les moins doués, que la coopération sociale leur assure à eux aussi les avantages du rendement plus élevé du travail fourni en commun [17].

La théorie raciste n'apparaît en opposition avec la théorie libérale que lorsqu'elle se met à prêcher la lutte entre les races. Mais elle n'apporte en faveur de l'affirmation d'Héraclite qui fait de "la guerre la source de toutes choses," rien de plus que les autres théories sociales militaristes. Elle ne réussit pas davantage à montrer comment de la destruction peut sortir la société. Elle se voit contrainte au contraire — partout où elle ne s'écarte pas de sa propre logique et où elle ne se laisse pas entraîner pour des raisons sentimentales à adopter l'idéologie militariste et aristocratique — de condamner la guerre au nom précisément du principe de la sélection raciale. Lapouge a montré que la guerre n'aboutit à la sélection des plus forts et des mieux doués que chez les peuples primitifs ; chez les peuples civilisés au contraire cette sélection agit au détriment de la race [18]. Les meilleurs sont davantage exposés au danger d'être tués, les autres restant à l'arrière. Les dommages divers que la guerre cause à la santé des survivants diminuent leur capacité d'engendrer une descendance saine.

Les résultats obtenus par la science sociale raciale ne permettent aucunement de contredire la théorie libérale de l'évolution sociale. Ils la confirment bien plutôt. Les théories racistes de Gobineau et de beaucoup d'autres ont leur origine dans le ressentiment éprouvé par la caste militaire et aristocratique à l'égard de la démocratie bourgeoise et de l'économie capitaliste. Elles ont revêtu pour les besoins de la politique quotidienne de l'impérialisme moderne une forme qui les fait apparaître comme une résurrection des vieilles théories de la violence et de la guerre. Mais on ne peut les opposer utilement aux vieux slogans du droit naturel. Elles ne sont impuissantes qu'en face de la théorie libérale de l'économie et de la société. Pas plus que les autres, la théorie des races ne peut nier le fait que toute civilisation est le fruit de la coopération pacifique des hommes.

Notes

[1] "La guerre est une dissociation." Cf. Novicow, La critique du Darwinisme social, Paris, 1910, p. 124. Cf. aussi la réfutation des doctrines qui font de la lutte un facteur de développement social de Glumpowicz, Ratzenhofer et Oppenheimer par Holsti, The relation of war to the origin of the State, Helsinfgors, 1913, pp. 276 sqq.

[2] Cf. Taine, Histoire de la littérature anglaise, Paris, 1863, tome I, page XXV.

[3] Cf. Taine, Ibid., p. XXIII : "Ce qu'on appelle la race, ce sont ces dispositions innées et héréditaires que l'homme apporte avec lui à la lumière."

[4] Cf. Hertwig, Zur Abwehr des ethischen, des sozialen un des politischen Darwinismus, pp. 10 sqq.

[5] Cf. Ferri, Sozialismus und moderne Wissenschaft, trad. Kurella, Leipzig, 1895, pp. 65 sqq.

[6] Cf. Gumplowicz, Der Rassenkampf, Innsbruck, 1883, p. 176. En ce qui concerne l'influence exercée par le darwinisme sur Gumplowicz, cf. Barth, Die Philosophie der Geschichte als Soziologie, p. 253. — Le Darwinisme "libéral" est le produit d'une fausse interprétation de la philosophie libérale par une époque qui n'était plus capable de la comprendre.

[7] Cf. Novicow, o.c., p. 145.

[8] Cf. Barth, o.c., p. 243.

[9] Cf. Kropotkine, Gegenseitige Hilfe in der Tier- und Menschenwelt, éd. allemande de Landauer, Leipzig, 1908, pp. 69 sqq.

[10] Cf. Kammerer, Genossenschaften von Lebenwesen auf Grund gegenseitiger Vorteile, Stuttgart, 1913 ; Kammerer, Allgemeine Biologie, Stuttgart, 1915, pp. 306 sqq ; Kammerer, Einzeltod, VölkerTod, biologische Unsterblichkeit, Vienne, 1918, pp. 29 sqq.

[11] Cf. ci-dessous, p. 375.

[12] Cohen, Ethik des reinen Willens, Berlin, 1904, p. 183.

[13] Cf. mon essai sur Nation, Staat und Wirtschaft, pp. 31 sqq.

[14] Cf. Oppenheimer, Die rassentheoritische Geschichtsphilosophie (Compte-rendu du deuxième congrès de sociologie allemand, Tubingen, 1913), pp. 106 sqq. — Cf. également Hertz, Rasse und Kultur, 3e éd., Berlin, 1925, p. 37 ; Weidenreich, Rasse und Körperbau, Berlin, 1927, pp. 133 sqq.

[15] Cf. Nyström, Über die Formenveränderungen des menschlichen Schädels und deren Ursachen ("Archiv für Anthropologie", t. XXVII, pp. 321 sqq., 630 sqq., 642).

[16] Cf. Oppenheimer, Ibid., pp. 110 sqq.

[17] Cf. ci-dessus, p. 337.

[18] "Chez les peuples modernes la guerre et le militarisme sont de véritables fléaux dont le résultat définitif est de déprimer la race." (Lapouge, Les sélections sociales, Paris, 1896, p. 230).