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Ludwig von Mises:Le Socialisme - chapitre 10
Le Socialisme
Étude économique et sociologique


Anonyme


Chapitre VI — L'économie collective dynamique

Deuxième partie : l'économie de la communauté socialiste

Section I — L'État socialiste isolé

Chapitre VI — L'économie collective dynamique

1. Les forces motrices de l'économie

L'état stationnaire de l'économie est un moyen auxiliaire de la spéculation théorique. Dans la vie il n'y a rien de permanent. Car les conditions dans lesquelles s'exerce l'économie sont soumises à de perpétuels changements, que les forces humaines ne sauraient empêcher.

On peut réunir en six groupes principaux les influences qui maintiennent l'économie en perpétuel mouvement. D'abord et en première ligne il faut placer les changements qui s'accomplissent dans la nature au milieu de laquelle on se trouve. Il ne s'agit pas là seulement des grands ou petits changements des conditions climatiques ou autres de ce genre. Il faut compter aussi dans ce premier groupe les changements que produit l'action des hommes sur la nature, par exemple l'épuisement du sol, des ressources en bois ou en minéraux. Viennent ensuite, en second lieu, les changements dans le nombre et la composition de la population, puis dans l'importance et les éléments du capital, les changements dans la technique de la production, dans l'organisation sociale du travail et enfin les changements dans les besoins de la population [1].

De toutes les causes de changement la première est de beaucoup la plus importante. Il est possible, — ne discutons pas pour l'instant cette possibilité — qu'une communauté socialiste règle le mouvement démographique et la formation des besoins de telle sorte que ces deux éléments ne troublent plus l'équilibre économique. Alors il serait peut-être aussi possible que tout changement cessât dans les autres conditions de l'économie. Cependant la communauté socialiste ne pourra exercer la moindre influence sur les conditions naturelles de l'économie. La nature ne s'adapte pas à l'homme : c'est l'homme qui doit s'adapter à la nature. Même la communauté socialiste devra tenir compte des variations naturelles ; elle sera forcée d'envisager les conséquences des grands événements élémentaires ; il lui faudra tenir compte du fait que les forces et les trésors de la nature ne sont pas inépuisables. Dans le cours tranquille de l'économie socialiste des troubles pénétreront donc de l'extérieur, l'empêchant, aussi bien que l'économie capitaliste, de rester stationnaire.

2. Changements démographiques

D'après la conception naïve du socialisme il y a sur terre assez de biens pour que chaque homme soit heureux et satisfait. S'il est des hommes qui manquent du nécessaire, cela est dû à des institutions sociales défectueuses, qui d'une part entravent la force protectrice et d'autre part, par suite d'une inégale répartition, attribuent trop aux riches et trop peu aux pauvres [2].

Le principe de population de Malthus et la loi du rendement décroissant ont mis fin à ces illusion. Caeteris paribus, au delà d'une certaine mesure, l'accroissement de la population ne marche pas de pair avec un accroissement proportionnel des moyens de subsistance. Au delà de cette limite (surpopulation absolue) le contingent de ressources en biens pour chaque individu diminue. Que cette limite, étant donné les circonstances, soit déjà atteinte ou non, est une question de fait qui ne doit pas être confondue avec l'étude et la connaissance de la question de principe.

Sur cette question les socialistes diffèrent d'avis. Les uns rejettent purement et simplement les principes de Malthus. Aucun écrivain n'a été combattu au XIXe siècle plus vivement que Malthus. Les ouvrages de Marx, Engels, Dühring et autres regorgent d'insultes contre Malthus, le "calotin" [3]. Mais ils ne l'ont pas refusé. Aujourd'hui l'on peut considérer comme définitivement closes les discussions sur la loi de la population. L'on ne conteste plus non plus la loi du rendement. Il est donc inutile d'insister sur les écrits qui repoussent ou ignorent cette doctrine.

D'autres socialistes croient dissiper toutes les objections en attirant l'attention sur l'accroissement inouï de la production. Il faudra d'abord examiner si vraiment l'on peut compter dans la communauté socialiste sur un accroissement de la productivité. En admettant que cet accroissement se réalise, cela ne changerait rien au fait qu'à chaque situation donnée de la productivité correspond un maximum idéal du chiffre de la population au delà duquel toute augmentation de la population amène forcément une diminution pour chaque individu de sa part de revenu du travail. Si l'on veut réfuter la validité de la loi de population et de la loi du rendement décroissant dans la société socialiste, il faudrait prouver que chaque enfant, né en plus du chiffre idéal de la population, apporte en naissant une telle amélioration de la productivité, que la part individuelle des revenus n'en sera pas diminuée.

Un troisième groupe affirme qu'on aurait tort de s'alarmer, attendu que l'expérience démontre qu'avec l'accroissement de la civilisation, avec la rationalisation toujours plus poussée de l'existence, avec les exigences accrues des besoins, l'accroissement de la population se ralentit. Mais on oublie que le chiffre des naissances ne baisse pas parce que le bien-être augmente, mais que la cause en est la "moral restraint". Pour l'individu tout prétexte à n'avoir pas d'enfants cesse dès l'instant où la fondation d'une famille peut avoir lieu sans sacrifices personnels parce que l'entretien des enfants incombe à la société. Au fond c'est la même conclusion fallacieuse que celle de Godwin, lorsqu'il montrait qu'il y a "a principle in human society", qui enferme toujours la population dans les limites fixées par les possibilités en moyens de subsistance. Malthus a dégagé l'essence de ce mystérieux principe [4].

Sans réglementation par la contrainte du mouvement démographique une communauté socialiste est impossible. La société socialiste doit être suffisamment armée pour empêcher que le chiffre de la population dépasse un certain maximum ou minimum. Elle doit chercher à maintenir toujours ce chiffre de population idéal qui permet d'attribuer à chacun la plus grande part possible du revenu commun. Comme toute autre forme de société, elle est forcée de considérer comme un mal et le dépeuplement et le surpeuplement. Mais comme les mobiles y font défaut qui, dans une société reposant sur la propriété privée des moyens de production, harmonisent le nombre des naissances et la quantité des moyens de subsistance, elle devra prendre elle-même en main le règlement de ces questions. Nous n'avons pas besoin d'examiner ici quelles seront les mesures de détail prises en vue de la réalisation d'une politique démographique. Il ne nous intéresse pas davantage de savoir si, à côté de ces mesures, la communauté socialiste cherchera ou non à réaliser un programme d'eugénisme et d'amélioration de la race. Ce qui est sûr, c'est qu'une communauté socialiste peut instaurer "l'amour libre" mais non l'enfantement libre. Il ne saurait être question du droit à l'existence pour chaque nouveau-né, tant qu'on n'aura pas obvié aux naissances indésirables. De telles naissances, il y en aura aussi dans la communauté socialiste ; des enfants naîtront pour qui "au grand banquet de la nature aucun couvert ne sera mis", et auxquels on intimera de disparaître le plus vite possible. Toute l'indignation suscitée par ces paroles de Malthus n'y changera rien.

3. Variations de la demande

Il ressort des principes auxquels le socialisme doit se conformer dans la répartition des biens de jouissance, qu'il ne peut laisser libre cours au développement des besoins. Si le calcul économique existait dans la communauté socialiste, et si donc une estimation, même approximative, du coût de la production était possible, on pourrait laisser à chaque associé la faculté de décider librement de ses besoins dans le cadre des unités qui lui sont attribuées pour sa consommation. Chacun pourrait ainsi choisir selon ses préférences. Sans doute il pourrait arriver que, par suite de la mauvaise volonté du directeur de la production, par suite de la mauvaise volonté du directeur de la production, par suite d'un faux calcul exagérant les frais généraux leur incombant, par suite d'une fabrication mal comprise, les biens de jouissance devinssent beaucoup trop chers. Il ne resterait plus alors aux associés lésés d'autres moyens de défense que la lutte politique contre le gouvernement. Tant qu'ils seraient en minorité il leur serait impossible d'établir autrement les comptes ou d'améliorer la production. Mais leurs revendications trouveraient déjà quelque appui dans le fait que la plus grande partie au moins des facteurs en question peuvent être exprimés en chiffres, et qu'ainsi la question se trouverait relativement clarifiée.

Mais puisque dans la communauté socialiste il n'y a pas de calcul économique, il s'ensuivra forcément que toutes les questions touchant la détermination des besoins ressortiront au gouvernement. Les associés, pris dans leur ensemble, exerceront sur cette détermination la même influence que sur tout autre acte du gouvernement. L'individu y aura exactement la part qu'il a dans la formation de la volonté générale. La minorité devra s'incliner devant la volonté de la majorité. Elle ne trouvera aucune protection dans le système de la représentation proportionnelle, qui de par sa nature ne vaut que pour des élections et non pour des votes sur telle ou telle action.

La volonté générale, c'est-à-dire la volonté des maîtres du moment, assumera donc les fonctions qui dans l'économie d'échange reviennent à la demande. Quels sont les besoins les plus importants et qui par conséquent doivent être d'abord satisfaits, ce n'est pas l'individu qui en décidera, mais le gouvernement.

La demande deviendra ainsi beaucoup moins variée, beaucoup moins variable aussi que dans l'économie capitaliste, où les forces qui tendent à la faire varier sont incessamment agissantes, tandis qu'elles manquent dans l'économie socialiste. Comment des novateurs réussiraient-ils à imposer à la majorité leurs idées qui s'écartent des errements traditionnels ? Comment un chef pourrait-il secouer la torpeur des masses indolentes ? Comment les déterminer à quitter de vieilles habitudes que leur âge a rendues chères pour les échanger contre ce qui est nouveau et meilleur ? Dans l'économie capitaliste où chacun peut régler sa consommation d'après ses moyens, il suffit de persuader un individu ou quelques individus qu'ils trouveront dans une telle nouvelle voie une meilleure satisfaction de leurs besoins. Les autres suivront peu à peu leur exemple. L'acclimatation progressive d'une nouvelle manière de satisfaire les besoins est accélérée du fait que les revenus sont inégalement répartis. Les plus riches accueillent d'abord les nouveautés et s'habituent à s'en servir. Ainsi ils donnent un exemple que les autres s'efforcent de suivre. Lorsque les classes supérieures ont une fois adopté une certaine habitude de vie, la production en reçoit une impulsion, elle cherche à améliorer la fabrication, afin que les classes pauvres aient bientôt la possibilité de marcher sur les traces des riches. C'est la fonction du luxe de promouvoir le progrès. La nouveauté "est le caprice d'une élite avant de devenir un besoin public et une nécessité. Le luxe d'aujourd'hui est le besoin de demain" [5]. Le luxe est le fourrier du progrès, car il développe les besoins latents et rend les gens insatisfaits. Les prédicateurs de morale, qui condamnent le luxe, en arrivent, s'ils sont tant soit peu conséquents, à considérer le manque relatif de besoins des animaux errant dans la forêt, comme l'idéal d'une existence morale.

4. Changements dans la grandeur du capital

Les biens-capitaux qui entrent dans la production s'y usent plus moins rapidement. Et cela ne vaut pas seulement pour les biens dont on se compose le capital en circulation, mais aussi pour ceux dont se compose le capital fixe. Eux aussi sont consommés plus ou moins vite par la production. Pour que le capital ne diminue pas, ou pour qu'il s'accroisse, il faut toujours de nouvelles interventions de ceux qui dirigent la production. Il faut veiller à ce que les capitaux usés dans la production soient reconstitués et qu'en plus nouveau capital soit créé ; le capital ne se reproduit point pas génération spontanée.

Dans une économie entièrement immobile, ces opérations n'ont pas besoin d'être préparées par une pensée réfléchie. Lorsque dans l'économie tout demeure immuable, il est aisé de constater ce qui a été consommé et de décider des mesures à prendre pour en assurer le remplacement. Il en va tout autrement pour une économie soumise à des changements. La direction de la production et les procédés de fabrication sont en perpétuelle transformation. Ici il ne s'agit pas seulement de remplacer les installations hors de service et les produits semi-ouvrés tels qu'ils étaient antérieurement, mais de mettre à leur place quelque chose de meilleur ou qui corresponde du moins mieux à la nouvelle tendance des besoins. Ou bien le remplacement des capitaux consommés dans une branche de production qui doit être restreinte se fait par l'investissement de nouveaux biens-capitaux dans d'autres branches de production qui doivent être agrandies, ou créées. Pour entreprendre des opérations aussi compliquées il faut calculer. Sans calcul économique le calcul des capitaux est irréalisable. L'économie socialiste, qui ne peut procéder à des calculs économiques se trouve ainsi complètement désarmée en présence d'un des problèmes fondamentaux de l'économie. Avec la meilleure volonté il ne lui sera pas possible de procéder aux opérations intellectuelles lui permettant de mettre en harmonie production et consommation de telle sorte que, au moins, la valeur globale du capital soit maintenue, et que l'excédent seulement soit affecté à la consommation.

mais en dehors de ces difficultés qui à elles seules sont déjà insurmontables, il existe encore bien d'autres obstacles qui s'opposent à une économie rationnelle des capitaux dans la communauté socialiste.

Tout maintien du capital et tout accroissement de capital nécessitent des frais. Ils imposent le renoncement à des jouissances actuelles pour en obtenir en échange de plus abondantes dans l'avenir. Dans l'économie reposant sur la propriété privée des moyens de production ces sacrifices sont accomplis par les propriétaire des moyens de production, et par ceux qui en restreignant leur propre consommation sont en voie de le devenir. Ils tirent ainsi une traite sur l'avenir, dont ils ne recueilleront pas seuls les avantages. Ils devront les partager avec les ouvriers, attendu qu'avec l'accroissement du capital, caeteris paribus, la productivité marginale et donc le salaire montent. Mais le fait seul de ne pas gaspiller (c'est-à-dire de ne pas épuiser le capital), et économiser (c'est-à-dire accroître le capital) est avantageux pour eux suffit à les inciter au maintien et à l'accroissement du capital. L'impulsion dans ce sens est d'autant plus forte, que leurs besoins actuels sont plus abondamment satisfaits. Car la décision en faveur de la satisfaction future des besoins est d'autant plus facile, que les besoins actuels qui ne peuvent être satisfaits apparaissent moins pressants. Dans la société capitaliste c'est l'inégalité dans la répartition des revenus et de la fortune qui remplit la fonction de conserver et d'accroître le capital.

Dans l'économie socialiste le maintien et l'accroissement du capital sont la tâche de la collectivité organisée, de l'État. L'utilité d'un emploi rationnel du capital est le même que dans l'économie capitaliste. L'avantage du maintien et de la formation nouvelle du capital profite également à tous les membres de la collectivité, et les frais en sont aussi supportés également par tous. La décision quant à l'administration du capital est remise aux mains de la communauté, d'abord de la direction économique, et indirectement de tous les associés. Ils devront décider, s'il faut produire plus de biens de jouissance ou plus de biens de production, s'il faut choisir pour la production des processus plus courts, mais procurant un moindre bénéfice, ou bien des processus plus lents, mais qui procurent de plus importants bénéfices. On ne peut savoir quelles seront ces décisions de la majorité. Les hypothèses à ce sujet n'ont pas de sens. Le point de départ de ces décisions est autre que dans l'économie capitaliste. Dans cette dernière, l'épargne est une affaire qui intéresse les plus industrieux et les plus riches. Dans l'économie de la collectivité socialiste la décision tranchant la question : doit-on épargner ou non, devra être prise par tous sans distinction, y compris donc les plus paresseux et les plus prodigues. De plus, il ne faut pas oublier que l'aisance incite à épargner, impulsion qui ici fera complètement défaut. Il faut aussi remarquer que l'on laissera libre carrière à la démagogie des chefs et de ceux qui veulent devenir des chefs. L'opposition sera toujours prête à montrer que l'on devrait mettre davantage à la disposition des besoins actuels qu'ils ne conviendrait de le faire et le gouvernement sera assez porté à gaspiller pour se maintenir plus longtemps au pouvoir. Après nous le déluge est une vieille maxime gouvernementale.

Les expériences faites jusqu'ici avec l'administration du capital par des organismes officiels ne permettent pas d'espérer que les futurs gouvernements socialistes feront preuve d'une grand capacité d'épargne. En général, de nouvelles installations n'ont été créées que lorsque les sommes nécessaires avaient été fournies par l'emprunt, c'est-à-dire par l'esprit d'épargne des citoyens. Avec l'argent des impôts et autres revenus publics on a rarement rassemblé un capital. Par contre on pourrait citer de nombreux exemples montrant que la valeur globale des moyens de production appartenant à des organismes officiels avait diminué parce que, pour décharger le plus possible le budget des dépenses, on avait négligé de les maintenir en bon état.

Le gouvernement soviétique a proclamé son intention de réaliser un grand programme d'investissement, le plan quinquennal. La crédulité avec laquelle dans le monde entier on accueille les nouvelles répandues par les bolchévistes a fait déjà croire à beaucoup qu'en Russie le capital était en voie de formation.

Le pan quinquennal est un plan destiné à réaliser les mesures économiques qu'exige une guerre ouverte contre toutes les autres nations. Les bolchévistes trouvent insupportable de n'être pas encore aujourd'hui suffisamment autarciques pour pouvoir transformer les hostilités dissimulés en hostilités déclarées. Aussi veulent-ils poursuivre en grand leurs armements. Ils créent des installations pour se libérer de l'étranger en ce qui touche l'armement, le matériel de guerre et les articles d'industrie les plus indispensables. Les crédits consentis par les entreprises industrielles d'Europe et d'Amérique leur en fournissent les moyens. C'est en fait tout à fait caractéristique de l'aveuglement probolchévique, de voir des pays comme l'Allemagne et l'Autriche dont les finances sont si faibles, se porter garants de ces crédits. La formation du capital en Russie s'accomplit ainsi : l'étranger accorde à la Russie des crédits, que les Russes ont bien l'intention de ne jamais rembourser. La suppression de la propriété privée figure à leur programme et un de ses articles institue évidemment la caducité de tout contrat de dettes [6]. La formation du capital n'est donc pas le fait de l'épargne réalisée en Soviétie, mais de l'épargne réalisée en pays capitaliste. Que les Russes meurent de faim n'est pas une preuve qu'ils épargnent et constituent du capital. Ils meurent de faim parce que la production socialiste ne rend pas. Le communisme russe ne constitue pas de capital ; il a dévoré la majeure partie du capital amassé en Russie avant le bolchévisme, et il continue à confisquer le capital que d'autres ont amassé dans les pays d'économie capitaliste.

5. Les changements caractéristiques de l'économie collective

Tout ce qui vient d'être dit montre assez que même dans l'économie socialiste il ne saurait y avoir à l'état pur de situation stabilisée. Non seulement les changements incessants dans les conditions naturelles de l'économie s'y opposent, mais aussi les changements dans le nombre de la population, dans la contexture des besoins, dans l'importance du capital sont des forces toujours agissantes, qu'on ne s'imagine pas absentes de l'économie socialiste. Tous ces bouleversements amèneront-ils aussi des changements dans l'organisation sociale du travail et dans les procédés de production ? C'est une question, qu'étant donné ces circonstances, on peut laisser sans réponse. Car si l'économie a une fois quitté l'état stationnaire, il est sans intérêt de savoir si les hommes méditent quelque nouveauté et s'ils essaient de la réaliser dans l'économie. Dès qu'à la stabilité a succédé partout le mouvement, tout ce qui se produit dans l'économie est innovation. Même si c'est quelque chose d'ancien que l'on répète seulement dans un milieu nouveau, ce quelque chose d'ancien produit d'autres effets qui en font aussi une nouveauté.

Cela ne veut pas dire que l'économie socialiste progresse. Changement économique et progrès économique ne sont pas du tout la même chose. Qu'une économie ne soit pas à l'état statique, ne prouve pas que par là même elle progresse. Un changement dans l'économie résulte déjà d'un changement dans les conditions qui la régissent. Si les conditions changent, l'économie change aussi. Seuls constituent un progrès économiques les changements qui s'accomplissent dans une direction précise, celle qui nous rapproche du but économique, à savoir : pourvoir les hommes de biens aussi abondants que possible. L'idée de progrès est prise ici sans acception de valeur. S'il est pourvu aux besoins d'un plus grand nombre d'hommes, ou pour le même nombre d'hommes, mais en plus grande abondance, alors l'économie est en progression. La valeur du progrès économique ne se laisse pas mesurer exactement ; il n'est pas prouvé que ce progrès rende les hommes "plus heureux", mais cela n'a rien à voir avec le problème qui nous occupe.

Les voies, que le progrès peut suivre, sont nombreuses. L'organisation économique, la technique de la production, peuvent être améliorées, la constitution du capital augmentée. Bref, il y a beaucoup de voies qui mènent au but [7]. La société socialiste s'y engagera-t-elle ?

Admettons que la société socialiste réussît à confier aux personnes les plus compétentes la direction de l'économie. Seulement, comment ces personnes, si géniales soient-elles, pourront-elles agir rationnellement, s'il n'est pas possible de faire des calculs et des comptes ? Rien que cela suffirait à faire échouer toutes les tentatives du socialisme.

6. La spéculation

Dans l'économie dynamique toute action économique est accomplie en vue d'une situation future encore incertaine, elle inclut un risque, elle est spéculation.

La spéculation a une très mauvaise presse auprès de la masse, incapable de spéculer avec succès et auprès des écrivains socialistes de toute nuance. Le littérateur et le fonctionnaire étrangers aux affaires sont remplis de jalousie et de colère à l'égard des spéculateurs, et des chefs d'entreprises qui réussissent. C'est à leur ressentiment que nous devons les essais de nombreux économistes qui cherchent à découvrir de subtiles différences entre la spéculation d'une part, et d'autre part la production créatrice de véritables valeurs, le commerce "légitime" [8]. En réalité toute économie qui s'écarte de l'économie statique pure est spéculation. Entre le brave artisan, qui promet de livrer dans les huit jours à un prix déterminé une paire de souliers et un charbonnage qui cède pour des années la vente de ses produits, il n'y a qu'un différence de degré. Celui qui place son argent en valeurs de père de famille à revenu fixe, sans parler même du risque encouru du fait de la solvabilité du débiteur, se livre aussi à une spéculation. Il achète de l'argent à terme, comme le spéculateur en coton fait pour le coton. L'économie est nécessairement spéculation, parce qu'elle est organisée en fonction d'un avenir incertain. La spéculation est le lien intellectuel qui rassemble les diverses actions économiques en cet ensemble intelligent qu'est l'économie.

On attribue en général le rendement médiocre — et bien connu — des entreprises économiques collectives au fait qu'avec un tel système les intérêts de l'individu ne sont pas suffisamment reliés au résultat du travail. Si l'on arrivait à faire comprendre à chaque citoyen que son propre zèle est intimement lié au rendement du travail collectif, dont il lui vient une quote-part, si on lui insufflait la force morale nécessaire, pour résister aux tentations de paresse et de négligence, alors l'exploitation collective connaîtrait un rendement aussi abondant que les entreprises privées. Le problème de la socialisation serait donc un problème moral. Il suffirait d'élever le niveau intellectuel et moral des individus que l'affreuse époque capitaliste a rebaissé, pour assurer à l'économie collective socialiste une possibilité d'existence. Tant qu'on n'en sera pas arrivé là il y aura lieu de stimuler le zèle au travail des individus par des primes ou autres encouragements.

Nous avons déjà montré que la productivité dans la communauté socialiste était fatalement réduite au minimum parce qu'il manquait à chaque individu une impulsion efficace lui permettant de surmonter la peine du travail. Mais à cet obstacle qui existe déjà dans l'activité économique collective à l'état statique s'en ajoute un autre qui est propre à l'économie dynamique. C'est la difficulté que rencontre la spéculation dans la communauté socialiste.

Dans l'économie fondée sur la propriété privée des moyens de production le spéculateur est intéressé au plus haut point au succès de la spéculation. En cas de succès, il y trouve, tout le premier, son avantage. En cas d'insuccès c'est lui, d'abord, qui y perd. Le spéculateur est au service de la masse, mais lui-même ressent d'autant plus vivement le succès ou l'insuccès de son action, que ses gains ou ses pertes comparativement à ses moyens sont beaucoup plus importants que comparativement à la fortune collective de la société. Plus il est heureux dans ses spéculations et plus il dispose de moyens de production, et plus s'accroît son influence sur la direction des affaires de la société. Moins il est heureux dans ses spéculations et plus sa fortune se réduit en même temps que son influence sur les affaires. Ses mauvaises spéculations l'ont-elles ruiné, alors il disparaît des rangs de ceux qui sont appelés à diriger l'économie.

Dans l'économie collective il en va autrement. Là le directeur de l'économie n'est intéressé au gain et à la perte qu'en tant que citoyen, — un citoyen parmi des millions d'autres. Son action décide du destin de tous. Il peut conduire le peuple à la richesse. Il peut tout aussi bien le précipiter dans le besoin et la misère. Son génie peut apporter le salut à l'humanité, son incapacité ou sa négligence peuvent amener la ruine ou l'anéantissement. Bonheur et malheur sont dans ses mains comme aux mains de la divinité. Pour réaliser sa tâche il faudrait que ce directeur de l'économie socialiste fût un dieu. Son regard devrait embrasser tout ce qui est important pour l'économie. Il lui faudrait un jugement infaillible capable d'embrasser la situation des contrées les plus éloignées et les nécessités des temps futurs.

Il est évident que le socialisme serait immédiatement réalisable, si un dieu omniscient et tout-puissant daignait descendre en ce bas-monde pour régir les affaires humaines. Mais tant qu'on ne peut compter sur ce miracle, il est peu vraisemblable que les hommes accordent à un homme comme eux une telle puissance et lui attribuent un tel rôle. Les hommes ont leurs propres pensées, leur propre volonté, c'est un des faits fondamentaux de toute vie en société dont le réformateur social est bien obligé de tenir compte. Comment admettre que, tout d'un coup et pour toujours, les hommes consentent à devenir le jouet d'un homme comme eux, fût-ce le plus sage et le meilleur ?

Si l'on renonce à mettre aux mains d'un seul la direction de l'économie, il faudra bien qu'elle dépende des décisions prises par une majorité dans des commissions, offices, assemblées de conseillers et, en dernière ligne, par la majorité de la population tout entière. Mais on suscite par là ce danger qui mène infailliblement à la ruine toute économie collective : la paralysie de l'initiative et de la responsabilité. Il devient alors impossible d'introduire des innovations, parce que l'on n'arrive pas à entraîner la masse des membres qui composent les conseils compétents. Si, étant donné l'impossibilité qu'il y a de faire prendre toutes les décisions par un seul homme, ou par un seul corps de conseillers, on se met à créer de nombreuses instances qui prendront chacune leurs décisions, la situation n'en deviendra pas meilleure. Toutes ces instances ne seront que des subdivisions de la direction unique, exigée par le socialisme en tant qu'économie centralisée, et dirigée d'après un plan unique. On ne peut leur laisser aucune liberté, parce que cela est incompatible avec l'unité de la direction. Ces instances, forcément liées aux instructions de la direction supérieure finissent par perdre tout sentiment de responsabilité.

Tout le monde connaît l'image que présente l'appareil de l'économie socialiste : une multitude de fonctionnaires, jaloux de leurs attributions, qui s'ingénient à empêcher qui que ce soit de pénétrer dans le cercle de leurs attributions et qui s'efforcent cependant à faire faire par d'autres le plus gros de leur travail. Cette bureaucratie si affairée offre un remarquable exemple de paresse. Rien n'avance, à moins d'une impulsion extérieure. Dans les exploitations étatisées d'une société, où pour le reste existe encore propriété privée des moyens de production, l'impulsion pour des réformes ou pour des améliorations des procédés de production est donnée par les chefs d'entreprise, qui, en tant que fournisseurs de pièces et de machines, espèrent y trouver profit. Les directions des exploitations publiques ne procéderaient jamais d'elles-mêmes à une innovation ; elles se contenteraient d'imiter ce que des entreprises privées auraient déjà réalisé. Du jour où toutes les exploitations seraient étatisées, on n'entendrait plus guère parler de réformes et d'améliorations.

7. L'économie socialiste et les société par actions

Une des assertions courantes, et erronées, du socialisme dit que les sociétés par actions représentent une sorte d'anticipation de l'exploitation socialiste. Le raisonnement est le suivant : les directeurs des sociétés par actions ne sont pas propriétaires des moyens de production et cependant, sous leur direction, les entreprises prospèrent. Si, à la place des actionnaires, la société (l'État) entre en possession des moyens de production, il n'y aura pas de changement. Les directeurs ne travailleraient pas plus mal pour l'État qu'ils ne font pour les intérêts des actionnaires.

On s'est figuré que dans les sociétés par actions la fonction de chefs d'entreprises incombait aux actionnaires et que tous les organes de cette société n'exerçaient leur activité qu'en tant qu'employés des actionnaires. Cette conception a pénétré la doctrine juridique ; aussi a-t-on entrepris d'édifier le droit des sociétés par actions sur cette base. Par cette idée la pensée commerciale sur laquelle est fondée l'organisation de ces sociétés a été faussée et l'on n'est pas encore arrivé aujourd'hui à trouver pour elles une forme juridique leur permettant de travailler sans conflits ; c'est pour cette raison que partout le système des sociétés par actions est affecté de vices graves.

Jamais et nulle part il n'y a eu de sociétés par actions florissantes qui eussent répondu à l'idéal des juristes étatistes. Les sociétés par actions n'ont obtenu d'heureux résultats que lorsque leurs directeurs commerciaux avaient un intérêt personnel, primordial, à la prospérité de la société. La vitalité et les possibilités de développement des sociétés par actions ont leur origine dans l'association qui unit, d'une part, les directeurs de la société, — qui, la plupart du temps, disposent d'une partie, sinon de la majorité des actions, — et d'autres part, les autres actionnaires. C'est seulement lorsque les directeurs de l'affaire ont le même intérêt à la prospérité de l'entreprise que tout propriétaire, c'est seulement lorsque leurs intérêts coïncident avec ceux des actionnaires, que les affaires sont menées dans l'intérêt de la société par actions. Lorsque les directeurs de l'affaire ont d'autres intérêts que ceux d'une partie, de la majorité, ou de l'ensemble des actionnaires, les affaires sont menées à l'encontre des intérêts de la société. Car dans toutes les sociétés par actions, que le bureaucratisme n'a pas stérilisées, les véritables maîtres dirigent toujours les affaires dans leur propre intérêt, que cet intérêt coïncide ou non avec celui des actionnaires. Une part importante du bénéfice réalisé par l'entreprise leur revient, les échecs de l'entreprise les touchent en première ligne : il y a là pour la prospérité de l'entreprise, une condition préalable essentielle. Dans toutes les sociétés par actions florissantes ce sont des hommes — peu importe leur situation du point de vue juridique — qui exercent une influence décisive. Le directeur général, sorte de pseudo-fonctionnaire, issu assez souvent des cadres de l'administration officielle et dont la qualité principale est d'entretenir de bonnes relations avec les dirigeants politiques, le directeur général n'est pas le type d'homme à qui les sociétés par actions sont redevables de leurs succès. Le véritable animateur, le véritable promoteur est le directeur intéressé à l'affaire et qui en possède des actions.

Sans doute la doctrine socialiste-étatique ne veut pas admettre ce fait ; elle s'efforce de plier les sociétés par actions à une forme juridique dans laquelle elles doivent forcément dépérir. Elle ne veut voir dans les directeurs de sociétés que des fonctionnaires l'étatiste voulant peupler le monde entier de fonctionnaires. L'étatiste combat aux côtés des employés et ouvriers organisés corporativement dont les gros appointements des directeurs excitent la colère ; l'étatiste se figure sans doute que les bénéfices des sociétés naissent par génération spontanée et sont amoindris par les appointements des directeurs. Et finalement on se tourne aussi contre les actionnaires. La doctrine la plus récente demande : "étant donné le développement des idées morales, que ce ne soit plus l'intérêt particulier des actionnaires qui décide, mais l'intérêt et la prospérité de l'entreprise, sa valeur économique, juridique et sociologique permanente, indépendamment des intérêts d'une majorité changeante d'actionnaires changeant eux-mêmes". On veut donner aux administrations des sociétés une position très forte qui rende aux administrations des sociétés une position très forte qui rende leur pouvoir indépendant de la volonté de ceux qui ont apporté la majeure partie du capital des actions [9].

Que dans l'administration des sociétés par actions prospère des "mobiles altruistes" aient jamais prévalu est une pure invention. Les essais tentés pour transformer le droit des sociétés par actions d'après l'idéal irréel des économistes étatistes ne sont jamais arrivés à faire des sociétés par actions une section de "l'économie administrative" à laquelle on rêvait. Elles en ont simplement ruiné la structure économique.

Notes

[1] Cf. Clark, Essentials of Economic Theory, New-York, 1907, pp. 131...

[2] Cf. Bessel, p. 340. A ce propos Bebel cite les vers bien connus du poète Heine.

[3] Cf. Heinrich Soetbeer, Die Stellung der Sozialisten zur Malthusschen Bevölkerungslehere, Berlin, pp. 33..., pp. 52..., pp. 85...

[4] Cf. Mathus, t. II, pp. 245...

[5] Cf. Tarde, Les lois sociales, Paris, 1898, p. 29 ; cf. les nombreuses exemples cités par Roscher, Ansichten der Volkswirtschaft vom geschichtlichen Standpunkt, 3e éd. Leipzig, 1878, t. I, pp. 112...

[6] Jusqu'ici les Russes ont payé leurs traites à échéance. Mais pour le faire ils ont recours à des crédits nouveaux et importants, de sorte que leur dette s'accroît d'année en année.

[7] Sur les difficultés que dans l'économie collective socialiste recontreraient l'élaboration et surtout la réalisation d'innovations techniques cf. Dietzel, Technischer Fortschritt und Freiheit der Wirtschaft, Bonn et Leipzig, 1922, pp. 47...

[8] Cf. la critique pertinente de ces aspirations, pleines de bonnes intentions plus que de perspicacité scientifiques, dans : Michaelis, Volkswirtschaftliche Schriften, Berlin, 1873, t. II, pp. 3... et : Petrisch, Zur Lehre von der Überwältzung der Steuren mit besonderer Beziehung auf den Borsenverkehr, Gratz, 1903, pp. 28...

[9] Pour la critique de ces doctrines et tendances cf. Passow, Der Strukturwandel der Aktiengesellschaft im Lichte der Wirtschaftsenquete, Iéna, 1930, pp. 1...