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| | {{titre|L’Unique et sa propriété|[[Max Stirner]]<br><small>(1845)</small>|A. Les anciens}} |
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| Puisque l'usage a imposé à nos aïeux d'avant le Christ le nom d'« Anciens », nous | | Puisque l'usage a imposé à nos aïeux d'avant le Christ le nom d'« Anciens », nous |
| ne soutiendrons pas que comparés à nous, gens d'expérience, ils seraient à plus juste | | ne soutiendrons pas que comparés à nous, gens d'expérience, ils seraient à plus juste |
| titre appelés des enfants * ; nous préférons incliner devant eux comme devant de | | titre appelés des enfants <ref>* Cf. DESCARTES : « Ce qu'on nomme l'Antiquité n'était que l'enfance et la jeunesse du genre |
| | humain; à nous plutôt convient le nom d'anciens; car le monde est plus vieux qu'alors, et nous |
| | avons une plus grande expérience. » (Note du Traducteur.)</ref> ; nous préférons incliner devant eux comme devant de |
| vieux parents. Mais comment donc purent-ils finir par vieillir, et quel est celui dont la | | vieux parents. Mais comment donc purent-ils finir par vieillir, et quel est celui dont la |
| prétendue nouveauté parvint à les supplanter? | | prétendue nouveauté parvint à les supplanter? |
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| Nous le connaissons, le novateur révolutionnaire, l'héritier impie qui profana de | | Nous le connaissons, le novateur révolutionnaire, l'héritier impie qui profana de |
| ses propres mains le sabbat de ses pères pour sanctifier son dimanche, et qui interrompit | | ses propres mains le sabbat de ses pères pour sanctifier son dimanche, et qui interrompit |
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| jeune, est-il encore aujourd'hui le « Moderne », ou son tour est-il venu de vieillir, lui | | jeune, est-il encore aujourd'hui le « Moderne », ou son tour est-il venu de vieillir, lui |
| qui fit vieillir les « Anciens »? | | qui fit vieillir les « Anciens »? |
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| Ce furent les Anciens eux-mêmes qui enfantèrent l'homme moderne qui devait les | | Ce furent les Anciens eux-mêmes qui enfantèrent l'homme moderne qui devait les |
| supplanter; examinons cette genèse. | | supplanter; examinons cette genèse. |
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| « Pour les Anciens, dit Feuerbach, le monde était une vérité. » Mais il néglige | | « Pour les Anciens, dit Feuerbach, le monde était une vérité. » Mais il néglige |
| d'ajouter, ce qui est important, « une vérité derrière la fausseté de laquelle ils cherchaient | | d'ajouter, ce qui est important, « une vérité derrière la fausseté de laquelle ils cherchaient |
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| de ces mots de Feuerbach, quand on en rapproche la parole chrétienne : « ce monde | | de ces mots de Feuerbach, quand on en rapproche la parole chrétienne : « ce monde |
| vain et périssable ». | | vain et périssable ». |
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| Jamais le Chrétien n'a pu se convaincre de la vanité de la parole divine; il croit à | | Jamais le Chrétien n'a pu se convaincre de la vanité de la parole divine; il croit à |
| son éternelle et inébranlable véracité, dont les plus profondes méditations ne peuvent | | son éternelle et inébranlable véracité, dont les plus profondes méditations ne peuvent |
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| sans valeur; c'est ce que les uns avaient proclamé vrai que les autres flétrirent, | | sans valeur; c'est ce que les uns avaient proclamé vrai que les autres flétrirent, |
| comme un mensonge : l'idée tant exaltée de patrie perd son importance, et le Chrétien | | comme un mensonge : l'idée tant exaltée de patrie perd son importance, et le Chrétien |
| ne doit plus se regarder que comme « un étranger sur la terre 1 »; l'ensevelissement | | ne doit plus se regarder que comme « un étranger sur la terre <ref>1 Épître aux Hébreux, XI, 13.</ref>; l'ensevelissement |
| des morts, ce devoir sacré qui inspira un chef-d'oeuvre, l'Antigone de Sophocle, ne | | des morts, ce devoir sacré qui inspira un chef-d'oeuvre, l'Antigone de Sophocle, ne |
| paraît plus qu'une misère (« Laissez les morts enterrer leurs morts »); l'indissolubilité | | paraît plus qu'une misère (« Laissez les morts enterrer leurs morts »); l'indissolubilité |
| des liens de famille devient un préjugé dont on ne saurait assez tôt se défaire 2, et | | des liens de famille devient un préjugé dont on ne saurait assez tôt se défaire <ref>2 Marc, X, 29.</ref>, et |
| ainsi de suite. | | ainsi de suite. |
| * Cf. DESCARTES : « Ce qu'on nomme l'Antiquité n'était que l'enfance et la jeunesse du genre
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| humain; à nous plutôt convient le nom d'anciens; car le monde est plus vieux qu'alors, et nous
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| avons une plus grande expérience. » (Note du Traducteur.)
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| 1 Épître aux Hébreux, XI, 13.
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| 2 Marc, X, 29.
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| Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 29
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| Nous voyons donc que ce que les Anciens tinrent pour la vérité était le contraire | | Nous voyons donc que ce que les Anciens tinrent pour la vérité était le contraire |
| même de ce qui passa pour la vérité aux yeux des modernes; les uns crurent au | | même de ce qui passa pour la vérité aux yeux des modernes; les uns crurent au |
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| pensée moderne ne fut que l'aboutissement et le produit de la pensée antique, reste à | | pensée moderne ne fut que l'aboutissement et le produit de la pensée antique, reste à |
| examiner comment était possible une telle métamorphose. | | examiner comment était possible une telle métamorphose. |
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| Ce furent les Anciens eux-mêmes qui finirent par faire de leur vérité un | | Ce furent les Anciens eux-mêmes qui finirent par faire de leur vérité un |
| mensonge. | | mensonge. |
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| Remontons aux plus belles années de l'Antiquité, au siècle de Périclès : c'est alors | | Remontons aux plus belles années de l'Antiquité, au siècle de Périclès : c'est alors |
| que commença la sophistique, et que la Grèce fit un jouet de ce qui avait été pour elle | | que commença la sophistique, et que la Grèce fit un jouet de ce qui avait été pour elle |
| jusqu'alors l'objet des plus graves méditations. | | jusqu'alors l'objet des plus graves méditations. |
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| Les pères avaient été trop longtemps courbés sous le joug inexorable des réalités | | Les pères avaient été trop longtemps courbés sous le joug inexorable des réalités |
| pour que ces dures expériences n'apprissent à leurs descendants à se connaître. C'est | | pour que ces dures expériences n'apprissent à leurs descendants à se connaître. C'est |
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| moyen, ce que sont pour les enfants la ruse et l'audace. L'esprit, c'est pour eux l'intelligence, | | moyen, ce que sont pour les enfants la ruse et l'audace. L'esprit, c'est pour eux l'intelligence, |
| l'infaillible raison. | | l'infaillible raison. |
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| On jugerait aujourd'hui cette éducation intellectuelle incomplète, unilatérale, et | | On jugerait aujourd'hui cette éducation intellectuelle incomplète, unilatérale, et |
| l'on ajouterait : Ne formez pas uniquement votre intelligence, formez aussi votre | | l'on ajouterait : Ne formez pas uniquement votre intelligence, formez aussi votre |
| coeur. C'est ce que fit SOCRATE. | | coeur. C'est ce que fit SOCRATE. |
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| Si le coeur, en effet, n'était point affranchi de ses aspirations naturelles, s'il restait | | Si le coeur, en effet, n'était point affranchi de ses aspirations naturelles, s'il restait |
| empli de son contenu fortuit, d'impulsions désordonnées soumises à toutes les influences | | empli de son contenu fortuit, d'impulsions désordonnées soumises à toutes les influences |
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| arriverait fatalement que la libre intelligence, asservie à ce « mauvais coeur », se prêterait | | arriverait fatalement que la libre intelligence, asservie à ce « mauvais coeur », se prêterait |
| à réaliser tout ce qu'en souhaiterait la malice. | | à réaliser tout ce qu'en souhaiterait la malice. |
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| Aussi Socrate déclare-t-il qu'il ne suffit pas d'employer en toutes circonstances | | Aussi Socrate déclare-t-il qu'il ne suffit pas d'employer en toutes circonstances |
| son intelligence, mais que la question est de savoir à quel but il sied de l’appliquer. | | son intelligence, mais que la question est de savoir à quel but il sied de l’appliquer. |
| Nous dirions aujourd'hui que ce but doit être le « Bien »: mais poursuivre le bien, | | Nous dirions aujourd'hui que ce but doit être le « Bien »: mais poursuivre le bien, |
| c'est être — moral : Socrate est donc le fondateur de l’éthique. | | c'est être — moral : Socrate est donc le fondateur de l’éthique. |
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| Le principe de la sophistique conduisait à admettre pour l'homme le plus aveuglément | | Le principe de la sophistique conduisait à admettre pour l'homme le plus aveuglément |
| esclave de ses passions la possibilité d’être un sophiste redoutable, capable, | | esclave de ses passions la possibilité d’être un sophiste redoutable, capable, |
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| grossier. Quelle est l’action en faveur de laquelle on ne peut invoquer « de bonnes | | grossier. Quelle est l’action en faveur de laquelle on ne peut invoquer « de bonnes |
| raisons »? Tout n'est-il pas soutenable? | | raisons »? Tout n'est-il pas soutenable? |
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| C'est pour cela que Socrate ajoute : Pour que l'on puisse priser votre sagesse, il | | C'est pour cela que Socrate ajoute : Pour que l'on puisse priser votre sagesse, il |
| faut que vous ayez « un coeur pur ». Alors commence la seconde période de l'affranchissement | | faut que vous ayez « un coeur pur ». Alors commence la seconde période de l'affranchissement |
| de la pensée grecque, la période de la pureté du coeur. La première finit | | de la pensée grecque, la période de la pureté du coeur. La première finit |
| avec les Sophistes, lorsqu'ils eurent proclamé la puissance illimitée de l'intelligence. | | avec les Sophistes, lorsqu'ils eurent proclamé la puissance illimitée de l'intelligence. |
| Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 30
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| Mais le coeur prend toujours le parti du monde; il est son serviteur, toujours agité | | Mais le coeur prend toujours le parti du monde; il est son serviteur, toujours agité |
| de passions terrestres. Il fallait dès lors dégrossir ce coeur inculte : ce fut le temps de | | de passions terrestres. Il fallait dès lors dégrossir ce coeur inculte : ce fut le temps de |
| l'éducation du coeur. Mais quelle éducation convient au coeur? | | l'éducation du coeur. Mais quelle éducation convient au coeur? |
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| L'intelligence en est arrivée à se jouer librement de tout le contenu de l'esprit, dont | | L'intelligence en est arrivée à se jouer librement de tout le contenu de l'esprit, dont |
| elle est une face; c'est là aussi ce qui menace le coeur : devant lui va bientôt s'écrouler | | elle est une face; c'est là aussi ce qui menace le coeur : devant lui va bientôt s'écrouler |
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| patrie, tout sera abandonné pour lui, c'est-à-dire pour la Félicité, pour la félicité du | | patrie, tout sera abandonné pour lui, c'est-à-dire pour la Félicité, pour la félicité du |
| coeur. | | coeur. |
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| L'expérience journalière enseigne que la raison peut avoir depuis longtemps renoncé | | L'expérience journalière enseigne que la raison peut avoir depuis longtemps renoncé |
| à une chose, alors que le coeur bat et battra pour elle encore pendant bien des | | à une chose, alors que le coeur bat et battra pour elle encore pendant bien des |
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| n'eussent plus aucune prise sur l'homme, à les expulser du coeur où elles régnaient | | n'eussent plus aucune prise sur l'homme, à les expulser du coeur où elles régnaient |
| sans conteste. | | sans conteste. |
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| Cette guerre, ce fut Socrate qui la déclara, et la paix ne fut signée que le jour où il | | Cette guerre, ce fut Socrate qui la déclara, et la paix ne fut signée que le jour où il |
| mourut le monde antique. | | mourut le monde antique. |
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| Avec Socrate commence l'examen du coeur, et tout son contenu va être passé au | | Avec Socrate commence l'examen du coeur, et tout son contenu va être passé au |
| crible. Les derniers, les suprêmes efforts des Anciens aboutirent à rejeter du coeur tout | | crible. Les derniers, les suprêmes efforts des Anciens aboutirent à rejeter du coeur tout |
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| plus arrêter par rien, celui de l'éducation sceptique, que le coeur ne se laisse plus | | plus arrêter par rien, celui de l'éducation sceptique, que le coeur ne se laisse plus |
| émouvoir par rien. | | émouvoir par rien. |
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| Aussi longtemps que l'homme reste pris dans l'engrenage du monde et embarrassé | | Aussi longtemps que l'homme reste pris dans l'engrenage du monde et embarrassé |
| par ses relations avec lui — et il le reste jusqu'à la fin de l'Antiquité parce que son | | par ses relations avec lui — et il le reste jusqu'à la fin de l'Antiquité parce que son |
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| pour lui ni nature ni lois de la nature, mais uniquement le spirituel et les liens | | pour lui ni nature ni lois de la nature, mais uniquement le spirituel et les liens |
| spirituels. | | spirituels. |
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| C'est pourquoi l'homme dut devenir aussi insoucieux et aussi détaché de tout que | | C'est pourquoi l'homme dut devenir aussi insoucieux et aussi détaché de tout que |
| l'avait fait l'éducation sceptique, assez indifférent envers le monde pour que son | | l'avait fait l'éducation sceptique, assez indifférent envers le monde pour que son |
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| monde, c'est-à-dire se sentir esprit. Et c'est l'oeuvre de géants accomplie par les | | monde, c'est-à-dire se sentir esprit. Et c'est l'oeuvre de géants accomplie par les |
| Anciens que l'homme doit de se savoir un être sans liaison avec le monde, un Esprit. | | Anciens que l'homme doit de se savoir un être sans liaison avec le monde, un Esprit. |
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| Lorsque tout souci du monde l'a abandonné, et alors seulement, l'homme est pour | | Lorsque tout souci du monde l'a abandonné, et alors seulement, l'homme est pour |
| lui-même tout dans tout ; il n'est plus que pour lui-même, il est esprit pour l'esprit ; | | lui-même tout dans tout ; il n'est plus que pour lui-même, il est esprit pour l'esprit ; |
| ou, plus clairement : il ne se soucie plus que du spirituel. | | ou, plus clairement : il ne se soucie plus que du spirituel. |
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| Les Anciens tendirent vers l'Esprit et s'efforcèrent de parvenir à la spiritualité. | | Les Anciens tendirent vers l'Esprit et s'efforcèrent de parvenir à la spiritualité. |
| Mais l'homme qui veut être actif comme esprit sera entraîné à des tâches tout autres | | Mais l'homme qui veut être actif comme esprit sera entraîné à des tâches tout autres |
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| et non plus seulement l'intelligence pratique, la perspicacité capable uniquement de | | et non plus seulement l'intelligence pratique, la perspicacité capable uniquement de |
| se rendre maître des choses. L'esprit poursuit uniquement le spirituel et cherche en | | se rendre maître des choses. L'esprit poursuit uniquement le spirituel et cherche en |
| Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 31
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| tout les « traces de l'esprit » : pour l’esprit croyant « toute chose procède de Dieu » et | | tout les « traces de l'esprit » : pour l’esprit croyant « toute chose procède de Dieu » et |
| ne l'intéresse que pour autant que cette origine divine s’y révèle ; tout paraît à l’esprit | | ne l'intéresse que pour autant que cette origine divine s’y révèle ; tout paraît à l’esprit |
| philosophique marqué du sceau de la raison, et ne l'intéresse que s’il peut y découvrir | | philosophique marqué du sceau de la raison, et ne l'intéresse que s’il peut y découvrir |
| la raison, c’est-à-dire le contenu spirituel. | | la raison, c’est-à-dire le contenu spirituel. |
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| Cet esprit qui ne s'applique à rien de non spirituel, à aucune chose, mais uniquement | | Cet esprit qui ne s'applique à rien de non spirituel, à aucune chose, mais uniquement |
| à l'être qui existe derrière et au-dessus des choses, aux pensées, cet esprit, les | | à l'être qui existe derrière et au-dessus des choses, aux pensées, cet esprit, les |
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| et de toute la puissance de raisonnement qui les rendent si aisément maîtres des | | et de toute la puissance de raisonnement qui les rendent si aisément maîtres des |
| choses, de concevoir l'esprit pour lequel les choses ne sont rien. | | choses, de concevoir l'esprit pour lequel les choses ne sont rien. |
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| Le Chrétien a des intérêts spirituels parce qu'il ose être homme par l'esprit; le Juif | | Le Chrétien a des intérêts spirituels parce qu'il ose être homme par l'esprit; le Juif |
| ne peut comprendre ces intérêts dans toute leur pureté parce qu'il ne peut prendre sur | | ne peut comprendre ces intérêts dans toute leur pureté parce qu'il ne peut prendre sur |
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| car le spirituel est aussi inintelligible pour le réaliste que le réel est méprisable | | car le spirituel est aussi inintelligible pour le réaliste que le réel est méprisable |
| aux yeux de l'esprit. Les Juifs n'ont que « l'esprit de ce monde ». | | aux yeux de l'esprit. Les Juifs n'ont que « l'esprit de ce monde ». |
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| La perspicacité et la profondeur antiques sont aussi éloignées de l'esprit et de la | | La perspicacité et la profondeur antiques sont aussi éloignées de l'esprit et de la |
| spiritualité du monde chrétien que la terre l'est du ciel. | | spiritualité du monde chrétien que la terre l'est du ciel. |
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| Les choses de ce monde ne frappent ni n'angoissent celui qui se sent un libre | | Les choses de ce monde ne frappent ni n'angoissent celui qui se sent un libre |
| esprit; il n'en a cure, car il faudrait, pour qu'il continuât à sentir leur poids, qu'il fût | | esprit; il n'en a cure, car il faudrait, pour qu'il continuât à sentir leur poids, qu'il fût |
| assez borné pour leur accorder encore quelque importance, ce qui témoignerait manifestement | | assez borné pour leur accorder encore quelque importance, ce qui témoignerait manifestement |
| qu'il n'a pas encore complètement perdu de vue la « chère vie ». | | qu'il n'a pas encore complètement perdu de vue la « chère vie ». |
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| Celui qui s'applique exclusivement à se savoir et à se sentir un pur esprit s'inquiète | | Celui qui s'applique exclusivement à se savoir et à se sentir un pur esprit s'inquiète |
| peu des éventualités fâcheuses qui peuvent l'atteindre et ne songe nullement aux | | peu des éventualités fâcheuses qui peuvent l'atteindre et ne songe nullement aux |
| dispositions à prendre pour s'assurer une vie libre et agréable. | | dispositions à prendre pour s'assurer une vie libre et agréable. |
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| Les désagréments que les hasards de la vie font naître des choses ne l'affectent | | Les désagréments que les hasards de la vie font naître des choses ne l'affectent |
| point, car il ne vit que par l'esprit et d'aliments tout spirituels. Sans doute, comme le | | point, car il ne vit que par l'esprit et d'aliments tout spirituels. Sans doute, comme le |
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| pâture vient à lui faire défaut, son corps succombe; mais en tant qu'esprit il se sait | | pâture vient à lui faire défaut, son corps succombe; mais en tant qu'esprit il se sait |
| immortel, et ses yeux se ferment au milieu d'une méditation ou d'une prière. | | immortel, et ses yeux se ferment au milieu d'une méditation ou d'une prière. |
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| Toute sa vie tient dans ses rapports avec le spirituel : il pense, et le reste n'est rien; | | Toute sa vie tient dans ses rapports avec le spirituel : il pense, et le reste n'est rien; |
| quelque direction que prenne son activité dans le domaine de l'esprit, prière, contemplation | | quelque direction que prenne son activité dans le domaine de l'esprit, prière, contemplation |
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| pensée qui est mon être et ma vie, que je n’ai d'autre vie que ma vie spirituelle, que je | | pensée qui est mon être et ma vie, que je n’ai d'autre vie que ma vie spirituelle, que je |
| n’ai d’autre existence que mon existence en tant qu’esprit, ou, enfin, que je suis | | n’ai d’autre existence que mon existence en tant qu’esprit, ou, enfin, que je suis |
| Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 32
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| absolument esprit et rien qu'esprit. L'infortuné Peter Schlemihl, qui avait perdu son | | absolument esprit et rien qu'esprit. L'infortuné Peter Schlemihl, qui avait perdu son |
| ombre, est le portrait de cet homme devenu esprit, car le corps de l'esprit ne fait pas | | ombre, est le portrait de cet homme devenu esprit, car le corps de l'esprit ne fait pas |
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| nature, « elle ne vit que de pensées » et n'est par conséquent plus la « vie » mais — la | | nature, « elle ne vit que de pensées » et n'est par conséquent plus la « vie » mais — la |
| pensée. | | pensée. |
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| Il ne faudrait pas croire, toutefois, que les Anciens vivaient sans penser; ce serait | | Il ne faudrait pas croire, toutefois, que les Anciens vivaient sans penser; ce serait |
| aussi faux que de s'imaginer l'homme spirituel comme pensant sans vivre. Les | | aussi faux que de s'imaginer l'homme spirituel comme pensant sans vivre. Les |
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| sont plus hautes que vos pensées », et rappelez-vous ce qui a été dit plus haut de nos | | sont plus hautes que vos pensées », et rappelez-vous ce qui a été dit plus haut de nos |
| pensées d’enfants. | | pensées d’enfants. |
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| Que cherche donc l'Antiquité? La véritable joie, la joie de vivre, et c’est à la | | Que cherche donc l'Antiquité? La véritable joie, la joie de vivre, et c’est à la |
| « véritable vie » qu’elle finit par aboutir. | | « véritable vie » qu’elle finit par aboutir. |
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| Le poète grec Simonide chante : « Pour l'homme mortel, le plus noble et le premier | | Le poète grec Simonide chante : « Pour l'homme mortel, le plus noble et le premier |
| des biens est la santé ; le suivant est la beauté; le troisième, la richesse acquise | | des biens est la santé ; le suivant est la beauté; le troisième, la richesse acquise |
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| d'âme? Ce qu'ils cherchaient tous, c'était le calme et imperturbable désir de vivre, | | d'âme? Ce qu'ils cherchaient tous, c'était le calme et imperturbable désir de vivre, |
| c'était la sérénité ; ils cherchaient à être « de bonnes choses ». | | c'était la sérénité ; ils cherchaient à être « de bonnes choses ». |
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| Les Stoïciens veulent réaliser l'idéal de la sagesse dans la vie, être des hommes | | Les Stoïciens veulent réaliser l'idéal de la sagesse dans la vie, être des hommes |
| qui savent vivre. Cet idéal, ils le trouvent dans le dédain du monde, dans une vie | | qui savent vivre. Cet idéal, ils le trouvent dans le dédain du monde, dans une vie |
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| monde. Le stoïque vit, mais il est seul à vivre : pour lui, tout le reste est mort. Les | | monde. Le stoïque vit, mais il est seul à vivre : pour lui, tout le reste est mort. Les |
| Épicuriens, au contraire, demandaient une vie active. | | Épicuriens, au contraire, demandaient une vie active. |
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| Les Anciens, en voulant être de bonnes choses, aspirent au bien vivre (les Juifs | | Les Anciens, en voulant être de bonnes choses, aspirent au bien vivre (les Juifs |
| notamment désirent vivre longuement, comblés d'enfants et de richesses), à | | notamment désirent vivre longuement, comblés d'enfants et de richesses), à |
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| paix du coeur de celui « qui coule ses jours dans le repos, loin des agitations et des | | paix du coeur de celui « qui coule ses jours dans le repos, loin des agitations et des |
| soucis ». | | soucis ». |
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| L'Ancien songe donc à traverser la vie sans encombre, en se garant des chances | | L'Ancien songe donc à traverser la vie sans encombre, en se garant des chances |
| mauvaises et des hasards du monde. Comme il ne peut s'affranchir du monde, puisque | | mauvaises et des hasards du monde. Comme il ne peut s'affranchir du monde, puisque |
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| rien cependant ne le séparera essentiellement de l'homme des sens, de l'homme de la | | rien cependant ne le séparera essentiellement de l'homme des sens, de l'homme de la |
| chair. | | chair. |
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| Le stoïcisme, la vertu virile même n'ont d'autre raison d'être que la nécessité de | | Le stoïcisme, la vertu virile même n'ont d'autre raison d'être que la nécessité de |
| s'affirmer et de se soutenir envers et contre le monde; l'éthique des stoïciens n'est | | s'affirmer et de se soutenir envers et contre le monde; l'éthique des stoïciens n'est |
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| de soi vis-à-vis du monde. Et cette doctrine s'exprime dans « l'impassibilité et | | de soi vis-à-vis du monde. Et cette doctrine s'exprime dans « l'impassibilité et |
| le calme de la vie, c'est-à-dire dans la pure vertu romaine. | | le calme de la vie, c'est-à-dire dans la pure vertu romaine. |
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| Les Romains ne dépassèrent pas cette sagesse dans la vie (Horace, Cicéron, etc.). | | Les Romains ne dépassèrent pas cette sagesse dans la vie (Horace, Cicéron, etc.). |
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| La prospérité épicurienne (Hédonè) n'est que le savoir-vivre stoïcien, mais affiné, | | La prospérité épicurienne (Hédonè) n'est que le savoir-vivre stoïcien, mais affiné, |
| plus artificieux; les Épicuriens enseignent simplement une autre conduite dans le | | plus artificieux; les Épicuriens enseignent simplement une autre conduite dans le |
| monde; ils conseillent de ruser avec lui au lieu de le heurter de front : il faut tromper | | monde; ils conseillent de ruser avec lui au lieu de le heurter de front : il faut tromper |
| le monde, car il est mon ennemi. | | le monde, car il est mon ennemi. |
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| Le divorce définitif avec le monde fut consommé par les Sceptiques. Toutes nos | | Le divorce définitif avec le monde fut consommé par les Sceptiques. Toutes nos |
| relations avec lui sont « sans valeur et sans vérité ». « Les sensations et les pensées | | relations avec lui sont « sans valeur et sans vérité ». « Les sensations et les pensées |
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| le monde que l'Ataraxie (l'indifférence) et l'Aphasie (le silence, ou en d’autres termes | | le monde que l'Ataraxie (l'indifférence) et l'Aphasie (le silence, ou en d’autres termes |
| l'isolement intérieur). | | l'isolement intérieur). |
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| Il n'y a dans le monde aucune vérité à saisir ; les choses se contredisent, nos | | Il n'y a dans le monde aucune vérité à saisir ; les choses se contredisent, nos |
| jugements sur elles n'ont aucun critérium (une chose est bonne ou mauvaise suivant | | jugements sur elles n'ont aucun critérium (une chose est bonne ou mauvaise suivant |
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| recherche de la « Vérité » ; que les hommes renoncent à trouver dans le monde aucun | | recherche de la « Vérité » ; que les hommes renoncent à trouver dans le monde aucun |
| objet de connaissance, et qu'ils cessent de s'inquiéter d'un monde sans vérité. | | objet de connaissance, et qu'ils cessent de s'inquiéter d'un monde sans vérité. |
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| Ainsi l'Antiquité vint à bout du monde des choses, de l'ordre de la nature et de | | Ainsi l'Antiquité vint à bout du monde des choses, de l'ordre de la nature et de |
| l'univers ; mais cet ordre embrasse non seulement les lois de la nature, mais encore | | l'univers ; mais cet ordre embrasse non seulement les lois de la nature, mais encore |
| toutes les relations dans lesquelles la nature place l'homme, la famille, la chose | | toutes les relations dans lesquelles la nature place l'homme, la famille, la chose |
| publique, et tout ce qu'on nomme les « liens naturels ». | | publique, et tout ce qu'on nomme les « liens naturels ». |
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| Avec le monde d e l'Esprit commence le Christianisme. L'homme qui se tient | | Avec le monde d e l'Esprit commence le Christianisme. L'homme qui se tient |
| encore en armes vis-à-vis du monde est l'Ancien, le — Païen (le Juif l'est resté parce | | encore en armes vis-à-vis du monde est l'Ancien, le — Païen (le Juif l'est resté parce |
| que non chrétien) ; l'homme que ne guident plus que la « joie du coeur », la compassion, | | que non chrétien) ; l'homme que ne guident plus que la « joie du coeur », la compassion, |
| la sympathie, l'Esprit, est le Moderne, le — Chrétien. | | la sympathie, l'Esprit, est le Moderne, le — Chrétien. |
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| Les Anciens travaillèrent à soumettre le monde et s'efforcèrent de dégager l'homme | | Les Anciens travaillèrent à soumettre le monde et s'efforcèrent de dégager l'homme |
| des lourdes chaînes de sa dépendance vis-à-vis de ce qui n'était pas lui ; ils | | des lourdes chaînes de sa dépendance vis-à-vis de ce qui n'était pas lui ; ils |
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| publique, Famille, etc., sont des liens naturels, et comme tels d'importunes entraves | | publique, Famille, etc., sont des liens naturels, et comme tels d'importunes entraves |
| qui rabaissent ma liberté spirituelle. | | qui rabaissent ma liberté spirituelle. |
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| | == Notes et références == |
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Max Stirner: A. Les anciens
L’Unique et sa propriété
Anonyme
A. Les anciens
Puisque l'usage a imposé à nos aïeux d'avant le Christ le nom d'« Anciens », nous
ne soutiendrons pas que comparés à nous, gens d'expérience, ils seraient à plus juste
titre appelés des enfants [1] ; nous préférons incliner devant eux comme devant de
vieux parents. Mais comment donc purent-ils finir par vieillir, et quel est celui dont la
prétendue nouveauté parvint à les supplanter?
Nous le connaissons, le novateur révolutionnaire, l'héritier impie qui profana de
ses propres mains le sabbat de ses pères pour sanctifier son dimanche, et qui interrompit
le cours du temps pour faire dater de lui une ère nouvelle : nous le connaissons,
et nous savons que ce fut le — Chrétien, Mais reste-t-il lui-même éternellement
jeune, est-il encore aujourd'hui le « Moderne », ou son tour est-il venu de vieillir, lui
qui fit vieillir les « Anciens »?
Ce furent les Anciens eux-mêmes qui enfantèrent l'homme moderne qui devait les
supplanter; examinons cette genèse.
« Pour les Anciens, dit Feuerbach, le monde était une vérité. » Mais il néglige
d'ajouter, ce qui est important, « une vérité derrière la fausseté de laquelle ils cherchaient
et finalement parvinrent à pénétrer ». On reconnaît bientôt ce qu'il faut penser
de ces mots de Feuerbach, quand on en rapproche la parole chrétienne : « ce monde
vain et périssable ».
Jamais le Chrétien n'a pu se convaincre de la vanité de la parole divine; il croit à
son éternelle et inébranlable véracité, dont les plus profondes méditations ne peuvent
que rendre le triomphe plus éclatant; les Anciens, par contre, étaient pénétrés de ce
sentiment que le monde et les lois du monde (les liens du sang, par exemple) étaient
la vérité, vérité devant laquelle devait s’incliner leur impuissance. C'est précisément
ce que les Anciens avaient estimé du plus haut prix que les Chrétiens rejetèrent comme
sans valeur; c'est ce que les uns avaient proclamé vrai que les autres flétrirent,
comme un mensonge : l'idée tant exaltée de patrie perd son importance, et le Chrétien
ne doit plus se regarder que comme « un étranger sur la terre [2]; l'ensevelissement
des morts, ce devoir sacré qui inspira un chef-d'oeuvre, l'Antigone de Sophocle, ne
paraît plus qu'une misère (« Laissez les morts enterrer leurs morts »); l'indissolubilité
des liens de famille devient un préjugé dont on ne saurait assez tôt se défaire [3], et
ainsi de suite.
Nous voyons donc que ce que les Anciens tinrent pour la vérité était le contraire
même de ce qui passa pour la vérité aux yeux des modernes; les uns crurent au
naturel, les autres au spirituel; les uns aux choses et aux lois de la terre, les autres à
celles du ciel (la patrie céleste, « la Jérusalem de là-haut », etc.). Étant donné que la
pensée moderne ne fut que l'aboutissement et le produit de la pensée antique, reste à
examiner comment était possible une telle métamorphose.
Ce furent les Anciens eux-mêmes qui finirent par faire de leur vérité un
mensonge.
Remontons aux plus belles années de l'Antiquité, au siècle de Périclès : c'est alors
que commença la sophistique, et que la Grèce fit un jouet de ce qui avait été pour elle
jusqu'alors l'objet des plus graves méditations.
Les pères avaient été trop longtemps courbés sous le joug inexorable des réalités
pour que ces dures expériences n'apprissent à leurs descendants à se connaître. C'est
avec une assurance hardie que les SOPHISTES poussent le cri de ralliement : « Ne
t'en laisse pas imposer! » et qu'ils exposent leur doctrine : « Use en toute occasion de
ton intelligence, de la finesse, de l'ingéniosité de ton esprit; c'est grâce à une intelligence
solide et bien exercée qu'on y assure le meilleur sort, la plus belle vie. »Ils
reconnaissent donc dans l'esprit la véritable arme de l'homme contre le monde; c'est
ce qui leur fait tant priser la souplesse dialectique, l'adresse oratoire, l'art de la
controverse. Ils proclament qu'il faut en toute occasion recourir à l'esprit, mais ils sont
encore bien loin de sanctifier l'esprit, car ce dernier n'est pour eux qu'une arme, un
moyen, ce que sont pour les enfants la ruse et l'audace. L'esprit, c'est pour eux l'intelligence,
l'infaillible raison.
On jugerait aujourd'hui cette éducation intellectuelle incomplète, unilatérale, et
l'on ajouterait : Ne formez pas uniquement votre intelligence, formez aussi votre
coeur. C'est ce que fit SOCRATE.
Si le coeur, en effet, n'était point affranchi de ses aspirations naturelles, s'il restait
empli de son contenu fortuit, d'impulsions désordonnées soumises à toutes les influences
extérieures, il ne serait que le foyer des convoitises les plus diverses, et il
arriverait fatalement que la libre intelligence, asservie à ce « mauvais coeur », se prêterait
à réaliser tout ce qu'en souhaiterait la malice.
Aussi Socrate déclare-t-il qu'il ne suffit pas d'employer en toutes circonstances
son intelligence, mais que la question est de savoir à quel but il sied de l’appliquer.
Nous dirions aujourd'hui que ce but doit être le « Bien »: mais poursuivre le bien,
c'est être — moral : Socrate est donc le fondateur de l’éthique.
Le principe de la sophistique conduisait à admettre pour l'homme le plus aveuglément
esclave de ses passions la possibilité d’être un sophiste redoutable, capable,
grâce à la puissance de son esprit, de tout ordonner et façonner au gré de son coeur
grossier. Quelle est l’action en faveur de laquelle on ne peut invoquer « de bonnes
raisons »? Tout n'est-il pas soutenable?
C'est pour cela que Socrate ajoute : Pour que l'on puisse priser votre sagesse, il
faut que vous ayez « un coeur pur ». Alors commence la seconde période de l'affranchissement
de la pensée grecque, la période de la pureté du coeur. La première finit
avec les Sophistes, lorsqu'ils eurent proclamé la puissance illimitée de l'intelligence.
Mais le coeur prend toujours le parti du monde; il est son serviteur, toujours agité
de passions terrestres. Il fallait dès lors dégrossir ce coeur inculte : ce fut le temps de
l'éducation du coeur. Mais quelle éducation convient au coeur?
L'intelligence en est arrivée à se jouer librement de tout le contenu de l'esprit, dont
elle est une face; c'est là aussi ce qui menace le coeur : devant lui va bientôt s'écrouler
tout ce qui appartient au monde, si bien que, finalement, famille, chose publique,
patrie, tout sera abandonné pour lui, c'est-à-dire pour la Félicité, pour la félicité du
coeur.
L'expérience journalière enseigne que la raison peut avoir depuis longtemps renoncé
à une chose, alors que le coeur bat et battra pour elle encore pendant bien des
années. De même, si complètement que l'intelligence sophistique se fût rendue maîtresse
des antiques Forces naguère toutes-puissantes, il restait encore, afin qu'elles
n'eussent plus aucune prise sur l'homme, à les expulser du coeur où elles régnaient
sans conteste.
Cette guerre, ce fut Socrate qui la déclara, et la paix ne fut signée que le jour où il
mourut le monde antique.
Avec Socrate commence l'examen du coeur, et tout son contenu va être passé au
crible. Les derniers, les suprêmes efforts des Anciens aboutirent à rejeter du coeur tout
son contenu, et à le laisser battre à vide : ce fut l'oeuvre des SCEPTIQUES. Ainsi fut
atteinte cette pureté du coeur qui était parvenue, au temps des Sophistes, à s'opposer à
l'intelligence. Le résultat de la culture sophistique fut que l'intelligence ne se laisse
plus arrêter par rien, celui de l'éducation sceptique, que le coeur ne se laisse plus
émouvoir par rien.
Aussi longtemps que l'homme reste pris dans l'engrenage du monde et embarrassé
par ses relations avec lui — et il le reste jusqu'à la fin de l'Antiquité parce que son
coeur a dû lutter jusqu'alors pour s'affranchir du monde — il n'est pas encore esprit;
l'esprit en effet est immatériel, sans rapport avec le monde et la matière, il n'existe
pour lui ni nature ni lois de la nature, mais uniquement le spirituel et les liens
spirituels.
C'est pourquoi l'homme dut devenir aussi insoucieux et aussi détaché de tout que
l'avait fait l'éducation sceptique, assez indifférent envers le monde pour que son
écroulement même ne le pût émouvoir, avant de pouvoir se sentir indépendant du
monde, c'est-à-dire se sentir esprit. Et c'est l'oeuvre de géants accomplie par les
Anciens que l'homme doit de se savoir un être sans liaison avec le monde, un Esprit.
Lorsque tout souci du monde l'a abandonné, et alors seulement, l'homme est pour
lui-même tout dans tout ; il n'est plus que pour lui-même, il est esprit pour l'esprit ;
ou, plus clairement : il ne se soucie plus que du spirituel.
Les Anciens tendirent vers l'Esprit et s'efforcèrent de parvenir à la spiritualité.
Mais l'homme qui veut être actif comme esprit sera entraîné à des tâches tout autres
que celles qu'il pouvait d'avance se tracer, à des tâches qui mettront en oeuvre l'esprit
et non plus seulement l'intelligence pratique, la perspicacité capable uniquement de
se rendre maître des choses. L'esprit poursuit uniquement le spirituel et cherche en
tout les « traces de l'esprit » : pour l’esprit croyant « toute chose procède de Dieu » et
ne l'intéresse que pour autant que cette origine divine s’y révèle ; tout paraît à l’esprit
philosophique marqué du sceau de la raison, et ne l'intéresse que s’il peut y découvrir
la raison, c’est-à-dire le contenu spirituel.
Cet esprit qui ne s'applique à rien de non spirituel, à aucune chose, mais uniquement
à l'être qui existe derrière et au-dessus des choses, aux pensées, cet esprit, les
Anciens ne le possédaient pas encore. Mais ils luttaient pour l'acquérir, ils le désiraient
ardemment et, par là même, ils l'aiguisaient en silence pour le tourner contre
leur tout-puissant ennemi, le Monde; en attendant, c'est leur sens pratique, leur
sagacité qu'ils opposaient à ce monde sensible, qui d'ailleurs n'était pas encore
devenue sensible pour eux, car Jéhovah et les dieux du paganisme étaient encore bien
loin de la notion « Dieu est esprit », et la patrie « céleste » n'avait pas encore remplacé
la patrie sensible. Aujourd'hui encore, les Juifs, ces héritiers de la sagesse
antique, ne se sont pas élevés plus haut et sont incapables, en dépit de toute la subtilité
et de toute la puissance de raisonnement qui les rendent si aisément maîtres des
choses, de concevoir l'esprit pour lequel les choses ne sont rien.
Le Chrétien a des intérêts spirituels parce qu'il ose être homme par l'esprit; le Juif
ne peut comprendre ces intérêts dans toute leur pureté parce qu'il ne peut prendre sur
lui de n'accorder aucune valeur aux choses : la spiritualité pure, cette spiritualité qui
trouve, par exemple, son expression religieuse dans « la foi que ne justifie aucune oeuvre
» des Chrétiens, lui est fermée. Leur réalisme éloigne toujours les Juifs des Chrétiens,
car le spirituel est aussi inintelligible pour le réaliste que le réel est méprisable
aux yeux de l'esprit. Les Juifs n'ont que « l'esprit de ce monde ».
La perspicacité et la profondeur antiques sont aussi éloignées de l'esprit et de la
spiritualité du monde chrétien que la terre l'est du ciel.
Les choses de ce monde ne frappent ni n'angoissent celui qui se sent un libre
esprit; il n'en a cure, car il faudrait, pour qu'il continuât à sentir leur poids, qu'il fût
assez borné pour leur accorder encore quelque importance, ce qui témoignerait manifestement
qu'il n'a pas encore complètement perdu de vue la « chère vie ».
Celui qui s'applique exclusivement à se savoir et à se sentir un pur esprit s'inquiète
peu des éventualités fâcheuses qui peuvent l'atteindre et ne songe nullement aux
dispositions à prendre pour s'assurer une vie libre et agréable.
Les désagréments que les hasards de la vie font naître des choses ne l'affectent
point, car il ne vit que par l'esprit et d'aliments tout spirituels. Sans doute, comme le
premier animal venu, mais sans presque s'en apercevoir, il boit, il mange, et quand la
pâture vient à lui faire défaut, son corps succombe; mais en tant qu'esprit il se sait
immortel, et ses yeux se ferment au milieu d'une méditation ou d'une prière.
Toute sa vie tient dans ses rapports avec le spirituel : il pense, et le reste n'est rien;
quelque direction que prenne son activité dans le domaine de l'esprit, prière, contemplation
ou spéculation philosophique, toujours ses efforts se réalisent sous la forme
d'une pensée. Aussi Descartes, lorsqu'il fut parvenu à la parfaite conscience de cette
vérité, pouvait-il s'écrier : « Je pense, c'est-à-dire je suis ». Cela signifie que c'est ma
pensée qui est mon être et ma vie, que je n’ai d'autre vie que ma vie spirituelle, que je
n’ai d’autre existence que mon existence en tant qu’esprit, ou, enfin, que je suis
absolument esprit et rien qu'esprit. L'infortuné Peter Schlemihl, qui avait perdu son
ombre, est le portrait de cet homme devenu esprit, car le corps de l'esprit ne fait pas
d'ombre. Il en était tout autrement chez les Anciens! Si énergique, si virile que pût
être leur attitude vis-à-vis de la puissance des choses, ils ne pouvaient faire autrement
que de reconnaître cette puissance, et leur pouvoir se bornait à protéger autant que
possible leur vie contre elle. Ce n'est que bien tard qu'ils reconnurent que leur « véritable
vie n'était point celle qui prenait part à la lutte contre les choses du monde, mais
la vie « spirituelle », « qui se détourne des choses », et le jour où ils s'en avisèrent, ils
étaient — Chrétiens, ils étaient des « modernes » et des novateurs vis-à-vis du monde
antique. La vie spirituelle, étrangère aux choses d'ici-bas, n'a plus de racines dans la
nature, « elle ne vit que de pensées » et n'est par conséquent plus la « vie » mais — la
pensée.
Il ne faudrait pas croire, toutefois, que les Anciens vivaient sans penser; ce serait
aussi faux que de s'imaginer l'homme spirituel comme pensant sans vivre. Les
Anciens avaient leurs pensées, leurs vues sur tout, sur le monde, sur l'homme, sur les
dieux, etc., et montraient le plus grand à empressement à acquérir des lumières nouvelles.
Mais ce qu'ils ne connaissaient pas, c'était la Pensée, bien qu'ils pensassent
d'ailleurs à toutes sortes de choses et qu'ils pussent être « tourmentés par leurs
pensées ». Rappelez-vous, en songeant à eux, la phrase de l'Évangile : Mes pensées
ne sont pas vos pensées ; autant le ciel est plus haut que la terre, autant mes pensées
sont plus hautes que vos pensées », et rappelez-vous ce qui a été dit plus haut de nos
pensées d’enfants.
Que cherche donc l'Antiquité? La véritable joie, la joie de vivre, et c’est à la
« véritable vie » qu’elle finit par aboutir.
Le poète grec Simonide chante : « Pour l'homme mortel, le plus noble et le premier
des biens est la santé ; le suivant est la beauté; le troisième, la richesse acquise
sans fraude; le quatrième est de jouir de ces biens en compagnie de jeunes amis. » Ce
sont là les biens de la vie, les joies de la vie. Et que cherchait d'autre Diogène de
Sinope. sinon cette véritable joie de vivre qu'il crut trouver dans le plus strict dénuement?
Que cherchait d'autre Aristippe, qui la trouva dans une inaltérable tranquillité
d'âme? Ce qu'ils cherchaient tous, c'était le calme et imperturbable désir de vivre,
c'était la sérénité ; ils cherchaient à être « de bonnes choses ».
Les Stoïciens veulent réaliser l'idéal de la sagesse dans la vie, être des hommes
qui savent vivre. Cet idéal, ils le trouvent dans le dédain du monde, dans une vie
immobile et stagnante, isolée et nue, sans expansion, sans rapports cordiaux avec le
monde. Le stoïque vit, mais il est seul à vivre : pour lui, tout le reste est mort. Les
Épicuriens, au contraire, demandaient une vie active.
Les Anciens, en voulant être de bonnes choses, aspirent au bien vivre (les Juifs
notamment désirent vivre longuement, comblés d'enfants et de richesses), à
l'Eudémonie, au bien-être sous toutes ses formes. Démocrite, par exemple, vante la
paix du coeur de celui « qui coule ses jours dans le repos, loin des agitations et des
soucis ».
L'Ancien songe donc à traverser la vie sans encombre, en se garant des chances
mauvaises et des hasards du monde. Comme il ne peut s'affranchir du monde, puisque
toute son activité est tournée vers l'effort, il doit se borner à le repousser, mais son
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 33
mépris ne le détruit pas; aussi ne peut-il atteindre tout au plus qu'un haut degré
d'affranchissement, et il n'y aura jamais, entre lui et le moins affranchi, qu'une
différence de degré. Qu'il parvienne même à tuer en lui le dernier reste de sensibilité
aux choses terrestres que trahit encore le monotone chuchotement du mot « Brahm »,
rien cependant ne le séparera essentiellement de l'homme des sens, de l'homme de la
chair.
Le stoïcisme, la vertu virile même n'ont d'autre raison d'être que la nécessité de
s'affirmer et de se soutenir envers et contre le monde; l'éthique des stoïciens n'est
point une doctrine de l'esprit, mais une doctrine du mépris du monde et de l'affirmation
de soi vis-à-vis du monde. Et cette doctrine s'exprime dans « l'impassibilité et
le calme de la vie, c'est-à-dire dans la pure vertu romaine.
Les Romains ne dépassèrent pas cette sagesse dans la vie (Horace, Cicéron, etc.).
La prospérité épicurienne (Hédonè) n'est que le savoir-vivre stoïcien, mais affiné,
plus artificieux; les Épicuriens enseignent simplement une autre conduite dans le
monde; ils conseillent de ruser avec lui au lieu de le heurter de front : il faut tromper
le monde, car il est mon ennemi.
Le divorce définitif avec le monde fut consommé par les Sceptiques. Toutes nos
relations avec lui sont « sans valeur et sans vérité ». « Les sensations et les pensées
que nous puisons dans le monde ne renferment, dit Timon, aucune vérité. » —
« Qu'est-ce que la vérité ? » s'écrie Pilate. La doctrine de Pyrrhon nous enseigne que
le monde n'est ni bon ni mauvais, ni beau ni laid, etc., que ce sont là de simples
prédicats que nous lui attribuons. « Une chose n'est ni bonne ni mauvaise en soi, c'est
l'homme qui la juge telle ou telle. » (Timon.) Il n'y a d'autre attitude possible devant
le monde que l'Ataraxie (l'indifférence) et l'Aphasie (le silence, ou en d’autres termes
l'isolement intérieur).
Il n'y a dans le monde aucune vérité à saisir ; les choses se contredisent, nos
jugements sur elles n'ont aucun critérium (une chose est bonne ou mauvaise suivant
que l'un la trouve bonne ou que l'autre la trouve mauvaise) ; mettons de côté toute
recherche de la « Vérité » ; que les hommes renoncent à trouver dans le monde aucun
objet de connaissance, et qu'ils cessent de s'inquiéter d'un monde sans vérité.
Ainsi l'Antiquité vint à bout du monde des choses, de l'ordre de la nature et de
l'univers ; mais cet ordre embrasse non seulement les lois de la nature, mais encore
toutes les relations dans lesquelles la nature place l'homme, la famille, la chose
publique, et tout ce qu'on nomme les « liens naturels ».
Avec le monde d e l'Esprit commence le Christianisme. L'homme qui se tient
encore en armes vis-à-vis du monde est l'Ancien, le — Païen (le Juif l'est resté parce
que non chrétien) ; l'homme que ne guident plus que la « joie du coeur », la compassion,
la sympathie, l'Esprit, est le Moderne, le — Chrétien.
Les Anciens travaillèrent à soumettre le monde et s'efforcèrent de dégager l'homme
des lourdes chaînes de sa dépendance vis-à-vis de ce qui n'était pas lui ; ils
aboutirent ainsi à la dissolution de l'État et à la prépondérance du « privé ». Chose
publique, Famille, etc., sont des liens naturels, et comme tels d'importunes entraves
qui rabaissent ma liberté spirituelle.
Notes et références
- ↑ * Cf. DESCARTES : « Ce qu'on nomme l'Antiquité n'était que l'enfance et la jeunesse du genre
humain; à nous plutôt convient le nom d'anciens; car le monde est plus vieux qu'alors, et nous
avons une plus grande expérience. » (Note du Traducteur.)
- ↑ 1 Épître aux Hébreux, XI, 13.
- ↑ 2 Marc, X, 29.