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Dès l'instant où il ouvre les yeux à la lumière, l'homme cherche à se dégager et à
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se conquérir au milieu du chaos où il roule confondu avec le reste du monde. Mais
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== Notes et références ==  
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Max Stirner:I. Une vie d’homme
L’Unique et sa propriété


Anonyme


I. Une vie d’homme


Dès l'instant où il ouvre les yeux à la lumière, l'homme cherche à se dégager et à se conquérir au milieu du chaos où il roule confondu avec le reste du monde. Mais tout ce que touche l'enfant se rebelle contre ses tentatives et affirme son indépendance. Chacun faisant de soi le centre et se heurtant de toutes parts à la même prétention chez tous les autres, le conflit, la lutte pour l'autonomie et la suprématie est inévitable.

Vaincre ou être vaincu — pas d'autre alternative. Le vainqueur sera le maître, le vaincu sera l’esclave: l'un jouira de la souveraineté et des « droits du seigneur », l'autre remplira, plein de respect et de crainte, ses « devoirs de sujet ».

Mais les adversaires ne désarment pas; chacun d'eux reste aux aguets, épiant les faiblesses de l'autre, les enfants celles des parents, les parents celles des enfants (la peur, par exemple); celui qui ne donne pas les coups les reçoit.

Voici la voie qui, dès l'enfance, nous conduit à l'affranchissement : nous cherchons à pénétrer au fond des choses ou « derrière les choses »; pour cela nous épions leur point faible (en quoi les enfants sont, comme on le sait, guidés par un instinct qui ne les trompe pas), nous nous plaisons à briser ce qui nous tombe sous la main, nous prenons plaisir à fouiller les coins interdits, à explorer tout ce qui est voilé et soustrait à nos regards: nous essayons sur tout nos forces. Et, le secret enfin découvert, nous nous sentons sûrs de nous; si, par exemple, nous sommes arrivés à nous convaincre que le fouet ne peut rien contre notre obstination, nous ne le craignons plus, « nous avons passé l'âge de la férule ».

Derrière les verges se dressent, plus puissantes qu'elles, notre audace, notre obstinée volonté. Nous nous glissons doucement derrière tout ce qui nous semblait inquiétant, derrière la force redoutée du fouet, derrière la mine fâchée de notre père, et derrière tout nous découvrons notre — ataraxie, c'est-à-dire que plus rien ne nous trouble, plus rien ne nous effraie nous prenons conscience de notre pouvoir de résister et de vaincre, nous découvrons que rien ne peut nous contraindre.

Ce qui nous inspirait crainte et respect, loin de nous intimider, nous encourage: derrière le rude commandement des supérieurs et des parents, plus obstinée se redresse notre volonté, plus artificieuse notre ruse. Plus, nous apprenons à nous connaître, plus nous nous rions de ce que nous avions cru insurmontable.

Mais que sont notre adresse, notre ruse notre courage, notre audace, sinon — l’« Esprit ? Pendant longtemps nous échappons à une lutte qui plus tard nous mettra hors d'haleine, la lutte contre la Raison.. La plus belle enfance se passe sans que nous ayons à nous débattre contre la raison. Nous ne nous soucions point d'elle, nous n'avons avec elle nul commerce et elle n'a sur nous aucune prise. On n'obtient rien de nous en essayant de nous convaincre; sourds aux bonnes raisons et aux meilleurs arguments, nous réagissons au contraire vivement sous les caresses, les châtiments et tout ce qui y ressemble.

Ce n'est que plus tard que commence le rude combat contre la raison, et avec lui s'ouvre une nouvelle phase de notre vie. Enfants, nous nous étions trémoussés sans beaucoup rêver.

L’Esprit est le premier aspect sous lequel se révèle à nous notre être intime, le premier nom sous lequel nous divinisons le divin, c’est-à-dire l’objet de nos inquiétudes, le fantôme, la « puissance supérieure ». Rien ne s’impose plus désormais à notre respect; nous sommes pleins du juvénile sentiment de notre force, et le monde perd à nos yeux tout crédit, car nous nous sentons supérieurs à lui, nous nous sentons Esprit. Nous commençons à nous apercevoir que nous avions jusqu'ici regardé le monde sans le voir, que nous ne l'avions jamais encore contemplé avec les yeux l’Esprit.

C’est sur les puissances de la nature que nous essayons nos premières forces. Nos parents nous en imposent comme des puissances naturelles; plus tard, on dit : « Il faudrait abandonner père et mère pour que toute puissance naturelle fût brisée! » Un jour vient où on les quitte et où le lien se rompt. Pour l'homme qui pense, c'est-à-dire pour l'homme « spirituel », la famille n'est pas une puissance naturelle et il doit faire abstraction des parents, des frères et soeurs, etc. Si ces parents « renaissent » dans la suite comme puissances spirituelles et rationnelles, ces puissances nouvelles ne sont plus du tout ce qu'elles étaient à l'origine.

Ce n'est pas seulement le joug des parents, c'est toute autorité humaine que le jeune homme secoue : les hommes ne sont plus un obstacle devant lequel il daigne s'arrêter, car « il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes ». Le nouveau point de vue auquel il se place est le — céleste, et, vu de cette hauteur, tout le « terrestre » recule, se rapetisse et s'efface dans une lointaine brume de mépris.

De là, changement radical dans l'orientation intellectuelle du jeune homme et souci chez lui exclusif du spirituel, tandis que l'enfant, qui ne se sentait pas encore Esprit, demeurait confiné dans la lettre des livres entre lesquels il grandissait. Le jeune homme ne s’attache plus aux choses, mais cherche à saisir les pensées que ces choses recèlent; ainsi, par exemple, il cesse d'accumuler pêle-mêle dans sa tête les faits et les dates de l'histoire, pour s'efforcer d'en pénétrer l’esprit; l'enfant, au contraire, s'il peut, bien comprendre l'enchaînement des faits, est incapable d'en dégager les idées, l'esprit; aussi entasse-t-il les connaissances qu'il acquiert sans suivre de plan a priori, sans s'astreindre à une méthode théorique, bref, sans poursuivre d'Idées.

Dans l'enfance, on avait à surmonter la résistance des lois du monde; à présent, quoi qu'on se propose, on se heurte à une objection de l'esprit, de la raison, de la conscience. « Cela n'est pas raisonnable, pas chrétien, pas patriotique! » nous crie la conscience, et — nous nous abstenons. Ce que nous redoutons, ce n'est ni la puissance vengeresse des Euménides, ni la colère de Poséidon, ni le Dieu qui verrait les choses cachées, ni la correction paternelle, c'est, — la Conscience.

Nous sommes désormais « les serviteurs de nos pensées »; nous obéissons à leurs ordres comme naguère à ceux des parents ou des hommes. Ce sont elles (idées, représentations, croyances) qui remplacent les injonctions paternelles et qui gouvernent, notre vie.

Enfants, nous pensions déjà, mais nos pensées alors n'étaient pas incorporelles, abstraites, absolues; ce n'étaient point; rien que des pensées, un ciel pour soi, un pur monde de pensées, ce n'étaient point des pensées logiques.

Nous n'avions au contraire d'autres pensées que celles que nous inspiraient les événements ou les choses : nous jugions qu'une chose donnée était de telle ou telle nature. Nous pensions bien : « C'est Dieu qui a créé ce monde que nous voyons », mais notre pensée n'allait pas plus loin, nous ne « scrutions » pas « les profondeurs mêmes de la Divinité ». Nous disions bien : « Ceci est vrai, ceci est la vérité », mais sans nous enquérir du Vrai en soi, de la Vérité en soi, sans nous demander si « Dieu est la vérité ». Peu nous importaient « les profondeurs de la Divinité, laquelle est la vérité ». Pilate ne s'arrête pas à des questions de pure logique (ou, en d'autres termes, de pure théologie) comme : « Qu'est-ce que la vérité? » et cependant, à l'occasion, il n'hésitera pas à distinguer « ce qu'il y a de vrai et ce qu'il y a de faux dans une affaire », c'est-à-dire si telle chose déterminée est vraie.

Toute pensée inséparable d'un objet n'est pas encore rien qu'une pensée, une pensée absolue.

Il n'y a pas pour le jeune homme de plus vif plaisir que de découvrir et de faire sienne la pensée pure; la Vérité, la Liberté, l'Humanité, l'Homme, etc., ces astres brillants qui éclairent le monde des pensées, illuminent et exaltent les âmes juvéniles.

Mais, l'Esprit une fois reconnu comme l'essentiel, apparaît une différence : l'esprit peut être riche ou pauvre, et on s'efforce par conséquent de devenir riche en esprit; l'esprit veut s'étendre, fonder son royaume, royaume qui n'est pas de ce monde mais le dépasse; aussi aspire-t-il à résumer en soi toute spiritualité. Tout esprit que je suis, je ne suis pas esprit parfait, et je dois commencer par rechercher cet esprit parfait.

Moi qui tout à l'heure m'étais découvert en me reconnaissant esprit, je me perds de nouveau, aussitôt que, pénétré de mon inanité, je m'humilie devant l'esprit parfait en reconnaissant qu'il n'est pas à moi et en moi, mais au-delà de moi.

Tout dépend de l'Esprit; mais tout esprit est-il «bon»? L'esprit bon et vrai est l'idéal de l’esprit, le « Saint-Esprit ». Ce n'est ni le mien, ni le tien, c'est un esprit idéal, supérieur : c'est « Dieu ». « Dieu est l'Esprit. » Et « Dieu qui est dans le ciel donnera le bon esprit à ceux qui le demandent [1].

L’homme fait diffère du jeune homme en ce qu'il prend le monde comme il est, sans y voir partout du mal à corriger, des torts à redresser, et sans prétendre le modeler sur son idéal. En lui se fortifie l'opinion qu'on doit agir envers le monde suivant son intérêt, et non suivant un idéal.

Tant qu'on ne voit en soi que l'Esprit, et qu'on met tout son mérite à être esprit (il ne coûte guère au jeune homme de risquer sa vie, le « corporel », pour un rien pour la plus niaise blessure d'amour-propre), aussi longtemps qu'on n'a que des pensées, des idées qu'on espère pouvoir réaliser un jour, lorsqu’on aura trouvé sa voie, trouvé un débouché à son activité, ces pensées, ces idées que l’on possède restent provisoirement inaccomplies, irréalisées : on n’a qu’un Idéal.

Mais dès qu’on se met (ce qui arrive ordinairement dans l'âge mûr) à prendre en affection « sa guenille » et à éprouver un plaisir à être tel qu’on est, à vivre sa vie, on cesse de poursuivre l’idéal pour s’attacher à un intérêt personnel, égoïste, c’est-à-dire à un intérêt qui ne vise plus la satisfaction du seul esprit, mais le contentement de tout l'individu; l'intérêt devient dès lors vraiment intéressé.

Comparez donc l'homme fait au jeune homme. Ne vous paraît-il pas plus âpre, plus égoïste, moins généreux? Sans doute! Est-il pour cela plus mauvais? Non, n'estce pas? Il est simplement devenu plus positif, ou, comme vous dites aussi, plus « pratique ». Le grand point est qu'il fait de soi le centre de tout plus résolument que ne le fait le jeune homme, distrait par un tas de choses qui ne sont pas lui : Dieu, la Patrie, et autres prétextes à « enthousiasme ».

L'homme ainsi se découvre lui-même une seconde fois. Le jeune homme avait aperçu sa spiritualité, et s'était ensuite égaré à la poursuite de l'Esprit universel et parfait, du Saint-Esprit, de l'Homme, de l'Humanité, bref de tous les Idéaux. L'homme se ressaisit et retrouve son esprit incarné en lui, fait chair et devenu quelqu'un.

Un enfant ne met dans ses désirs ni idée ni pensée, un jeune homme ne poursuit que des intérêts spirituels, mais les intérêts de l'homme sont matériels, personnels et égoïstes. Lorsque l'enfant n'a aucun objet dont il puisse s'occuper, il s'ennuie, car il ne sait pas encore s'occuper de lui-même. Le jeune homme au contraire se lasse vite des objets, parce que de ces objets s'élèvent pour lui des pensées et qu'il s'intéresse avant tout à ses pensées, à ses rêves, qui l'occupent spirituellement : « son esprit est occupé ».

En tout ce qui n'est pas spirituel, le jeune homme ne voit avec mépris que des « futilités ». S'il lui arrive de prendre au sérieux les plus minces enfantillages (par exemple les cérémonies de la vie universitaire et autres formalités), c'est qu'il en saisit l'esprit, c'est-à-dire qu'il y voit des symboles.

Je me suis retrouvé derrière les choses et m'y suis découvert Esprit; de même plus tard je me retrouve derrière les pensées, et me découvre leur créateur et leur possesseur.

À l'âge des visions, mes pensées faisaient de l'ombre sur mon cerveau, comme l'arbre sur le sol qui le nourrit; elles planaient autour de moi comme des rêves de fiévreux et me troublaient de leur effroyable puissance. Les pensées avaient ellesmêmes revêtu une forme corporelle, et ces fantômes je les voyais : ils s'appelaient Dieu, l'Empereur, le Pape, la Patrie, etc.

Aujourd'hui, je détruis ces incarnations mensongères, je rentre en possession de mes pensées, et je dis : Moi seul ai un corps et suis quelqu'un. Je ne vois plus dans le monde que ce qu'il est pour moi; il est à moi, il est ma propriété. Je rapporte tout à moi. Naguère, j'étais esprit, et le monde était à mes yeux digne seulement de mon mépris; aujourd'hui, je suis Moi, je suis propriétaire, et je repousse ces esprits ou ces idées dont j'ai mesuré la vanité. Tout cela n'a pas plus de pouvoir sur Moi qu'aucune « puissance de la terre » n'en a sur l'Esprit.

L'enfant était réaliste, embarrassé par les choses de ce monde jusqu'à ce qu'il parvînt peu à peu à pénétrer derrière elles. Le jeune homme est idéaliste tout occupé de ses pensées, jusqu'au jour où il devient homme fait, homme égoïste qui ne poursuit à travers les choses et les pensées que la joie de son coeur, et met au-dessus de tout son intérêt personnel. Quant au vieillard..., lorsque j'en serai un, il sera encore temps d'en parler.

Notes et références

  1. 1 Luc, XI, I3.


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