La fin de l'Ancien Régime est on ne peut plus d'actualité. C'est l'impasse d'une économie étouffée sous le poids des réglementations et des corporations, sans parler de la complexité de la fiscalité. C'est une époque marquée par l'impossible remise en question des privilèges et des avantages acquis, par l'impasse de l'endettement public et par l'usure des mécanismes politiques. C'est une période charnière caractérisée enfin par l'hésitation de la classe politique devant les réformes.
Alain Madelin
" Il existe sûrement, Messieurs les économistes, des cycles économiques ; existe-t-il des cycles des idées ? Ceci mériterait d'être regardé, tant il est vrai qu'en France ceux-ci mélangent les idées de libéralisme et les idées de dirigisme, avec, semble-t-il, un plus grand penchant pour les idées dirigistes. Ce penchant fait le charme des Français, une sorte d'exception française que l'on qualifie parfois d'ailleurs de culturelle, et, à contempler l'histoire, on observerait de façon linéaire sans doute une montée de l'étatisme, dans les faits, et sans doute aussi dans les esprits. Mais, à regarder de plus prés, j'ai le sentiment que nous avons eu dans l'histoire une sorte de " libéralisme à explosion ". Je m'explique : plutôt que de prendre le couple libéralisme-dirigisme, peut-être faudrait-il prendre le couple période d'ouverture et période de fermeture : des périodes d'ouverture des idées, de l'économie et de la société, suivies par des périodes de fermeture. Tant il est vrai que ceux qui ont des places ont tendance à les garder, pour eux et pour leurs descendants ; tant il est vrai aussi que les systèmes politiques ont tendance à fonctionner comme des distributeurs d'avantages, de protections, qui progressivement ossifient la société française. D'où après des périodes trop longues de fermeture, à nouveau un besoin d'ouverture, dont il semble qu'en France on ne sache pas très bien le gérer par des réformes tranquilles, d'où l'expression de libéralisme à explosion.
Ce soir, le terme retenu est celui de la fin de l'Ancien Régime. Ayant pour ma part, à quelques reprises au cours de ces dernières semaines esquissé une comparaison entre la fin de l'Ancien Régime et la période actuelle, vous permettrez, à l'historien amateur que je suis, quelques brèves réflexions introductives.
ll y aurait beaucoup de points de comparaison, je vais vous en livrer cinq.
Le premier bien sûr, c'est que la fin de l'Ancien Régime, marque la fin d'une économie étouffée, sous la poids du règlement des manufactures, et sous le poids des corporations, et de tous les obstacles à la liberté du travail. Une des revendications que l'on retrouve d'ailleurs dans beaucoup de cahiers des Etats Généraux, c'est " Laissez nous travailler, et particulièrement nous, les petits, qui n'avons que notre force de travail ".. Obstacle à la liberté du travail, obstacle à la liberté d'entreprendre : les 1500 textes réglementant les manufactures qui ont été accumulés en un siècle avant la Révolution Française, sont sans doute peu de choses par rapport aux 8000 lois, 400 000 règlements et décrets et 20 000 réglementations européennes qui sont applicables à ce jour sur le territoire français ; nul n'est censé ignorer la loi, comme chacun sait.
Face à Colbert qui demandait ce qu'on pouvait faire, pour favoriser la création de richesses dans ce pays, le marchand François Legendre s'est exclamé : " Laissez-nous faire ", formule dont on dit qu'elle est l'ancêtre du fameux " laissez faire, laissez passer " des physiocrates. Oui, la fin de l'Ancien Régime, c'est l'impasse d'une économie étouffée sous le poids des réglementations, sous le poids des corporations, sans parler de la complexité de la fiscalité, complexité à laquelle notre époque n'a sans doute rien à redire.
Le deuxième point de comparaison, c'est, bien sûr, l'impossible remise en cause des privilèges et des avantages acquis ; la veille de la Révolution, c'est quelque chose comme 20 % de croissance démographique en 3/4 de siècle, une poussée de la société pour avoir des places, et la société, au lieu d'ouvrir des places, quelle que soit la bonne volonté royale de vendre les offices les plus compliqués qui soient, ne peut offrir de places à tout le monde. La réaction sociale, au lieu d'ouvrir des places, consiste à se refermer, à refermer l'accès des hautes fonctions de l'armée aux quatre quartiers de noblesse, la réaction du Comte de Ségur, etc., etc., Il y a donc, me semble-t-il, une comparaison aujourd'hui entre ce que j'ai appelé la lutte des places de 1994 et les blocages de l'ascension sociale à la veille de la Révolution.
Le troisième point de comparaison, c'est bien sûr l'impasse financière, la crise de société n'est au fond que la conséquence de la crise financière non réglée. Pour la première fois en temps de paix, à la veille de la Révolution, l'Etat emprunte pour rembourser ses dettes. Donc crise financière grave d'un Etat qui vit au dessus de ses moyens.
Le quatrième point de comparaison c'est l'usure des mécanismes politiques, et j'ai particulièrement découvert cela au travers du livre de Hilton Root I, La construction de l'Etat moderne en Europe, qui essaie d'appliquer l'analyse du marché politique contemporaine à la France et l'Angleterre à la veille de la Révolution. Le processus de pressions est très bien décrit dans ce livre ; celui-ci permet notamment aux artisans, aux marchands locaux, d'obtenir des monopoles, des rentes de situation, dont l'Etat tire par ailleurs profit, soit en les taxant, soit en empruntant auprès de ces corporations, en quelque sorte cautions solidaires des emprunts que fait l'Etat. Or, il me semble qu'en cette fin de siècle, la démocratie française, et plus généralement d'ailleurs les démocraties, sont quelque peu dans la même impasse ; elles ont fonctionné trop longtemps comme des machines à distribuer des faveurs, soit aux groupes les plus influents dans les couloirs du pouvoir, soit aux groupes les plus menaçants pour l'ordre public, à tel point que même lorsque l'Etat n'a plus rien à distribuer, on a tellement pris l'habitude de secouer l'Etat pour obtenir quelque chose qu'on secoue d'autant plus fort, et que la pression monte d'autant plus qu'il y a d'autant moins à distribuer. Il y a un parallèle à faire, bien sûr, entre cette forme de distribution par les mécanismes de pouvoir, de privilèges et de rentes de situation, et une mécanique qui se grippe faute d'avoir encore des rentes et des privilèges à distribuer.
Le dernier point de comparaison, c'est l'hésitation politique devant les réformes. L'échec de Turgot - on peut discuter des méthodes de Turgot et de la réforme de 1776 qui ne durèrent au fond que deux mois -, et puis le grand débat qui s'empara de la classe politique de l'époque, et des intendants de commerce, ancêtres de nos inspecteurs des finances, qui hésitèrent, et dirent " Faut-il aller vers un régime de liberté, que nous proposaient Turgot et les physiocrates, ou faut-il revenir au régime de Colbert ", pour finalement choisir la plus mauvaise des solutions, c'est à dire le système intermédiaire. On peut dire que les élites de l'époque savaient ce qu'il fallait faire, mais qu'il y avait une certaine forme d'impuissance politique. Mais l'histoire, dans un certain nombre de désordres que l'on aurait peut-être pu éviter et personne n'a à refaire l'histoire, l'histoire fit sans doute ce qu'elle devait faire : ce fut la naissance des libertés économiques, et je fais ici allusion à ce deuxième livre, qui est La naissance des libertés économiques (qui a été publié par l'institut d'Histoire Industrielle, que d'ailleurs j'avais fondé lorsque j'étais ministre de l'Industrie ), et qui a fait un ouvrage tout à fait remarquable. Il montre comment le décret d'Allarde et la loi Le Chapellier peuvent être considérés comme les actes fondateurs du capitalisme économique en France et que c'est sur cette libération de l'économie que l'on a vécu longtemps à crédit, mais ceci c'est sans doute quelque chose qu'on étudiera dans d'autres colloques.