La foi inexorable de la révolution industrielle
La pensée des libéraux du XIXe siècle fut arrêtée par leur incompréhension du laissez faire et de l'économie classique. Ce fut alors la débâcle du libéralisme. C'est n'est pas le premier ni le dernier cas d'arrêt subit d'un grand mouvement scientifique dû à une erreur intellectuelle. Au IVe siècle avant notre ère, le progrès de la science antique s'est pareillement trouvé arrêté lorsque l'esprit hellénique s'est détourné de l'examen progressif de l'expérience pour se laisser entraîner dans un cercle de spéculations métaphysiques. La pensée libérale fut entravée par la métaphysique du laissez faire, et le résultat fut de transformer la philosophie politique du libéralisme en une vaste négation, en un non possumus général, et en une défense conformiste des classes dirigeantes. Elle se trouva également immobilisée dans le cercle dialectique des économistes classiques. De ce côté, le résultat fut de fermer les esprits des libéraux à l'étude du réajustement social, et de fermer leurs imaginations et les sympathies à la nécessité criante des réformes.
Ils étaient sans doute tout aussi sensibles et tout aussi soucieux de justice que les autres hommes. Mais au fond de l'impasse dogmatique dans laquelle ils étaient parvenus, leurs doctrines leur interdisaient de se fier à leurs sympathies ou de croire à la possibilité d'améliorer la condition humaine. Une fois figé dans ses propres erreurs, le libéralisme attira naturellement un nombre excessif d'arrivistes et d'opportunistes médiocres, et rebuta les hommes généreux, braves et clairvoyants.
C'est à la débâcle de la science libérale que remonte le schisme moral qui divise si tragiquement les hommes éclairés dans le monde moderne. Les libéraux sont en effet les héritiers de la science qui interprète correctement le principe progressiste de la révolution industrielle. Mais ils n'ont pas pu faire avancer leur science ; ils n'ont pas su en extraire une philosophie sociale satisfaisante du point de vue humain. Les collectivistes, d'autre part, ont le goût du progrès, la sympathie pour les pauvres, le sens éclatant de l'injustice, l'élan des grandes actions, qui ont manqué au libéralisme moderne. Mais leur science est fondée sur une profonde incompréhension de l'économie fondamentale de la société moderne, et c'est pourquoi leurs actes sont profondément destructeurs et réactionnaires. Aussi les cœurs sont-ils déchirés, les esprits divisés, et l'homme ne peut-il choisir. On lui demande de choisir entre, d'une part les libéraux qui sont arrêtés net, mais qui sont arrêtés sur la bonne route de l'abondance, de la liberté et de la justice, et d'autre part les collectivistes qui bougent furieusement, mais sur la route qui descend à l'abîme de la tyrannie, de la misère, et de la guerre générale.
Mais ce choix impossible ne s'impose que dans les esprits des hommes, dans leurs doctrines et dans leurs préjugés, et nullement dans la nature des choses. L'impasse est toute subjective. Elle est la conséquence de l'erreur humaine, et non du destin.