Une enquête à faire
Cent ans après la publication de la Richesse des Nations d'Adam Smith, la philosophie libérale était en pleine décadence. Elle avait cessé de guider les progressistes qui cherchaient à améliorer l'ordre social. Elle était devenue une collection de formules geignardes invoquées par les propriétaires pour résister aux attaques lancées contre leurs intérêts établis.
Il est aujourd'hui à la mode d'expliquer cette débâcle en disant que la philosophie libérale n'était à l'origine rien de plus qu'un argument intéressé des industriels et des commerçants en lutte contre les propriétaires féodaux et les Eglises établies, et qu'une fois les hommes d'affaires maîtres de la situation, leur zèle réformateur devint un zèle conservateur.
Mais cette explication ne me satisfait pas parce qu'elle n'explique pas pourquoi, pendant plus de soixante ans, les hommes de savoir des pays capitalistes ont critiqué de façon de plus en plus véhémente l'ordre social existant. Il n'est pas vrai qu'ils aient été les défenseurs de la propriété établie, et qu'ils se soient servis de leur science pour glorifier les hommes d'affaires dirigeants. Le ton dominant depuis deux ou trois générations dans les enseignements des grandes universités de l'Allemagne d'avant-guerre, d'Angleterre ou d'Amérique, est loin d'avoir été celui de l'apologie complaisante. Ce n'est certainement pas le ton dominant à l'heure actuelle dans les sciences sociales, telles qu'elles sont enseignées par les savants ou popularisées par les intellectuels, dans tous les pays où la pensée est libre. Depuis plus de cinquante ans, les penseurs influents du monde occidental ont profondément critiqué l'ordre social existant.
La vraie question qui se pose est celle de savoir pourquoi ils se sont détournés du libéralisme et ont adopté le collectivisme comme méthode d'organisation économique et de réalisation des espoirs humains. S'ils étaient devenus conservateurs, on pourrait soutenir qu'ils ont été obligés de se mettre au service des grands capitalistes. Mais en fait, ils ont abandonné les débris du libéralisme aux capitalistes, et ont ensuite attaqué ces derniers aux moyens d'un corps de doctrine basé sur le socialisme.
Cela semble indiquer qu'à un certain moment de l'évolution, la philosophie libérale est devenue scientifiquement insoutenable, et que par la suite elle a cessé de s'imposer à l'intelligence des penseurs ou de satisfaire leur conscience morale.
Qu'est-il arrivé ? Pourquoi ? Que faire ? C'est ce que nous allons voir ensemble.
Les illusions du laissez-faire
Examinons d'abord ce que l'on peut appeler les erreurs essentielles du libéralisme au XIXe siècle. Nous rencontrons aussitôt une confusion extraordinaire dans tout le domaine des relations entre la loi, l'Etat, et la propriété elle-même d'une part, les activités humaines de l'autre. Cette confusion porte le nom de doctrine du « laissez-faire ».
Personne ne paraît savoir quel est l'inventeur de cette doctrine ni qui lui a donné son nom. On dit[1] que cette idée remonte à certains économistes italiens du XVIIe siècle, mais que la phrase « laissez faire, laissez passer » a été employée pour la première fois au XVIIIe siècle par un commerçant français, nomme Gournay, qui demandait un allègement du système complexe de douanes locales, de restrictions corporatives, et des autres obstacles à la liberté de la production et du commerce qui n'avaient cessé de s'accroître et de se compliquer depuis le Moyen Age.
Mais quelle qu'en soit l'origine historique, il est évident que cette devise avait pour but d'abolir les restrictions instituées par des collectivités plus ou moins fermées, et dans lesquelles la division du travail était très peu poussée.
A son début, le laissez faire a donc été une idée politique révolutionnaire. Cette idée a été mise en avant au moment où les hommes ont eu besoin de détruire les retranchements à l'abri desquels les intérêts établis s'opposaient à la révolution industrielle. La théorie était formulée pour détruire les lois, les institutions et les coutumes dont la destruction était nécessaire pour permettre au nouveau mode de production de triompher. Le laissez faire était donc la doctrine destructive indispensable à tout mouvement révolutionnaire, et rien de plus. Il ne pouvait donc guider la politique des Etats après le renversement de l'ordre établi.
L'abolition des restrictions imposées par les lois et les coutumes anciennes s'accomplit, en Europe occidentale et en Amérique, entre 1776 et 1832 : cela fait, de quoi s'agissait-il ? De savoir quelles lois gouverneraient l'économie nouvelle. Et il arriva alors ce qui arrive si souvent chez les vieux révolutionnaires triomphants : les idées dynamiques qui avaient porté le libéralisme au pouvoir se transformèrent en un dogme obscurantiste et pédantesque.
Les libéraux se mirent à écrire des traités de métaphysique dans lesquels la doctrine du laissez faire était érigée en principe de la politique. Ils s'efforcèrent de déterminer par des raisonnements abstraits et aprioriques les domaines de l'activité humaine qui devaient ou non être réglementés par la loi[2]. John Stuart Mill, par exemple, après avoir pesé le pour et le contre, arrive à la conclusion que le « laissez faire, en somme, devrait être la pratique générale ; toute dérogation à ce principe, si elle n'est rendue nécessaire en vue d'un très grand avantage est un mal certain ». Mais comme il ne disposait d'aucun criterium pour mesurer la grandeur d'un grand avantage, force lui était de donner son opinion personnelle sur les exceptions au laissez faire qu'il trouvait justifiées. Il en trouva beaucoup plus que Herbert Spencer. Mais cela ne signifie nullement que Spencer ou Mill avaient des idées claires : c'était simplement parce que Mill était un homme sensible et au courant des affaires, alors que Spencer était un doctrinaire et un isolé.
On voulait donc considérer le laissez faire comme un principe politique, puis déterminer ce que la loi devait et ne devait pas régir. Cette conception est basée sur une erreur si évidente qu'elle semble ridicule. L'erreur consiste à penser qu'il existe un aspect quelconque de la propriété ou du travail qui ne soit pas régi par la loi. Il n'y a pas deux domaines d'activité sociale, celui de la loi et celui de l'anarchie. Pourtant, c'est là ce que Mill et Spencer supposaient lorsqu'ils cherchaient à définir le domaine de la loi. Certes, un homme jeté par une tempête sur une île déserte est libre, et la loi n'existe pas pour lui. Mais il n'en va pas du tout de même dans une collectivité. Toute liberté, tout droit, toute propriété sont fondés sur une loi. On ne peut par conséquent pas se demander à quel endroit il faut une loi, et à quel endroit il n'en faut pas : la seule question qui se pose, c'est celle de connaître la loi qui sera en vigueur partout. Le laissez faire n'avait été qu'une objection historique à des lois périmées. Les derniers libéraux en firent un dogme politique et s'imaginèrent que ces lois anciennes ne seraient ou ne devaient être remplacées par aucune loi nouvelle.
Mais il y eut des lois nouvelles. Car le vide juridique ne peut se prolonger longtemps dans une société. Il peut naturellement y avoir une période de désordre pendant laquelle la loi régissant les droits et les obligations est instable ou inapplicable, et pendant laquelle régnera la violence, la fraude et la chicane. Mais, lorsque l'anarchie s'apaise, un système quelconque de lois se cristallise nécessairement. Au XIXe siècle ce fut un système de lois capitalistes. Dans les pays de langue anglaise, ce fut le droit coutumier modifié par les décisions judiciaires et la législation. Au moment où les derniers libéraux étudiaient gravement ce que devait être le domaine d'application de la loi, ce domaine se trouvait en permanence étendu à l'univers entier dans tout le système économique.
C'est en vertu de cette loi qu'existaient la propriété, les sociétés anonymes, les contrats, les droits, les obligations, les garanties, la monnaie nécessaire aux échanges de marchandises et de services, les poids et mesures légaux. Cependant que les théoriciens discutaient du laissez faire, les hommes achetaient et vendaient des titres juridiques de propriété, constituaient des sociétés, concluaient et appliquaient des contrats, intentaient des procès en dommages-intérêts. L'Etat avait part à toutes ces transactions dont le déroulement assurait le travail de la société. Toutes ces transactions dépendaient d'une loi quelconque, de la disposition de l'Etat à faire valoir certains droits et à protéger certaines garanties. C'était par conséquent n'avoir aucun sens des réalités que de demander où étaient les limites du domaine de l'Etat.
En ayant des idées nettes sur cette question nous échapperons à de regrettables confusions. Examinons un cas extrême : en 1848, Herbert Spencer argumenta contre les « Comités de Santé Publique »[3]. « Il est », dit-il, « de la compétence du gouvernement de réprimer les infractions. Si, par exemple, un homme contamine l'air que respire son voisin », il « porte atteinte aux droits de son voisin », et l'on peut demander à l'autorité de le traiter comme un contrevenant. Mais si l'Etat « s'interpose entre les charlatans et ceux qui leur accordent leur pratique, c'est une violation directe de la loi morale ». Il prétendait donc que si j'importune mon voisin en enfumant sa maison, je dois être puni, mais que si je cause la mort en lui faisant croire que je suis médecin, je n'ai rien à me reprocher, et la femme de ma victime n'a pas le droit de m'assassiner. Spencer croyait distinguer entre deux domaines, celui dans lequel l'Etat intervient, et celui où l'Etat n'intervient pas. Mais en fait, l'Etat intervient dans les deux cas. La seule différence est que dans le cas du mauvais voisin Spencer aurait voulu que la loi protégeât la victime, et dans le cas du charlatan qu'elle protégeât l'assassin.
Examinons maintenant un exemple de la façon dont la loi change en modifiant la balance des droits et des devoirs. Sous l'ancien droit coutumier anglais, un ouvrier blessé pouvait demander en justice des dommages-intérêts à son patron. Si sa blessure était due à la négligence d'un compagnon de travail, il avait également droit à des dommages-intérêts, la loi considérant le patron comme responsable des actes de son ouvrier. En vertu de ce système juridique, l'Etat était disposé à intervenir en faveur de l'ouvrier blessé et à récupérer pour son compte une indemnité de l'employeur. En 1837, ce système fut modifié par une sentence rendue par Lord Abinger[4]. Désormais, le patron était déchargé de toute responsabilité lorsque la blessure était due à la négligence d'un autre ouvrier. Ainsi donc après 1837, l'Etat n'était plus disposé à aider l'ouvrier à toucher une indemnité de l'employeur. Cette solution était naturellement très agréable aux employeurs et l'était beaucoup moins à l'ouvrier. Toute ce qu'il pouvait faire désormais, c'était d'attaquer son camarade, sans grand espoir de toucher quoi que ce soit. Des années après, on fit de nouvelles lois pour accroître la responsabilité de l'employeur et améliorer les droits de l'ouvrier blessé. L'application de ces lois s'avéra difficile, et l'on finit par passer des lois de protection ouvrière basées sur le principe suivant : l'ouvrier blessé était dispensé d'intenter une action en justice, et recevait une indemnité calculée d'après un tarif déterminé, les frais étant couverts par une assurance obligatoire souscrite par l'employeur. Ce serait une erreur que d'interpréter ces fluctuations de la responsabilité patronale comme des exemples d'intervention ou d'abstention de l'Etat. Avant la sentence de Lord Abinger, l'ouvrier possédait un certain droit. Après la sentence, il ne le possédait plus, et l'employeur possédait une garantie nouvelle. Après l'adoption des lois de protection, l'employé se trouva avoir un droit nouveau et l'employeur une obligation nouvelle.
Tout cela montre bien que les derniers libéraux commettaient une confusion profonde en entreprenant de définir les limites du domaine de l'Etat. Tout le régime de la propriété privée et des contrats, de l'entreprise individuelle, de l'association et de la société anonyme fait partie d'un ensemble juridique dont il est inséparable.
On ne voit pas très bien comment une vérité aussi évidente avait pu échapper aux libéraux. Ils se représentaient sans doute le régime juridique de la propriété et des contrats comme une sorte de droit naturel fondé sur la nature des choses et possédant une valeur pour ainsi dire supra-humaine, sous prétexte que ce régime juridique, au lieu d'avoir été codifié en bonne et due forme, avait simplement été consacré par l'usage et la jurisprudence en vertu d'un droit coutumier. Ils en vinrent à considérer ce droit traditionnel de la propriété et des contrats comme le droit normal d'un régime de liberté, et chaque fois que l'on promulguait des dispositions qui ne leur plaisaient pas en vue de modifier la loi traditionnelle, ils les considéraient comme des ingérences de l'État.
Or la loi traditionnelle dans son état primitif n'existait naturellement qu'en fonction de la disposition de l'État à intervenir pour en assurer le respect. Les droits consacrés par cette loi pouvaient être sanctionnés par l'action du policier, du geôlier, voire du bourreau. Sans cette volonté d'intervention sous-entendue de la part de l'État, l'individualiste irréductible qui prêchait le laissez faire aurait été tout à fait sans défense. Il n'aurait pu obtenir ni remettre aucun titre de propriété valable. En dépit de toute sa liberté il n'aurait pas pu conclure le moindre contrat. Il n'aurait jamais pu former une société à responsabilité limitée dont les titres eussent été transmissibles à perpétuité par voie de succession. L'individualiste irréductible restait libre de s'imaginer que dans la vie économique il ne dépendait que de Dieu et de sa propre volonté. Mais en fait il était une personne juridique soumise au droit en vigueur à son époque. Car, comme l'a dit Ernest Barker : « Ce n'est pas le Moi naturel qui este en juste. C'est une personne possédant des droits et des obligations, créée par la loi, qui comparaît devant la loi[5] ».
C'est dans un ensemble juridique appartenant à l'histoire que le capitalisme s'est développé, et non pas dans le libre royaume d'Utopie. S'il était nécessaire de démontrer cette vérité si évidente, on en trouverait la preuve décisive dans le fait que la substance de la loi a continuellement changé. Qu'est-ce que les tribunaux et les législatures ont fait depuis cent cinquante ans si ce n'est définir, re-définir, amender et compléter les lois sur la propriété, les contrats, les sociétés et les rapports humains ? Certes, ils ont fait d'autres choses encore : ils ont levé des armées, créé des institutions sociales, réparti des bénéfices et des privilèges. Mais en même temps, ils n'ont jamais perdu de vue, sous prétexte qu'ils n'appartiennent pas au domaine de l'État, les droits et les obligations qui sont le fondement juridique de la division du travail. Et, en légiférant et en rendant des arrêts, ils ont tantôt ajouté, tantôt retranché aux droits et aux obligations sans cesse variables qui sont la substance de la propriété, des contrats, et des sociétés.
En s'occupant du problème du laissez faire, les derniers libéraux ont gaspillé le temps de la science sur un problème faux. C'est une chose qui arrive assez souvent. Cela ressemble aux efforts persistants des astronomes pour expliquer les mouvements du système solaire en considérant la terre comme son centre immuable. La science économique n'a pas pu faire de progrès tant qu'on ne s'est pas rendu compte que la terre n'était pas le centre fixe du système solaire. Les progrès du libéralisme ont pareillement été arrêtés parce qu'on a supposé, entièrement à tort, qu'il existait un domaine de la liberté dans lequel fonctionne l'économie d'échange, et d'autre part un royaume du droit à l'intérieur duquel l'État exerce sa juridiction.
Les conséquences de cette erreur ont été catastrophiques. Car en imaginant ce domaine de la liberté entièrement hypothétique et illusoire, dans lequel les hommes sont censés travailler, acheter et vendre, faire des contrats et posséder des biens, les libéraux renoncèrent à toute critique pour devenir les défenseurs des droits qui se trouvait régner dans ce domaine. Ils devinrent ainsi des apologistes obligés de tous les abus et des toutes les misères qu'il contenait. Ayant admis qu'il n'y existait pas de lois, mais un ordre naturel venu de Dieu, ils ne pouvaient enseigner que l'adhésion joyeuse ou la résignation stoïque. En fait, ils défendaient un système composé de vestiges juridiques du passé et d'innovations intéressées introduites par les classes de la société les plus fortunées et les plus puissantes.
De plus, ayant supposé la non-existence d'une loi humaine régissant les droits de propriété, les contrats et les sociétés, ils ne purent naturellement pas s'intéresser à la question de savoir si cette loi était bonne ou mauvaise, et si elle pouvait être réformée ou améliorée. C'est à juste titre qu'on s'est moqué du conformisme de ces libéraux. Ils avaient probablement autant de sensibilité que les autres hommes, mais leurs cerveaux avaient cessé de fonctionner. En affirmant en bloc que l'économie d'échange était « libre », c'est-à-dire située hors du ressort de la juridiction de l'État, ils s'étaient mis dans une impasse. Il leur devint impossible de se poser la question de savoir si la loi existante était bonne et comment on pourrait la réformer, et encore bien plus d'y répondre. C'est pour cette raison qu'ils ont perdu la maîtrise intellectuelle des grandes nations, et que le mouvement progressiste a tourné le dos au libéralisme.
La promesse enivrante
Mais si le développement des idées libérales s'est trouvé arrêté, il l'a été, si l'on peut dire, sur la grande route du progrès. Les libéraux avaient découvert quel était le seul genre d'ordre social qui pût effectivement être progressif à notre époque. Ils avaient discerné le principe véritable du mode de production introduit par la révolution industrielle. Ils avaient compris que dans l'économie nouvelle, la richesse s'accroît par la division du travail dans des marchés toujours plus larges ; et que cette division du travail transforme des hommes plus ou moins capables de se suffire à eux-mêmes et des collectivités relativement autonomes en une Grande Association[6].
Ce n'est pas par hasard que le siècle qui a suivi l'application intensifiée du principe de la division du travail a été le grand siècle de l'émancipation humaine. Durant cette période, l'esclavage et le servage, la sujétion de la femme, l'autorité patriarcale sur les enfants, l'exploitation des peuples arriérés, l'autocratie, l'asservissement et l'analphabétisme forcé des masses, l'intolérance officielle et la bigoterie légalisée ont été mis hors la loi par la conscience humaine, et, dans une très large mesure abolis dans la pratique. Pendant cette période, de petites principautés se sont volontairement coalisées pour former de grandes unions nationales, à l'intérieur desquelles régnait la paix. D'autre part l'interdépendance des peuples était devenue une réalité si évidente que l'on a vu les empires plus anciens se transformer de façon sensationnelle en fédérations d'Etats autonomes. Chez toutes les nations civilisées, la paix était devenue le but avoué, sinon toujours le but réel de la politique extérieure.
Tout cela ne s'est pas produit par une sorte de révélation spontanée ni par une explosion de bonne volonté. La nature humaine n'a pas subitement changé. Nous pouvons en être certains aujourd'hui puisque nous vivons dans une époque de réaction où l'obscurantisme est redevenu la politique officielle chez toutes les nations. Ce qui a changé au XIXe siècle, c'est la condition dans laquelle vivent les hommes, et les lumières libérales ont reflété ce changement. Le nouveau mode de production, basé sur l'échange avantageux de travail spécialisé, envisageait un ordre social fondé sur l'harmonie des intérêts entre des hommes et des collectivités largement séparées, mais collaborant entre eux. Nous avons oublié cette transformation révolutionnaire de la condition humaine et nous n'en avons plus conscience. Mais nos arrière-grands-parents sentaient que l'humanité venait de recevoir la révélation d'une promesse enivrante. Ce n'est qu'en nous mettant à la place des pionniers libéraux que nous pouvons apprécier à sa juste valeur la ferveur angélique qu'ils mettaient à prêcher que le libre-échange était un nouveau bienfait pour l'humanité entière.
Pour la première fois dans l'histoire, l'homme avait découvert un mode de production des richesses dans lequel la fortune d'autrui multipliait la sienne propre. Après une longue histoire de conquêtes, de rapines et d'oppression, David Hume pouvait dire, en terminant (1742) son essai Of the Jealousy of Trade : « C'est pourquoi je prends la liberté de reconnaître que non seulement en tant qu'homme, mais encore en tant que sujet britannique, je prie pour la prospérité du commerce de l'Allemagne, de l'Espagne, de l'Italie et même de la France. Je suis au moins certain que la Grande-Bretagne, et toutes ces nations, seraient plus prospères si leurs souverains et ministres adoptaient les uns à l'égard des autres ces sympathies accrues et bienveillantes...»[7] Peu d'hommes auparavant s'étaient rendu compte que la Règle d'Or était un sain principe d'économie. Les sympathies accrues et bienveillantes des hommes des XVIIIe et XIXe siècles étaient matériellement fondées sur les intérêts personnels d'hommes qui s'enrichissaient en échangeant sur des marchés étendus les produits d'un travail spécialisé.
Ils se rendaient compte par l'expérience qu'il est vrai que l'intérêt personnel bien compris s'exerce en faveur du bien commun. Pour la première fois, les hommes pouvaient concevoir un ordre social dans lequel l'antique aspiration morale à la liberté, à l'égalité, et à la fraternité était compatible avec l'abolition de la pauvreté et l'accroissement des richesses. Tant que la division du travail n'avait pas commencé à rendre les hommes dépendants de la libre collaboration de leur prochain, toute politique devait être une politique de proie. Les droits de l'esprit n'étaient pas de ce monde. Il a fallu que la révolution industrielle vint modifier le genre de vie traditionnel pour que s'ouvrît une perspective au bout de laquelle les hommes pouvaient entrevoir la possibilité de réaliser un monde meilleur sur cette terre. L'antique séparation entre le siècle et l'esprit, entre l'égoïsme et le désintéressement était virtuellement abolie. Une nouvelle orientation de l'espèce humaine devenait concevable et même nécessaire.
La mission inachevée du libéralisme est de découvrir les principes directeurs qui permettent de poursuivre cette réadaptation révolutionnaire de l'humanité.
La science funeste
Les libéraux du XIXe siècle, qui avaient entrevu la Terre Promise, s'y crurent arrivés. Ils constataient en effet les progrès étonnants réalisés dans tous les domaines de l'activité humaine. Le niveau de vie général s'améliorait, en même temps que s'élevait le sens de la dignité humaine, et que s'effectuait une série de découvertes et d'inventions scientifiques considérables. Nous ne nous rendons plus très bien compte aujourd'hui, habitués que nous sommes à tous ces résultats, que le XIXe siècle a été l'une des plus grandes périodes créatrices de l'histoire. Nos arrière-grands-parents qui se souvenaient encore du passé, le comprenaient fort bien. Les dithyrambes des libéraux nous paraissent aujourd'hui très excessifs. Soyons justes et souvenons-nous qu'ils avaient sous les yeux les magnifiques résultats obtenus à leur époque, alors que nous ne voyons plus que les graves problèmes qu'ils ont négligés et qu'ils nous ont laissé à résoudre.
Leur science sociale n'a pu leur fournir de ligne de conduite pratique parce qu'ils se sont laissé absorber par le faux problème du laissez faire. Ils se sont de plus égarés dans une autre erreur qui, elle aussi, a été fatale au développement de la science libérale. De même qu'ils avaient supposé que l'économie de la division du travail fonctionne en vertu de lois naturelles en dehors de tout système juridique, de même ils supposèrent que ces lois naturelles étaient celles qu'ils avaient formulées dans leurs ouvrages de science économique. C'est l'erreur de l'économie classique qui, venue de David Ricardo, a pénétré les idées des hommes d'affaires prospères, des hommes d'Etat conservateurs, et d'une grande partie de la jurisprudence des soixante-dix dernières années. Cette erreur était plus subtile mais tout aussi nocive que celle portant sur le dogme du laissez faire. Elle consistait à tirer des conclusions pratiques immenses de la première phase d'une recherche scientifique inachevée.
Le but de cette recherche, comme l'a défini Adam Smith en 1776[8] était de découvrir les causes de « l'amélioration de la puissance productive du travail, et l'ordre suivant lequel ses produits sont naturellement répartis parmi les hommes de rang et de conditions différentes... » Mais en fait, l'attention des économistes classiques après Ricardo a surtout porté sur la seconde partie de ce programme. Adam Smith, qui écrivait aux premiers jours du nouveau système industriel, avait surtout en vue ses perspectives favorables, tandis que Malthus, qui commença à méditer pendant la Révolution française, en voyait surtout les déceptions. Mais à l'époque de Ricardo, l'économie nouvelle avait triomphé en Angleterre. Ricardo ne se préoccupait pas de l'accroissement des richesses ; les richesses augmentaient, et les économistes n'avaient pas de soucis de ce côté-là. Il se persuada même qu'il était « vain et illusoire » de rechercher les causes de l'accroissement de la quantité totale de richesses. Mais la répartition des richesses soulevait une toute autre question. On s'en rendait compte par le mécontentement social qui s'était manifesté en Angleterre après les guerres de Napoléon. Ricardo considéra que c'était là la matière même de l'économie politique, et entreprit de rechercher « les lois qui déterminent la division des produits de l'industrie entre les classes qui concourent à leur création »[9]
En séparant la production de la répartition des richesses, Ricardo croyait éliminer de la science économique les choses « sur lesquelles on ne peut pas faire de lois », et l'orienter vers le domaine où « l'on peut établir une loi passablement exacte toutes proportions gardées. » Cette séparation était presque certainement une erreur. Car la quantité de richesses disponible pour la répartition ne saurait en fait être séparée des proportions dans lesquelles la répartition s'effectue. Dans une société pauvre, la proportion du revenu national qui échoit aux propriétaires du capital sera relativement plus forte, quoique plus faible en valeur absolue que dans une société riche. Chose curieuse, nous en trouvons une illustration dans la Russie d'aujourd'hui, où le taux de l'intérêt exempt d'impôts successoraux et sur le revenu, est de 7 à 8%, alors qu'en Amérique il est de 3 à 5%[10] De plus en Russie, le revenu des ouvriers les plus mal payés est à celui des ouvriers dits « Stakhanovistes » comme un à vingt, et à celui des spécialistes dirigeants comme un à quatre-vingt ou cent. Cette répartition des revenus perçus pour la production est beaucoup plus inégale que celle de l'Amérique[11]. C'est parce que dans une société pauvre la rareté du capital, des techniciens et des organisateurs spécialisés rend la rétribution du capital et du talent relativement plus élevée que dans un pays où ils sont plus abondants.
De plus, la proportion dans laquelle la richesse est répartie a nécessairement un effet sur la quantité produite. Une répartition inégale aura des effets différents sur la production suivant qu'il s'agira d'une quantité plus ou moins grande à répartir. Dans un pays très pauvre, le niveau de vie des pauvres gens est si désespérément bas qu'ils n'ont pas le moyen d'acheter une quantité de marchandises suffisante pour rendre profitables les investissements de capitaux des riches. Dans un tel pays, les riches auront tendance, non pas à épargner, mais à vivre dans le luxe et le gaspillage. Dans une collectivité de richesse moyenne, les riches auront tendance à épargner et à investir des capitaux, ce qui provoquera un accroissement du revenu national. Dans un pays très riche, où tout le monde vit confortablement, le peuple aura tendance à préférer un supplément de loisirs à un accroissement de richesse. Le revenu du capital tendra en conséquence à diminuer parce que l'offre de capitaux sera supérieure à la demande, et le taux d'accroissement de la richesse diminuera.
Tout cela montre à quel point la position des économistes classiques successeurs de Ricardo était intenable même en théorie. En portant toute leur attention sur la question de la répartition, ils ont commis une erreur initiale qui a eu pour conséquence des erreurs plus graves encore. Pour pouvoir analyser le problème fictif de la répartition en tant que tel, ils ont dû construire toute une économie hypothétique. Car il était impossible de déduire des lois de ce que William James a appelé la confusion luxuriante et sonore de la réalité. La réalité se présentait à l'économiste comme une confusion luxuriante et sonore parce que l'économie fonctionnait au sein d'un ensemble de traditions anciennes, de préjugés, en supposant que tous les hommes pourraient et voudraient se conduire d'une certaine façon déterminée. Ils supposèrent donc que le capital et le travail étaient parfaitement mobiles, et par conséquent libres et capables de se mouvoir sans qu'il se produisît aucune friction entre les différentes productions. Ils supposèrent que chaque capitaliste et chaque travailleur savait infailliblement où il devait aller, à quel moment il devait se mettre en mouvement, qu'il pouvait se mouvoir sans encombre, qu'il n'était pas lié à une occupation particulière par une habitude invétérée, à une résidence particulière par des liens de famille, par l'amour de son pays, par ses amitiés ou ses relations, par la possession d'un foyer dont il ne pouvait se défaire sans consentir à un grand sacrifice. Il supposèrent que tous les hommes sont nés égaux et libres, et qu'ils ont des chances égales de développer et d'utiliser leurs divers dons naturels. Ils supposèrent que les travailleurs, les directeurs et les chefs d'entreprise sont capables de se spécialiser à un très haut point et en même temps de changer de spécialité à tout moment de leur carrière. Ils supposèrent qu'il n'y a pas de privilèges légaux, pas de monopoles naturels, pas de coalitions pour la restriction du trafic, et qu'il n'y a qu'une concurrence parfaitement correcte entre des hommes également intelligents, également renseignés, également placés et doués d'une faculté d'adaptation universelle.
Dans une telle société, toutes les valeurs seraient des valeurs naturelles. C'est-à-dire que le salaire de chaque ouvrier, de chaque contremaître, de chaque directeur représenterait ce qu'ils ont produit, l'intérêt perçu par chaque capitaliste représenterait la contribution de son épargne, et les profits de l'entreprise seraient toujours voisins de zéro. Dans une telle société, la concurrence parfaite entre des hommes pourvus de chances absolument égales, d'une prévoyance infaillible, parfaitement adaptables, et n'ayant aucun préjugé sur ce qu'ils veulent faire et sur l'endroit où ils voudraient vivre, produirait la justice parfaite. Le travailleur aurait une place et l'aurait toujours.
Tout cela semblait si enchanteur que les économistes classiques oublièrent qu'ils avaient eux-mêmes introduit dans leur hypothèse les conclusions qu'ils prétendaient en tirer. Les plus fins d'entre-eux savaient naturellement que dans la réalité il existe des « perturbations » que leur science avait négligées. Mais le grand public qui lisait Ricardo, les publicistes qui popularisaient l'économie politique, les politiciens et les hommes d'affaires qui lisaient les vulgarisations, ignoraient toutes les réserves qu'il y avait lieu de faire sur les « perturbations » et exploitaient fièrement l'économie politique pour démontrer que l'ordre établi représentait la perfection de la raison et de la justice. Les économistes, hélas, ne protestèrent pas trop bruyamment lorsqu'ils se virent ainsi promus à la dignité d'oracles. Le rôle était agréable à jouer, plein de dignité et d'honneur. De plus ils étaient dans une confusion profonde.
Le système imaginaire qu'ils avait échafaudé ressemblait en effet juste assez à la réalité pour leur procurer constamment des vérifications rassurantes de leurs conclusions. Le travail et le capital, par exemple, n'étaient pas parfaitement mobiles, mais ils étaient beaucoup plus mobiles qu'ils l'avaient jamais été dans l'histoire. Certes, tous les hommes n'avaient pas des chances égales, mais elles étaient bien plus près de l'être qu'elles l'avaient jamais été, depuis qu'on avait aboli les privilèges de caste, les restrictions médiévales et mercantilistes, et depuis que les préjugés de classe avaient diminué. La concurrence n'était certes pas parfaite, mais elle était beaucoup plus libre que jadis, lorsqu'il y avait encore des monopoles à charte et des corporations fermées. Le monde réel tendait donc vaguement à se rapprocher de leur monde imaginaire, et l'on pouvait prouver de façon assez concluante que la société progressait en fait vers un niveau de vie plus élevé et vers plus de justice et de lumière.
Les meilleurs des économistes classiques savaient bien que l'ordre social qu'ils avaient échafaudé n'était qu'une hypothèse. Mais ils ne se rendirent pas compte des considérables conséquences techniques de l'hypothèse qu'ils avaient adoptée. Car leur science n'était pas le fruit d'une fantaisie débridée ni d'une spéculation vaine sur des abstractions dépourvues de sens. Ricardo était un homme de génie, et l'une des marques du génie est l'aptitude à sauter par-dessus la réalité apparente pour faire des hypothèses qui ouvrent la voie à des recherches fructueuses. L'ordre social imaginaire des économistes classiques était le fruit d'un acte d'imagination créatrice. Il décrivait un régime dans lequel les frictions et les abus de l'ordre existant seraient abolis, et où existeraient toutes les facilités, la faculté d'adaptation et la prévoyance qui font défaut au monde réel. Notons bien que cet ordre imaginaire n'était pas un monde impossible tel que l'aurait conçu un poète en supposant que le travail ne serait plus qu'un exercice agréable, et que les choses nécessaires à la vie seraient fournies par miracle. L'ordre imaginé par les économistes supposait un monde réel de la division du travail dans lequel les hommes doivent gagner leur pain à la sueur de leur front. Il supposait un monde réel dans lequel les hommes recherchent leur avantage personnel. Ce n'était pas le Paradis terrestre avant la malédiction. Et cependant ce n'était pas le monde dans lequel ils vivaient. C'était ce monde, mais radicalement épuré, réformé et reconstruit.
La science des économistes décrivait donc, non pas le monde tel qu'il est, mais le monde tel qu'il faut le refaire.
Notes et références
- ↑ Voir Laissez faire, par G. D. H. Cole, dans Encyclopedia of the Social Sciences, vol. IX, pp. 15-16.
- ↑ Voir par exemple John Stuart Mill, Principles of Political Economy, vol. II, livre V, ch. XI, « Causes et limites du principe du laisser faire ou de non-interférence », p. 560. Mill écrit « laisser faire » et non laissez faire.
- ↑ Social Statics, p. 406 (éd. de 1866).
- ↑ Affaire Priestly contre Fowler (3 m. & W. I). Voir Encyclopedia of the Social Sciences, à l'article sur la « responsabilité des employeurs », par Edward Berman. Vol. V, p. 515.
- ↑ Extrait de la préface du traducteur à l'ouvrage d'Otto Gierke : Natural Law and the Theory of Society, vol. I, p. LXXI.
- ↑ Voir Graham Wallas, op. cit.. Mon livre Public Opinion est une étude sur la démocratie dans la Grande Association. A preface to morals est une étude de certaines conséquences religieuses et morales de cette transformation sociale.
- ↑ Essays, Moral, Political and Literary, vol. I, part. II, n° VI.
- ↑ Op. cit., p. 2
- ↑ Lettre à Malthus du 9 octobre 1820, citée dans Keynes, op. cit., p. 4. Voir également la préface à Principles of Political Economy and Taxation (1821) : « Le principal problème de l'économie politique est de déterminer les lois qui régissent cette répartition. »
- ↑ Max Eastman, The End of Socialism in Russia, Harper's Magazine, février 1937.
- ↑ Je parle de l'intérêt servi au capital, ainsi que des traitements et salaires, et non pas bien entendu des fortunes colossales accumulées par des spéculateurs heureux sur les terrains ou les ressources naturelles, par une grande société ou par une star de cinéma qui exercent un contrôle exclusif sur un marché, ou même par des pionniers industriels comme Henry Ford, qui fut le premier à fabriquer des automobiles à bon marché.