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Ludwig von Mises:L'Action humaine - chapitre 35


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Chapitre XXXV — Le principe de l'État tutélaire contre le principe du marché

Sixième partie — L'Économie de marché entravée

Chapitre XXXV — Le principe de l'État tutélaire contre le principe du marché

1 / Le réquisitoire contre l'économie de marché

Les objections que les diverses écoles de la Sozialpolitik élèvent contre l'économie de marché sont fondées sur une piètre connaissance de l'économie. Elles répètent à l'envi toutes les erreurs que les économistes ont depuis longtemps réfutées. Elles reprochent à l'économie de marché les conséquences de ces mêmes politiques anticapitalistes qu'elles réclament comme des réformes nécessaires et bienfaisantes. Elles imputent à l'économie de marché la responsabilité de l'échec inévitable et décevant de l'interventionnisme.

Ces propagandistes doivent en fin de compte admettre que l'économie de marché n'est pas aussi mauvaise que leurs théories « non conformistes » la dépeignent. De jour en jour elle accroît la quantité et améliore la qualité des produits. Elle a amené une abondance sans précédent. Mais, objectent les panégyristes de l'interventionnisme, elle est déficiente sous l'angle de ce qu'ils appellent le social. Elle n'a pas balayé la pauvreté et la misère. C'est un système qui confère des privilèges à une minorité, une classe supérieure de gens riches, au détriment de l'immense majorité. C'est un système inique. Le principe de bien-être doit être substitué à celui de profits.

Nous pouvons essayer, pour la clarté de la discussion, d'interpréter le concept de bien-être de telle sorte que son acceptation par l'immense majorité des gens qui ne sont pas des ascètes serait probable. Mieux nous réussissons dans cet effort, et plus nous enlevons à l'idée de bien-être un contenu concret et significatif. Elle devient une paraphrase incolore de la catégorie fondamentale de la praxéologie, à savoir l'impulsion à écarter la gêne dans toute la mesure du possible. Comme il est universellement reconnu que ce but peut être atteint plus vite, voire exclusivement, par la division sociale du travail, les hommes coopèrent dans le cadre des liens de société. L'homme social, en tant que distinct de l'homme autarcique, doit nécessairement modifier son indifférence biologique originaire envers le bien-être des gens qui ne sont pas de sa famille. Il doit adapter sa conduite aux exigences de la coopération sociale, et considérer que le succès de son prochain est une condition indispensable du sien propre. De ce point de vue, l'on peut dire que l'objectif de la coopération sociale est la réalisation du bonheur maximum pour le plus grand nombre de gens. Personne sans doute ne se risquerait à rejeter cette définition de l'état de choses le plus souhaitable, et à affirmer que ce n'est pas une bonne chose que de voir le plus possible de gens le plus heureux possible. Toutes les attaques contre la formule de Bentham se sont concentrées sur les ambiguités et les malentendus concernant la notion de bonheur ; elles n'ont pas affecté le postulat que le bien, quoi que l'on entende par là, devrait être le lot du plus grand nombre.

Toutefois, si nous interprétons « bien-être » de cette façon, le concept n'a aucune signification spécifique. L'on peut l'invoquer pour justifier toutes les diverses sortes d'organisations de la société. C'est un fait que certains défenseurs de l'esclavage des Noirs soutiennent que l'esclavage est le meilleur moyen de rendre les Noirs heureux, et qu'aujourd'hui dans le Sud beaucoup de Blancs croient sincèrement qu'une ségrégation rigide est bienfaisante à l'homme de couleur tout autant qu'à l'homme blanc. La thèse principale du racisme de la variante Gobineau et Nazi est que l'hégémonie des races supérieures est salutaire aux intérêts véritables même des races inférieures. Un principe qui est assez large pour couvrir toutes les doctrines, si contradictoires qu'elles soient, n'est d'aucune utilité.

Mais dans la bouche des propagandistes de l'État tutélaire, la notion de bien-être a une signification déterminée. C'est intentionnellement qu'ils emploient un terme dont l'acception généralement admise exclut toute opposition. Nul individu décent n'aime apparaître sans vergogne au point de soulever des objections à la réalisation du bien-être. En s'arrogeant le droit exclusifd'appeler leur programme propre le programme du bien-être, les propagandistes de la politique de bien-être espèrent triompher par une ruse verbale peu honorable. Ils comptent que leurs thèses seront à l'abri de la critique parce que l'appellation qu'ils ont choisie est chère à tout le monde. Leur terminologie implique a priori que tous les opposants sont des chenapans mal intentionnés, résolus à faire prévaloir leurs intérêts égoïstes au détriment de la majorité des bonnes gens.

Le malheur de la civilisation occidentale consiste précisément dans le fait que des gens sérieux puissent recourir à de tels artifices de raisonnement, sans se voir opposer de verte réplique. Il y a deux explications seulement. Ou bien ces économistes soi-disant partisans du bien-être ne sont pas conscients de l'inadmissibilité logique de leur procédé, auquel cas l'indispensable faculté de raisonner leur fait défaut ; ou bien ils ont choisi à dessein ce mode de discussion en vue d'abriter leurs politiques erronées derrière un mot qui d'avance doit désarmer les critiques. Dans un cas comme dans l'autre leurs propres actes les disqualifient.

Il est superflu d'ajouter quoi que ce soit aux réflexions des précédents chapitres au sujet des effets de toutes les variantes de l'interventionnisme. Les volumineux ouvrages de politique économique de bien-être n'ont pas avancé d'argument qui puisse invalider nos conclusions. La seule tâche qui reste est d'examiner la partie critique de l'œuvre des propagandistes du bien-être, c'est-à-dire leur réquisitoire contre l'économie de marché.

Toutes ces diatribes de l'école du bien-être se ramènent en définitive à trois points. Le capitalisme est mauvais, disent-elles, parce qu'il y a de la pauvreté, inégalité des revenus et des fortunes, et insécurité.

2 / Pauvreté

Nous pouvons nous faire une idée d'une société d'agriculteurs, dans laquelle chaque membre cultiverait une pièce de terre assez étendue pour fournir à lui-même et à sa famille le strict nécessaire pour vivre. Nous pouvons faire entrer dans ce tableau l'existence d'un petit nombre de spécialistes, artisans comme les forgerons, hommes de profession libérale comme les médecins. Nous pouvons même aller plus loin et supposer que certains individus ne possèdent pas de ferme, mais travaillent comme journaliers sur les terres des autres. L'employeur les rémunère pour leur aide et prend soin d'eux en cas de maladie ou lorsque l'âge les affaiblit.

Ce schéma d'une société idéale était à l'origine de nombreux projets imaginaires. Il a été approximativement appliqué pendant un certain temps dans certaines communautés. Son application la plus poussée fut probablement la république que les jésuites établirent dans le pays qui est aujourd'hui le Paraguay. Pourtant, il n'y a pas lieu d'étudier les mérites d'un tel système d'organisation sociale. L'évolution historique l'a fait se disloquer. Son cadre était trop étroit pour le nombre d'individus qui aujourd'hui vivent à la surface de la terre.

La faiblesse intrinsèque d'une telle société est que l'augmentation de la population doit avoir pour résultat un appauvrissement croissant. Si le domaine d'un fermier défunt est partagé entre ses enfants, les parcelles deviennent finalement si exiguës qu'elles ne peuvent plus fournir à la subsistance d'une famille. Tout le monde est propriétaire d'une terre, mais chacun est extrêmement pauvre. La situation qui a longtemps existé dans de vastes régions de la Chine fournit une pitoyable illustration de la misère des laboureurs de petites pièces de terre. L'alternative à cette situation est l'apparition d'une masse énorme de prolétaires dépourvus de terre. Alors un abîme sépare les déshérités des heureux fermiers. Il y a une classe de parias dont l'existence même pose à la société un problème insoluble. Ils cherchent en vain un moyen de gagner leur vie. La société n'a que faire de leurs services. Ils sont sans ressources.

Quand, aux époques qui ont précédé l'essor du capitalisme moderne, des hommes d'État, des philosophes et des juristes parlaient des pauvres et des problèmes de la pauvreté, c'est à ce genre de malheureux en surnombre qu'ils pensaient. Le laissez-faire et son produit l'industrialisme ont fait du pauvre employable le travailleur salarié. Dans une société de marché sans entraves il y a des gens dont les revenus sont plus élevés que d'autres. Il n'y a plus d'hommes qui, bien que capables de travailler et disposés à le faire, ne peuvent pas trouver d'emploi régulier parce qu'il n'y a pas de place libre pour eux dans le système de production. Mais le libéralisme et le capitalisme furent, même à leur apogée, bornés à des régions relativement restreintes de l'Europe occidentale et centrale, de l'Amérique du Nord et de l'Australie. Dans le reste du monde des centaines de millions végètent encore à la limite de l'inanition. Ce sont les pauvres ou les misérables au sens ancien du mot, les êtres en surnombre et superflus, un fardeau pour eux-mêmes et une menace latente pour la minorité de leurs semblables plus chanceux.

L'état de pénurie de ces multitudes misérables, des peuples de couleur principalement, n'est pas causé par le capitalisme, mais par l'absence de capitalisme. Si le laissez-faire ne l'avait emporté, le sort des peuples de l'Europe occidentale serait pire même que celui des coolies. Le handicap de l'Asie est que le taux par tête de capital investi est extrêmement bas en comparaison de l'équipement capitalisé de l'Occident. L'idéologie qui y prévaut, avec le système social qui en dérive, bloque l'évolution de la catégorie sociale des entrepreneurs à la recherche du profit. Il y a très peu de formation intérieure de capital, et une hostilité manifeste à l'égard des investisseurs étrangers. Dans certains de ces pays, l'accroissement de la population est même plus rapide que celui du capital disponible.

Il n'est pas vrai que les puissances européennes soient responsables de la pauvreté des masses dans leurs anciens empires coloniaux. En investissant du capital, les occupants étrangers firent tout ce qu'ils pouvaient faire afin d'améliorer le bien-être matériel. Ce n'est pas la faute des Blancs si les peuples orientaux se refusent à abandonner leurs impératifs traditionnels et détestent le capitalisme en tant qu'idéologie étrangère.

Dans toute la mesure où il y a capitalisme sans entrave, il n'est plus question de paupérisme au sens où ce terme est appliqué à la situation d'une société non-capitaliste. L'accroissement de la population ne fait pas apparaître des bouches à nourrir en surnombre, mais davantage de mains dont l'emploi produit davantage de richesse. Il n'y a pas d'individus capables de travailler qui soient réduits au dénuement. Vus dans l'optique des pays économiquement arriérés, les conflits entre « capital » et « travail » dans les pays capitalistes apparaissent comme des conflits au sein d'une haute classe de privilégiés. Aux yeux des Asiatiques, l'ouvrier américain de l'industrie automobile est un « aristocrate ». C'est un homme qui fait partie des 2 % de la population du globe dont le revenu est le plus élevé. Non seulement les peuples de couleur, mais aussi les Slaves, les Arabes et quelques autres considèrent le revenu moyen des citoyens des pays capitalistes — à peu près 12 ou 15 % du total de l'humanité — comme autant d'enlevé à leur propre bien-être matériel. Ils ne se rendent pas compte du fait que la prospérité de ces groupes prétendument privilégiés n'est pas — mis à part les effets des obstacles à l'immigration — payée par leur pauvreté à eux, et que ce qui s'oppose le plus gravement à l'amélioration de leur propre situation est leur aversion pour le capitalisme.

Dans le cadre du capitalisme la notion de pauvreté se réfère seulement aux gens qui sont hors d'état de faire face à leurs propres besoins. Même en faisant abstraction du cas des enfants, nous devons bien comprendre qu'il y aura toujours de ces personnes inaptes à l'emploi. Le capitalisme, en améliorant le niveau de vie des multitudes, les conditions hygiéniques, les méthodes prophylactiques et thérapeutiques, ne supprime pas les cas d'impotence physique. Il est vrai qu'aujourd'hui, bien des gens qui eussent été condamnés à rester infirmes toute leur vie se voient rendre la pleine vigueur du corps. Mais d'autre part, beaucoup de ceux que des déficiences physiques congénitales, la maladie ou des accidents auraient jadis fait mourir de bonne heure, survivent maintenant dans une infirmité définitive. De plus, la prolongation de la durée moyenne de vie tend à accroître le nombre des personnes âgées qui ne sont plus capables de gagner leur vie.

Le problème des impotents est spécifique de l'humanité civilisée. Les animaux infirmes doivent périr rapidement. Ou bien ils meurent de faim, ou bien ils deviennent la proie des ennemis de leur espèce. L'homme sauvage n'avait pas pitié des mal doués. A leur égard, bien des tribus pratiquaient les méthodes barbares d'élimination impitoyable auxquelles les nazis ont eu recours de nos jours. L'existence même d'une proportion relativement élevée d'invalides est, paradoxalement, une marque de civilisation et de bien-être.

Le soin de subvenir aux besoins de ceux des impotents qui n'ont pas de ressources et dont une parenté ne prend pas la charge, a longtemps été considéré comme une œuvre de charité. Les fonds nécessaires ont parfois été fournis par les gouvernements, plus souvent par des contributions volontaires. Les ordres monastiques catholiques, les congrégations et certaines institutions protestantes ont accompli des merveilles en rassemblant de telles contributions et en les utilisant au mieux. Aujourd'hui existent aussi beaucoup d'établissements non confessionnels qui rivalisent généreusement dans cet effort.

Le système de la charité est critiqué pour deux défauts. L'un est le peu de ressources dont il dispose. Toutefois, plus le capitalisme progresse et accroît l'aisance, plus les fonds charitables deviennent adéquats. D'une part, les gens sont plus disposés à donner, à proportion de l'amélioration de leur propre bien-être. D'autre part, le nombre des nécessiteux diminue parallèlement. Même pour les gens à revenus modestes, la possibilité est offerte par des procédés d'épargne et d'assurance, de parer aux risques d'accident, de maladie, de vieillesse, et aux frais d'éducation de leurs enfants ou de l'entretien des veuves et orphelins. Il est hautement probable que les ressources des institutions charitables seraient suffisantes, dans les pays capitalistes, si l'interventionnisme ne venait entraver l'efficacité des institutions de l'économie de marché. Le gonflement du crédit et l'accroissement inflationniste de la quantité de monnaie rendent vains les efforts des « gens ordinaires » pour épargner et constituer des réserves en vue des mauvais jours. Mais les autres procédés de l'interventionnisme ne sont guère moins nuisibles aux intérêts vitaux des salariés, ouvriers ou employés, des gens de profession libérale, et des petits entrepreneurs. La majeure partie des gens secourus par des institutions charitables ne sont dans le besoin que parce que l'interventionnisme les y a réduits. Dans le même temps, l'inflation et les politiques d'abaissement des taux d'intérêt réalisent une expropriation virtuelle des fondations constituées en faveur des hôpitaux, asiles, orphelinats et établissements analogues. Lorsque les propagandistes de l'État tutélaire déplorent l'insuffisance des ressources disponibles pour l'assistance humanitaire, ils déplorent l'un des résultats de la politique qu'ils recommandent.

Le second défaut reproché au système charitable est qu'il n'est rien que de l'aumône et de la compassion. L'indigent n'a aucun droit juridique à la bonté qu'on lui témoigne. Il est à la merci des gens de bonne volonté, des sentiments attendris que provoque sa détresse. Ce qu'il reçoit est un don volontaire, pour lequel il doit avoir de la gratitude. Etre ainsi réduit à vivre d'aumônes est honteux et humiliant. C'est une situation intolérable pour quelqu'un qui se respecte.

De tels reproches sont fondés. Ce sont là des défauts inhérents à toute forme de charité. C'est un système qui corrompt à la fois celui qui donne et ceux qui reçoivent. L'un s'enorgueillit de sa vertu, les autres deviennent serviles et craintifs. Toutefois, c'est seulement par la mentalité propre à l'ambiance capitaliste que les gens éprouvent ce sentiment qu'il y a de l'indignité à donner et recevoir l'aumône. En dehors du réseau d'échanges et de transactions sur pied d'égalité, caractéristique des relations purement commerciales, tous les rapports humains sont empreints de la même absence de dignité. C'est précisément le fait que cet élément personnel ne figure pas dans les transactions mercantiles, que critiquent tous ceux qui reprochent au capitalisme la dureté de cœur et l'insensibilité. A leurs yeux, la coopération sur la base du donnant-donnant déshumanise tous les liens sociaux. Elle remplace par les contrats l'amour du prochain et la disponibilité pour l'entraide. Ces critiques font procès à l'ordre juridique du capitalisme, de négliger le « côté humain ». Ils se contredisent donc euxmêmes en reprochant au système charitable d'être fondé sur le sentiment de pitié.

La société féodale était basée sur des dons gracieux engageant à la gratitude celui qui en recevait. Le suzerain puissant conférait un bénéfice au vassal et ce dernier lui devait personnellement fidélité. Les conditions étaient humaines en ce sens que les subordonnés devaient baiser la main de leur supérieur et lui faire allégeance. Dans le mode de vie féodal, l'élément de grâce inhérent aux actes charitables n'avait rien d'offensant. Il s'accordait avec l'idéologie généralement acceptée et les pratiques admises. C'est seulement dans le cadre d'une société entièrement fondée sur les liens contractuels que l'idée est apparue de conférer à l'indigent une créance juridique, un titre exécutoire à être secouru, opposable à la société.

Les arguments métaphysiques avancés en faveur d'un tel droit à la subsistance sont fondés sur la doctrine du droit naturel. Devant Dieu ou devant la nature tous les hommes sont égaux et dotés d'un droit inaliénable à la vie. Cependant, se référer à une égalité innée est hors de situation lorsque l'on traite des conséquences des inégalités innées. C'est un fait déplorable, mais un fait, que l'incapacité physique empêche des individus nombreux de jouer un rôle actif dans la coopération sociale. C'est par l'effet des lois de la nature que ces gens sont exclus d'une existence normale. Pour ces enfants de Dieu la nature n'est qu'une marâtre. Nous pouvons pleinement ratifier les préceptes religieux et éthiques qui déclarent que c'est le devoir de l'homme de secourir ces frères malchanceux que la nature a. voués au malheur. Mais la reconnaissance de ce devoir ne répond pas à la question des méthodes à employer pour le remplir. Elle ne nous oblige pas à choisir des moyens qui mettraient en danger la société et amoindriraient la productivité de l'effort humain. Ni les gens bien constitués ni les handicapés ne tireraient un avantage d'une diminution de la quantité des biens disponibles.

Les problèmes ainsi évoqués ne sont pas d'un caractère praxéologique, et l'économie n'est pas appelée à en fournir la meilleure solution. Ils relèvent de la pathologie et de la psychologie. Ils se rattachent au fait biologique que la crainte du dénuement et la répugnance envers la situation d'assisté sont des facteurs importants dans la préservation de l'équilibre psychologique de l'homme. Elles poussent l'individu à se maintenir en bonne forme, à éviter la maladie et les accidents, et à réparer dès que possible les atteintes qu'il peut en subir. L'expérience du système de la Sécurité sociale, en particulier sous sa forme la plus ancienne et la plus développée — dans le système allemand — a clairement montré les effets indésirables qui découlent de l'élimination de ces motifs de réagir 1. Aucune collectivité civilisée n'a eu l'impudence cruelle de laisser mourir les impotents. Mais la substitution d'une créance de soutien ou de subsistance légalement exigible, à l'aide volontaire de la charité ne paraît pas convenir à la nature humaine telle qu'elle est. Ce ne sont pas des convictions métaphysiques a priori, mais des considérations de praticabilité et d'efficacité qui font déconseiller d'inscrire dans la législation un droit inconditionnel aux moyens de subsistance.

C'est d'ailleurs une illusion de croire que la promulgation de telles lois pourrait épargner à l'indigent les aspects dégradants inhérents à l'obtention des aumônes. Plus de telles lois sont généreuses, plus leur application doit devenir pointilleuse. L'arbitraire de bureaucrates prend la place du bon vouloir de gens à qui leur conscience dicte des actes de charité. Il est malaisé de dire si un tel changement peut ou non améliorer le sort des handicapés.

3 / Inégalité

L'inégalité des revenus et des fortunes est un caractère inhérent de l'économie de marché. Son élimination détruirait complètement l'économie de marché 2.

Les gens qui réclament l'égalité ont toujours à l'esprit un accroissement de leur propre pouvoir de consommation. Personne, en adoptant le pincipe d'égalité comme postulat politique, ne souhaite partager son propre revenu avec ceux qui en ont moins. Lorsque le salarié américain parle d'égalité, il veut dire que les dividendes des actionnaires devraient lui être attribués. Il ne suggère pas une réduction de son propre revenu au profit des 95 % de la population mondiale qui gagnent moins que lui.

Le rôle que l'inégalité des revenus joue dans la société de marché ne doit pas être confondu avec celui qu'elle joue dans une société féodale, ou dans quelque autre forme de société non capitaliste 3. Pourtant, dans le cours de l'évolution historique, cette inégalité précapitaliste a été d'une importance énorme.

Comparons l'histoire de la Chine avec celle de l'Angleterre. La Chine a élaboré une très haute civilisation. Deux mille ans avant notre époque, elle était fort en avance sur l'Angleterre. Mais à la fin du xixe siècle l'Angleterre était un pays riche et civilisé alors que la Chine était pauvre. Sa civilisation ne différait guère de ce qu'elle était depuis des siècles. C'était une civilisation au point mort.

La Chine avait essayé de réaliser le principe de l'égalité des revenus, dans une mesure plus considérable que ne l'avait fait l'Angleterre. Les domaines terriens avaient été divisés et subdivisés. Il n'y avait pas une classe nombreuse de prolétaires dépourvus de terres. Au XVIIIe siècle au contraire l'Angleterre en comportait une fort nombreuse. Pendant une très longue période les pratiques restrictives des activités non agricoles, tenues pour intangibles par les idéologies traditionnelles, retardaient l'apparition de la race moderne des entrepreneurs. Mais lorsque la philosophie du laissez-faire eut ouvert la voie au capitalisme en balayant les trompeuses excuses du restrictionnisme, l'évolution du système industriel put avancer à un rythme accéléré, parce que la force de travail nécessaire était déjà disponible.

Ce qui a engendré l' « âge de la machine » n'a pas été, comme l'imagina Sombart, une particulière obsession de l'enrichissement qui certain jour a mystérieusement pris possession des esprits de quelques personnes et les a transformées en « hommes capitalistes ». Il y a toujours eu des gens tout prêts à profiter d'une meilleure adaptation de la production à la satisfaction des besoins du public. Mais ils étaient paralysés par l'idéologie qui stigmatisait le désir de gain comme immoral et qui érigeait des obstacles institutionnels pour le réprimer. La substitution des théories du laissez-faire aux doctrines qui justifiaient le système traditionnel de restrictions, écarta ces obstacles aux améliorations matérielles et ainsi inaugura le nouvel âge.

La philosophie libérale attaquait le système traditionnel des castes parce que son maintien était incompatible avec le fonctionnement de l'économie de marché. Elle prônait l'abolition des privilèges parce qu'elle souhaitait lâcher la bride aux hommes qui avaient le talent de produire au meilleur compte possible la plus grande abondance de produits de la meilleure qualité. Dans cet aspect négatif de leur programme, les utilitariens et les économistes se trouvaient d'accord avec les idées de ceux qui attaquaient les statuts et privilèges au nom d'un prétendu droit naturel et de la théorie de l'égalité de tous les hommes. Ces deux groupes étaient unanimes pour soutenir le principe de l'égalité de tous devant la loi. Mais cette unanimité n'extirpait pas l'opposition fondamentale entre les deux courants de pensée.

Dans l'opinion de l'école du droit naturel, tous les hommes sont biologiquement égaux et par conséquent ont le droit inaliénable à une part égale en toutes choses. La première affirmation est manifestement contraire aux faits. Le théorème suivant conduit, quand on l'interprète logiquement, à de telles absurdités que ses partisans renoncent complètement à être logiques, et en viennent finalement à considérer n'importe quelle intuition, si entachée qu'elle soit de discrimination et d'iniquité, comme compatible avec l'inaliénable égalité de tous les hommes. Ainsi les éminents citoyens de Virginie dont les idées ont inspiré la Révolution américaine, admirent que fût maintenu l'esclavage des Noirs. Le système le plus despotique que l'Histoire ait jamais connu, le bolchevisme, se prétend l'incarnation authentique du principe d'égalité et de liberté de tous les hommes.

Les plus marquants partisans libéraux de l'égalité devant la loi avaient pleinement conscience du fait que les hommes naissent inégaux et que c'est précisément leur inégalité qui engendre la coopération sociale et la civilisation. L'égalité devant la loi n'était pas, à leurs yeux, faite pour corriger les réalités inexorables de l'univers et pour faire disparaître l'inégalité naturelle. Elle était, au contraire, l'appareil qui assurerait à l'humanité tout entière le maximum de l'avantage que les hommes peuvent tirer de cette inégalité. Dorénavant, aucune institution formée de main d'homme ne devrait empêcher un individu de parvenir à la situation dans laquelle il peut servir le mieux ses concitoyens. Les libéraux envisagèrent ce problème non pas du point de vue d'un prétendu droit inaliénable des individus, mais sous l'angle social et utilitaire. L'égalité devant la loi est à leurs yeux une bonne chose parce qu'elle sert au mieux les intérêts de tous. Elle laisse aux électeurs de décider qui devra détenir les fonctions publiques, et aux consommateurs de décider qui doit diriger les activités productrices. Elle élimine ainsi les causes de conflit violent et assure un progrès régulier vers un état plus satisfaisant des affaires humaines.

Le triomphe de cette philosophie libérale produisit tous ces phénomènes dont la totalité est appelée civilisation occidentale moderne. Toutefois, cette nouvelle idéologie ne pouvait triompher que dans un environnement où l'idéal de l'égalité de revenus était très faible. Si les Anglais du XVIIIe siècle s'étaient préoccupés d'une chimérique égalité de revenus, la philosophie du laissez-faire ne leur aurait pas été plus sympathique qu'elle ne l'est aujourd'hui aux Chinois ou aux Mahométans. En ce sens, l'historien doit reconnaître que l'héritage idéologique de la féodalité et du système agricole seigneurial contribua à l'avènement de notre civilisation moderne, quelque différente qu'elle en soit.

Les philosophes du XVIIIe siècle auxquels les idées utilitariennes étaient étrangères pouvaient encore parler d'une supériorité de la Chine ou de l'Islam quant à la situation sociale. A vrai dire, ils savaient très peu de choses sur la structure sociale du monde oriental. Ce qu'ils trouvaient digne de louange dans les vagues informations dont ils disposaient, c'était l'absence d'aristocratie héréditaire et de grands domaines ruraux. Dans leur imagination, ces peuples avaient mieux réussi à établir l'égalité que leur propre nation.

Ensuite, au cours du XIXe siècle, ces thèses furent rajeunies par les nationalistes de nos pays. La cavalcade eut pour avant-garde le Panslavisme, dont les chefs de file faisaient l'éloge de la supériorité de la coopération villageoise telle qu'elle existait en Russie avec le mir et l'artel et en Yougoslavie avec la zadruga. Avec la contagion de la confusion sémantique qui a transformé en son contraire la signification des vocables politiques, l'épithète « démocratique » est aujourd'hui attribuée à profusion. Les peuples musulmans, qui n'ont jamais connu d'autre forme de gouvernement que l'absolutisme illimité, sont dits démocratiques. Des nationalistes des Indes parlent allégrement de la traditionnelle démocratie hindoue !

Économistes et historiens n'attachent pas d'importance à ces effusions sentimentales. Lorsqu'ils parlent des civilisations asiatiques en les qualifiant d'inférieures, ils n'expriment pas un jugement de valeur. Ils constatent simplement le fait que ces peuples n'ont pas élaboré les structures idéologiques et institutionnelles qui en Occident ont engendré cette civilisation capitaliste dont les Asiatiques aujourd'hui reconnaissent implicitement la supériorité, en réclamant hautement du moins son outillage technologique et thérapeutique ainsi que ses accessoires mineurs. C'est précisément lorsque l'on constate le fait que dans le passé la culture de nombreux peuples orientaux était beaucoup plus avancée que celle de leurs contemporains d'Occident, que la question se pose de savoir quelles causes ont arrêté le progrès en Orient. Dans le cas de la civilisation hindoue, la réponse est évidente. Ici, la main de fer de l'inflexible système des castes a émoussé toute initiative individuelle, et écrasé dans l'œuf tout essai de s'écarter des règles traditionnelles. En revanche, la Chine et les pays musulmans n'étaient pas captifs d'une telle rigidité, mis à part un nombre relativement faible d'esclaves. Ils étaient gouvernés par des autocrates. Mais les sujets, pris individuellement, étaient égaux sous cette autocratie. Même les esclaves et les eunuques n'étaient pas exclus de l'accès aux plus hautes fonctions. C'est de cette égalité devant le despote que parlent aujourd'hui les gens en alléguant des coutumes démocratiques chez ces Orientaux.

La notion de l'égalité économique des sujets, à laquelle étaient attachés ces peuples et leurs gouvernants, n'était pas définie clairement, mais restait dans le vague. Elle n'était très nette que sur un seul point, qui était de considérer comme intolérable qu'un particulier quelconque accumule une grande fortune. Les gouvernants voyaient dans leurs sujets riches une menace contre leur suprématie politique. Tout le monde, les gouvernants comme les gouvernés, était persuadé que personne ne peut amasser des ressources abondantes qu'en privant les autres de ce qui leur revenait en droit ; et donc, que le petit nombre des riches était la cause de la pauvreté du grand nombre. La situation des négociants prospères était extrêmement précaire dans tous les pays orientaux. Ils étaient à la merci des agents du despote. Même de larges cadeaux aux puissants du jour ne leur fournissaient point de garantie contre la confiscation. La population entière se réjouissait chaque fois qu'un personnage entreprenant et prospère devenait victime de l'envie et de l'hostilité des fonctionnaires.

Cette mentalité anti-chrématistique arrêta le progrès de la civilisation en Orient et maintint les masses aux frontières de la mort par inanition. Comme la formation de capital était empêchée, il ne pouvait être question de progrès technologique. Le capitalisme arriva en Orient comme une idéologie importée, imposée par des armées et des marines étrangères, sous forme de colonisation ou de juridiction extra-territoriale. Ces méthodes violentes n'étaient certes pas appropriées pour changer la mentalité traditionaliste des Orientaux. Mais reconnaître ce fait n'affaiblit pas la constatation que ce fut l'aversion pour l'accumulation de capital qui voua de nombreuses centaines de millions d'Asiatiques à la pauvreté et à la famine.

La notion d'égalité que nos propagandistes modernes de l'État tutélaire ont en tête est la réplique de l'idée asiatique d'égalité. Tout en restant dans le vague sous tous les autres aspects, elle est parfaitement claire dans son horreur des grandes fortunes. Elle n'admet ni la grande entreprise ni la grande richesse. Elle préconise diverses mesures pour émousser la croissance des entreprises personnelles et pour réaliser une égalité plus grande au moyen d'une fiscalité confiscatoire des revenus et des héritages. Et elle fait appel à l'envie des multitudes sans discernement.

Les conséquences économiques immédiates des politiques de confiscation ont déjà été examinées 4. Il est évident qu'à long terme de telles pratiques doivent aboutir non seulement à ralentir, ou empêcher totalement, toute nouvelle accumulation de capital, mais aussi à épuiser le capital antérieurement accumulé. L'on n'arrêterait pas seulement le progrès vers plus de prospérité matérielle, l'on renverserait même la tendance et l'on irait à une pauvreté croissante. Les idéaux de l'Asie l'emporteraient ; et finalement l'Orient et l'Occident se retrouveraient sur un égal niveau de détresse.

Les théoriciens de l'État-Providence ne prétendent pas seulement être les défenseurs des intérêts de la société entière contre les intérêts égoïstes des entreprises avides de profit ; ils affirment de plus qu'ils prennent en charge les intérêts matériels à longue échéance de la nation, contre les visées à court terme des spéculateurs, promoteurs et capitalistes qui ne pensent exclusivement qu'à faire des profits et ne se soucient nullement de l'avenir de l'ensemble de la société. Cette seconde prétention est évidemment inconciliable avec l'insistance que met cette école à réclamer que les mesures d'urgence priment les considérations plus lointaines. Mais la logique avec soi-même n'est pas l'une des vertus de ces doctrinaires. Afin d'aller au bout de la discussion, négligeons cette contradiction dans leurs positions, et examinons-les sans l'évoquer davantage.

L'épargne, la formation de capital et l'investissement détournent les ressources considérées de la consommation courante, et les consacrent à l'amélioration des situations futures. L'épargnant renonce à augmenter dans le présent son degré de satisfaction, afin d'augmenter dans un avenir plus lointain son propre bien-être et celui de sa famille. Ses intentions sont assurément égoïstes au sens populaire du mot. Mais les effets de sa conduite égoïste sont favorables aux intérêts matériels durables de l'ensemble de la société comme de chacun de ses membres. Son comportement engendre tous ces phénomènes que même les plus fanatiques propagandistes de l'État-Providence qualifient d'amélioration économique et de progrès.

Les mesures préconisées par l'école du Welfare suppriment ce qui incite les particuliers à épargner. D'une part, les mesures tendant à amputer les gros revenus et les fortunes réduisent sérieusement ou détruisent complètement la possibilité pour les riches d'épargner. D'autre part, les sommes que les gens à revenu modeste consacraient antérieurement à l'accumulation de capital sont manipulées de telle sorte qu'elles prennent la direction de la consommation. Auparavant un individu épargnait en confiant de l'argent à une banque de dépôts ou en souscrivant une police d'assurance, et la banque ou la compagnie d'assurances investissaient l'équivalent. Même si l'épargnant, plus tard, consommait ce qu'il avait d'abord économisé, il n'en résultait pas de désinvestissement ni de consommation de capital. Les investissements totaux des caisses d'épargne, banques et compagnies d'assurances augmentaient régulièrement en dépit des retraits.

Aujourd'hui prévaut une tendance à pousser les banques et compagnies d'assurances à augmenter leur portefeuille de titres et bons d'État. Les fonds des institutions de Sécurité sociale consistent entièrement en titres de la Dette publique. Dans toute la mesure où l'endettement public a été contracté pour des dépenses courantes, l'épargne de l'individu n'a pas pour résultat une formation de capital. Alors que dans un marché non entravé, l'épargne, la formation de capital et l'investissement coïncident, dans une économie interventionniste l'épargne individuelle des citoyens peut être dissipée par le gouvernement. Le citoyen individuel restreint sa consommation courante afin de pourvoir à son propre avenir ; ce faisant, il apporte sa contribution aux progrès ultérieurs de l'économie générale, et au relèvement du niveau de vie de ses congénères. Mais le gouvernement s'interpose, et annule les effets socialement bienfaisants de la conduite de l'individu. Rien mieux que cet exemple ne réfute le cliché du paternalisme d'État, qui oppose d'un côté l'individu égoïste et borné, uniquement tendu vers la jouissance du moment, sans égard pour le bien-être de son semblable et pour les intérêts permanents de la société, et de l'autre côté le bienveillant gouvernement, dont les vues à longue portée sont inébranlablement consacrées à promouvoir le durable bien-être de la société entière.

Le propagandiste de l'État-Providence soulève, il est vrai, deux objections. D'abord, que le mobile de l'individu est l'égoïsme, alors que le pouvoir est imbu de bonnes intentions. Pour la clarté de la discussion, admettons que les individus sont diaboliques et les dirigeants angéliques. Mais ce qui compte dans la vie et le monde réel ce ne sont pas — quoi qu'en ait dit en sens opposé Emmanuel Kant — les bonnes intentions mais les actes effectifs. Ce qui rend l'existence et l'évolution de la société possibles c'est le fait précis que la coopération pacifique dans la division sociale du travail est, dans le long terme, ce qui sert le mieux les intérêts égoïstes de tous les individus. L'excellence de la société de marché réside en ce que tout son fonctionnement, tout son déroulement consistent à faire passer ce principe dans la réalité.

La seconde objection affirme que dans le système de l'État tutélaire, la constitution du capital par le gouvernement et l'investissement public doivent remplacer ceux opérés par les particuliers. L'on se réfère au fait que les fonds jadis empruntés par les gouvernements ne furent pas en totalité dépensés pour les dépenses courantes. Une part considérable fut investie dans la construction de routes, chemins de fer, ports, aéroports, centrales et autres travaux publics. Une autre part non moins considérable fut dépensée pour soutenir des guerres défensives qui manifestement ne pouvaient être financées autrement. L'objection, toutefois, manque son but. Ce qui compte, c'est qu'une partie de l'épargne individuelle est employée par le pouvoir en vue de la consommation courante, et que rien n'empêche le gouvernement d'augmenter cette part jusqu'à absorber en fait la totalité.

Il est clair que si les gouvernements agissent de telle sorte que leurs citoyens ne puissent plus accumuler et investir du capital neuf, la responsabilité de former des capitaux — si tant est qu'il s'en forme — incombe au gouvernement. Le propagandiste de l'État tutélaire qui pense que le contrôle gouvernemental est synonyme d'une divine providence, attentive à conduire sagement et imperceptiblement l'humanité vers des états supérieurs et plus parfaits au long d'un inéluctable processus évolutif, ce propagandiste est incapable de voir la complexité du problème et ses ramifications.

Ce n'est pas seulement l'épargne nouvelle, l'accumulation de capital supplémentaire, mais tout autant le maintien du capital productif à son présent niveau, qui exigent que la consommation présente soit réduite en vue d'être mieux pourvus ensuite. Il faut une abstinence, une renonciation à des satisfactions qui pourraient être prises tout de suite 5. L'économie de marché engendre une ambiance dans laquelle cette abstinence est pratiquée dans une certaine mesure, et dans laquelle son fruit, le capital accumulé, est investi dans les filières où il sert le mieux à répondre aux besoins considérés par les consommateurs comme les plus urgents. Les problèmes qui se posent sont de savoir si l'accumulation de capital par le gouvernement peut se substituer à l'accumulation privée, et de quelle manière un gouvernement pourrait investir le capital supplémentaire accumulé. Ces problèmes ne concernent pas seulement une collectivité socialiste. Ils ne sont pas moins pressants dans un cadre interventionniste qui a écarté totalement ou presque totalement les conditions où se forme du capital privé nouveau. Même aux États-Unis l'on approche de plus en plus d'une telle situation.

Considérons le cas d'un gouvernement qui a obtenu la haute main sur l'emploi d'une partie considérable de l'épargne des citoyens. Les investissements des organismes de Sécurité sociale, des compagnies d'assurances privées, des instituts d'épargne et des banques commerciales sont en grande partie déterminés par le pouvoir, et drainés vers la Dette publique. Les citoyens individuels restent des épargnants. Mais leurs économies produiront-elles ou non une accumulation de capital et augmenteront-elles ainsi le parc de capitaux matériels disponibles pour améliorer l'appareil de production ? Cela dépend de l'emploi des fonds que le gouvernement a empruntés. Si ce dernier gaspille ces sommes, soit en les dépensant pour ses frais courants, soit en les investissant mal à propos, il y a rupture du processus d'accumulation du capital, inauguré par l'épargne individuelle et continué par les opérations d'investissement des banques et sociétés d'assurances. Un contraste entre les deux voies peut éclairer la question.

Dans le processus d'une économie de marché non entravé, Bill économise 100 $ et les dépose dans un institut d'épargne. Comme il est bien avisé, il choisit une banque qui effectue avec discernement ses activités de prêts et d'investissement ; il se produit une augmentation de la masse de capital investi, entraînant une hausse de la productivité marginale du travail. Sur le surplus ainsi produit, une part revient à Bill sous forme d'intérêt. Si Bill se trompe dans le choix de son banquier, et confie ses 100 $ à une institution qui fait banqueroute, Bill s'en va les mains vides.

Dans le processus d'une immixtion de l'État dans les activités d'épargne et d'investissement, Paul, en l'année 1940, met de l'argent de côté en versant 100 $ à l'institution nationale de Sécurité sociale 6. Il reçoit en échange une créance qui est en principe une reconnaissance de dette inconditionnelle du gouvernement. Si le gouvernement dépense les 100 $ pour les dépenses courantes, il ne se crée pas de capital nouveau, et donc aucun accroissement de la productivité du travail. Le reçu gouvernemental que détient Paul est un chèque tiré sur les contribuables futurs. En 1970, un certain Pierre peut se trouver contraint de tenir la promesse du gouvernement, bien que lui-même ne tire aucun avantage du fait que Paul en 1940 avait économisé 100 $.

Par là, il devient clair qu'il n'est nul besoin de regarder du côté de la Russie soviétique afin de comprendre le rôle que les finances publiques jouent à notre époque. L'argument de pacotille qui prétend que la Dette publique n'est pas un fardeau puisque « nous la devons à nous-mêmes » est trompeur. Les Paul de 1940 ne la doivent pas à eux-mêmes. Ce sont les Pierre de 1970 qui la doivent aux Paul de 1940. Le système entier est le point culminant du principe du court terme. Les gouvernants de 1940 se débarrassent de leurs problèmes en les renvoyant aux gouvernants de 1970. A ce moment ; ceux de 1940 seront morts, ou de vénérables hommes d'État tirant gloire de leur splendide réalisation, la Sécurité sociale.

Les fables de Père Noël de l'école du Welfare sont caractérisées par leur incompréhension totale des problèmes du capital. C'est précisément ce fait qui rend indispensable de refuser l'appellation de welfare economics, d'économie de sécurité, dont ses partisans prétendent décorer leurs théories. Quelqu'un qui ne prend pas en considération le fait que les capitaux matériels disponibles existent en quantité limitée n'est pas un économiste, mais un fabuliste. Il ne travaille pas dans le réel, mais dans un monde mythique de surabondance. Toutes les générosités verbales de cette école contemporaine de la Sécurité sociale reposent, comme celles des écrivains socialistes, sur l'hypothèse implicite d'une abondance de capitaux matériels. Cela supposé, il est évidemment facile de trouver un remède à tous les maux, de donner à chacun « selon ses besoins » et de rendre tout le monde parfaitement heureux.

Il est vrai que certains des chefs de file de l'école du Wefare se sentent mal à l'aise en pensant vaguement aux problèmes qui se posent. Ils se rendent compte qu'il faut que le capital soit maintenu intact si l'on ne veut pas qu'à l'avenir la productivité du travail soit amoindrie 7. Cependant, même ces auteurs ne comprennent pas que le simple maintien du capital dépend du traitement compétent des problèmes d'investissement, qu'il est toujours le fruit de pronostics avisés, et que les efforts pour maintenir le capital intact supposent la possibilité du calcul économique, et donc le fonctionnement de l'économie de marché. Les autres propagandistes de l'État-Providence ignorent le problème purement et simplement. Peu importe qu'ils adoptent ou non à ce sujet le schéma marxiste, ou qu'ils recourent à l'invention de nouvelles notions chimériques telles que le « caractère auto-perpétuant » des choses utiles 8. De toute façon, leurs thèses ont pour but de fournir une justification à la théorie qui impute à la surépargne et à la sous-consommation tout ce qui est insatisfaisant, et qui propose comme panacée de dépenser davantage.

Lorsqu'ils sont poussés dans leurs retranchements par les économistes, certains des propagandistes du Wefare et des socialistes admettent que la détérioration du niveau de vie ne peut être évitée que par le maintien du capital déjà accumulé, et que l'amélioration économique dépend de la formation de capital additionnel. L'entretien du capital existant et l'accumulation de capital neuf devront désormais, disent-ils, être une tâche du gouvernement. On ne les laissera plus à l'égoïsme des individus, uniquement préoccupés de s'enrichir eux, et leur famille ; les autorités s'en occuperont en se plaçant au point de vue du bien commun.

Le nœud de la question réside précisément dans la façon dont l'égoïsme produit ses effets. Dans un système d'inégalité, l'égoïsme pousse l'individu à épargner et à investir toujours ses économies de façon à répondre aux plus urgents des besoins ressentis par les consommateurs. Dans un système égalitaire, ce mobile s'efface. La réduction de consommation dans le futur immédiat constitue une privation perceptible, une atteinte aux aspirations égoïstes de l'individu. L'augmentation dans un avenir plus ou moins éloigné des quantités disponibles, que l'on attend de la privation immédiate, est moins nettement perceptible que cette dernière pour l'intellect moyen. De plus, ses effets bienfaisants sont, dans un système de drainage public, si largement dilués qu'ils ne peuvent guère apparaître à l'individu comme une compensation appropriée pour ce à quoi il renonce aujourd'hui. L'école de la Sécurité suppose naïvement que la perspective de voir les fruits de l'épargne actuelle moissonnés égalitairement par la génération suivante poussera l'égoïsme de chacun à épargner davantage aujourd'hui. Ces théoriciens tombent ainsi dans une illusion qui est le corollaire de celle de Platon : celui-ci pensait que si l'on empêchait les gens de savoir de quels enfants ils étaient les parents, on les amènerait à éprouver une affection de parents envers tous les êtres plus jeunes qu'eux. Les partisans de l'État tutélaire auraient bien dû prêter attention à la remarque d'Aristote, observant que le résultat serait plutôt de rendre tous les parents également indifférents à tous les enfants 8.

Le problème de maintenir le niveau du capital existant et de l'augmenter est insoluble dans un système socialiste qui ne peut pratiquer le calcul économique. Une collectivité socialiste ne dispose d'aucune méthode pour constater si l'équipement en capitaux matériels augmente ou diminue. Toutefois, un système interventionniste ou un système socialiste qui peut encore calculer sur la base des prix établis à l'extérieur, sont dans une position moins grave : il leur est encore possible de comprendre ce qui se passe.

Si un tel pays est gouverné démocratiquement, les problèmes du maintien du capital et de la formation de capital neuf deviennent le sujet principal des antagonismes politiques. Il y aura des démagogues pour affermer que davantage pourrait être consacré à la consommation courante, que ne sont disposés à en consentir ceux qui sont au pouvoir, ou qui appartiennent à des partis adverses. Ils seront toujours prêts à proclamer que « dans l'état d'urgence actuel » il ne peut être question d'entasser du capital pour plus tard et qu'au contraire il est entièrement justifiable de consommer une partie du capital existant. Les divers partis enchériront les uns sur les autres pour promettre aux électeurs de plus larges dépenses gouvernementales, et simultanément une réduction de tous les impôts qui ne frappent pas exclusivement les riches. Au temps du laissez-faire, les gens considéraient le gouvernement comme une institution dont le fonctionnement impliquait une dépense de monnaie qui devait être défrayée par des impôts payés par les citoyens. Dans les budgets personnels des citoyens, l'État était un poste de dépense. Aujourd'hui, la majorité des citoyens considèrent le gouvernement comme un organisme distribuant des subventions. Les salariés et les paysans s'attendent à recevoir du Trésor plus qu'ils ne contribuent à ses recettes. L'État à leurs yeux est un distributeur, non un preneur. Ces idées populaires furent rationalisées et élevées au rang de quasi-doctrine économique par Lord Keynes et ses disciples. Dépenses publiques et déficit budgétairs ne sont que des synonymes de consommation du capital. Si les dépenses courantes, aussi justifiées qu'on puisse les considérer, sont financées en confisquant au moyen d'impôts sur les successions la partie des revenus les plus élevés qui aurait été consacrée aux investissements, ou si elles le sont par des emprunts gouvernementaux, l'État devient un facteur de consommation du capital. Le fait que dans l'Amérique d'aujourd'hui il y ait probablement encore 10 un surplus annuel d'accumulation de capital par rapport à la consommation annuelle de capital, n'invalide pas l'affirmation que le système global des politiques de financement du gouvernement fédéral, de celui des États de l'Union, et des municipalités, tende à produire une consommation de capital.

Beaucoup de ceux qui sont conscients des répercussions indésirables de la consommation du capital, inclinent à croire que le gouvernement populaire est incompatible avec une politique financière saine. C'est qu'ils ne voient pas que la démocratie en tant que telle n'est pas en cause, mais les théories qui visent à présenter l'institution gouvernementale comme un Père Noël, au lieu du « veilleur de nuit » dont se moquait Lassalle. Ce qui détermine le cours de la politique économique d'un pays, ce sont toujours les idées économiques adoptées par l'opinion générale. Nul gouvernement, qu'il soit démocratique ou dictatorial, ne peut s'affranchir de l'effet d'entraînement de l'idéologie prédominante.

Ceux qui recommandent une limitation des prérogatives du Parlement en matière de budget et de loi des finances, ou même une substitution totale du gouvernement autoritaire au gouvernement représentatif, sont obnubilés par l'idéal chimérique du parfait chef d'État. Cet homme, non moins bienveillant que sage, serait sincèrement voué à promouvoir le bien-être durable de ses sujets. Le Guide véritable, en fait, se révèle toujours un simple mortel dont le premier objectif est la perpétuation de sa propre suprématie, et de celle de ses proches, de ses amis et de son parti. Dans la mesure où il peut recourir à des mesures déplaisantes pour la population, il le fait au service de ces intentions-là. Il n'investit ni n'accumule du capital. Il construit des forteresses et équipe des armées.

Les si fameux plans des dictatures soviétique et national-socialiste comportaient la restriction des dépenses de consommation en faveur des « investissements ». Les nazis n'essayèrent jamais de masquer qu'en réalité ces investissements étaient destinés à préparer les guerres de conquête qu'ils projetaient. Les soviets furent moins francs au début. Mais plus tard ils proclamèrent fièrement que toute leur planification était dominée par des considérations de potentiel militaire. L'Histoire ne fournit aucun exemple d'accumulation de capital économiquement productif, réalisée par un gouvernement. Dans la mesure où les gouvernements investirent dans la construction de routes, de chemins de fer et d'autres travaux publics utiles, le capital nécessaire fut procuré par l'épargne individuelle des citoyens et emprunté par les gouvernements. Mais la majeure partie des fonds collectés par la Dette publique alla financer les dépenses courantes de l'État. Ce que les individus avaient épargné fut dissipé par le pouvoir.

Même les gens qui considèrent comme déplorable l'inégalité des fortunes et des revenus ne peuvent nier qu'elle a pour effet d'alimenter l'accumulation de capital neuf. Et c'est la formation d'un surcroît de capital qui seule détermine le progrès technologique, la hausse des salaires et l'élévation progressive du niveau de vie.

4 / Insécurité

La vague notion de sécurité qu'ont à l'esprit les doctrinaires de l'État-Providence, lorsqu'ils dénoncent l'insécurité, se rapporte à quelque chose comme une assurance que la société garantira à tout un chacun, quelles que soient ses réalisations, un niveau de vie qu'il considère comme satisfaisant.

La sécurité ainsi conçue, affirment les laudateurs des temps anciens, était fournie par le régime social du Moyen Age. Il est toutefois inutile d'examiner plus avant ces prétentions. La situation réelle, même dans le XIIIe siècle si vanté, était différente du tableau idéal dressé par la philosophie scolastique ; les schémas de ce genre visaient à décrire ce qui devrait être et non pas ce qui était. D'ailleurs même ces utopies des philosophes et des théologiens impliquaient l'existence d'une classe nombreuse de mendiants sans ressources, entièrement dépendants des aumônes données par les gens aisés. Ce n'est pas précisément l'idée de la sécurité, telle que la suggère l'usage moderne du mot.

Le concept de sécurité est, chez les salariés et les paysans, le pendant du concept de stabilité chez les capitalistes 11. De même que les capitalistes souhaitent jouir en permanence d'un revenu qui ne soit pas soumis aux vicissitudes des mouvantes situations humaines, les salariés et les paysans entendent que leurs revenus ne soient pas sous la dépendance du marché. L'un comme l'autre groupe cherche à se soustraire au flux des événements. Nulle péripétie nouvelle ne devrait amoindrir leur propre situation ; d'autre part, évidemment, ils n'ont rien à objecter à ce qui peut améliorer leur bien-être matériel. La structure du marché à laquelle ils ont précédemment ajusté leur activité ne devrait jamais être modifiée au point de les contraindre à une nouvelle adaptation. Le fermier montagnard d'une vallée européenne s'indigne de rencontrer la concurrence de fermiers du Canada produisant à meilleur compte. Le peintre en bâtiment est mis en fureur par l'introduction d'un nouveau procédé qui change les conditions du marché du travail dans sa branche. Il est évident que les souhaits de ces gens ne pourraient être satisfaits que dans un monde parfaitement stagnant.

Un caractère essentiel de la société de marché non entravé est qu'elle n'a aucun respect pour les situations acquises. Les réussites passées ne comptent pas si elles font obstacle à de nouvelles améliorations. Les avocats de la sécurité sont donc dans le vrai en reprochant au capitalisme son insécurité. Mais ils déforment les faits en donnant à entendre que ce sont les intérêts égoïstes des capitalistes et des entrepreneurs qui en sont responsables. Ce qui lèse les situations acquises c'est l'insistance des consommateurs à chercher la meilleure satisfaction de leurs besoins. Ce n'est pas l'avidité d'un petit nombre de riches qui engendre l'insécurité du producteur ; c'est la propension de chacun à profiter de toute occasion offerte, d'améliorer son degré de bien-être. Ce qui provoque l'indignation du peintre en bâtiment, c'est le fait que ses concitoyens préfèrent des logements moins coûteux à ces mêmes logements plus coûteux. Et le peintre en bâtiment lui-même, lorsqu'il donne sa préférence à l'article qui lui coûte le moins, contribue pour sa part à introduire de l'insécurité dans d'autres secteurs du marché des services.

Il est certainement vrai que la nécessité de s'adapter continuellement à des changements répétés est difficile à supporter. Mais le changement est l'essence de la vie. Dans une économie de marché non entravé, l'absence de sécurité — c'est-à-dire l'absence de protection des situations acquises — est le principe d'où découle le progrès régulier du bien-être matériel. Il n'est pas utile de discuter sur les rêves bucoliques de Virgile ou des poètes et peintres du XVIIIe siècle. Nul besoin d'examiner de quelle sécurité bénéficiaient les bergers en chair et en os. Personne ne désire vraiment échanger sa place avec la leur.

L'aspiration à la sécurité devint particulièrement intense pendant la grande dépression qui débuta en 1929. Elle suscita une réponse enthousiaste des millions de gens sans emploi. Voilà ce qu'est pour vous le capitalisme, clamaient les porte-parole des groupes de pression des paysans et des salariés. Et pourtant, leurs maux n'avaient pas été créés par le capitalisme, mais bien au contraire, par les tentatives faites pour « réformer » et « améliorer » le fonctionnement de l'économie de marché, c'est-à-dire par l'interventionnisme. L'effondrement fut l'aboutissement fatal des pressions exercées pour abaisser le taux d'intérêt au moyen de l'expansion du crédit. Le chômage institutionnel fut le résultat inéluctable de la politique fixant des taux de salaires plus haut que le niveau potentiel du marché.

5 / Justice sociale

Sous un certain angle du moins, les actuels propagandistes de l'ÉtatProvidence marquent un progrès par rapport aux courants plus anciens de socialistes et de réformistes. Ils ne mettent plus l'accent sur un concept de justice sociale, avec les exigences duquel les hommes devraient s'accommoder, si désastreuses qu'en puissent être les conséquences. Ils se rallient au point de vue utilitarien. Ils ne s'opposent pas au principe selon lequel le seul critère pour apprécier les systèmes sociaux est leur aptitude à atteindre les objectifs que se proposent les hommes lorsqu'ils agissent.

Néanmoins, dès qu'ils s'engagent dans un examen du fonctionnement de l'économie de marché, ils oublient leurs bonnes intentions. Ils invoquent un faisceau de principes métaphysiques et condamnent a priori l'économie de marché parce qu'elle ne s'y conforme pas. Ils réintroduisent en contrebande l'idée d'un étalon de moralité absolu, après lui avoir interdit l'entrée officielle. Recherchant des remèdes à la pauvreté, à l'inégalité et à l'insécurité, ils en viennent de proche en proche à reprendre toutes les fausses pistes des variétés anciennes du socialisme et de l'interventionnisme. Ils s'emmêlent de plus en plus dans les contradictions et les absurdités. Pour finir, ils ne peuvent s'empêcher de s'accrocher à la branche pourrie qu'ont vainement voulu saisir les réformateurs « non conformistes » qui les ont précédés : la sagesse supérieure de gouvernants parfaits. Leur dernier mot est toujours l'État, le pouvoir, la société, ou d'autres synonymes désignant de façon élégante le dictateur surhomme.

Au premier rang de l'école du Welfare, les socialistes de la chaire allemands et leurs adeptes, les institutionalistes américains, ont publié des milliers de volumes bourrés d'informations méticuleusement documentées sur les situations insatisfaisantes. Dans leur opinion, les éléments ainsi collectés illustrent clairement les déficiences du capitalisme. En réalité, ils illustrent simplement le fait que les desiderata humains sont illimités et qu'il y a un champ immense ouvert aux progrès à faire. Ils ne prouvent certainement aucune des thèses de la théorie du Welfare.

Ce n'est pas à nous qu'il faut dire qu'une plus ample fourniture des divers biens serait bienvenue de tous. La question est de savoir s'il y a un moyen quelconque de réaliser ce surcroît autrement qu'en accroissant la productivité de l'effort humain par l'investissement d'un supplément de capital. Tout le bavardage des propagandistes de la Sécurité sociale ne tend qu'à une chose : faire perdre de vue ce point, le seul point qui compte. Alors que rassembler du capital neuf est le moyen indispensable pour obtenir quelque progrès économique que ce soit, ces gens parlent de « sur-épargne », de « sur-investissement » , de la nécessité de dépenser plus et de produire moins. Ils se font ainsi les fourriers de la rétrogression économique, prêchant une philosophie de ruine et de désintégration sociale. Une société disposée selon leurs préceptes peut sembler à certains équitable en fonction de leur idéal arbitraire de la justice sociale. Mais ce sera assurément une société de constant appauvrissement pour tous ses membres.

Depuis plus d'un siècle, l'opinion publique des pays occidentaux a été égarée par l'idée qu'il existe une « question sociale », un « problème du travail ». Le sens implicite de ces expressions est que l'existence même du capitalisme lèse les intérêts vitaux des multitudes, en particulier ceux des salariés et des paysans. Le maintien d'un système aussi manifestement injuste ne peut être toléré ; des réformes radicales sont indispensables.

La vérité est que le capitalisme n'a pas seulement multiplié la population, mais en même temps amélioré le niveau de vie des gens d'une façon inouïe jusqu'alors. Ni la réflexion économique, ni l'expérience historique ne suggèrent qu'aucun autre système social puisse être aussi avantageux pour les masses que l'est le capitalisme. Les résultats parlent d'eux-mêmes. L'économie de marché n'a pas besoin d'apologistes ni de propagandistes. Elle peut s'appliquer à elle-même les mots de l'épitaphe de Sir Christopher Wren, l'architecte de la cathédrale Saint-Paul : Si monumentum requiris, circumspice 12.

Notes

1 Voir Sulzbach, German Experience with Social Insurance, New York, 1947, pp. 22 à 32.

2 Voir ci-dessus, pp. 304 à 305 et pp. 848 à 850.

3 Voir ci-dessus, p. 329.

4 Voir ci-dessus, pp. 846 à 851.

5 Établir ce fait n'est évidemment pas équivalent à une ratification des théories qui ont tenté de décrire l'intérêt comme la u récompense » de l'abstinence. Dans le monde des réalités, il n'y a point de mythique tribunal qui récompense ou punisse. Ce qu'est réellement l'intérêt originaire a été exposé ci-dessus au chapitre XIX. Quant aux soi-disant ironies de Lassalle (« Herr Bastiat-Schulze von Delitsch » dans les Gesammelte Reden asnd Schriften, v, 167), réitérées dans d'innombrables manuels, il est bon de souligner que l'épargne constitue une privation (Entbehrung) dans la mesure où elle prive l'épargnant d'une jouissance actuelle.

6 Il est indifférent que ce soit Paul lui-même qui verse les 100 $, ou que la loi oblige son employeur à les verser. Voir ci-dessus, p. 633.

7 Ceci se réfère spécialement aux écrits du Pr A. C. Pigou, aux diverses éditions de son livre The Economics of Welfare et à divers articles. Pour une critique des vues du Pr A. C. Pigou, voir F. A. Hayek, Profits, Interest and Investment, Londres, 1939, pp. 83 à 134.

8 Voir F. H. Knight, « Professor Mises and the Theory of Capital », Economica, VIII, 1941, pp. 409 à 427.

9 Voir Aristote, Politics, liv. II, chap. III dans The Basic Works of Aristotle, éd. de R. McKeon, New York, 1945, pp, 1148 et suiv.

10 Les tentatives pour répondre à cette question-là sont vaines, en cette ère d'inflation et de gonflement du crédit.

11 Voir ci-dessus, pp. 238 à 241.

12 Si vous cherchez son monument, regardez autour de vous.