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Ludwig von Mises:L'Action humaine - chapitre 31


Anonyme


Chapitre XXXI — Manipulation de la monnaie et du crédit

Sixième partie — L'Économie de marché entravée

Chapitre XXXI — Manipulation de la monnaie et du crédit

1 / Le gouvernement et les moyens de paiement

Les moyens d'échange et la monnaie sont des phénomènes de marché. Ce qui fait qu'une chose devient un instrument d'échange ou monnaie est le comportement des participants aux transactions de marché. L'occasion de s'occuper de problèmes monétaires se présente aux autorités de la même façon qu'elles s'occupent de tous les autres objets d'échange ; c'est-à-dire lorsqu'on fait appel à elles pour décider si oui ou non le défaut d'une partie à un acte d'échange, de se conformer aux obligations contractuelles qui lui incombent, justifie l'intervention contraignante de l'appareil gouvernemental dépositaire du droit d'user de violence. Si les deux parties s'acquittent de leurs obligations mutuelles à un même instant précis, en général il ne s'élève aucun conflit qui induise l'une des parties à faire appel au pouvoir judiciaire. Mais si les obligations de l'une des parties, ou de l'une et l'autre, sont affectées d'un terme différé, il peut arriver que les tribunaux soient appelés à décider comment les termes du contrat doivent être observés. Si le paiement d'une somme de monnaie en fait partie, cela comporte la tâche de déterminer quelle signification doit être attachée aux expressions monétaires employées dans le contrat.

Ainsi il incombe aux lois du pays et aux tribunaux de définir ce que les parties au contrat avaient dans l'esprit lorsqu'elles parlaient d'une somme de monnaie et d'établir comment l'obligation de la payer doit être dénouée en fonction des termes convenus. Lois et tribunaux ont à définir ce qui est et ce qui n'est pas un moyen de paiement libératoire. En vaquant à cette tâche, lois et tribunaux ne créent pas la monnaie. Une chose devient monnaie uniquement en vertu du fait que ceux qui échangent des biens et services l'emploient communément comme instrument intermédiaire d'échange. Dans une économie de marché non entravé, les lois et tribunaux, en attachant pouvoir libératoire à une certaine chose, établissent simplement ce qui, en fonction des usages du commerce, était visé par les parties lorsqu’elles se référaient dans leur accord à une sorte définie de monnaie. Ils interprètent les usages du commerce de la même manière que lorsqu’on les invoque pour préciser le sens de n’importe quelle autre expression employée dans les contrats.

L’émission de monnaie métallique a longtemps été la prérogative des dirigeants du pays. Toutefois, l’activité gouvernementale n’avait originairement pas d’autre objet en la matière, que de marquer à son empreinte les poids et mesures pour les certifier. Le poinçon officiel appliqué à un morceau de métal était censé certifier son poids et son aloi. Lorsque plus tard des princes se mirent à substituer des métaux moins nobles et moins coûteux à une partie des métaux précieux, tout en conservant la valeur faciale et le nom habituel des pièces, ils le faisaient subrepticement et en pleine conscience du fait qu’ils faisaient quelque chose de frauduleux afin de tromper le public. Dès que les gens s’aperçurent de l’artifice, les pièces falsifiées furent affectées d’un rabais par rapport aux anciennes et meilleures. Les gouvernements réagirent en usant de contrainte et de répression. Ils déclarèrent illégal de discriminer, dans les transactions de main en main et dans le règlement des engagements à terme, entre la « bonne » et la « mauvaise » monnaie ; ils décrétèrent des prix maximum en termes de "mauvaise" monnaie. Mais le résultat obtenu n’était pas celui que les gouvernants attendaient. Leurs ordonnances étaient impuissantes à arrêter le processus qui ajustait les prix des marchandises (en termes de mauvaise monnaie) à l’état effectif de la relation monétaire. En outre, apparaissaient les effets que décrit la loi de Gresham.

L’histoire des interventions du pouvoir dans les questions de monnaie n’est cependant pas uniquement un répertoire de faux-monnayage et de tentatives avortées pour en éviter les inéluctables conséquences catallactiques. Il y eut des gouvernements qui ne considéraient pas leur prérogative d’émission de la monnaie comme un moyen de tromper cette partie du public qui avait confiance dans la probité de leurs dirigeants ou qui, par ignorance, acceptaient les pièces fausses à leur valeur faciale. Ces gouvernants considéraient la frappe de la monnaie non comme une source dissimulée de gains fiscaux abusifs, mais comme un service public destiné à sauvegarder le fonctionnement régulier du marché. Mais même ces gouvernants — par ignorance ou légèreté — eurent souvent recours à des mesures qui équivalaient à des immixtions dans la structure des prix, bien que telle ne fût pas leur intention. Comme deux métaux précieux étaient utilisés côte à côte comme monnaie, les autorités crurent naïvement qu’il leur incombait d’unifier le système monétaire en décrétant un taux d’échange rigide entre l’or et l’argent. Le système bimétallique s’avéra une impasse. Il en résulta non pas un bimétallisme mais un étalon alternatif. Celui des deux métaux qui, relativement à la phase momentanée des relations entre leurs valeurs de marché, se trouvait surévalué par le rapport fixe légal prédominait dans la circulation intérieure, tandis que l’autre métal disparaissait. Finalement, les gouvernements abandonnèrent leurs efforts et adoptèrent le monométallisme. La politique d’achat de l’argent que les États-Unis pratiquèrent pendant de nombreuses années n’était virtuellement plus une politique monétaire. C’était simplement un moyen d’élever le prix de l’argent-métal au bénéfice des propriétaires de mines d’argent, de leurs employés et des États dans les frontières desquels se trouvaient les mines. C’était une subvention mal déguisée. Sa signification monétaire consista simplement dans le fait qu’elle était financée par l’émission de billets en dollars supplémentaires, dont la qualité libératoire légale ne diffère pas essentiellement de celle des billets de la Federal Reserve, bien qu’ils portent la mention pratiquement sans signification « Certificat d’argent ».

Cependant l’histoire économique fournit des exemples de politiques monétaires bien conçues et réussies, de la part de gouvernements dont la seule intention était de fournir à leur pays un système de monnaie légale fonctionnant sans heurts. Le laissez-faire libéral n’abolit pas la prérogative gouvernementale traditionnelle de la frappe de la monnaie. Mais aux mains de gouvernements libéraux, le caractère de ce monopole étatique fut complètement modifié. Les idées qui le considéraient comme un instrument de politiques interventionnistes furent écartées. L’on ne s’en servit plus pour des fins fiscales ou pour avantager tel ou tel groupe de gens aux dépens des autres. Les activités monétaires du gouvernement visaient à un seul objectif : faciliter et simplifier l’emploi de l’instrument d’échanges que le comportement des gens avait transformé en monnaie. Un système de monnaie nationale devait être sain, l’on en convenait. Le principe d’une monnaie saine impliquait que les pièces normales — c’est-à-dire celles auxquelles était conféré en droit un pouvoir libératoire illimité — devaient être des lingots convenablement titrés et frappés de telle sorte que la détection du rognage, du limage et de la contrefaçon fût aisée. A la frappe officielle aucune autre fonction n’était attribuée, que de certifier le poids et l’aloi du métal contenu. Les pièces usées par l’emploi ou de poids réduit pour quelque autre raison, au-delà d’une marge très étroite de tolérance, perdaient leur qualité libératoire, et les autorités elles-mêmes les retiraient de la circulation pour les refondre et les remplacer. Pour celui qui recevait une pièce dont l’effigie était nette, il n’était nul besoin de la passer au trébuchet et à l’acide pour en connaître le poids et le titre. D’autre part, les particuliers avaient le droit d’apporter du métal en lingot à la Monnaie nationale, et de le faire transformer en pièces légales, soit gratuitement soit contre versement d’un droit de frappe qui généralement ne dépassait pas le coût réel de l'opération. Ainsi les diverses monnaies nationales devinrent d'authentiques monnaies d'or. La stabilité dans le taux de change entre les moyens de paiement libératoires légaux dans le pays et ceux des pays étrangers qui avaient adopté le même principe fut ainsi réalisée. L'étalon-or international vint à l'existence sans l'intervention de traités intergouvernementaux ni institutions ad hoc.

Dans beaucoup de pays, l'instauration de l'étalon-or fut effectuée par le jeu de la loi de Gresham. Le rôle que les décisions gouvernementales jouèrent, en Grande-Bretagne, dans ce processus consista simplement à ratifier les résultats provoqués par la loi de Gresham ; elles transformèrent un état de fait en situation légale. Dans d'autres pays, les gouvernements abandonnèrent délibérément le bimétallisme, juste au moment où l'évolution du rapport de prix entre l'or et l'argent aurait fait remplacer l'or par l'argent comme monnaie effectivement circulante. Dans tous ces pays, l'adoption formelle de l'étalon-or ne nécessita aucune autre contribution de la part de l'administration et de la législature, que la promulgation des lois correspondantes.

Il n'en fut pas de même dans les pays qui désiraient substituer l'étalon-or à une monnaie circulante, de fait ou en droit, d'argent ou de papier. Lorsque l'Empire allemand, dans les années soixante-dix du XIXe siècle, voulut adopter l'étalon-or, la monnaie du pays était d'argent. Il ne pouvait pas réaliser ce projet en imitant simplement la procédure des pays où la légalisation de l'étalon-or ne faisait que ratifier l'état effectif des choses. II devait remplacer les pièces légales en argent aux mains du public par des pièces d'or. Ce fut là une opération financière longue et compliquée comportant de vastes achats d'or et ventes d'argent par le gouvernement. La situation était analogue dans les pays qui voulaient remplacer par l'or de la monnaie-crédit ou de la monnaie factice.

II est important de comprendre ces faits parce qu'ils illustrent la différence entre les conditions existantes à l'époque libérale, et celles qui règnent aujourd'hui à l'ère de l'interventionnisme.

2 / L'aspect interventionniste de la législation sur le pouvoir libératoire

La plus simple et la plus ancienne variante de l'interventionnisme monétaire était la falsification des pièces ou la diminution de leur volume ou de leur poids en vue d'alléger les dettes. L'autorité assigne aux unités monétaires moins coûteuses à fabriquer le plein pouvoir libératoire précédemment conféré aux bonnes pièces. Tous les paiements à terme peuvent être légalement effectués en versant ce qui est dû en pièces nouvelles comptées à leur valeur faciale. Les débiteurs sont favorisés au détriment des créanciers. Mais en même temps, les transactions de crédit à venir deviennent plus onéreuses pour les emprunteurs. Une tendance à la hausse du taux brut d'intérêt sur le marché apparaît, du fait que les contractants prennent en compte les risques de répétition de telles mesures de réduction des dettes. D'un côté la réduction favorise ceux qui se sont endettés auparavant, de l'autre elle défavorise ceux qui désirent s'endetter ou y sont forcés.

L'inverse de la réduction de dettes — leur aggravation par des mesures monétaires — a aussi été pratiqué, quoique rarement. Toutefois, ce ne fut jamais dans l'intention délibérée de favoriser les créanciers aux dépens des débiteurs. Chaque fois que cela arriva, ce fut l'effet non intentionnel de changements monétaires considérés comme absolument nécessaires à d'autres points de vue. En recourant à ces changements monétaires, les gouvernements passaient outre à leurs inconvénients concernant les paiements différés, soit parce qu'ils considéraient leurs mesures comme inévitables, soit parce qu'ils pensaient que créanciers et débiteurs, lorsqu'ils avaient arrêté les termes de leur contrat, avaient d'avance prévu ces changements et pris leurs dispositions en conséquence. Les meilleurs exemples sont fournis par les événements en Grande-Bretagne après les guerres napoléoniennes, et de nouveau après la première guerre mondiale. Dans les deux cas, quelque temps après la fin des hostilités, la GrandeBretagne revint, au moyen d'une politique déflationniste, à la parité d'avant le conflit pour la livre sterling. L'idée d'amener mécaniquement la substitution de l'étalon-or à l'étalon monnaie-crédit du temps de guerre en entérinant le changement apparu sur le marché concernant le taux d'échange entre la livre et l'or, et d'adopter ce taux comme nouvelle parité légale, fut rejetée. Cette hypothèse souleva le mépris comme une sorte de banqueroute nationale, une répudiation partielle de la Dette publique, et une atteinte délictueuse aux droits de tous ceux dont les créances avaient pris naissance avant la suspension de la convertibilité inconditionnelle des billets de la Banque d'Angleterre. Les gens raisonnaient sous l'impression fausse que les dommages causés par l'inflation pouvaient être annulés par une déflation postérieure. Et pourtant, le retour à la parité or d'avant guerre ne pouvait indemniser les créanciers du dommage qu'ils avaient subi, dans la mesure où les débiteurs avaient remboursé leurs dettes anciennes pendant la période où la monnaie s'était dépréciée. De plus, c'était un cadeau fait à tous ceux qui avaient prêté pendant cette période, et un coup porté à tous ceux qui avaient alors emprunté. Mais les hommes d'État qui étaient responsables de la politique déflationniste ne se rendaient pas compte de la portée de leur action. Ils ne voyaient pas ses conséquences, indésirables même à leurs yeux, et s'ils les avaient reconnues à ce moment ils n'auraient pas su comment les éviter. Leur façon de conduire les affaires avantagea réellement les créanciers aux dépens des débiteurs, et particulièrement les porteurs de Bons du Trésor aux dépens des contribuables. Dans les années vingt du XIXe siècle cela aggrava sérieusement la détresse de l'agriculture britannique, et cent ans plus tard la crise du commerce d'exportation. Quoi qu'il en soit, ce serait une erreur de considérer ces deux réformes monétaires britanniques comme la mise en œuvre d'un interventionnisme visant intentionnellement à aggraver la situation des débiteurs. Celle-ci subit seulement les conséquences non voulues d'une politique qui tendait à des objectifs autres.

Chaque fois qu'une réduction forcée des dettes est proclamée, ses auteurs protestent que cette mesure ne se répétera jamais. Ils soulignent les circonstances exceptionnelles qui ont provoqué la situation dramatique où l'on se trouve, et qui rendent indispensable le recours à des procédés détestables, absolument répréhensibles en tout autre cas. C'est une fois pour toutes, disent-ils. Il est aisé de concevoir pourquoi les promoteurs et partisans d'une réduction des dettes sont obligés de faire de telles promesses. Si l'annulation totale ou partielle des droits des créanciers devient une politique habituelle, l'on ne trouvera plus un seul prêteur. La stipulation de délais de paiement a pour condition l'espoir qu'une telle amputation ne se produira pas.

Il n'est donc pas possible de considérer la réduction des dettes comme un ingrédient d'un système de politique économique qui pourrait servir d'alternative à d'autres types d'organisation économique permanente de la société. Ce n'est en rien un instrument pour l'action constructive. C'est un engin de destruction, qui ne peut rien d'autre que détruire. Si cette bombe est employée une seule fois, la reconstruction du système de crédit ravagé peut encore survenir. Si les explosions se répètent, la destruction totale en résulte.

Il ne convient pas de considérer l'inflation et la déflation sous le seul angle de leurs effets sur les paiements différés. L'on a montré que les changements induits par encaisse dans le pouvoir d'achat n'affectent les prix des divers biens et services ni au même moment, ni dans la même mesure, et quel rôle joue cette inégalité dans le marché 1. Mais si l'on regarde l'inflation et la déflation comme des moyens de remodeler les relations entre créanciers et débiteurs, il ne faut pas manquer de se rendre compte du fait que les buts du gouvernement qui y recourt ne sont que très imparfaitement atteints, tandis que parallèlement apparaissent des conséquences qui, du point de vue de ce même gouvernement, sont hautement indésirables. Comme c'est le cas chaque fois que le pouvoir intervient dans la structure des prix, les résultats qui se manifestent sont non seulement contraires aux intentions des gouvernants, mais engendrent une situation qui, aux yeux de ces derniers mêmes, est pire que celles qu'aurait amenées un marché sans entraves.

Dans toute la mesure où un gouvernement recourt à l'inflation pour avantager les débiteurs aux dépens des créanciers, il ne parvient à ses fins qu'à l'égard de ceux d'entre les paiements différés qui ont été stipulés antérieurement. L'inflation ne rend pas meilleur marché la conclusion de nouveaux prêts ; au contraire, elle la rend plus coûteuse par l'apparition d'une prime de prix positive. Si l'inflation est poussée jusqu'à ses conséquences ultimes, elle amène la disparition complète de toute stipulation de paiements différés en termes de la monnaie inflationniste.

3 / L'évolution des méthodes modernes de manipulation monétaire

Une monnaie métallique échappe à la manipulation gouvernementale. Bien entendu, le gouvernement a le pouvoir de promulguer des lois sur le pouvoir libératoire. Mais alors le fonctionnement de la loi de Gresham entraîne des effets qui peuvent faire échouer les intentions du gouvernement. Vu sous cet angle, un étalon métallique apparaît comme un obstacle à toute tentative d'intervention dans les phénomènes de marché par voie monétaire.

Pour étudier l'évolution qui a donné aux gouvernements le pouvoir de manipuler leur système monétaire national, nous devons commencer par mentionner l'un des plus sérieux défauts des économistes classiques. Tant Adam Smith que David Ricardo considéraient les coûts qu'implique le maintien d'une circulation métallique comme du gaspillage. Dans leur idée, la substitution de la monnaie de papier à la monnaie métallique rendrait possible d'employer le capital et le travail consacrés à extraire la quantité d'or et d'argent nécessaire aux opérations monétaires, pour produires des biens qui pourraient satisfaire directement des besoins humains. Partant de cette idée, Ricardo élabora sa fameuse Proposition d'une monnaie économique et sûre, publiée d'abord en 1816. Le plan de Ricardo tomba dans l'oubli. Ce fut seulement bien des décennies après sa mort que plusieurs pays adoptèrent ses principes de base sous l'appellation d'étalon de change-or, afin de réduire le prétendu gaspillage inhérent au fonctionnement de l'étalon-or, aujourd'hui décrié comme « classique » ou « orthodoxe ».

Dans l'étalon-or classique, une partie des avoirs liquides des individus consiste en pièces d'or. Dans l'étalon de change-or, les encaisses particulières consistent entièrement en substituts monétaires. Ces substituts de monnaie sont convertibles à la parité légale, en or ou en devises étrangères de pays pratiquant l'étalon-or, ou l'étalon de change-or. Mais la façon dont sont disposées les institutions monétaires et bancaires tend à dissuader le public de retirer de l'or à la Banque centrale pour les encaisses domestiques. Le premier objectif de la convertibilité est d'assurer la stabilité des taux de change avec l'étranger.

Lorsqu'ils étudiaient les problèmes de l'étalon de change-or, tous les économistes — y compris l'auteur de ce livre-ci — ne se rendaient pas compte du fait qu'il place dans les mains des gouvernements le pouvoir de manipuler facilement leur monnaie nationale. Les économistes supposaient candidement qu'aucun gouvernement d'une nation civilisée n'emploierait l'étalon de change-or, intentionnellement, comme instrument d'une politique inflationniste. Assurément, il ne faut pas exagérer le rôle que l'étalon de change-or a joué dans les aventures inflationnistes des récentes décennies. Le facteur principal a été l'idéologie inflationniste. L'étalon de change-or a été simplement un véhicule pratique pour la réalisation des plans inflationnistes. Là où il n'existait pas, cela n'a pas empêché l'adoption de mesures inflationnaires. Les États-Unis étaient en 1933, en gros, en régime d'étalon-or classique. Cela n'empêcha pas le New Deal et sa politique d'inflation. Les États-Unis, d'un seul coup — en confisquant les avoirs en or des citoyens — abolirent l'étalon-or classique et dévaluèrent le dollar par rapport à l'or.

La nouvelle variante de l'étalon de change-or, telle qu'elle s'est développée dans les années entre la première et la seconde guerre mondiale peut être appelée l'étalon de change-or flexible ou, pour simplifier, l'étalon flexible. Dans ce système, la Banque centrale ou le Fonds de Stabilisation des Changes (peu importent les noms des institutions du même genre) échange librement les substituts monétaires qui constituent la monnaie à pouvoir libératoire du pays, contre de l'or ou contre des devises étrangères ; et vice versa. Le taux auquel ces échanges sont effectués n'est pas fixé invariablement, mais est variable. L'on dit que la parité est flexible. La flexibilité, toutefois, est à peu près toujours vers le bas. Les autorités ont usé de leur pouvoir d'abaisser l'équivalence de la monnaie nationale par rapport à l'or ou par rapport à celles d'entre les monnaies étrangères dont l'équivalence avec l'or n'avait pas changé ; elles ne se sont jamais risquées à la relever. Si la parité avec la monnaie d'une autre nation augmentait, ce changement n'était que la façon d'entériner une baisse qui déjà avait affecté cette autre monnaie (en termes d'or ou des autres monnaies étrangères qui ne changeaient pas). Le but était de faire concorder l'évaluation de cette monnaie étrangère avec l'évaluation de l'or et des monnaies des autres pays.

Lorsque le plongeon de la parité est très visible, on l'appelle dévaluation. Si l'altération de la parité n'est pas si grande, les chroniqueurs financiers parlent d'un affaiblissement de la tenue internationale de la monnaie en question 2. Dans l'un et l'autre cas, l'on dit couramment que le pays concerné a relevé le prix de l'or.

La caractérisation de l'étalon flexible, du point de vue catallactique, ne doit pas être confondue avec sa description d'un point de vue juridique. Les aspects catallactiques du problème ne sont pas affectés par les questions constitutionnelles impliquées. Il est sans importance que le pouvoir de modifier la parité soit conféré au Législatif ou à l'Exécutif. Il est sans importance que l'autorisation donnée à l'Administration soit illimitée ou, comme ce fut le cas aux États-Unis par la législation du New Deal, bornée par un butoir au-delà duquel les fonctionnaires n'ont pas le droit de dévaluer davantage. Ce qui seul compte pour l'analyse économique de la question, c'est le principe de parités flexibles, qui a remplacé le principe de la parité rigide. Quelle que soit la situation sur le plan constitutionnel, aucun gouvernement ne pourrait se permettre de « relever le prix de l'or » si l'opinion publique était hostile à une telle manipulation. Si d'autre part l'opinion publique est favorable à l'opération, aucune difficulté de technique juridique ne saurait l'empêcher ni même la retarder quelque peu. Ce qui s'est passé en Grande-Bretagne en 1931, aux États-Unis en 1933, en France et en Suisse en 1936 a clairement montré que l'appareil du gouvernement représentatif est capable de fonctionner avec une promptitude extrême si l'opinion approuve les avis des soi-disant experts quant à la nécessité et l'opportunité d'une dévaluation de la monnaie.

L'un des buts essentiels d'une dévaluation de la monnaie, que l'échelle en soit grande ou petite, est — comme on le montrera dans la section suivante — de remanier les conditions du commerce extérieur. Cette relation avec le commerce extérieur rend impossible à un petit pays de suivre son propre chemin quant à la manipulation monétaire sans tenir compte de ce que font les autres pays avec lesquels ses échanges sont les plus intenses. Les petites nations sont forcées de naviguer dans le sillage de la politique monétaire d'un pays étranger. En ce qui concerne la politique monétaire elles deviennent volontairement satellites d'une puissance étrangère. En maintenant de façon rigide leur propre monnaie au pair de celle d'un « suzerain » monétaire, elles suivent toutes les altérations que le « suzerain » apporte à la parité de sa propre monnaie envers l'or et les autres monnaies. Elles se joignent à un bloc monétaire, et intègrent leur sort à celui d'une zone monétaire. Le bloc ou zone monétaire dont on a le plus parlé est celui de la livre sterling.

L'étalon flexible ne doit pas être confondu avec ce qui se passe dans les pays où le gouvernement a simplement proclamé une parité officielle de sa monnaie envers l'or et les monnaies étrangères, sans faire que cette parité soit effective. Le trait caractéristique de l'étalon flexible est que tout montant quelconque de substituts de monnaie nationale peut en fait être échangé à la parité choisie, contre de l'or ou des devises étrangères, et vice versa. A cette parité, la Banque centrale (ou de quelque nom que l'on appelle l'institution gouvernementale à qui cette tâche est confiée) achète et vend n'importe quelle quantité de la monnaie nationale, ou de l'une au moins des monnaies étrangères soumises au régime de l'étalon or ou de l'étalon flexible. Les billets de banque nationaux sont réellement rachetables.

En l'absence de ce caractère essentiel de l'étalon flexible, les textes officiels proclamant une parité déterminée ont une signification toute différente, et leurs effets sont aussi complètement autres 3.

4 / Les objectifs de la dévaluation monétaire

L'étalon flexible est une pièce de la machinerie inflationniste. La seule raison qui l'a fait adopter fut de rendre les opérations inflationnistes répétées aussi techniquement simples que possible pour les autorités.

Dans la période de hausse boursière accélérée qui prit fin en 1929, les syndicats de salariés d'à peu près tous les pays avaient réussi à pousser les taux de salaires plus haut que le point où le marché les aurait fixés, s'il n'avait été manipulé que par les barrières contre l'immigration. Ces taux de salaire avaient déjà provoqué dans bien des pays du chômage institutionnel de grande ampleur, tandis que le gonflement du crédit se poursuivait encore à vive allure. Lorsque finalement l'inéluctable dépression survint, et que les prix commencèrent à tomber, les syndicats se cramponnèrent obstinément à leur politique de hauts salaires, fermement soutenus par les gouvernements, même ceux décriés comme anti-ouvriers. Ils refusèrent catégoriquement toute compression des salaires nominaux, ou ne consentirent que des réductions insuffisantes. Le résultat fut un énorme accroissement du chômage institutionnel. (D'autre part, ceux des travailleurs qui conservaient leur emploi amélioraient leur niveau de vie à mesure que leur salaire horaire augmentait.) La charge des indemnités de chômage devint insupportable. Les millions de sans-emploi devenaient une sérieuse menace à la paix intérieure. Les pays industriels étaient hantés par le spectre de la révolution. Mais les chefs syndicalistes étaient intraitables, et nul homme d'État n'eut le courage les défier ouvertement.

Dans cette conjoncture dramatique, les gouvernants anxieux se rappelèrent un artifice depuis longtemps recommandé par les doctrinaires de l'inflation. Puisque les syndicats s'opposaient à un ajustement des salaires aux termes de la relation monétaire et aux prix des denrées, l'on choisit d'ajuster la relation monétaire et les prix des denrées à la hausse des taux de salaires. Dans leur esprit, ce n'était pas que les taux de salaires fussent trop élevés ; c'était leur monnaie nationale qui était surévaluée en termes d'or et de devises extérieures, et il fallait la réajuster. La dévaluation était la panacée.

Les buts de la dévaluation étaient :

  • 1. Maintenir le niveau des salaires nominaux ou même créer les conditions requises pour une hausse supplémentaire, alors que les salaires réels devraient au contraire baisser.
  • 2. Faire en sorte que les prix des marchandises, en particulier ceux des produits agricoles, augmentent en termes de monnaie nationale ; à tout le moins, empêcher qu'ils ne baissent encore.
  • 3. Favoriser les débiteurs aux dépens des créanciers.
  • 4. Encourager les exportations et réduire les importations.
  • 5. Attirer davantage de touristes étrangers et rendre plus coûteux (en monnaie nationale) pour les citoyens de visiter les pays étrangers.

Toutefois, ni les gouvernements, ni les apologistes littéraires de leur politique n'eurent la franchise d'admettre ouvertement que l'un des buts principaux de la dévaluation était une réduction des taux de salaire réel. Ils préféraient pour la plupart décrire l'objectif de la dévaluation comme celui d'écarter un prétendu « déséquilibre fondamental » entre les prix nationaux et le « niveau » international des prix. Ils parlaient de la nécessité d'abaisser le coût intérieur de la production. Mais ils prenaient garde de ne mentionner qu'un seul des deux composants des coûts qu'ils comptaient abaisser par la dévaluation, passant sous silence le taux de salaire réel, et ne parlant que de l'intérêt stipulé sur les dettes commerciales à long terme et sur le principal de ces dettes.

Il est impossible de prendre au sérieux les arguments avancés en — faveur de la dévaluation. Ils étaient profondément confus et contradictoires. Car la dévaluation n'était pas une politique résolue après une lucide comparaison des avantages et inconvénients. C'était la capitulation des gouvernements devant les chefs syndicalistes qui ne voulaient pas perdre la face en admettant que leur politique des salaires avait échoué et avait produit un chômage institutionnel d'une ampleur sans précédent. C'était un artifice désespéré d'hommes politiques faibles et myopes qui ne cherchaient qu'à rester au pouvoir. Pour justifier leur politique, ces démagogues ne s'encombraient pas des contradictions. Ils promettaient aux industries de transformation et aux agriculteurs que la dévaluation ferait monter les prix. Mais en même temps, ils promettaient aux consommateurs qu'un strict contrôle des prix empêcherait toute hausse du coût de la vie.

Après tout, les gouvernements pouvaient encore excuser leur conduite en invoquant le fait que, dans l'état de l'opinion publique entièrement imbue des fallacieuses théories du syndicalisme ouvrier, aucune autre politique n'était praticable. Mais une telle excuse n'est pas permise aux écrivains qui ont salué la flexibilité des taux de change extérieurs comme le système monétaire le plus parfait et désirable. Alors que les gouvernements s'efforçaient encore de souligner que la dévaluation était une mesure de crise à ne pas renouveler, ces auteurs proclamaient l'étalon flexible comme le système monétaire le plus approprié, et insistaient pour démontrer les prétendus méfaits inhérents à la stabilité des changes. Dans leur zèle aveugle pour plaire aux gouvernements et aux puissants groupes de pression des syndicats et de l'agriculture, ils exagéraient formidablement la valeur des arguments en faveur de parités flexibles. Mais les inconvénients de la flexibilité devinrent très vite manifestes. L'enthousiasme pour la dévaluation retomba très vite. Dans les années de la seconde guerre mondiale, à peine plus d'une décennie depuis que la Grande-Bretagne eut donné l'exemple de l'étalon flexible, même Lord Keynes et ses adeptes découvrirent que la stabilité des changes avec l'étranger avait ses mérites. L'un des objectifs avoués du Fonds monétaire international fut de stabiliser les taux de change.

Si l'on examine la dévaluation non pas avec les yeux d'un apologiste du comportement des gouvernants et des syndicats, mais avec ceux de l'économiste, l'on doit d'abord souligner que tous les avantages que l'on invoque en sa faveur sont seulement temporaires. De plus, ils ont pour condition que la nation qui dévalue sa monnaie soit la seule à le faire pendant que les autres s'en abstiennent. Si les pays étrangers dévaluent dans la même proportion, il ne se produit aucun changement dans le rapport des taux de change. S'ils dévaluent davantage, tous ces avantages transitoires, s'il en est, ne bénéficient qu'à eux. Une acceptation générale des principes de l'étalon flexible doit donc nécessairement entraîner une course entre nations pour enchérir sur le voisin. Au bout de cette concurrence-là, il y a la ruine totale des systèmes monétaires de tous les pays.

Ces avantages, dont on parle tant, que la dévaluation présente pour le commerce extérieur et le tourisme, sont entièrement dus au fait que l'ajustement des prix intérieurs et des taux de salaires à l'état de choses créé par la dévaluation prend un certain temps. Aussi longtemps que ce processus d'adaptation n'est pas achevé, l'exportation est encouragée et l'importation freinée. Toutefois, cela signifie seulement que dans l'intervalle, les citoyens du pays qui a dévalué reçoivent moins pour ce qu'ils exportent et paient advantage pour ce qu'ils achètent à l'extérieur ; il faut une baisse concomitante de leur consommation. Cet effet peut apparaître heureux, aux yeux de ceux qui considèrent la balance du commerce extérieur comme le baromètre de la prospérité du pays. En langage ordinaire, la réalité doit se décrire comme ceci : le citoyen britannique doit exporter davantage de marchandises britanniques pour acheter la quantité de thé qu'il recevait, avant la dévaluation, en échange d'une moindre quantité d'articles britanniques exportés.

La dévaluation, disent ses avocats, réduit la charge des dettes. Cela est certainement exact. Elle favorise les débiteurs aux dépens des créanciers. Aux yeux de ceux qui n'ont pas encore compris que, dans les conditions modernes, il ne faut pas identifier les créanciers avec les riches ni les débiteurs avec les pauvres, cela est bienfaisant. Le résultat effectif est que les débiteurs qui possèdent des immeubles et des terres agricoles, ainsi que les porteurs d'actions des sociétés industrielles chargées de dettes, font des gains aux dépens de la majorité des gens dont les épargnes sont placées en Bons, obligations, livrets de caisse d'épargne et polices d'assurances.

Il y a aussi lieu de prendre en considération les emprunts internationaux. Lorsque l'Angleterre, les États-Unis, la France, la Suisse et quelques autres pays créditeurs dévaluèrent leur monnaie, ils firent un cadeau à leurs emprunteurs étrangers.

L'un des principaux arguments avancés en faveur de l'étalon flexible est qu'il abaisse le taux d'intérêt sur le marché intérieur. Dans le système de l'étalon-or classique et celui de l'étalon rigide de change-or, dit-on, le pays doit ajuster son taux intérieur d'intérêt aux conditions du marché international de l'argent. En étalon flexible, il est libre de suivre dans la détermination des taux d'intérêt une politique exclusivement guidée par la considération de son propre avantage intérieur.

L'argument est visiblement insoutenable à l'égard des pays qui ont un total de dettes extérieures supérieur au total de ses prêts à l'étranger. Lorsqu'au cours du xlxe siècle certaines de ces nations débitrices adoptèrent une politique monétaire saine, leurs entreprises et leurs citoyens purent contracter à l'étranger des emprunts en leur monnaie nationale. Cette possibilité disparut complètement lorsque changea leur politique monétaire. Aucun banquier étranger ne voulut faire un prêt en lires italiennes, ou se charger du placement d'un emprunt en lires. A l'égard des crédits étrangers, aucun changement concernant la situation légale intérieure d'une monnaie ne peut servir à quoi que ce soit. A l'égard des crédits intérieurs, la dévaluation n'allège que la charge des dettes contractées antérieurement. Elle fait monter le taux brut d'intérêt sur le marché, pour les dettes nouvelles, en faisant intervenir une prime de prix positive.

Cela vaut aussi à l'égard des conditions d'intérêt que demandent les pays créditeurs. Il n'est pas besoin de rien ajouter à la démonstration du fait que l'intérêt n'est pas un phénomène monétaire et ne peut pas être durablement affecté par des manipulations monétaires.

Il est vrai que les dévaluations appliquées par divers gouvernements entre 1931 et 1938 firent baisser les salaires réels dans certains pays et par là réduisirent le volume de chômage institutionnel. L'historien qui traite de ces dévaluations peut donc dire qu'elles furent réussies en ce sens qu'elles évitèrent un soulèvement révolutionnaire des multitudes, grandissantes chaque jour, des sans-emploi ; et que, dans les conditions idéologiques alors régnantes, il n'y avait pas d'autre moyen disponible pour pallier à cette situation critique. Mais l'historien devra tout autant constater que le remède n'a rien changé aux racines du chômage institutionnel, qui sont les idées fausses du syndicalisme ouvrier. La dévaluation fut une ruse employée pour déjouer la pression irrésistible de l'idéologie syndicaliste. Elle réussit parce qu'elle évitait de s'attaquer au prestige syndicaliste. Mais précisément parce qu'elle laissa intacte la popularité du syndicalisme, elle ne put opérer que pour un temps. Les dirigeants syndicalistes apprirent à distinguer entre les taux nominaux et les taux réels de salaire. Aujourd'hui leur politique vise à faire monter le taux des salaires réels. L'on ne peut plus les tromper par une baisse du pouvoir d'achat de la monnaie. La dévaluation a épuisé son utilité comme instrument en vue de réduire le chômage institutionnel.

La connaissance de ces faits fournit la clef d'une appréciation correcte du rôle que jouèrent les théories de Lord Keynes pendant les années entre les deux guerres mondiales. Keynes n'a ajouté aucune idée nouvelle au corpus des illusions inflationnistes mille fois réfutées par les économistes. Ses thèses étaient même plus contradictoires et inconsistantes que celles de ses prédécesseurs qui, comme Silvio Gesell, avaient été rejetés comme des charlatans monétaires. Il sut simplement habiller le plaidoyer pour l'inflation et l'expansion du crédit, avec la terminologie sophistiquée de l'économie mathématique. Les auteurs interventionnistes ne savaient plus quel argument avancer en faveur d'une politique de dépenses débridées ; ils étaient carrément impuissants à bâtir un raisonnement à l'encontre du théorème économique concernant le chômage institutionnel. Dans cette conjoncture, ils saluèrent la « révolution keynésienne » par les vers de Wordsworth : « Bénie fut cette aurore par ceux qui la vécurent, mais pour la jeunesse ce fut le paradis même » 4. Ce fut cependant un paradis passager. Nous pouvons admettre que pour les gouvernements anglais et américains des années trente, nulle autre voie n'était ouverte que celle de la dévaluation, de l'inflation et du gonflement du crédit, des budgets en déficit, et des dépenses à découvert. Les gouvernements ne peuvent pas se soustraire à la pression de l'opinion publique. Ils ne peuvent se rebeller contre la prépondérance des idéologies généralement admises, si fausses qu'elles soient. Mais cela ne disculpe pas les gens qui étaient aux postes d'autorité, car ils pouvaient démissionner plutôt que de pratiquer des politiques désastreuses pour le pays. Encore moins sont excusables les auteurs qui ont cherché à fournir une justification pseudo-scientifique à la plus grossière de toutes les erreurs populaires, la foi dans l'inflation.

5 / Le gonflement du crédit

L'on a déjà indiqué que ce serait une erreur de considérer le gonflement du crédit exclusivement comme un mode d'immixtion gouvernementale sur le marché. Les moyens fiduciaires ne sont pas nés comme des instruments de politiques gouvernementales visant délibérément à faire monter prix et salaires nominaux, en faisant baisser le taux d'intérêt sur le marché et dévaluer les dettes. Ils ont pris forme dans le cours régulier du commerce bancaire. Lorsque les banquiers, dont les reçus de dépôts à vue étaient employés par le public comme des substituts de monnaie, commencèrent à prêter une partie des fonds à eux confiés, ils ne cherchaient rien d'autre qu'à faire leur métier. Ils considéraient qu'il n'y avait aucun danger à ne pas garder dans leurs coffres, comme réserve liquide, la totalité du montant des reçus émis par eux. Ils avaient confiance dans leur capacité permanente de faire face à leurs obligations et de racheter à vue les billets émis, même s'ils venaient à prêter une partie des dépôts. Les billets de banque devinrent des instruments de paiement fiduciaires au sein du processus d'un marché non entravé. Le géniteur de l'expansion de crédit fut le banquier, non le pouvoir politique.

Mais aujourd'hui, le gonflement du crédit est une pratique exclusivement gouvernementale. Dans la mesure où les banques et banquiers privés doivent intervenir dans l'émission de moyens fiduciaires, leur rôle est strictement subalterne et relatif aux aspects techniques. Le gouvernement seul dirige la marche des affaires. Il a acquis la suprématie complète dans toutes les questions concernant le volume des crédits de circulation. Alors que le volume de crédit supplémentaire que les banques et banquiers privés sont capables de combiner est strictement limité dans un marché sans entraves, le gouvernement tend à gonfler au maximum possible le volume du crédit injecté dans l'économie. C'est l'instrument par excellence des gouvernants dans leur lutte avec l'économie de marché. Entre leurs mains, c'est la baguette magique destinée à conjurer toute menace d'insuffisance de capitaux matériels, à abaisser le taux d'intérêt, voire à l'abolir, à exproprier les capitalistes, à organiser un essor perpétuel, et à rendre prospère tout un chacun.

Les conséquences inéluctables du gonflement de crédit sont exposées par la théorie du cycle économique. Même ceux parmi les économistes qui refusent encore d'admettre l'exactitude de la théorie expliquant par la monnaie et le crédit de circulation les fluctuations cycliques de l'activité économique, ne se sont jamais risqués à contester les conclusions irréfutables de cette théorie en ce qui concerne les effets nécessaires de l'expansion du crédit. Ces économistes aussi doivent admettre, et admettent, que l'accélération de l'activité est invariablement conditionnée par l'expansion du crédit, qu'elle ne pourrait se produire ni se poursuivre sans expansion de crédit, et qu'elle se transforme en dépression lorsque l'expansion de crédit est arrêtée. Leur propre explication du cycle économique se résume en fait à affirmer que ce qui d'abord déclenche l'accélération n'est pas une expansion de crédit, mais d'autres facteurs. L'expansion de crédit qui, même à leur avis, est une condition indispensable à un mouvement ascensionnel généralisé n'est pas, disent-ils, l'effet d'une politique visant délibérément à abaisser le taux de l'intérêt et à encourager l'investissement additionnel pour lequel manquent les capitaux matériels requis. C'est quelque chose qui, sans l'intervention active des gens au pouvoir, apparaît toujours miraculeusement lorsque ces autres facteurs entrent enjeu.

Il est clair que ces économistes se contredisent lorsqu'ils repoussent l'idée d'éliminer les fluctuations des affaires en s'abstenant de gonfler le crédit. Les partisans de l'optique naïvement inflationniste sont logiques quand, de leur vision complètement fausse de l'histoire, ils déduisent que l'expansion du crédit est la panacée économique. Mais ceux qui ne nient point que l'expansion de crédit entraîne l'accès d'euphorie appelée « boom », qui est le préalable indispensable de la dépression, sont en contradiction avec leur propre doctrine lorsqu'ils s'opposent aux propositions en vue de discipliner le crédit. Aussi bien les porte-parole des gouvernements et des puissants groupes de pression que les dogmatiques champions de l' « antiorthodoxie » qui dominent les Facultés d'Economie des Universités sont d'accord qu'il faudrait essayer d'éviter la récurrence des dépressions et que dans ce but il faut empêcher les emballements. Ils ne peuvent pas opposer d'arguments solides aux propositions conseillant de s'abstenir des politiques qui encouragent le gonflement du crédit. Mais ils refusent obstinément l'idée ; la passion leur fait qualifier les plans tendant à prévenir le gonflement du crédit, de conceptions qui perpétueraient les marasmes. Leur attitude indique clairement l'exactitude de la thèse selon laquelle le cycle des affaires est la conséquence de comportements qui tendent consciemment à abaisser le taux d'intérêt et à susciter des essors artificiels de l'économie.

C'est un fait qu'aujourd'hui les mesures tendant à abaisser le taux de l'intérêt sont généralement tenues pour hautement désirables et que l'expansion du crédit passe pour le moyen efficace d'y parvenir. C'est ce préjugé qui pousse les gouvernements à rejeter l'idée de l'étalon-or. Tous les partis politiques et tous les groupes de pression sont fortement attachés à la politique d'argent bon marché 5.

L'objectif de l'expansion de crédit est de favoriser les intérêts de certains groupes de la population au détriment des autres. C'est effectivement là le mieux que puisse réaliser l'interventionnisme, quand il ne lèse pas les intérêts de tous les groupes. Mais en appauvrissant l'ensemble de la communauté, il peut encore enrichir certains de ses secteurs. Quels sont les groupes qui font partie de ces privilégiés, cela dépend des circonstances spéciales de chaque cas.

L'idée d'où est sorti ce qu'on appelle « direction qualitative du crédit » est de canaliser les crédits supplémentaires de façon à concentrer les prétendus bénéfices de l'expansion de crédit vers certains groupes et de les détourner d'autres groupes. Les crédits ne devraient pas aller vers la Bourse des valeurs, explique-t-on, et ne devraient pas y provoquer une hausse des cours. Ils devraient plutôt profiter à l' «activité productive légitime » des industries de transformation, des mines, du « commerce normal » et, avant tout, de l'agriculture. D'autres avocats du contrôle qualitatif du crédit souhaitent empêcher les crédits additionnels d'être utilisés pour l'investissement en capitaux fixes où ils sont immobilisés. Ils doivent au contraire être employés pour produire des biens liquides. D'après ces plans, les autorités donnent aux banques des directives concrètes concernant les prêts qu'elles doivent accorder ou qu'il leur est interdit d'accorder. z Or, tous ces projets sont vains. Ces discriminations dans les prêts ne sont pas l'équivalent de butoirs opposés à l'expansion du crédit, seul moyen qui pourrait réellement empêcher les cours en Bourse de monter, et les capitaux fixes de s'enfler par investissements. La forme sous laquelle le volume supplémentaire de crédit trouve son chemin vers le marché des emprunts n'est que d'une importance secondaire. Ce qui compte, c'est qu'il y a un apport de crédits nouvellement créés. Si les banques ouvrent plus de crédits aux agriculteurs, ceux-ci sont en mesure de rembourser des prêts reçus d'autres sources et de payer comptant leurs achats. Si les banques accordent plus de crédits aux entreprises pour servir de capital circulant, elles libèrent des fonds précédemment réservés pour cet usage. Dans chaque cas, elles provoquent une abondance de moyens de paiement disponibles, pour lesquels chaque possesseur cherche à trouver l'emploi le plus lucratif. Très vite, ces fonds débouchent sur la Bourse ou sur des investissements immobilisés. L'idée qu'il est possible de pratiquer une expansion de crédit sans provoquer la hausse des cours en Bourse et le gonflement des immobilisations est absurde 6.

Le cours typique des événements en cas d'expansion du crédit était, il y a encore quelques décennies, déterminé par deux faits : c'était une expansion de crédit en régime d'étalon-or, et ce n'était pas le résultat d'une action concertée entre les divers gouvernements nationaux et les banques centrales inspirées ou commandées par ces gouvernements. Le premier de ces faits signifiait que les gouvernements n'étaient pas disposés à abolir la convertibilité de leurs billets de banque nationaux suivant une parité rigidement fixée. Le second fait avait pour conséquence une absence d'uniformité quantitative dans le volume de l'expansion de crédit. Certains pays se trouvaient en flèche, et leurs banques couraient le risque d'un drainage important de leurs réserves en or et devises, s'écoulant vers l'étranger. Afin de sauvegarder leur propre solvabilité, ces banques étaient forcées de recourir à de sévères resserrements de crédit. Ainsi elles créaient la panique et déclenchaient une dépression sur leur marché intérieur. La panique se répandait rapidement aux autres pays. Les hommes d'affaires de ces autres pays prenaient peur et augmentaient leurs emprunts afin de renforcer leurs liquidités à toutes fins utiles. C'était précisément cette demande de crédits nouveaux qui contraignait les autorités de leurs pays respectifs, déjà alertées par la crise dans le premier atteint, à recourir aussi à la contraction du crédit. Ainsi en quelques jours ou semaines la dépression se changeait en phénomène international.

La politique de dévaluation a dans une certaine mesure altéré cette séquence typique d'événements. Menacées par un drainage extérieur, les autorités monétaires ne recourent pas toujours à des restrictions de crédit et des hausses de l'intérêt exigé par la Banque centrale. Elles dévaluent. Cependant, la dévaluation ne résout pas le problème. Si le gouvernement n'attache pas d'importance à la montée du cours des monnaies étrangères, il peut pendant un temps s'entêter dans sa politique de gonflement du crédit. Mais un jour ou l'autre l'emballement de la hausse fera s'effondrer le système monétaire. D'autre part, si les autorités entendent éviter d'avoir à dévaluer à répétition et de plus en plus vite, elles doivent disposer leur politique de crédit à l'intérieur de façon à ne pas aller plus vite dans leur expansion de crédit que les autres pays vis-à-vis desquels elles veulent conserver la parité des devises.

Beaucoup d'économistes tiennent pour assuré que les tentatives des autorités pour pousser le crédit amèneront toujours à peu près la même alternance de périodes d'essor commercial et de dépressions. Ils supposent que les effets de l'expansion de crédit ne différeront pas à l'avenir de ceux qui ont été observés depuis la fin du xviiie siècle en GrandeBretagne et depuis le milieu du xixe, en Europe occidentale et centrale, et en Amérique du Nord. Mais nous devons nous demander si les circonstances n'ont pas changé. Les enseignements de la théorie monétaire du cycle des affaires sont aujourd'hui si bien connus, même en dehors du cercle des économistes, que l'optimisme naïf qui inspirait les entrepreneurs dans les périodes d'essor du passé a fait place à un certain scepticisme. Il est possible qu'ils évitent désormais d'employer pour étendre leurs opérations l'argent facile qui leur est fourni, parce qu'ils conserveront présents à l'esprit les aboutissements inévitables de l'emballement. Quelques signes ont déjà fait pressentir ce changement. Mais il est prématuré d'affirmer quelque chose à ce sujet.

Dans une autre direction, la théorie monétaire du cycle des affaires a certainement affecté la marche des événements. Bien que cela ne soit pas aisément admis par les officiels — qu'ils travaillent dans un bureau des services financiers gouvernementaux ou dans une Banque centrale, ou encore qu'ils enseignent dans une université la nouvelle orthodoxie — l'opinion publique dans son ensemble ne doute plus de l'exactitude des deux principales thèses de la théorie du crédit de circulation, à savoir : que la cause d'une dépression réside dans l'emballement qui l'a précédé, et que celui-ci a été engendré par le gonflement du crédit. La conscience de ces faits met la presse financière en alerte dès qu'apparaissent les premiers signes d'une surchauffe. Alors, même les autorités commencent à parler de la nécessité de prévenir une future hausse des prix et des profits, et commencent à restreindre réellement le crédit. La hausse se termine tôt ; et une dépression s'amorce. Le résultat a été que dans la dernière décennie la durée du cycle a été considérablement réduite. Il y a eu encore une alternance de hausses et de marasmes, mais les phases ont moins duré et se sont succédé plus rapidement. On en est loin de la période « classique » des dix ans et demi dont parlait William Stanley Jevons dans son « cycle des moissons ». Et, plus important, comme la période ascensionnelle se termine plus vite, le montant des investissements malavisés est plus faible, ce qui atténue la dépression suivante.

Chimère des politiques anti-cycliques

Un élément essentiel des doctrines « anti-orthodoxes » avancées aussi bien par tous les socialistes que par tous les interventionnistes est que la récurrence des dépressions est un phénomène inhérent au fonctionnement même de l'économie de marché. Mais alors que les socialistes soutiennent que seule la substitution du socialisme au capitalisme peut supprimer lemal à sa racine, les interventionnistes attribuent au gouvernement le pouvoir de corriger le fonctionnement de l'économie de marché de façon à instaurer ce qu'ils appellent « stabilité économique ». Ces interventionnistes seraient dans le vrai si leurs plans avaient pour but une renonciation radicale aux politiques d'expansion du crédit. Mais ils en rejettent l'idée par avance. Ce qu'ils veulent, c'est intensifier toujours davantage les injections de crédit et empêcher les dépressions par l'adoption de « mesures anti-cycliques ».

Dans le contexte de ces plans, le gouvernement apparaît comme une divinité qui se tient et œuvre en dehors de l'orbite des affaires humaines, qui est indépendante des actions de ses sujets, et a le pouvoir d'intervenir du dehors dans leur comportement. Elle a à sa disposition des moyens et des fonds qui ne sont pas fournis par le peuple et qui peuvent être utilisés au gré des dirigeants pour n'importe quelle fin qui leur agrée. Ce qu'il faut, pour faire l'usage le plus bienfaisant de ce pouvoir, c'est simplement de suivre l'avis donné par les experts.

Parmi ces méthodes curatives, la plus souvent préconisée est de contrarier la tendance du cycle par un calendrier de travaux publics et de crédits aux entreprises publiques. L'idée n'est pas si neuve que voudraient nous le faire croire ceux qui la proposent. Quand des dépressions se produisirent par le passé, l'opinion publique a toujours réclamé du gouvernement qu'il se lance dans des travaux publics afin de créer des emplois et d'arrêter la baisse des prix. Mais le problème est de savoir comment financer ces travaux publics. Si le gouvernement lève un impôt sur les citoyens ou s'il leur emprunte de l'argent, il n'ajoute rien à ce que les keynésiens appellent le volume global de la dépense. Il restreint le pouvoir de consommation ou d'investissement des citoyens à mesure qu'il augmente le sien propre. Si toutefois le gouvernement recourt aux séduisantes méthodes inflationnistes de financement, il aggrave les choses au lieu de les améliorer. Il peut de la sorte reporter quelque temps le déclenchement du marasme. Mais quand survient l'inévitable liquidation, la crise est d'autant plus dure que le gouvernement a plus longtemps réussi à la différer.

Les experts interventionnistes ne parviennent pas à saisir les véritables problèmes qui se posent. D'après leur façon de voir, l'essentiel est de « dresser les plans de dépenses de capital par l'État bien à l'avance, et d'accumuler un rayon de projets d'investissements pleinement étudiés, qui puissent être mis en application à bref délai le moment venu ». Telle est, disent-ils, « la politique convenable, et que nous recommandons à tous les pays d'adopter » 7. Toutefois, le problème n'est pas d'élaborer des projets, mais de fournir les moyens matériels de les exécuter. Les interventionnistes croient que cela pourrait être aisément réalisé en freinant les dépenses gouvernementales pendant l'euphorie et en les augmentant lorsque survient la dépression.

Or, restreindre les dépenses gouvernementales pourrait assurément être une bonne chose. Mais cela ne fournit pas les fonds dont un gouvernement dispose pour intensifier plus tard ses dépenses. Un individu peut conduire ainsi ses affaires. Il peut accumuler ses économies quand son revenu est élevé, et les dépenser plus tard quand ses revenus baissent. Mais la situation n'est pas la même pour une nation ou pour toutes les nations ensemble. Le Trésor public peut conserver une part considérable des abondantes rentrées fiscales qui affluent par suite du boom. Pour autant qu'il retire ces fonds de la circulation et aussi longtemps qu'il les conserve, sa politique est en fait déflationniste et anti-cyclique ; elle peut dans une certaine mesure affaiblir la poussée ascensionniste créée par le gonflement du crédit. Mais lorsque ces fonds sont dépensés de nouveau, ils modifient la relation monétaire et déclenchent une tendance induite par encaisses à une baisse du pouvoir d'achat de l'unité monétaire. En aucune façon ces fonds ne fournissent les capitaux matériels requis pour l'exécution des travaux publics préparés dans les dossiers.

L'erreur fondamentale de ces projets consiste dans le fait qu'ils ignorent l'insuffisance des capitaux matériels. A leurs yeux, la dépression n'est causée que par un mystérieux manque de propension des individus, tant à consommer qu'à investir. Tandis que le vrai problème est uniquement de produire davantage et de consommer moins afin d'augmenter le stock des capitaux matériels disponibles, les interventionnistes veulent augmenter et la consommation et l'investissement. Ils souhaitent que le gouvernement se lance dans des projets qui ne sont pas profitables précisément parce que les facteurs de production nécessaires à leur exécution doivent être retirés d'autres lignes d'utilisation dans lesquelles elles répondraient à des besoins dont les consommateurs considèrent la satisfaction plus urgente. Ils ne se rendent pas compte que de tels travaux publics doivent intensifier considérablement le mal véritable, qui est Finsuisance des capitaux matériels.

L'on pourrait, il est vrai, penser à un autre mode d'emploi des fonds mis en réserve par le gouvernement pendant la période d'euphorie. Le Trésor pourrait investir ses excédents en achetant d'importants stocks de toutes les fournitures dont il aura besoin, lorsque viendra la dépression, pour exécuter les plans de travaux publics, et de biens de consommation dont auront besoin les personnes occupées par ces travaux publics. Mais si les autorités procédaient ainsi, elles intensifieraient considérablement la poussée du boom, accéléreraient l'apparition de la crise et rendraient ses conséquences plus sérieuses 8.

Tout ce que l'on raconte à propos des actions anti-cycliques du pouvoir ne vise qu'un seul but : détourner l'attention du public de la connaissance de la cause réelle des fluctuations cycliques des affaires. Tous les gouvernements sont fermement attachés à la politique d'argent à bon marché, de gonflement du crédit et d'inflation. Lorsque l'inéluctable contrecoup de ces politiques à courte vue apparaît, ils ne connaissent qu'un seul remède : poursuivre les aventures inflationnistes.

6 / Le contrôle des changes et les accords bilatéraux de change

Si un gouvernement fixe la parité de sa monnaie interne, monnaiecrédit ou monnaie factice, avec l'or ou des devises étrangères, plus haut que le marché — c'est-à-dire, s'il fixe un prix maximum pour l'or et les devises étrangères, plus bas que le prix de marché potentiel — les effets que décrit la loi de Gresham apparaissent. La situation en question est appelée — très malencontreusement — disette de devises étrangères.

C'est la marque caractéristique d'un bien économique, que l'offre disponible n'est pas suffisante pour que soit possible n'importe quelle utilisation du produit considéré. Un article qui n'est pas disponible en quantité insuffisante n'est pas un bien économique, on n'offre ni ne demande de prix pour cet objet. Comme la monnaie doit nécessairement être un bien économique, la notion d'une monnaie qui ne serait pas rare est vide de sens. Mais ce dont se plaignent les gouvernements qui invoquent une disette de devises étrangères est tout différent. C'est l'inévitable conséquence de leur politique de taxation des prix. Cela signifie que le prix arbitrairement fixé par le gouvernement est tel que la demande excède l'offre. Si le gouvernement, ayant par voie d'inflation réduit le pouvoir d'achat de l'unité monétaire nationale par rapport à l'or, aux devises étrangères, aux biens et services, s'abstient de toute tentative de contrôler les taux de change, il ne peut être question de rareté au sens où le gouvernement emploie le terme. Quiconque est prêt à payer le prix de marché serait en mesure d'acheter autant de monnaie étrangère qu'il en désire.

Mais le gouvernement est résolu à ne tolérer aucune hausse des taux de change étrangers (en termes de la monnaie nationale atteinte d'inflation). S'appuyant sur ses tribunaux et sa police, il interdit toute transaction en devises étrangères à des conditions autres que celles du prix maximum officiel.

Dans l'opinion du gouvernement et de ses satellites, la hausse des taux de change étrangers a été causée par une balance des paiements défavorable et par les achats des spéculateurs. Afin d'extirper le mal, le gouvernement recourt à des mesures qui diminuent la demande de changes étrangers. Seules pourront désormais acheter des devises étrangères les personnes qui en ont besoin pour des transactions approuvées par le gouvernement. Les marchandises dont l'importation est superflue aux yeux du gouvernement ne devront plus être importées. Le paiement du principal et des intérêts dus à des étrangers est prohibé. Les citoyens ne doivent plus voyager hors des frontières. Le gouvernement ne comprend pas que de telles mesures ne peuvent « améliorer » la balance des paiements. Si l'importation diminue, l'exportation en fait autant. Les citoyens qui sont empêchés d'acheter des marchandises étrangères, de rembourser leurs dettes à l'étranger et d'y voyager, ne vont pas conserver liquides les sommes qu'ils sont ainsi obligés de garder. Ils vont accroître leurs achats soit de biens de consommation, soit de biens de production, et ainsi créeront une nouvelle poussée à la hausse sur les prix intérieurs. Mais plus les prix intérieurs montent, plus il sera difficile d'exporter.

Alors le gouvernement prend une mesure de plus. Il nationalise les opérations d'échange avec l'étranger. Tout citoyen qui acquiert — par exemple en exportant — un certain montant de monnaie étrangère est obligé de le vendre, au taux officiel, à l'Office de Contrôle des changes. Si cette disposition qui équivaut à un droit de douane à l'exportation était effectivement appliquée, l'exportation se rétrécirait considérablement ou cesserait complètement. Le gouvernement ne souhaite assurément pas ce résultat. Mais il ne veut pas davantage admettre que son immixtion a totalement échoué à obtenir les fins visées et qu'elle a engendré une situation qui, de son propre point de vue, est bien pire que l'état de choses antérieur. Alors le gouvernement recourt à un artifice. Il subventionne le commerce à l'exportation dans la mesure nécessaire pour que soient compensées les pertes que sa politique des changes inflige aux exportateurs.

D'autre part, l'Office de Contrôle des changes, se cramponnant à la fiction d'après laquelle les taux de change avec l'étranger n'ont pas « réellement » augmenté, et que le taux officiel est bien un taux réel, vend aux importateurs les devises étrangères à ce taux officiel. Si cette réglementation était effectivement suivie, elle équivaudrait à faire un cadeau aux négociants intéressés. Ils recueilleraient des profits indirects en vendant les denrées importées sur le marché domestique. C'est pourquoi l'autorité recourt encore à d'autres artifices. Soit il lève des droits d'importation plus élevés, soit il prélève sur les importateurs des impôts spéciaux, ou alourdit de quelque autre manière la facture de leurs achats de devises.

Alors, évidemment, le contrôle des taux de change fonctionne. Mais c'est seulement parce qu'il reconnaît virtuellement le taux de marché des devises étrangères. L'exportateur reçoit, pour ses encaissements en devises étrangères, le taux officiel plus une subvention, et l'ensemble égale le taux de marché. L'importateur paie pour les devises le taux officiel, plus une prime, taxe, ou droit, qui ensemble font le taux de marché. Les seuls personnages trop bornés pour comprendre ce qui se passe réellement, et qui se laissent duper par la terminologie bureaucratique, sont les auteurs d'articles et de livres sur les nouvelles méthodes de direction monétaire et les nouvelles expériences en la matière.

La monopolisation de l'achat et de la vente des devises étrangères par le gouvernement confère aux autorités le contrôle du commerce extérieur. Elle n'affecte pas la détermination des taux de change. Il est sans importance que le gouvernement décrète ou non qu'il est illégal pour la presse de publier les taux réels et effectifs du change. Pour autant que le commerce extérieur subsiste, seuls sont en vigueur ces taux réels et effectifs.

Afin de mieux dissimuler le véritable état des choses, les gouvernements s'appliquent à éliminer toute référence au taux réel du change extérieur. Le commerce extérieur, pensent-ils, ne doit plus désormais être effectué par l'intermédiaire de la monnaie. Il doit consister en troc. Ils passent avec les gouvernements étrangers des accords de troc et de compensation. Chacun des deux pays contractants devra vendre à l'autre une quantité de biens et de services, et recevoir en échange une quantité d'autres biens et services. Dans le texte de ces traités l'on évite soigneusement toute référence aux taux de change réels. Néanmoins, les parties contractantes calculent chacune ses ventes et ses achats en termes de prix mondiaux exprimés en or. Ces accords de compensation et de troc substituent un trafic bilatéral entre deux pays, au commerce triangulaire ou multilatéral de l'ère libérale. Mais ils ne changent rien au fait qu'une monnaie nationale a perdu une partie de son pouvoir d'achat, en or, en devises et en marchandises.

En tant que politique de nationalisation du commerce extérieur, le contrôle des changes est un pas sur le chemin du remplacement de l'économie de marché par le socialisme. A tous autres égards, elle avorte. Elle ne peut certainement affecter le taux des changes avec l'étranger ni à court ni à long terme.

Notes

1 Voir ci-dessus, pp. 432 à 434.

2 Voir ci-dessus, p. 484.

3 Voir ci-dessous, section 6 du présent chapitre.

4 Voir P. A. Samuelson, « Lord Keynes and the General Theory », Econometrica, 14, 1946, 187 ; réimprimé dans The New Economics, éd. S. E. Harris, New York, 1947, p. 145.

5 Si une banque ne gonfle pas le crédit de circulation en émettant des instruments fiduciaires supplémentaires (soit sous forme de billets de banque, soit sous forme de comptes chèques), elle ne peut pas amorcer un boom même si elle abaisse l'intérêt demandé au-dessous de celui d'un marché non entravé. Elle fait alors simplement un cadeau aux débiteurs. Partant de leur théorie monétaire du cycle des affaires, ceux qui souhaitent prévenir la récurrence des emballements suivis de dépressions n'en déduisent pas que les banques ne devraient pas abaisser leurs taux d'intérêt ; mais qu'elles devraient s'abstenir de gonfler le crédit. Évidemment, une expansion de crédit comporte nécessairement un mouvement passager de baisse des taux sur le marché. Le Pr Haberler (Prosperity and Depression, pp. 65-66) avait complètement méconnu ce point primordial, et c'est pourquoi ses remarques critiques sont sans portée.

6 Voir Machlup, The Stock Market, Credit and Capital Formation, pp. 256 à 261.

7 Voir Société des Nations, Economic Stability in the Post-War World, Rapport de la Délégation sur les Dépressions économiques, Pt II, Genève, 1945, p. 173.

8 Lorsqu'ils traitent des politiques anti-cycliques, les interventionnistes évoquent toujours les prétendus succès de cette politique en Suède. Il est exact que les apports publics de capitaux en Suède ont effectivement doublé entre 1932 et 1939. Mais ceci a été l'effet, non la cause, de la prospérité suédoise dans les années trente. Cette prospérité avait une seule cause : le réarmement de l'Allemagne. Cette politique des nazis accroissait la demande allemande pour les produits suédois d'une part, et restreignait d'autre part la concurrence allemande aux produits suédois sur le marché mondial. Ainsi les exportations suédoises augmentèrent de 1932 à 1938 (en milliers de tonnes) pour le minerai de fer, de 2 219 à 12 485 ; pour les lingots de fer, de 31 047 à 92 980 ; pour les alliages ferreux, de 15 453 à 28 605 ; pour d'autres sortes de fer et d'acier, de 134 237 à 256 146 ; pour la mécanique, de 46 230 à 70 605. Le nombre des chômeurs secourus était de 114 000 en 1932 et de 165 000 en 1933. Il tomba, dès que le réarmement allemand fut en rythme de marche, à 115 000 en 1934, à 62 000 en 1935, et il était de 16 000 en 1938. L'auteur de ce « miracle » n'était pas Keynes, mais Hitler.