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Ludwig von Mises:L'Action humaine - chapitre 28


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Chapitre XXVIII — Interventionnisme fiscal

Sixième partie — L'Économie de marché entravée

Chapitre XXVIII — Interventionnisme fiscal

1 / Neutralité de l'impôt

Faire fonctionner l'appareil social de contrainte et répression, cela exige de dépenser du travail et des biens. Dans un régime libéral de gouvernement ces dépenses sont faibles par rapport à la somme des revenus privés. Plus le gouvernement étend son champ d'action, plus ce budget s'accroît.

Si le gouvernement lui-même exploite des installations industrielles et agricoles, des forêts et des mines, il peut envisager de couvrir tout ou partie de ses besoins financiers grâce aux intérêts et profits gagnés. Mais en général la conduite d'entreprises économiques par l'État est si peu efficace qu'elle produit plus de pertes que de profits. Le gouvernement doit recourir à la fiscalité, c'est-à-dire qu'il doit prélever ses revenus sur ses sujets en les obligeant à lui céder une partie de leur richesse ou de leur revenu.

Un système « neutre » d'imposition est concevable, c'est-à-dire un système qui ne détournerait pas le marché des directions dans lesquelles il se développerait en l'absence de toute imposition. Toutefois, ni la vaste littérature sur les questions fiscales, ni les politiques suivies par les gouvernements, n'ont consacré beaucoup d'attention au problème de l'impôt neutre ; l'on s'est beaucoup plus préoccupé de trouver l'impôt juste.

L'impôt neutre n'affecterait la situation des citoyens que dans la mesure où une partie du travail et des ressources matérielles doit être absorbée par l'appareil gouvernemental. Dans la construction imaginaire de l'économie fonctionnant en rythme uniforme, le Trésor public lève continuellement des impôts et dépense tout ce qu'il en reçoit, ni plus ni moins, pour couvrir le coût des diverses activités des exécutants du gouvernement. Une partie du revenu des citoyens est drainée par les dépenses publiques. Si nous supposons que, dans cette économie en rythme constant, il règne une parfaite égalité des revenus, telle que le revenu de chaque ménage soit proportionnel au nombre de ses membres, deux impôts neutres sont possibles : la capitation ou taxe par tête, et l'impôt proportionnel sur le revenu. Dans l'hypothèse considérée il n'y aurait entre les deux aucune différence. Une partie du revenu de chaque citoyen serait absorbée par la dépense publique, et il n'y aurait aucun effet secondaire engendré par la fiscalité.

Une économie évolutive est tout à fait différente de ce modèle imaginaire de l'économie en rythme uniforme avec égalité des revenus. Des changements continuels et l'inégalité des richesses et revenus sont des traits essentiels et nécessaires de l'économie mouvante de marché, seul système réel et opérant de l'économie de marché. Dans le cadre d'un tel système, une fiscalité neutre ne peut exister. L'idée même d'impôt neutre est aussi irréalisable que celle de monnaie neutre. Cependant, bien entendu, les raisons pour lesquelles la non-neutralité est inévitable, sont autres dans le cas des impôts et dans le cas de la monnaie.

Un impôt de capitation taxant chaque citoyen également et uniform&eacutement sans égard à l'importance de son revenu et de son patrimoine pèse plus lourdement sur ceux dont les ressources sont modérées que sur ceux qui en ont de plus larges. Elle ampute la production des articles consommés par le grand nombre, plus fortement que celle des articles consommés surtout par les citoyens les plus riches. D'autre part, elle a pour effet de moins diminuer l'épargne et la formation de capital qu'une imposition plus lourde des citoyens les plus riches. Elle ne ralentit pas la tendance à la baisse de la productivité marginale des capitaux matériels par rapport à la productivité marginale du travail, autant qu'une fiscalité frappant spécialement les revenus et patrimoines les plus importants, et donc retarde moins la tendance à la hausse des taux de salaires.

Les politiques effectivement suivies par tous les pays sont actuellement guidées exclusivement par l'idée que les impôts doivent être répartis suivantla « capacité de paiement » de chaque citoyen. Dans les considérations qui ont finalement conduit à l'acceptation générale du principe de « capacité contributive », il y eut une vague idée qu'en imposant plus lourdement les gens aisés que ceux de ressources modestes, l'on rendrait l'impôt quelque peu plus neutre. Quoi qu'il en soit, il est certain que toute référence à la neutralité de l'impôt a été rapidement écartée. Le principe de la capacité contributive fut élevé à la dignité de postulat de justice sociale. Dans la mentalité courante, les objectifs fiscaux et budgétaires de l'impôt ne sont que d'importance secondaire. La fonction primordiale de l'impôt consiste à réformer la situation sociale selon la justice. De ce point de vue, un impôt est jugé d'autant plus satisfaisant qu'il est moins neutre, et qu'il sert davantage d'instrument pour détourner la production et la consommation des directions où un marché non entravé les aurait guidées.

2 / L'imposition totale

L'idée de justice sociale impliquée par le principe de la capacité contributive est celle d'une parfaite égalité financière de tous les citoyens. Aussi longtemps qu'une quelconque inégalité subsiste entre revenus et entre patrimoines, l'on peut tout aussi valablement soutenir que les plus gros — quelque bas qu'en soit le niveau en valeur absolue — révèlent un excès de capacité contributive qu'il convient de confisquer, ou bien soutenir que toute inégalité existant entre revenus et entre fortunes témoigne d'une différence dans la capacité. Le seul point d'arrêt logique pour la doctrine de la capacité contributive réside dans une complète égalisation des revenus et des patrimoines par la confiscation de tout ce qui dépasse le montant détenu au plus bas de l'échelle 1.

L'idée de taxation totale est l'antithèse de celle d'impôt neutre. L'imposition totale prélève — confisque — tous les revenus et toutes les richesses. Après quoi le gouvernement, sur le trésor commun ainsi constitué, donne à chacun une allocation pour couvrir les frais de sa subsistance. Ou, ce qui revient au même, le gouvernement en levant l'impôt en exempte le montant qu'il considère comme la part congrue de tout un chacun, et complète la part de ceux qui ont moins que cette portion congrue.

L'on ne peut pousser, en pensée, l'imposition totale jusqu'à ses dernières conséquences logiques. Si les entrepreneurs et capitalistes ne tirent aucun avantage personnel, ou ne subissent aucun dommage personnel, selon la façon dont ils utilisent les moyens de production, ils deviennent indifférents en ce qui concerne les diverses conduites possibles. Leur fonction sociale s'évanouit, et ils deviennent des administrateurs irresponsables et inattentifs de la propriété publique. Ils ne sont plus tenus d'adapter la production aux désirs des consommateurs. Si les revenus seuls sont absorbés par l'impôt tandis que le capital financier de la firme est exempté, c'est une incitation aux propriétaires à consommer une part de leur patrimoine et donc à léser les intérêts de tous. Une fiscalité totale des revenus serait un moyen fort maladroit de transformer le capitalisme en socialisme. Si l'imposition totale affecte la fortune aussi bien que le revenu, ce n'est plus désormais une contribution, c'est-à-dire un moyen de collecter le revenu de l'État dans une économie de marché ; cela devient une mesure de passage au socialisme. Une fois poussée à son terme, le socialisme a pris la place du capitalisme.

Même considérée comme une méthode pour réaliser le socialisme, la fiscalisation totale est discutable. Certains socialistes ont lancé des plans de réforme fiscale prosocialiste. Ils recommandaient un impôt de ioo sur les successions et les donations, ou encore d'absorber par l'impôt la totalité de la rente foncière et de tout ce qu'ils appellent les < revenus non gagnés », c'est-à-dire tout revenu non tiré d'un travail manuel accompli. Il est superflu d'examiner ces projets. Il suffit de savoir qu'ils sont absolument incompatibles avec le maintien d'une économie de mraché.

3 / Objectifs fiscaux et non fiscaux de l'impôt

Les objectifs fiscaux de l'imposition et ses objectifs non fiscaux se contrarient mutuellement.

Considérons, par exemple, les droits d'accise sur les spiritueux. Si on les regarde comme une source de revenus pour l'État, plus ils rapportent, meilleurs ils sont. Bien entendu, comme l'impôt augmente forcément le prix de la boisson, il en diminue la vente et la consommation. Il faut rechercher expérimentalement le taux d'impôt qui correspond au revenu maximum. Mais si l'on envisage les droits sur l'alcool comme un moyen de réduire le plus possible la consommation, le taux le plus fort est préférable. Poussé au-delà d'un certain seuil, l'impôt fait diminuer considérablement la consommation, mais le revenu baisse en même temps. Si l'impôt atteint pleinement son objectif non fiscal en détournant complètement les gens de consommer des boissons alcoolisées, le revenu est nul. Il ne sert plus à rien sous l'angle fiscal, son effet est purement prohibitif. Tout cela vaut également, non seulement pour toutes les sortes d'impôt indirect mais aussi pour l'impôt direct. Les impôts discriminatoires sur les sociétés et les grandes entreprises, si on les poussait au-dessus d'une certaine limite, provoqueraient la disparition totale des sociétés et grandes entreprises. Les prélèvements sur le capital, les droits de transmission en matière de successions et de biens fonciers, les impôts sur le revenu sont de même destructeurs de leur propre assiette lorsque leur taux est exagéré.

Il n'y a aucune solution au conflit insurmontable entre les objectifs fiscaux et non fiscaux de l'impôt. Comme le Chief Justice Marshall l'a pertinemment remarqué, le pouvoir de taxer est en même temps pouvoir de détruire. Ce pouvoir peut être employé pour détruire l'économie de marché, et c'est, chez beaucoup de gouvernements et de partis, une ferme intention que de s'en servir dans ce but. Dans la mesure où le socialisme se substitue au capitalisme, le dualisme de deux domaines d'action coexistants et distincts disparaît. Le pouvoir politique engloutit le champ entier des actions autonomes de l'individu, et devient totalitaire. Il cesse de dépendre pour ses ressources financières des moyens soutirés aux citoyens. Il n'existe plus de distinction entre les fonds publics et les fonds privés.

La fiscalité est un problème intrinsèque de l'économie de marché.

C'est l'un des caractères distinctifs de l'économie de marché, que le gouvernement n'y entrave point les phénomènes de marché, et que son appareil technique reste si limité que son entretien n'absorbe qu'une part modeste de la somme totale des revenus des citoyens. Dans une telle situation, les impôts sont le véhicule approprié fournissant au pouvoir les fonds qui lui sont nécessaires. Ils sont appropriés, parce qu'ils sont modérés et ne dérangent pas sensiblement la production et la consommation. Si les impôts gonflent au point d'excéder une limite modérée, ils cessent d'être des contributions fiscales et deviennent des outils de destruction de l'économie de marché.

Cette métamorphose des impôts en armes subversives est ce qui marque actuellement les finances publiques. Nous ne nous mêlons aucunement des jugements de valeur totalement arbitraires que l'on formule en réponse à la question de savoir si une forte pression fiscale est un fléau ou quelque chose de bienfaisant, ou si les dépenses couvertes au moyen de ces recettes sont ou non sages et fructueuses 2. Le fait qui compte seul est que plus la pression fiscale augmente, moins elle est compatible avec le maintien d'une économie de marché. Nous n'avons pas à chercher si oui ou non il est exact que « jamais pays ne s'est trouvé ruiné par de larges dépenses publiques faites par le public et pour le public » 3. Ce qui est indéniable, c'est que l'économie de marché peut être démolie par de grosses dépenses publiques, et que telle est l'intention de beaucoup.

Les hommes d'affaires se plaignent du caractère oppressif d'une lourde fiscalité. Les hommes d'État sont inquiets du danger de « manger le blé en herbe ». Mais le vrai problème crucial de la fiscalité doit être vu dans le paradoxe suivant : plus les impôts augmentent, plus ils sapent l'économie de marché et, parallèlement, le système fiscal lui-même. Lorsqu'on fait cette constatation, il devient évident qu'à la fin du compte il y a incompatibilité entre le maintien de la propriété privée et des mesures de confiscation. Chaque impôt considéré en lui-même, et de même l'ensemble du système fiscal d'un pays, se détruit lui-même en dépassant un certain niveau des taux de prélèvement.

4 / Les trois catégories d'interventionnisme fiscal

Les diverses méthodes d'imposition qui peuvent être employées pour la régulation de l'économie — c'est-à-dire comme instruments d'une politique interventionniste — peuvent être classées en trois groupes.

  • 1. L'impôt cherche à supprimer totalement, ou à restreindre, la production de marchandises déterminées. Il s'immisce ainsi, indirectement, dans la consommation. Il n'importe pas que ce but soit visé par l'imposition de taxes spéciales, ou par l'exemption réservée à certains produits dans un impôt général frappant tous les autres produits, ou frappant les produits que les consommateurs auraient préférés en l'absence de discrimination fiscale. L'exemption est utilisée comme instrument d'interventionnisme dans le cas des tarifs douaniers. Le produit domestique n'est pas affecté dans son prix par les droits qui n'obèrent que la marchandise importée. Beaucoup de pays recourent à la discrimination fiscale pour manipuler la production intérieure. Ils essayent, par exemple, d'encourager la production de vin, denrée que fournissent les viticulteurs dont les domaines sont de taille petite ou moyenne, de préférence à la production de bière, fournie par des brasseries géantes, et dans ce but ils taxent la bière plus fort que le vin.
  • 2. L'impôt exproprie une partie du revenu ou de la fortune.
  • 3. L'impôt exproprie totalement le revenu et la fortune.

Nous ne nous occuperons pas de la troisième catégorie, puisque c'est simplement un moyen de réaliser le socialisme, et comme tel est hors du champ de l'interventionnisme.

La première catégorie ne diffère pas, dans ses effets, des mesures restrictives étudiées dans le chapitre suivant.

La deuxième catégorie englobe les mesures confiscatoires dont traite le chapitre XXXII.

Notes

1 Voir Harley Lutz ; Guideposts to a Free Economy, Néw York, 1945, p. 76.

2 C'est la méthode habituelle de traiter les problèmes de finances publiques. Voir entre autres Ely, Adams, Lorenz et Young, Outlines of Economics, 3e éd., New York, 1920, p. 702.

3 Même référence.