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Ludwig von Mises:L'Action humaine - chapitre 21


Anonyme


Chapitre XXI — Travail et salaires

Quatrième partie — La Catallactique ou économie de la société de marché

Chapitre XXI — Travail et salaires

1 / Travail introversif et travail extratensif

Un homme peut surmonter la dés-utilité du travail (renoncer à jouir du loisir) pour diverses raisons.

1. Il peut travailler pour rendre son esprit et son corps résistants, vigoureux et agiles. La dés-utilité du travail n'est pas un prix dépensé pour atteindre ces buts ; la surmonter est indissociable du contentement recherché. Les exemples les plus frappants sont le sport authentique, pratiqué sans aucun dessein de récompense ou de succès social ; et la quête de la vérité et de la connaissance, poursuivie pour elle-même et non comme moyen d'améliorer l'efficacité du sujet ou son habileté dans l'accomplissement d'autres genres de travail tendant à d'autres fins 1.

2. Il peut supporter le désagrément du travail en vue de servir Dieu. Il sacrifie le loisir pour plaire à Dieu et pour être récompensé dans l'au-delà par la béatitude éternelle, et pendant son pèlerinage sur terre par l'insurpassable bonheur que procure la certitude d'avoir rempli tous ses devoirs religieux. (Si toutefois il sert Dieu afin d'atteindre des objectifs temporels — son pain quotidien et le succès dans ses affaires séculières — sa conduite ne diffère pas substantiellement d'autres efforts pour obtenir des avantages profanes en dépensant du travail. Que la théorie qui guide sa conduite soit ou non correcte, et que les résultats qu'il en escompte se réalisent ou non n'interviennent en rien pour la qualification catallactique de sa façon d'agir 2.)

3. Il peut se fatiguer afin d'éviter un inconvénient pire. Il supporte le désagrément du travail afin d'oublier, d'échapper à des pensées déprimantes ou de chasser des humeurs déplaisantes ; le travail est pour lui une sorte d'extrême raffinement du jeu. Ce jeu raffiné ne doit pas être confondu avec les simples jeux d'enfants qui sont sans plus générateurs de plaisir. (Cependant, il y a aussi d'autres jeux d'enfants. Les enfants aussi sont assez complexes pour se livrer au jeu raffiné.)

4. Il peut travailler parce qu'il compare avantageusement les fruits qu'il peut gagner en travaillant au désagrément du travail et aux agréments du loisir.

Le travail des catégories 1, 2 et 3 est fourni parce que la dés-utilité du travail en lui-même — et non pas son produit — procure satisfaction. L'on s'inflige de la fatigue et du souci, non pas pour atteindre un but au bout de la marche, mais pour l'action même de marcher. L'alpiniste ne veut pas seulement atteindre le sommet, il veut l'atteindre en grimpant. Il dédaigne le chemin de fer à crémaillère qui le conduirait au sommet plus vite et sans tracas, même si le prix du transport est moindre que les frais occasionnés par l'escalade (par exemple, la rémunération du guide). L'effort de grimper ne lui procure pas en soi du plaisir ; il contient la dés-utilité du travail. Mais c'est précisément de surmonter le désagrément du travail qui lui donne la satisfaction qu'il cherche. Une course moins éprouvante ne lui plairait pas davantage, mais moins.

Nous pouvons appeler le travail des catégories 1, 2 et 3 du travail introversif et le distinguer du travail extratensif de la catégorie 4. Dans certains cas le travail introversif peut entraîner — comme sous-produit en quelque sorte — des résultats pour l'obtention desquels d'autres gens se soumettraient au désagrément du travail. Le dévot peut soigner des malades pour mériter le Ciel ; le chercheur de vérité, exclusivement attaché à la quête du savoir, peut découvrir un procédé utile pratiquement. Dans cette mesure, le travail introversif peut influer sur l'offre au marché. Mais, en règle générale, le catallactique s'occupe seulement du travail extratensif.

Les problèmes psychologiques soulevés par le travail introversif ne sont pas du ressort de la catallactique. Vu sous l'angle de l'économie, le travail introversif doit être qualifié de consommation. Son exécution requiert généralement non seulement les efforts personnels des individus concernés, mais aussi une dépense de facteurs matériels de production, et le produit du travail extratensif, non immédiatement gratifiant, d'autres personnes auxquelles il faut l'acheter en leur payant un salaire. La pratique de la religion nécessite des lieux de culte et leur équipement ; le sport nécessite divers ustensiles et appareils, des entraîneurs et des directeurs sportifs. Toutes ces choses relèvent du domaine de la consommation.

2 / Joie et ennui du travail

Seul le travail extratensif, non immédiatement gratifiant, est un objet d'étude pour la catallactique. La marque caractéristique de ce genre de travail est qu'il est accompli en vue d'un objectif qui est au-delà de son exécution et de la dés-utilité qu'il comporte. Les gens travaillent parce qu'ils veulent recueillir le produit du travail. Le travail lui-même cause du désagrément. Mais en dehors de ce désagrément qui est irritant et inspirerait à l'homme un impérieux désir d'économiser le travail, même si son pouvoir de travailler n'était pas limité et qu'il fût capable de fournir un travail illimité, apparaissent parfois des phénomènes émotionnels spéciaux, des sentiments de plaisir ou d'ennui, accompagnant l'exécution de certaines sortes de travail.

Tant le plaisir que l'ennui du travail sont dans un domaine autre que la dés-utilité du travail. Le plaisir du travail ne peut donc ni alléger ni supprimer la dés-utilité du travail. Il ne faut pas non plus confondre la joie du travail avec la gratification immédiate procurée par certaines sortes de travail. C'est un phénomène concomitant qui provient soit de la gratification médiate du travail, produit ou rémunération, soit de quelque circonstance accessoire.

Les gens ne se soumettent pas à la dés-utilité du travail pour obtenir le plaisir qui accompagne le travail, mais pour obtenir sa gratification médiate. En fait, le plaisir de travailler tient compte d'avance, pour la plupart, de la dés-utilité du travail en question.

Les sources d'où le plaisir de travailler découlent peuvent être :

1. L'attente assurée de la gratification médiate du travail, l'anticipation du moment où il aura été accompli et où il rapportera. Celui qui peine à la tâche considère son travail comme un moyen de parvenir à un objectif recherché, et l'avancement de son travail le réjouit comme une approche réalisée vers son but. Son plaisir est un avant-goût de la satisfaction que procure la gratification médiate. Dans le cadre de la coopération sociale, ce plaisir se manifeste sous la forme du contentement de tenir solidement sa place dans l'organisme social et d'être capable de rendre des services que les autres apprécient, soit en achetant le produit, soit en rémunérant le travail effectué. Le travailleur se réjouit parce qu'il en tire estime de soi, ayant conscience de subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille, et de ne point dépendre de la pitié d'autrui.

2. En effectuant son travail, il a plaisir à apprécier esthétiquement son savoir-faire et son œuvre. Ceci n'est pas simplement le plaisir contemplatif de l'homme qui voit des choses réalisées par d'autres. C'est la fierté de l'homme qui peut dire : je sais faire cela, c'est mon œuvre.

3. Ayant achevé sa tâche, le travailleur ressent de la joie d'avoir avec succès surmonté tout l'effort et le tracas qu'elle impliquait. II est heureux d'être débarrassé de quelque chose qui était difficile, pénible, déplaisant, d'être déchargé pour un temps de la dés-utilité du travail. C'est le sentiment qu'on exprime en disant : « J'en ai terminé. »

4. Certaines sortes de travail satisfont certains désirs. Il y a par exemple des occupations qui répondent à des désirs érotiques — conscients ou subconscients. Ces désirs peuvent être normaux ou pervers. Ainsi des fétichistes, homosexuels, sadiques et autres pervers peuvent parfois trouver dans leur travail une occasion de satisfaire leurs appétits étranges. Il y a certaines occupations qui attirent particulièrement de telles gens. La cruauté, le goût du sang s'épanouissent abondamment sous le manteau de divers métiers.

Selon le genre de travail, les conditions dans lesquelles apparaît la joie du travail diffèrent. Ces conditions peuvent être en gros plus homogènes dans les catégories 1 et 3 que dans la catégorie 2. Il est évident qu'elles sont moins rarement réunies pour la catégorie 4.

La joie du travail peut être complètement absente. Des facteurs psychiques peuvent l'éliminer entièrement. D'autre part, on peut intentionnellement viser à augmenter la joie de travailler.

Les observateurs pénétrants de l'âme humaine ont toujours cherché à favoriser la joie au travail. Une bonne part des succès de ceux qui recrutaient et conduisaient des armées mercenaires relevaient de ce domaine. Leur tâche était aisée dans la mesure où la profession des armes procure des satisfactions de la quatrième catégorie. Toutefois, ces satisfactions ne dépendent pas du loyalisme de celui qui porte les armes. Les trouve aussi le soldat qui abandonne son chef de guerre en difficultés et se retourne contre lui au service de nouveaux commandants. Ainsi la tâche particulière des employeurs de mercenaires était de susciter un esprit de corps et une fidélité qui pouvaient préserver leurs recrues de telles tentations. Il y avait aussi, bien entendu, les chefs qui ne se souciaient pas de tels impondérables. Dans les armées et les marines du XVIIIe siècle, le seul moyen de garantir l'obéissance et d'empêcher la désertion consistait en des châtiments barbares.

L'industrialisme moderne n'était pas conçu pour augmenter intentionnellement la joie du travail. Il s'en remettait à l'amélioration matérielle qu'il procurait à ses employés en leur qualité de receveurs de salaires et d'acheteurs de produits. Du fait de l'affluence de candidats à l'emploi dans les ateliers, et tout le monde cherchant à travailler dans les manufactures, il semblait inutile de recourir à des moyens particuliers. Les avantages que les multitudes tiraient du système capitaliste étaient si évidents que nul entrepreneur n'éprouvait le besoin de haranguer les travailleurs et de faire auprès d'eux de la propagande procapitaliste. Le capitalisme moderne est essentiellement production de masse pour les besoins des masses. Les acheteurs de cette production sont à peu près les mêmes individus qui, comme salariés, participent à leur fabrication. La courbe ascendante des ventes fournissait à l'employeur l'information valable sur l'amélioration du niveau de vie des masses. Il ne se souciait pas des sentiments de ses employés en tant que travailleurs. Il pensait exclusivement à les servir comme consommateurs. Même aujourd'hui, en face d'une propagande anticapitaliste extrêmement soutenue et fanatique, il n'y a à peu près aucune contre-propagande.

Cette propagande anticapitaliste est une entreprise systématique visant à ce que les gens ne soient plus satisfaits, mais au contraire dégoûtés de travailler. La joie du travail des catégories 1 et 2 dépend dans une certaine mesure de facteurs idéologiques. Le travailleur est heureux d'avoir sa place dans la société et de coopérer activement à son activité productrice. Si quelqu'un vilipende cette idéologie et la remplace par une autre qui représente le salarié comme la victime impuissante d'exploiteurs impitoyables, il change la joie de travailler en dégoût et ennui.

Nulle idéologie, quelle que soit la puissance des moyens mis en œuvre pour l'illustrer et l'inculquer, ne peut affecter la dés-utilité du travail. Il est impossible de la supprimer ou de l'alléger par la persuasion ou la suggestion hypnotique. D'autre part, on ne peut pas non plus l'augmenter par des mots et des doctrines. La dés-utilité du travail est un phénomène inconditionnellement donné. Donner libre cours spontanément et sans souci à ses énergies et à ses fonctions vitales plaît davantage à tout le monde que la sévère discipline de l'effort orienté vers un but. La dés-utilité du travail est pénible aussi à celui qui, de tout son cœur, de toute son âme et même avec abnégation, se consacre à son travail. Lui aussi ne demande pas mieux que de réduire la masse de la besogne si cela peut se faire sans préjudice pour la satisfaction médiate visée, et lui aussi est content d'en avoir terminé : il éprouve la joie du travail de la catégorie 3.

Pourtant, la joie de travailler des classes 1 et 2, parfois même celle de la classe 3, peut être supprimée par des influences idéologiques et faire place au dégoût de travailler. Le travailleur commence à détester son travail s'il devient persuadé que ce qui le fait accepter l'inconvénient de travailler n'est pas sa propre évaluation supérieure de la rémunération convenue, mais simplement un système social injuste. Leurré par les slogans de la propagande socialiste, il ne comprend pas que la dés-utilité du travail est un fait inexorable de la condition humaine, quelque chose d'originellement donné qui ne peut être supprimé par des agencements ou méthodes d'organisation sociale. Il devient victime de la chimère marxiste d'après laquelle dans une communauté socialiste le travail n'engendrera point de peine mais du plaisir 3.

Le fait que l'ennui de travailler soit substitué à la joie de travailler n'affecte pas plus l'évaluation de la dés-utilité du travail que celle du produit du travail. Tant la demande de main-d'œuvre que l'offre de main-d'œuvre demeurent inchangées. Car les gens ne travaillent pas en vue de la joie de travailler, mais pour obtenir la gratification médiate que cela assure. Ce qui est modifié, c'est seulement l'attitude émotionnelle du travailleur. Son travail, sa position dans l'ensemble complexe de la division sociale du travail, ses relations aux autres membres de la société, et la société elle-même lui apparaissent sous une lumière nouvelle. Il s'apitoie sur lui-même, victime sans défense d'un système absurde et injuste. Il devient un mécontent amer, sa personnalité manque d'équilibre, il est la proie facile de toutes sortes de charlatans et d'illuminés. Etre de bonne humeur dans l'exécution de ses tâches et en surmontant la dés-utilité du labeur rend les gens bien dans leur peau, renforce leurs énergies et leur vitalité. Eprouver du dégoût dans son travail rend les gens moroses et névrotiques. Une collectivité dans laquelle prédomine l'ennui de travailler est un assemblage de gens mécontents, pleins de rancœur, querelleurs et vindicatifs.

Néanmoins, en ce qui concerne les ressorts volitionnels qui font surmonter la dés-utilité du travail, le rôle joué par le plaisir et l'ennui de travailler est simplement contingent et surajouté. Il ne peut être question d'obtenir que les gens travaillent pour le plaisir de travailler. La joie de travailler n'est pas un substitut pour la gratification médiate du labeur. Le seul moyen d'amener un homme à travailler plus et mieux est de lui offrir une récompense plus forte. Il est vain de l'appâter avec la joie du travail. Lorsque les dictateurs de la Russie soviétique, de l'Allemagne nazie et de l'Italie fasciste tentèrent d'assigner à la joie du travail une fonction définie dans leur système de production, leurs espoirs séchèrent sur pied.

Ni la joie ni l'ennui de travailler n'influent sur la quantité de travail offerte au marché. Dans la mesure où ces sentiments sont présents avec la même intensité dans toutes les sortes de travail, l'affirmation est évidente. Mais il en va de même pour la joie et l'ennui qui sont conditionnés par des caractères spéciaux du travail considéré ou du tempérament du travailleur. Considérons par exemple la joie de la catégorie 4. L'empressement de certaines gens à demander des emplois qui leur procurent des occasions de satisfaire de telles satisfactions tend à abaisser les rémunérations dans ces branches. Mais c'est précisément cet effet qui amène d'autres gens, moins attirés par ces plaisirs discutables, à préférer d'autres secteurs du marché du travail où ils peuvent gagner davantage. Ainsi se développe une tendance en sens inverse qui neutralise la première.

Le plaisir et l'ennui de travailler sont des phénomènes psychologiques qui n'influent ni sur les évaluations subjectives individuelles de la dés-utilité et de la gratification médiate du labeur, ni sur le prix du travail sur le marché.

3 / Les salaires

Le travail est un facteur rare de production. Comme tel il est vendu et acheté sur le marché. Le prix payé pour le travail est inclus dans le prix versé pour le produit ou les services si celui qui effectue le travail est le vendeur de ce produit ou de ces services. Si c'est du travail pur et simple qui est vendu et acheté, soit par un entrepreneur engagé dans la production et la vente, soit par un consommateur désireux d'utiliser les services rendus pour sa propre consommation, le prix payé est appelé salaire.

Pour l'homme qui agit, son propre travail n'est pas seulement un facteur de production, c'est aussi une source de dés-utilité ; il l'évalue non seulement en fonction de la gratification médiate attendue, mais aussi de la dés-utilité qu'il entraîne. Mais pour lui, comme pour tout le monde, le travail d'autres gens proposé en vente sur le marché n'est rien d'autre qu'un facteur de production. L'homme envisage le travail d'autrui de la même façon qu'il envisage tous les autres facteurs de production rares. Il lui reconnaît un prix d'après les mêmes principes qu'il apprécie tout le reste. Le niveau des taux de salaires est formé sur le marché de la même manière que sont formés les prix de toutes les marchandises. En ce sens nous pourrions dire que le travail est une marchandise. Les associations émotionnelles que les gens, sous l'influence du marxisme, attachent à ce terme n'ont pas d'importance. Observons seulement en passant que les employeurs traitent du travail comme ils traitent de toutes les marchandises, parce que le comportement des consommateurs les force à agir de la sorte.

L'on ne peut parler de travail et de salaires en général sans exprimer certaines restrictions. Il n'existe pas un type uniforme de travail ni un taux général de salaire. Le travail est très varié en qualité, et chaque sorte de travail rend des services différents. Chacune est appréciée comme facteur complémentaire dans la production de biens de consommation et de services définis. Il n'y a pas de lien direct entre l'appréciation de la prestation d'un chirurgien et de celle d'un débardeur. Néanmoins, indirectement, tous les secteurs du marché du travail se trouvent connectés les uns aux autres. Une augmentation de la demande de services des chirurgiens ne fera pas, si grande soit-elle, affluer les débardeurs dans la profession chirurgicale. Et pourtant, les frontières entre les divers secteurs du marché du travail ne sont pas rigoureuses. Il y a une tendance permanente des travailleurs à passer de leur branche à d'autres occupations similaires où les conditions leur semblent présenter de meilleures chances. C'est pourquoi finalement chaque modification de la demande ou de l'offre dans un secteur affecte indirectement tous les autres. Tous les groupes sont, indirectement, en concurrence. S'il entre plus de gens dans la profession médicale, il y en aura moins pour d'autres branches, et ceux-là seront remplacés par des gens provenant d'autres branches encore, et ainsi de suite. En ce sens, il y a une liaison réciproque entre tous les groupes professionnels, bien que les talents exigés varient de l'un à l'autre. Là encore nous nous trouvons devant le fait que l'éventail des qualités de travail requises pour la satisfaction des besoins est plus large que celui des diverses aptitudes innées des individus à fournir du travail 4.

La liaison n'existe pas seulement entre différents types de travail et entre les prix auxquels on les paie, mais également entre le travail et les facteurs matériels de production. Dans certaines limites l'on peut substituer du travail à des facteurs matériels, et inversement. La mesure dans laquelle de telles substitutions sont pratiquées dépend du niveau des taux de salaires et des prix des facteurs matériels.

La formation des taux de salaires — comme celle des prix des facteurs matériels de production — ne peut se produire que sur le marché. Il n'existe pas plus de taux de salaires hors marché que de prix des biens hors marché. Dans la mesure entière où il y a salaires, le travail est pris en considération de la même manière que n'importe quel facteur matériel de production vendu et acheté sur le marché. L'on appelle habituellement ce secteur du marché des facteurs de production, sur lequel le travail se loue, marché du travail. Comme tous les autres secteurs du marché, le marché du travail est matérialisé par les entrepreneurs désireux de faire des profits. Tout entrepreneur est aux aguets pour acheter toutes les espèces de travail dont il a besoin pour réaliser ses plans, et les acheter au moindre prix possible. Mais les salaires qu'il offre doivent être assez hauts pour enlever les travailleurs aux entrepreneurs concurrents. La limite supérieure de ses offres est fixée par le prix qu'il peut obtenir du supplément de biens vendables qu'il compte tirer de l'emploi du travailleur considéré. La limite inférieure est posée par les offres des entrepreneurs concurrents qui sont eux-mêmes guidés par des considérations analogues. C'est ce que veulent dire les économistes quand ils déclarent que le niveau des taux de salaire pour chaque sorte de travail est déterminé par sa productivité marginale. Une autre façon d'exprimer la même vérité est de dire que les taux de salaires sont déterminés par l'offre de travail et de facteurs matériels de production d'une part, et de l'autre par les prix jugés probables des futurs biens de consommation.

Cette explication catallactique de la formation des salaires a été la cible d'attaques passionnées mais entièrement erronées. Il a été affirmé qu'il y a un monopole de la demande de travail. La plupart des partisans de cette doctrine pensent qu'ils ont suffisamment fait la démonstration de leur thèse en citant quelques remarques occasionnelles d'Adam Smith à propos d'une « sorte de combinaison tacite mais constante et uniforme » entre les employeurs pour maintenir les salaires le plus bas possible 5. D'autres se réfèrent en termes vagues à l'existence d'organisations professionnelles de divers groupes d'hommes d'affaires. Le vide de tels propos est évident. Néanmoins, le fait que ces idées confuses sont le fondement idéologique du syndicalisme ouvrier et de la politique du travail de tous les gouvernements contemporains rend indispensable de les analyser avec le plus grand soin.

Les entrepreneurs sont dans la même situation vis-à-vis des vendeurs de travail que vis-à-vis des vendeurs de facteurs matériels de production. Ils sont dans la nécessité d'acheter tous les facteurs de production au meilleur prix possible. Mais si dans leur effort pour obtenir ce résultat certains entrepreneurs, ou certains groupes d'entrepreneurs, ou tous les entrepreneurs offrent des prix ou des taux de salaires qui sont trop bas, c'est-à-dire qui ne s'accordent pas à l'état d'un marché non entravé, ils ne réussiront à acheter ce qu'ils cherchent que si l'entrée dans les rangs des chefs d'entreprises est bloquée par des barrières institutionnelles. Si l'apparition de nouveaux entrepreneurs, ou l'expansion des activités des entrepreneurs déjà opérants n'est pas empêchée, toute baisse dans les prix des facteurs de production, en dissonance avec la structure du marché, doit ouvrir de nouvelles chances de faire du profit. Il y aura des gens désireux de tirer avantage de la marge entre le niveau établi du taux des salaires et la productivité marginale du travail. Leur demande de main-d'œuvre ramènera le niveau des salaires à son point d'équilibre avec la productivité marginale du travail. La combinaison tacite entre les entrepreneurs à laquelle Smith faisait allusion, même si elle existait, ne pourrait abaisser le niveau des salaires au-dessous du taux d'un marché concurrentiel que si l'accès à la carrière d'entrepreneur n'exigeait pas seulement un cerveau et du capital (ce dernier étant toujours disponible pour des entreprises susceptibles de fournir les plus hauts revenus), mais en outre un titre institutionnel, une patente, une licence, réservée à une catégorie privilégiée de personnes.

On a affirmé qu'un chercheur d'emploi est forcé de vendre son travail à n'importe quel prix, si bas soit-il, étant donné qu'il dépend exclusivement pour vivre de sa capacité de travail et n'a pas d'autre source de revenu. Il ne peut attendre, il lui faut se contenter de n'importe quelle rémunération qu'un employeur a la bonté de lui proposer. Cette faiblesse inhérente permet aisément à une action concertée des maîtres d'abaisser les taux de salaires. Ils peuvent, si besoin est, attendre plus longtemps, leur demande de main-d'œuvre étant moins urgente que la demande de subsistance du travailleur. Cet argument ne tient pas. Il implique comme évident que les employeurs empochent la différence entre le taux de salaire correspondant à la productivité marginale et le taux de monopole plus bas, comme un gain supplémentaire de monopole, et ne le répercutent pas sur le consommateur sous forme d'une réduction du prix. Car s'ils réduisaient les prix du montant de la baisse dans les coûts de production, ils n'auraient aucun avantage à comprimer les salaires en leur qualité de producteurs et de vendeurs de produits. Tout le gain irait aux consommateurs et par là aussi aux salariés en leur qualité d'acheteurs ; les entrepreneurs eux-mêmes n'en profiteraient que comme consommateurs. Pour se réserver le profit supplémentaire résultant de l' << exploitation >> des travailleurs en position d'infériorité dans la négociation, il faudrait une action concertée des employeurs en leur qualité de vendeurs des produits. Elle exigerait un monopole universel de toutes les activités de production, lequel ne peut être créé que par une restriction institutionnelle de l'accès à la profession d'entrepreneur.

Le point essentiel de l'affaire est que la prétendue combinaison monopolistique des employeurs, à laquelle se réfèrent Adam Smith et une grande partie de l'opinion, serait un monopole de la demande. Mais nous avons déjà vu que de tels prétendus monopoles de la demande sont en fait des monopoles de l'offre d'un type particulier. Les employeurs ne seraient en mesure d'abaisser les taux de salaires par une action concertée que s'ils pouvaient monopoliser un facteur indispensable à toute espèce quelconque de production, et restreindre l'emploi de ce facteur d'une façon monopolistique. Comme il n'existe pas un seul facteur matériel indispensable pour toute production quelconque, il leur faudrait monopoliser tous les facteurs de production. Une telle situation n'est imaginable que dans une communauté socialiste, et là il n'y a ni marché, ni prix, ni salaire.

Il ne serait pas possible non plus aux propriétaires des facteurs matériels de production, les capitalistes et propriétaires du sol, de former un cartel universel contre les intérêts des travailleurs. La marque caractéristique des activités de production dans le passé, et dans l'avenir prévisible, est que la rareté du travail est plus forte que la rareté de la plupart des facteurs primaires de production, ceux fournis par la nature. La rareté relative du travail détermine l'étendue dans laquelle les facteurs naturels primaires relativement abondants peuvent être utilisés. Il y a des terres inemployées, des dépôts minéraux inutilisés, etc., parce qu'il n'y a pas assez de travail disponible pour leur utilisation. Si les propriétaires des terres cultivées aujourd'hui formaient un cartel afin de recueillir des gains de monopole, leur projet serait déjoué par la concurrence des propriétaires de terres sub-marginales. Les détenteurs des facteurs intermédiaires de production, à leur tour, ne pourraient s'entendre pour un cartel général sans la coopération des détenteurs des facteurs primaires.

Diverses autres objections ont été opposées à la doctrine de l'exploitation monopolistique des travailleurs par une entente tacite ou avouée des employeurs. Il a été démontré qu'à aucun moment, à aucun endroit dans une économie de marché non entravée, l'existence de tels cartels ne peut être découverte. Il a été montré qu'il n'est pas vrai que les demandeurs d'emploi ne peuvent pas attendre et par conséquent sont dans la nécessité d'accepter n'importe quel taux de salaire, si bas soit-il, que leur offrent les employeurs. Il n'est pas vrai que tout travailleur sans emploi soit condamné à mourir de faim ; les travailleurs aussi ont des réserves et peuvent attendre ; la preuve en est qu'effectivement ils attendent. D'un autre côté, attendre peut être financièrement ruineux pour les entrepreneurs et les capitalistes aussi. S'ils ne peuvent employer leur capital, ils subissent une perte. Donc toutes les discussions sur un prétendu « avantage des employeurs » et « désavantage des travailleurs » dans la négociation sont sans fondement 6.

Cependant, ce sont là des considérations secondaires et accidentelles. Le fait central est qu'un monopole de la demande de main-d'œuvre ne peut exister et n'existe pas dans une économie de marché non entravée. Il ne pourrait être que le produit d'une restriction institutionnelle à l'accès de la profession d'entrepreneur.

Mais un point encore doit être souligné. La doctrine de la manipulation monopolistique des taux de salaires par les employeurs raisonne du travail comme s'il s'agissait d'une entité homogène. Elle traite du « travail en général » et de l'offre de « travail en général ». Mais de telles notions, on l'a déjà souligné, n'ont pas de correspondant dans la réalité. Ce qui est vendu et acheté sur le marché du travail n'est pas « du travail en général », mais du travail spécifiquement convenable pour rendre certains services déterminés. Chaque entrepreneur cherche des travailleurs qui soient aptes à exécuter les tâches précises à remplir dans l'exécution de ses plans. Il doit soustraire ces spécialistes d'emplois où ils se trouvent au moment considéré. Le seul moyen qu'il ait pour le faire, c'est de proposer de meilleures paies. Toute innovation qu'envisage un entrepreneur — production d'un article nouveau, application d'un procédé nouveau de fabrication, choix d'une implantation nouvelle pour un établissement spécial, ou simplement l'extension d'une production déjà en marche dans sa propre entreprise ou dans des entreprises autres —, chaque innovation exige l'emploi de travailleurs déjà engagés ailleurs. Les entrepreneurs ne sont pas seulement confrontés à une disette de « travail en général », mais devant une rareté de ces sortes particulières de travail dont ils ont besoin pour leurs ateliers. La concurrence entre les entrepreneurs enchérissant pour s'attacher les meilleures collaborations n'est pas moins vive que leur concurrence pour les matières premières, les outillages, les machines et aussi pour les capitaux et les prêts sur le marché de l'argent. L'expansion des activités des firmes individuelles, aussi bien que de la société dans son ensemble, n'est pas bornée seulement par les disponibilités en capitaux matériels et par les disponibilités de « travail en général ». Dans chaque branche de production, elle est également limitée par le nombre de spécialistes disponibles. C'est là, naturellement, un obstacle temporaire qui disparaît à long terme quand davantage de travailleurs, attirés par les appointements plus élevés des spécialistes dans les branches relativement moins pourvues de personnel, se seront instruits et entraînés dans les tâches spéciales en question. Mais dans une économie mouvante, une telle rareté de spécialistes apparaît à nouveau tous les jours, et détermine la conduite des employeurs dans leur recherche de travailleurs.

Chaque employeur doit tendre à acheter les facteurs de production nécessaires, y compris le travail, au meilleur marché possible. Un employeur qui paierait plus que ce qu'admet le prix de marché des services que lui rendent ses employés serait bientôt évincé de sa position d'entrepreneur. D'autre part, un employeur qui essaierait de réduire les taux de salaires en dessous du niveau concordant avec la productivité marginale du travail ne pourrait recruter le type d'hommes que requiert la meilleure utilisation de son équipement. Il règne une tendance des taux de salaires à atteindre le point où ils sont égaux au prix du produit marginal du type de travail considéré. Si les salaires tombent en dessous de ce point, le gain tiré de l'emploi de tout travailleur additionnel augmentera la demande de travail, et ainsi fera remonter les taux de salaire. Si les taux de salaire s'élèvent au-dessus de ce point, la perte provoquée par l'emploi de chaque travailleur forcera l'employeur à licencier. La concurrence des travailleurs sans emploi pour en trouver un créera une tendance à la baisse des taux de salaires.

4 / Le chômage catallactique

Si un demandeur d'emploi ne peut obtenir le poste qu'il préfère, il doit chercher un autre type d'emploi. S'il ne peut trouver un employeur disposé à le payer autant que lui-même voudrait gagner, il doit réduire ses prétentions. S'il refuse, il n'aura pas d'emploi du tout. Il reste sans emploi.

Ce qui cause le chômage est le fait que — contrairement à la doctrine étudiée plus haut, selon laquelle le travailleur ne peut pas attendre — en réalité ceux qui veulent gagner un salaire peuvent attendre et le font. Un demandeur d'emploi qui ne veut pas attendre trouvera toujours un emploi dans une économie de marché non entravée, où il y a toujours des capacités de production inutilisées en fait de ressources naturelles, et souvent en fait de facteurs intermédiaires de production. Il lui est seulement nécessaire de réduire le montant de la paie qu'il demande, ou de changer d'occupation, ou de changer d'endroit.

Il y a toujours eu et il y a encore des gens qui ne travaillent qu'un certain temps et vivent pendant une autre période de ce qu'ils ont accumulé pendant leur temps d'emploi. Dans les pays où le niveau de culture des multitudes est bas, il est souvent difficile d'embaucher des travailleurs qui garderont leur poste. L'homme ordinaire, dans ces régions, est si fruste et inerte qu'il ne connaît d'autre utilisation pour ce qu'il gagne que d'acheter du temps de loisir. Il ne travaille qu'afin de rester sans emploi pendant quelque temps.

Les choses sont différentes dans les pays civilisés. Ici, le travailleur considère comme un malheur d'être sans emploi. Il voudrait s'éviter cela, à condition que le sacrifice requis ne soit pas trop lourd. Il choisit entre emploi et non-emploi, de la même façon qu'il procède dans toutes ses autres actions et dans ses choix : il pèse les avantages et les inconvénients. S'il choisit le non-emploi, ce non-emploi est un phénomène de marché dont la nature n'est pas différente de celle des autres phénomènes de marché tels qu'ils apparaissent dans une économie mouvante. Nous pouvons dénommer cela du non-emploi engendré par le marché, ou chômage catallactique.

Les diverses considérations qui peuvent pousser un homme à choisir le non-emploi peuvent être classées de la façon suivante :

1. L'individu croit qu'il trouvera ultérieurement un emploi rémunérateur là où il habite et dans l'occupation à laquelle il a été formé et qu'il préfère. Il cherche à ne pas encourir la dépense et les autres inconvénients attachés au fait de changer d'occupation et de résidence. Il peut y avoir certaines circonstances qui alourdissent ces coûts. Un travailleur qui est propriétaire d'un pavillon est plus fortement attaché à son lieu de résidence que des gens qui vivent en meublé. Une femme mariée est moins mobile qu'une célibataire. Puis il y a des occupations qui diminuent l'aptitude du travailleur à reprendre son métier plus tard. Un horloger qui travaille pendant un temps comme bûcheron peut perdre la dextérité requise dans son emploi précédent. Dans tous ces cas, l'individu choisit le non-emploi temporaire parce qu'il pense ce choix plus avantageux à long terme.

2. Il y a des occupations où la demande de main-d'œuvre est sujette à des variations considérables selon la saison. Certains mois de l'année elle est très intense, dans les mois suivants elle se raréfie ou disparaît complètement. La structure des taux de salaires fait l'escompte de ces fluctuations saisonnières. Les branches d'industrie qui y sont sujettes ne peuvent recruter sur le marché du travail que si les salaires proposés pour la bonne saison sont assez élevés pour indemniser les salariés des inconvénients résultant de l'irrégularité saisonnière des débouchés. Alors, nombre de travailleurs, ayant épargné une partie des amples revenus de la bonne saison, restent sans emploi pendant la mauvaise.

3. L'individu choisit le non-emploi temporaire pour des motifs que le langage populaire qualifie de non économiques ou même irrationnels. Il ne prend pas d'emploi qui soit incompatible avec ses convictions religieuses, morales, ou politiques. Il récuse les occupations dont l'exercice porterait atteinte à son prestige social. Il se laisse guider par des critères traditionnels quant à ce qui est digne d'un homme distingué et ce qui le ferait déchoir. Il veut ne pas perdre la face ou sa caste.

Le non-emploi, dans une économie de marché non entravée, est toujours volontaire. Aux yeux de celui qui n'a pas d'emploi, cela est le moindre de deux maux entre lesquels il a dû choisir. La structure des marchés peut faire parfois que les taux de salaires diminuent. Mais, sur un marché non entravé, il y a toujours pour chaque type de travail un taux auquel tous ceux qui veulent travailler trouvent un emploi. Le taux de salaires final est le taux auquel tous les demandeurs d'emploi en trouvent un, et où tous les employeurs trouvent autant d'employés qu'ils veulent en embaucher. Son niveau est déterminé par la productivité marginale de chaque type de travail.

Les fluctuations des taux de salaires sont l'instrument au moyen duquel la souveraineté des consommateurs se manifeste sur le marché du travail. Elles sont la référence chiffrée qui permet d'allouer le travail aux différentes branches de production. Elles pénalisent les écarts en abaissant les taux de salaires dans les branches comparativement trop fournies en personnel, et récompensent la conformité en relevant les taux de salaires dans les branches comparativement sous-équipées en hommes. Ainsi elles soumettent l'individu à une dure pression sociale. Il est évident qu'elles limitent indirectement la liberté de l'individu quant au choix de son occupation. Mais cette pression n'est pas rigide. Elle laisse à l'individu une marge dans les limites de laquelle il peut choisir entre ce qui lui convient mieux et ce qui lui convient moins. Dans cette marge il est libre d'agir selon son propre jugement. Cette mesure de liberté est le maximum dont il puisse jouir dans le cadre de la division sociale du travail, et cette mesure de pression est le minimum indispensable au maintien du système de coopération sociale. Il n'y a qu'une seule solution que l'on puisse substituer à la pression catallactique exercée par le système du salaire : assigner occupations et postes de travail à chaque individu par les décisions sans appel d'une autorité, celle d'un bureau central de planification de toutes les activités de production. Cela, c'est en fait la suppression de toute liberté.

Il est vrai que dans le système du salariat l'individu n'est pas libre de choisir le non-emploi permanent. Mais aucun système social imaginable ne pourrait lui donner droit au loisir illimité. Si l'homme ne peut éviter de se plier à la dés-utilité du travail, ce n'est pas la conséquence d'une quelconque institution sociale. C'est l'inéluctable condition naturelle de la vie et de la conduite de l'homme.

Il n'est pas indiqué d'appeler le non-emploi catallactique, par une métaphore empruntée à la mécanique, chômage « frictionnel ». Dans la construction imaginaire de l'économie tournant en rythme uniforme, il n'y a pas de non-emploi parce que nous avons basé cette construction précisément sur une telle hypothèse. Le chômage est un phénomène de l'économie mouvante. Le fait qu'un travailleur licencié par suite de changements survenus dans l'agencement de la production ne saisisse pas immédiatement n'importe quelle autre occasion de prendre un emploi, mais qu'il attende une meilleure chance, ne résulte pas d'une lenteur de l'ajustement aux conditions modifiées, c'est au contraire un des facteurs qui ralentissent le rythme de l'ajustement. Ce n'est pas une réaction automatique aux changements intervenus, réaction qui serait indépendante des volitions et des choix des demandeurs d'emploi concernés, c'est l'effet de leurs actions intentionnelles. Ce chômage est spéculatif, et non pas frictionnel.

Le non-emploi catallactique ne doit pas être confondu avec le chômage institutionnel. Celui-ci n'est pas le résultat des décisions des demandeurs d'emploi individuels ; c'est l'effet d'une intervention dans les phénomènes de marché qui tend à imposer par contrainte et coercition des taux de salaires plus élevés que ceux qui se seraient formés sur un marché non entravé. L'examen du chômage institutionnel relève de l'analyse des problèmes de l'interventionnisme. 5 / Taux bruts de salaires et taux nets de salaires

Ce que l'employeur achète sur le marché du travail et ce qu'il obtient en échange des salaires versés est toujours une prestation déterminée dont il jauge la valeur d'après son prix de marché. Les us et coutumes établis sur les divers compartiments du marché du travail sont sans influence sur les prix payés pour des quantités définies de prestations spécifiques. Les taux bruts de salaires tendent toujours vers le point où ils équivalent au prix auquel peut être vendu sur le marché le surplus de production correspondant à l'embauche du travailleur marginal, compte tenu du prix des matériaux requis et de l'intérêt originaire du capital nécessaire.

En pesant le pour et le contre avant d'embaucher des travailleurs, l'employeur ne se demande pas ce que le salarié reçoit dans son enveloppe de paie. La seule question pertinente pour lui est celle-ci : quel est le prix total que j'ai à dépenser pour m'assurer les services de ce travailleur ? En parlant de la formation des taux de salaires, la catallactique se réfère toujours au prix total que l'employeur doit payer pour une quantité définie d'un travail d'un type déterminé, c'est-à-dire au taux brut de salaires. Si la loi ou les usages des affaires obligent l'employeur à faire d'autres dépenses que le salaire qu'il verse à l'employé, l'enveloppe de paie est réduite d'autant. Ces dépenses annexes n'affectent pas le taux brut de salaire. L'incidence en retombe sur les salariés. Leur montant total réduit le niveau des enveloppes de paie, c'est-à-dire le taux net de salaire.

Il est nécessaire de bien voir les conséquences ci-après de cet état de choses :

1. Il est sans importance que le salaire soit au temps ou à la pièce. Là où il s'agit de salaires au temps, l'employeur ne prend de même en considération qu'une chose : à savoir, le rendement moyen qu'il attend de chaque travailleur embauché. Ses calculs font l'escompte de toutes les facilités que le salaire au temps offre aux tricheurs et aux tire-au-flanc. Il renvoie les travailleurs qui ne produisent pas le minimum sur lequel il compte. De l'autre côté, un travailleur qui veut gagner davantage doit, ou bien chercher du travail aux pièces, ou bien trouver un emploi où la paie est plus élevée parce que le minimum de rendement demandé est plus fort.

Il est aussi sans importance, sur un marché du travail non entravé, que le salaire au temps soit payé à la journée, à la semaine, au mois ou à l'année. Il ne compte pas non plus que le délai de préavis de licenciement soit long ou court, que les accords soient passés pour des périodes déterminées ou pour la vie entière, que l'employé ait droit à une retraite ou à une pension pour lui-même, sa veuve et ses orphelins, à des congés payés ou sans paie, à certaines aides en cas de maladie ou d'invalidité, ni à quelque

autre avantage que ce soit. La question que se pose l'employeur est toujours la même : est-il payant pour moi, ou non, de passer un tel contrat ? Est-ce que je ne paie pas trop cher pour ce que je reçois en retour ?

2. En conséquence, l'incidence de toutes les prétendues charges sociales et prétendus avantages sociaux retombe finalement sur le taux net de salaires des travailleurs. Il n'y a pas à s'enquérir si l'employeur a ou non le droit de déduire les cotisations de toutes sortes au titre de la Sécurité sociale des salaires qu'il paie en monnaie à l'employé. De toute façon, ces contributions pèsent sur l'employé, non sur l'employeur.

3. Tout cela est vrai également en ce qui concerne l'impôt sur les salaires. Là, de même, il n'importe pas que l'employeur ait ou non le droit de le retenir sur l'enveloppe de paie.

4. Pas davantage la diminution du temps de travail ne constitue un don gracieux pour le travailleur. S'il ne compense pas ce raccourcissement par un accroissement correspondant du rendement, le salaire horaire diminuera d'autant. Si la loi décrétant un raccourcissement du temps de travail interdit une telle réduction du salaire horaire, toutes les conséquences d'une hausse du taux de salaire imposée par le gouvernement apparaissent. Cela vaut également pour tous les autres prétendus avantages sociaux tels que les congés payés, etc.

5. Si le gouvernement accorde à l'employeur une subvention pour qu'il emploie certaines catégories de travailleurs, leur salaire net est augmenté du montant total de cette subvention.

6. Si les pouvoirs publics accordent à tout travailleur employé dont les gains sont inférieurs à un certain seuil une allocation ramenant son revenu à ce minimum, les taux de salaires ne se trouvent pas directement affectés. Indirectement, une baisse des taux de salaires pourrait se produire dans la mesure où ce système pourrait induire des gens qui ne travaillaient pas auparavant à chercher de l'emploi ; cela constituerait en effet une augmentation dans l'offre de travail 7. 6 / Salaires et subsistance

La vie de l'homme primitif était une lutte incessante contre la rareté des moyens de subsistance donnés par la nature. Dans cet effort désespéré pour se procurer juste de quoi survivre, bien des individus, des familles entières, des tribus, des races succombèrent. L'homme primitif était constamment hanté par le spectre de la mort par la faim. La civilisation nous a libérés de ce péril. La vie humaine est menacée jour et nuit par d'innombrables dangers ; elle peut être détruite à tout instant par des forces naturelles qui sont hors de notre contrôle, ou du moins ne peuvent être dominées dans l'état actuel de nos connaissances et de nos capacités. Mais l'horreur de la mort par inanition ne terrifie plus maintenant les peuples qui vivent dans une société capitaliste. Celui qui est capable de travailler gagne bien davantage qu'il n'en faut pour sa simple subsistance.

Il y a aussi, évidemment, des invalides qui ne peuvent pas travailler du tout. Il en est d'autres qui peuvent fournir une certaine quantité de travail, mais dont l'état de santé empêche qu'ils gagnent autant qu'un travailleur normal ; quelquefois les taux de salaires qu'ils peuvent gagner sont si bas qu'ils ne pourraient pas en vivre. Ces gens ne peuvent retenir leur âme dans leur corps que si quelqu'un d'autre les aide. Les parents proches, les amis, la charité des gens de cœur et des fondations, enfin l'assistance publique communale prennent soin des miséreux. Les mendiants ne contribuent pas au processus social de production ; relativement à la création des moyens de satisfaire les besoins, ils n'agissent pas ; ils vivent parce que d'autres gens s'occupent d'eux. Les problèmes du secours aux malheureux sont des questions d'arrangement de la consommation, non de la production. Comme tels, ces problèmes sont hors du cadre d'une théorie de l'agir humain qui se rapporte seulement à la façon d'assurer les moyens requis pour la consommation, et non à la façon dont ces moyens sont consommés. La théorie catallactique étudie les méthodes adoptées pour le soutien charitable des gens sans ressources, dans la seule mesure où ils peuvent à la rigueur affecter l'offre de travail. Il est quelquefois arrivé que les politiques suivies en matière d'assistance aux pauvres ont encouragé des adultes bien constitués à se dérober au travail et à vivre dans la paresse.

Dans la société capitaliste règne une tendance à l'augmentation continue du quota de capital investi par tête. L'accumulation de capital monte plus vite que les chiffres de la population. Il s'ensuit une hausse tendancielle permanente de la productivité marginale du travail, des salaires réels, et du niveau de vie des travailleurs salariés. Mais cette amélioration du bien-être ne dénote pas l'opération d'une loi inéluctable de l'évolution humaine ; c'est une tendance résultant de l'interaction de forces qui ne peuvent librement produire leurs effets qu'en régime capitaliste. Il est possible — et, si l'on tient compte de l'orientation des politiques actuelles, il est assez probable — que la consommation de capital, d'une part, et l'accroissement ou une baisse insuffisante des chiffres de population, d'autre part, renversent un jour la situation. Alors il pourra arriver que les hommes apprennent de nouveau ce que signifie mourir de faim, et que la relation entre la quantité de capitaux matériels disponible et les chiffres de population devienne si défavorable qu'une partie des travailleurs ne gagnent même pas de quoi subsister. La simple approche d'une telle situation provoquerait certainement d'insurmontables dissensions à l'intérieur de la société, des conflits dont la violence ne pourrait que provoquer la désintégration complète des liens sociaux. La division sociale du travail ne peut pas être sauvegardée si une partie des membres qui collaborent dans la société est condamnée à gagner trop peu pour survivre.

La notion d'un minimum physiologique de subsistance, à laquelle se réfère la « loi d'airain des salaires » et que les démagogues mettent en avant en toute occasion, ne sert en rien à la théorie catallactique sur la formation des taux de salaire. L'un des fondements sur lesquels repose la coopération sociale est le fait que le travail accompli suivant le principe de la division du travail est plus productif que les efforts des individus isolés, à ce point que les gens sains de corps ne sont pas inquiétés par la crainte de mourir de faim, comme l'étaient quotidiennement leurs ancêtres. Au sein d'une communauté capitaliste, le minimum de subsistance ne joue aucun rôle catallactique.

De plus, la notion d'un minimum physiologiquement vital manque de précision et de rigueur scientifique, bien qu'on les lui ait attribuées. L'homme primitif, adapté à une existence plus animale qu'humaine, pouvait se conserver en vie dans des conditions qui sont insupportables pour ses élégants rejetons choyés par le capitalisme. Il n'existe pas de minimum de subsistance physiologiquement et biologiquement déterminé, valable pour tout spécimen de l'espèce zoologique homo sapiens. On ne peut davantage soutenir qu'une quantité définie de calories est nécessaire pour que l'homme reste en bonne santé et capable d'avoir des enfants, avec un supplément pour remplacer l'énergie dépensée en travaillant. Ce recours à des notions dérivées de l'élevage du bétail et de la vivisection des cobayes n'aide en rien l'économiste qui cherche à élucider les problèmes de l'agir humain intentionnel. La « loi d'airain des salaires » et la théorie marxiste essentiellement analogue quant à la formation de la « valeur de la force de travail » d'après « le temps de travail nécessaire pour sa production, et conséquemment aussi pour sa reproduction » 8 sont les notions les moins défendables de tout ce qui a jamais été enseigné dans le champ de la catallactique.

Néanmoins, il était possible d'attacher quelque signification aux idées impliquées dans la loi d'airain des salaires. Si l'on voit le salarié comme du simple bétail, si l'on croit qu'il ne joue aucun autre rôle dans la société, si l'on suppose qu'il ne cherche aucune autre satisfaction que de se nourrir et de proliférer, qu'il ne connaît point d'autre emploi pour ce qu'il gagne que de se procurer ces satisfactions animales, alors on peut considérer la loi d'airain comme une théorie de la formation des taux de salaires. En fait, les économistes classiques, conduits dans une impasse par la stérilité de leur théorie de la valeur, ne pouvaient imaginer d'autre solution au problème ainsi posé. Pour Torrens et Ricardo, le théorème selon lequel le prix naturel du travail est le prix qui permet aux salariés de subsister et de perpétuer leur race sans augmentation ni diminution était une déduction logiquement inéluctable de leur indéfendable théorie de la valeur. Mais lorsque leurs successeurs virent qu'ils ne pouvaient se satisfaire de cette loi manifestement ridicule, ils eurent recours à une modification de sa formulation qui équivalait à renoncer totalement à expliquer économiquement la formation des taux de salaires. Ils essayèrent de préserver leur idée favorite du minimum de subsistance en remplaçant par le concept d'un minimum « social » celui de minimum physiologique. Ils ne parlaient plus du minimum requis pour la nécessaire subsistance du travailleur et pour que l'offre de travail ne diminue pas. Ils parlèrent, à la place, d'un minimum requis par le maintien d'un niveau de vie consacré par la tradition historique et l'héritage des coutumes et habitudes. A une époque où l'expérience quotidienne montrait de façon impressionnante qu'en régime capitaliste les taux de salaires réels et le niveau de vie des salariés augmentaient régulièrement, où il devenait de plus en plus évident que les cloisons traditionnelles séparant les diverses couches de la population ne pouvaient se maintenir parce que l'amélioration sociale de la situation salariale dans l'industrie sapait les idées reçues sur le rang social et la dignité, ces doctrinaires proclamèrent que les vieilles coutumes et les conventions sociales déterminent le niveau des salaires. Seuls des gens aveuglés par des idées toutes faites et des partis pris politiques pouvaient recourir à une telle explication, dans un âge où l'industrie ne cesse de fournir à la consommation des masses de nouveaux articles dont on n'avait jamais entendu parler, et de mettre à la portée du travailleur moyen des satisfactions dont jadis les rois n'auraient même pas rêvé.

Il n'y a rien de surprenant au fait que l'école prussienne historique des wirtschaftliche Staatswissenschaften considérait les taux de salaires, de même que les prix des marchandises et les taux d'intérêt comme autant de « catégories historiques », ni à ce qu'en traitant des taux de salaires elle ait eu recours au concept de « revenu adéquat à la situation hiérarchique de l'individu dans l'échelle des rangs sociaux ». C'était l'essence même des thèses de cette école que de nier l'existence de l'économie et de lui substituer l'histoire. Mais il est stupéfiant que Marx et les marxistes n'aient pas vu qu'en reprenant à leur compte cette doctrine bâtarde ils détruisaient eux-mêmes complètement l'échafaudage du soi-disant système économique marxiste. Lorsque les articles et les monographies publiées en Angleterre au début des années 1860 eurent convaincu Marx qu'il n'était plus possible de s'accrocher obstinément à la théorie des salaires des économistes classiques, il modifia sa théorie de la valeur de la force de travail. Il déclara que « l'étendue des prétendus besoins naturels et la façon dont on y satisfait sont en elles-mêmes un produit de l'évolution historique » et « dépendent dans une large mesure du degré de civilisation atteint par n'importe quel pays donné, et, entre autres facteurs, spécialement des situations, des habitudes et des prétentions concernant le niveau de vie, courantes au moment où la classe des travailleurs libres s'est formée ». Ainsi, « un élément historique et moral entre en jeu dans la formation de la valeur de la force de travail ». Mais lorsque Marx ajoute que néanmoins, « dans un pays donné, à un moment donné, la quantité moyenne du nécessaire indispensable à la vie est un fait donné » 9, il se contredit lui-même et il égare le lecteur. Ce qu'il a dans l'esprit ce n'est plus le « nécessaire indispensable », mais les choses considérées comme indispensables d'un point de vue traditionnel, les moyens nécessaires pour maintenir un niveau de vie adéquat à la situation des travailleurs dans la hiérarchie sociale traditionnelle. Le recours à une telle explication signifie virtuellement que l'on renonce à toute élucidation économique ou catallactique de la formation des taux de salaires. Les taux de salaires sont expliqués comme une donnée de l'Histoire. Ils ne sont plus regardés comme un phénomène de marché, mais comme un facteur dont l'origine est en dehors de l'interaction des forces opérant sur le marché.

Toutefois, même ceux qui croient que le niveau des taux de salaires, tels qu'ils sont effectivement payés et reçus en réalité, sont imposés de l'extérieur au marché comme une donnée fixe ne peuvent se dispenser de développer une théorie qui explique la formation des taux de salaires comme le résultat des évaluations et décisions des consommateurs. Sans une telle théorie catallactique des salaires, nulle explication économique du marché n'est complète et logiquement satisfaisante. Il est simplement dénué de sens de restreindre les déductions catallactiques aux problèmes de la formation des prix des marchandises et des taux d'intérêt, et d'accepter les taux de salaires comme un donné historique. Une théorie économique digne de ce nom doit être en mesure de dire, au sujet des taux de salaires, autre chose que d'attribuer leur formation à un « élément moral et historique ». La marque caractéristique de l'économie est qu'elle explique les taux d'échange manifestés par les transactions de marché comme des phénomènes de marché dont la formation est sujette à une régularité dans l'enchaînement et la succession des événements. C'est là précisément ce qui distingue la conception économique de l'interprétation historique intuitive, et distingue la théorie de l'histoire.

Nous pouvons aisément imaginer une situation historique où le niveau des taux de salaires est imposé au marché par l'immixtion d'une contrainte et coercition externes. Une telle fixation institutionnelle des taux de salaires est l'un des traits les plus importants de notre époque d'interventionnisme politique. Mais à l'égard de cet état de choses, c'est la tâche de l'économie de rechercher quels sont les effets qu'entraîne la disparité entre les deux taux de salaire, le taux potentiel que le marché aurait dégagé par l'interaction de la demande et de l'offre de travail d'une part, et d'autre part le taux que la contrainte et la coercition externes imposent aux parties contractantes sur le marché.

Les salariés, il est vrai, sont pénétrés de l'idée que les salaires doivent être au moins assez élevés pour leur permettre de mener un train de vie approprié à leur position dans la gradation hiérarchique de la société. Chaque travailleur individuellement a son opinion à lui quant à ce qu'il peut réclamer légitimement en fait de « statut », de « rang », de « tradition » et « usages », de même qu'il a son opinion à lui quant à son efficacité et son rendement. Mais ces prétentions et ces jugements favorables sur soi-même n'ont aucun effet sur la formation des taux de salaires. Tout cela ne limite ni vers le haut ni vers le bas les mouvements de ces taux. Le salarié doit parfois se contenter de beaucoup moins que ce qui, à son idée, correspond à son rang et à son efficacité. Si on lui offre plus qu'il n'espérait, il empoche le surplus sans hésiter. Cette époque du laissez-faire, prétendument caractérisée par la loi d'airain et la théorie de Marx sur la formation historique des taux de salaires, a vu en fait une tendance progressive, malgré quelques interruptions momentanées, à la hausse des taux de salaires. Le niveau de vie des salariés n'était jamais monté aussi haut dans l'histoire, et les générations précédentes n'en avaient pas idée.

Les syndicats de salariés prétendent que les taux nominaux de salaires au moins doivent toujours être relevés à proportion des changements survenant dans le pouvoir d'achat de l'unité monétaire, de façon à assurer au salarié la jouissance inentamée de son niveau de vie antérieur. Ils soutiennent cette revendication même à l'égard des situations du temps de guerre et des mesures prises pour en financer les dépenses. Dans leur idée, même en temps de guerre, ni l'inflation ni les retenues fiscales sur les revenus ne doivent affecter le taux de salaire réel que représente l'enveloppe de paie. Cette attitude implique tacitement la thèse du Manifeste communiste d'après laquelle « les travailleurs n'ont point de patrie » et « n'ont rien à perdre que leurs chaînes » ; par conséquent, ils sont neutres dans les guerres menées par les exploiteurs bourgeois, et peu leur importe que leur nation soit victorieuse ou vaincue. Ce n'est pas la tâche de l'économie que d'examiner ces assertions. Elle doit seulement établir que restent sans valeur les raisons invoquées pour que soient impérativement appliqués des taux de salaires plus élevés que ceux qu'aurait dégagés un marché du travail non entravé. Si ces revendications de salaire réel poussent effectivement le taux au-dessus de celui qui correspond à la productivité marginale des divers genres de main-d'œuvre concernés, les conséquences inéluctables en apparaîtront sans aucun égard à la philosophie sous-jacente.

En revoyant l'histoire du genre humain depuis l'aube de la civilisation jusqu'à notre époque, il semble raisonnable de constater en termes généraux que la productivité du travail humain a été multipliée, car assurément les membres d'une nation civilisée produisent aujourd'hui beaucoup plus que ne faisaient leurs ancêtres. Mais ce concept de la productivité du travail en général est dénué de signification économique ou praxéologique et ne se prête à aucune expression en termes numériques. Encore moins peut-on s'y référer lorsqu'on s'attaque aux problèmes du marché.

La doctrine syndicaliste d'aujourd'hui se sert d'un concept de productivité du travail qui est bâti à dessein pour fournir une prétendue justification morale aux entreprises syndicalistes. Elle définit la productivité, ou bien comme le quotient obtenu en divisant par le nombre de travailleurs employés la valeur totale sur le marché, en termes de monnaie, qui a été ajoutée aux produits pendant leur fabrication (soit par une firme, soit par toutes les firmes d'une branche d'industrie) ; ou bien comme le rendement (de cette firme ou branche d'industrie) par heure de salarié. Comparant les grandeurs mesurées de cette façon, pour le début d'une période définie et pour sa fin, les syndicalistes appellent « augmentation de la productivité du travail » la différence entre le chiffre afférent à la fin de la période et celui afférent à son début ; et ils prétendent que cette différence appartient de droit et entièrement aux travailleurs. Ils demandent que le montant intégral soit ajouté aux taux de salaires que les travailleurs recevaient au début de la période. Confrontés à ces revendications des syndicats, les employeurs généralement ne contestent pas la théorie sous-jacente et ne discutent pas la conception de productivité du travail qu'elle implique. Ils l'acceptent implicitement en faisant remarquer que les taux de salaires ont déjà été augmentés dans toute la mesure du progrès de productivité calculé d'après cette méthode, ou disent qu'ils ont déjà dépassé cette limite.

Or cette procédure de calcul de la productivité du travail fourni par la main-d'œuvre d'une firme ou d'une industrie est entièrement fallacieuse. Un millier d'hommes travaillant quarante heures par semaine dans une fabrique de chaussures moderne en Amérique sort chaque mois m paires de chaussures. Un millier d'hommes travaillant avec l'outillage traditionnel désuet, dans des échoppes d'artisans de quelque pays sous-développé d'Asie, produisent pendant le même temps, même en travaillant bien plus de quarante heures par semaine, bien moins de m paires. Entre les États-Unis et l'Asie la différence de productivité mesurée d'après la méthode syndicaliste est énorme. Cela n'est certainement pas dû aux qualités inhérentes du travailleur américain. Il n'est pas plus diligent, laborieux, habile ou intelligent que les Asiatiques. (Nous pouvons même tenir pour certain que beaucoup de ceux employés dans une fabrique moderne accomplissent des opérations beaucoup plus simples que celles demandées à un homme maniant les outils de jadis.) La supériorité de la fabrique américaine est entièrement causée par la supériorité de son équipement et la façon avisée dont l'entrepreneur conduit son affaire. Ce qui empêche les hommes d'affaires des pays sous-développés d'adopter les méthodes de production américaines, c'est le manque de capital accumulé et non pas quelque insuffisance de la part des travailleurs.

A la veille de la « révolution industrielle », la situation en Occident ne différait pas beaucoup de ce qu'elle est aujourd'hui en Orient. Le changement radical de situation qui a conféré aux masses occidentales le présent niveau de vie (un haut niveau de vie en vérité, comparé à ce qu'il était aux temps pré-capitalistes, et à ce qu'il est en Russie soviétique) fut l'effet de l'accumulation de capital grâce à l'épargne et d'un investissement avisé par des entrepreneurs qui voyaient loin. Aucune amélioration technologique n'aurait été réalisable si le supplément de capitaux matériels requis pour l'utilisation pratique des nouvelles inventions n'avait été préalablement rendu réalisable par l'épargne.

Alors que les ouvriers, en leur qualité d'exécutants, ne contribuèrent et ne contribuent pas à l'amélioration de l'appareil de production, ce sont eux qui — dans une économie de marché non sabotée par la violence du pouvoir ou des syndicats — sont les principaux bénéficiaires de l'amélioration matérielle résultante, à la fois en leur qualité de travailleurs et en leur qualité de consommateurs.

Ce qui déclenche l'enchaînement d'actions aboutissant à une amélioration des conditions économiques, c'est l'accumulation de capital neuf par l'épargne. Ces fonds additionnels rendent possible l'exécution de projets qui, faute de capitaux matériels disponibles, n'avaient pu être exécutés plus tôt. Se lançant dans l'exécution de nouveaux projets, les entrepreneurs font concurrence, sur le marché des facteurs de production, à ceux déjà engagés dans des projets amorcés plus tôt. Dans leurs efforts pour se procurer la quantité nécessaire de matières premières et de main-d'œuvre, ils font monter les prix des matériaux et le taux des salaires. Ainsi, dès le départ du processus, les salariés récoltent une partie des avantages qu'a fait naître l'abstention de consommer pratiquée par les épargnants. Dans le cours ultérieur du processus, ils sont à nouveau favorisés, cette fois en qualité de consommateurs, par la baisse des prix que l'augmentation de production tend à provoquer 10.

L'économie décrit comme suit le résultat de cette succession de changements : un accroissement du capital investi provoque, si le nombre de personnes désireuses de gagner des salaires reste inchangé, une hausse de l'utilité marginale de la main-d'œuvre, et donc des taux de salaires. Ce qui fait monter les taux de salaires, c'est un accroissement du capital supérieur à l'accroissement de la population, en d'autres termes : une augmentation du capital investi par tête d'habitant. Sur un marché du travail non entravé, les taux de salaires tendent toujours vers le niveau auquel ils égalent la productivité marginale de chaque type de travail, c'est-à-dire le niveau qui égale la valeur ajoutée, ou soustraite, de la valeur du produit total par l'embauche ou le licenciement d'un travailleur. A ce taux, tous ceux qui cherchent de l'emploi trouvent une place, et ceux qui souhaitent employer des travailleurs peuvent en embaucher le nombre qu'ils souhaitent. Si les taux sont poussés au-dessus de ce taux de marché, le non-emploi d'une partie des effectifs potentiels de travailleurs sera inévitable. Peu importe le genre de théorie que l'on avance pour justifier l'imposition de taux de salaires qui excèdent les taux potentiels du marché.

Les taux de salaires sont finalement déterminés par la valeur que les concitoyens du salarié attachent à ses services et apports. Le travail est apprécié de la même façon qu'une marchandise, non parce que les entrepreneurs et capitalistes sont butés et insensibles, mais parce qu'ils sont inconditionnellement assujettis à la suprématie des consommateurs, dont l'immense majorité est aujourd'hui constituée par les salariés et appointés. Les consommateurs ne sont pas disposés à s'accommoder des prétentions de gens qui s'exagèrent leur propre valeur et leurs chances de trouver mieux. Les consommateurs entendent être servis au meilleur compte.

L'explication historiciste des taux de salaires et le théoème de la régression

Il peut être utile de comparer la doctrine marxiste et celle de l'école historique prussienne, selon lesquelles le taux des salaires est une donnée historique et non un phénomène catallactique, avec le théorème de régression du pouvoir d'achat de la monnaie 11.

Le théorème de régression établit le fait que nul bien ne peut être employé dans la fonction de moyen d'échange, qui au début même de son emploi à cet effet n'avait pas une valeur d'échange en raison de ses autres utilisations. Ce fait n'affecte pas substantiellement la formation quotidienne du pouvoir d'achat de la monnaie telle que la détermine l'interaction de l'offre et de la demande de monnaie émanant des gens qui veulent en conserver en caisse. Le théorème de régression n'affirme pas que n'importe quel taux effectif d'échange entre, d'une part, la monnaie, et, d'autre part, les biens et services est un donné historique indépendant de la situation présente du marché. Il explique seulement comment un nouveau genre d'instrument d'échange peut venir en usage et continuer à être employé. En ce sens, ce théorème dit qu'il y a une composante historique dans le pouvoir d'achat de la monnaie.

C'est tout différent de ce qu'affirme le théorème marxiste et prussien. Selon cette doctrine, le niveau effectif du taux de salaire tel qu'il apparaît sur le marché est un donné historique. Les appréciations des consommateurs qui, indirectement, sont les acheteurs de travail, et celles des salariés qui sont les vendeurs de travail n'ont rien à y faire. Les taux de salaires sont fixés par les faits historiques du passé. Ils ne peuvent ni monter au-dessus ni descendre au-dessous de ce niveau. Le fait que les taux de salaire sont aujourd'hui plus élevés en Suisse qu'en Inde ne peut être expliqué que par l'Histoire, exactement comme l'Histoire seule peut expliquer pourquoi Napoléon ler devint un Français et non pas un Italien, un empereur et non pas un avocat corse. Il est impossible, dans l'explication de l'écart entre les taux de salaires des bergers ou des maçons dans ces deux pays de recourir à des facteurs inconditionnellement opérants sur tous les marchés. Une explication ne peut être fournie que par l'histoire des deux pays.

7 / L'offre de travail en tant qu'affectée par la dés-utilité du travail

Les faits fondamentaux affectant l'offre de travail sont :

1. Chaque individu ne peut fournir qu'une quantité limitée de travail.

2. Cette quantité définie ne peut pas être exécutée à n'importe quel moment désiré. Ménager des périodes de repos et de récréation est indispensable.

3. Les individus ne sont pas capables de fournir n'importe quel genre de travail. Il y a diversité, tant innée qu'acquise, dans l'aptitude à exécuter certains types de travail. Les facultés innées requises pour certains types d'ouvrages ne peuvent pas s'acquérir par apprentissage ou enseignement.

4. La capacité de travailler doit être traitée de façon appropriée, faute de quoi elle se détériore ou peut disparaître totalement. Une attention spéciale est nécessaire pour garder à un homme ses aptitudes, tant innées qu'acquises, aussi longtemps que le permet l'inévitable déclin de ses forces vitales.

5. Lorsque la durée du travail commencé approche du point où la quantité totale de travail que l'homme peut fournir d'affilée est épuisée, et qu'il devient indispensable d'intercaler une période de récréation, la fatigue affecte défavorablement la quantité et la qualité de l'exécution 12.

6. Les hommes préfèrent l'absence de travail, c'est-à-dire le loisir, au travail ; ou, comme disent les économistes, ils attachent de la dés-utilité au travail.

L'homme indépendant qui travaille en isolement économique pour satisfaire directement à ses seuls besoins personnels s'arrête de travailler au moment où il commence à apprécier le loisir, l'absence de la dés-utilité du travail, plus vivement que l'accroissement de satisfaction attendu d'une prolongation de travail. Ayant satisfait ses besoins les plus urgents, il considère la satisfaction des besoins non encore satisfaits comme moins désirable que la satisfaction de son appétit de loisir.

Il en va de même pour les salariés, non moins que pour celui qui travaille seul en autarcie. Eux non plus ne sont pas disposés à travailler jusqu'au point d'épuiser complètement leur capacité de travail momentanée. Eux aussi désirent s'arrêter de travailler au moment où la satisfaction indirecte attendue ne pèse plus assez lourd pour l'emporter sur la dés-utilité de dépenser encore du travail sur l'ouvrage en cours.

L'opinion populaire, sous le poids de représentations ataviques et aveuglée par les slogans marxistes, a été longue à percevoir ce fait. Elle s'en tenait et s'en tient encore à l'habitude de considérer le salarié comme un serf, et le salaire comme l'équivalent capitaliste de la pitance de simple survie que le propriétaire d'esclaves ou de bétail doit fournir à ses esclaves ou à ses bestiaux. D'après cette façon de penser le salarié est un homme que la pauvreté a forcé d'accepter la servitude. Le vain formalisme des juristes bourgeois, nous dit-on, appelle volontaire cette sujétion, et interprète la relation entre employeur et employé comme un contrat entre des parties égales. Mais, en réalité, le travailleur n'est pas libre ; il agit pressé par la nécessité ; il doit se soumettre au joug d'un servage virtuel parce qu'il n'a pas le choix, malheureux proscrit et déshérité de la société. Même son droit apparent de choisir son maître est du trompe-l'œil. L'entente ouverte ou tacite des employeurs fixant les conditions d'emploi de façon uniforme rend pratiquement la liberté illusoire.

Si l'on croit vraiment que les salaires ne sont que le remboursement des dépenses imposées au travailleur pour que la force de travail subsiste et se reproduise, ou si l'on croit que le niveau des salaires est fixé par la tradition, alors il est logique de considérer que chaque réduction des obligations que le contrat de travail impose au travailleur constitue un gain unilatéral pour le travailleur. Si le niveau des taux de salaires ne dépend pas de la quantité et de la qualité de la prestation, si l'employeur ne paie pas au travailleur le prix que le marché assigne à ses réalisations, si l'employeur n'achète pas une quantité et une qualité définies de travail compétent, mais qu'il achète un serf, si les taux de salaires sont si bas que pour des raisons naturelles ou « historiques » ils ne peuvent descendre plus bas, alors on améliore le sort du salarié en abrégeant d'autorité la journée de travail. Alors il est permis de regarder les lois limitant les heures de travail comme un équivalent des ordonnances au moyen desquelles les gouvernements européens des XVIIe, XVIIIe siècles et du début du XIXe ont progressivement réduit et finalement aboli les corvées — travaux obligatoires non payés — que les paysans attachés à la terre devaient fournir à leur seigneur, ou des lois et règlements adoucissant les conditions de travail des forçats. Alors, le raccourcissement de la journée de travail que l'évolution de l'industrialisme capitaliste a entraîné est considéré comme une victoire des exploités, salariés-esclaves de l'égoïsme endurci de leurs bourreaux. Toutes les lois imposant à l'employeur l'obligation d'effectuer des dépenses définies au profit des employés sont décrites comme des « avantages sociaux », c'est-à-dire comme des libéralités pour l'obtention desquelles les employés n'ont aucun sacrifice à faire.

Il est généralement admis que la véracité de cette représentation est suffisamment démontrée par le fait que le salarié individuel n'a qu'une influence négligeable sur la détermination des clauses du contrat. Les décisions concernant la durée de la journée de travail, le travail du dimanche et des jours fériés, le temps fixé pour les repas et quantité d'autres choses sont prises par les employeurs sans consulter les employés. Le salarié n'a le choix qu'entre obéir ou mourir de faim.

La contrevérité essentielle contenue dans ce raisonnement a déjà été mise en lumière dans les précédentes sections. Les employeurs ne demandent pas du travail en général, ils cherchent des hommes aptes à accomplir le genre de travail dont ils ont besoin. De même que l'entrepreneur doit choisir pour ses ateliers l'implantation, l'équipement et les matériaux les plus convenables, il lui faut embaucher les travailleurs les plus efficaces. Il doit aménager les conditions de travail de façon à les rendre désirables au genre de travailleurs qu'il souhaite engager. II est exact que le travailleur individuellement n'a pas grand-chose à dire à propos de ces dispositions. Elles découlent, comme le niveau même des taux de salaires, comme les prix des marchandises, et comme la présentation des articles destinés à la consommation de masse, de l'interaction d'innombrables individus qui participent au processus social du marché. Elles sont ainsi des phénomènes de masse qui ne sont que peu susceptibles de modification par un individu isolé. Néanmoins, c'est déformer la réalité que d'affirmer que le vote de l'électeur individuel est sans influence, si des dizaines de milliers ou des millions de votes sont nécessaires pour trancher une question, ou de dire que les votes des gens qui ne se rattachent à aucun parti ne comptent pour rien. Même si pour la clarté de la discussion nous admettions cette thèse, il est illogique d'en déduire qu'en remplaçant les procédures démocratiques par des principes totalitaires les autorités en place représenteraient plus authentiquement la volonté du peuple que les campagnes électorales. La contrepartie de ces fables totalitaires dans le champ de la démocratie économique du Marché prend la forme des assertions selon lesquelles le consommateur individuel est impuissant contre les fournisseurs, et l'employé impuissant contre les employeurs. Ce n'est pas, bien entendu, le goût d'un seul, différent du goût du grand nombre, qui détermine les caractéristiques des articles de grande série destinés à la consommation de masse ; cela dépend des désirs et des préférences de la majorité. Ce n'est pas le demandeur d'emploi individuel, mais la masse des demandeurs d'emploi dont la conduite détermine les termes des contrats de travail qui ont cours dans des secteurs ou branches définis de l'industrie. S'il est d'usage de déjeuner entre midi et une heure, le travailleur qui personnellement préfère le faire entre deux et trois heures après midi a peu de chances de voir sa préférence satisfaite. Cependant, la pression sociale à laquelle l'individu isolé se trouve ainsi soumis n'est pas le fait de son employeur, mais de ses collègues employés.

Les employeurs, dans leur recherche d'employés qui leur conviennent, sont forcés de se plier eux-mêmes à des inconvénients, même sérieux et coûteux, s'ils ne peuvent trouver ceux dont ils ont besoin sans en passer par là. Dans bien des pays, dont certains sont vilipendés comme socialement arriérés par les champions de l'anticapitalisme, les employeurs doivent accéder à divers desiderata des travailleurs, poussés par des considérations de rituels religieux, de caste ou de statut. Ils doivent arranger les horaires, les jours fériés et bien des problèmes techniques en fonction de ces opinions, si onéreux que soient ces ajustements. Chaque fois qu'un employeur demande l'exécution de besognes spéciales considérées comme pénibles ou répugnantes par les employés, il doit payer un supplément pour compenser la dés-utilité plus forte que doit supporter le travailleur.

Les clauses du contrat de travail portent sur toutes les conditions de travail et non pas seulement sur le niveau du taux de salaires. Le travail en équipes des fabriques et l'interdépendance des diverses entreprises rendent impossible de s'écarter des dispositions habituelles dans la région ou la branche considérée, et il en résulte une unification et uniformisation de ces dispositions. Mais ce fait n'affaiblit ni n'élimine le concours des employés dans leur élaboration. Pour les travailleurs pris individuellement, elles sont évidemment un donné inaltérable, comme l'horaire des chemins de fer l'est pour les voyageurs individuels. Mais personne ne soutiendrait qu'en arrêtant ses horaires la compagnie ne se soucie pas des désirs de ses clients potentiels. Son intention est précisément de donner satisfaction au plus grand nombre possible d'entre eux.

L'interprétation de l'évolution de l'industrialisme moderne a été complètement pervertie par le parti pris anticapitaliste des gouvernements et des écrivains et historiens qui font profession de défendre les travailleurs. A ce qu'ils prétendent, la montée des taux de salaires réels, le raccourcissement du temps de travail, l'élimination du travail des enfants et la restriction du travail des femmes ont été le résultat de l'intervention des gouvernements et des syndicats de salariés, ainsi que de la pression de l'opinion publique alertée par les auteurs humanitaires. Sans ces interventions et cette pression les entrepreneurs et capitalistes auraient gardé pour eux-mêmes tous les avantages dérivant de l'accroissement du capital investi et de l'amélioration conséquente des méthodes technologiques. La hausse du niveau de vie des salariés a ainsi été réalisée aux dépens des « revenus non gagnés » des capitalistes, entrepreneurs et propriétaires fonciers. Il est hautement désirable de poursuivre ces politiques, bienfaisantes à la multitude aux dépens seulement de quelques exploiteurs égoïstes, et de réduire de plus en plus le prélèvement injuste des classes possédantes.

La fausseté de cette interprétation est manifeste. Toutes les mesures restreignant l'offre de travail directement ou indirectement pèsent sur les capitalistes dans la mesure où elles déplacent vers le haut le point de productivité marginale de la main-d'œuvre et réduisent la productivité marginale des facteurs matériels de production. En restreignant la quantité de travail disponible sans réduire l'offre de capital, elles augmentent la quote-part affectée aux salariés sur le produit net total de l'effort de production. Mais ce produit net total sera réduit et, selon les conditions spéciales de chaque cas, la quote-part accrue d'un gâteau réduit pourra aussi bien être plus petite que plus grande qu'une moindre quote-part d'un gâteau plus grand. Les profits et le taux d'intérêt ne sont pas affectés directement par la réduction de la masse de travail disponible. Les prix des facteurs matériels de production baissent et les taux de salaire par unité produite à chaque poste de travail (pas nécessairement aussi par tête de salarié au travail) augmentent. Les prix des produits montent également. Quant à savoir si l'ensemble de ces changements a pour résultat une amélioration ou une détérioration du revenu du salarié moyen, c'est comme on l'a dit une question de fait propre à chaque cas.

Toutefois, nous avons supposé que de telles mesures n'affectent pas la masse disponible de facteurs matériels de production ; or cette hypothèse ne peut être maintenue. Le raccourcissement des heures de travail, la restriction du travail de nuit et de l'emploi de certaines catégories de la population empêchent d'utiliser à plein une partie de l'équipement existant et donc ont le même effet qu'une disparition partielle de capitaux. Le résultat étant une intensification de la rareté de capitaux matériels, la hausse potentielle de la productivité marginale de la main-d'œuvre peut se trouver entièrement neutralisée par rapport à la productivité marginale des capitaux matériels.

Si concurremment avec le raccourcissement obligatoire du temps de travail, les pouvoirs publics ou les syndicats empêchent une baisse corrélative des taux de salaires telle que le marché la provoquerait ou si des institutions déjà existantes s'opposent à cette réduction, l'on voit se produire les effets qu'entraîne toute tentative pour maintenir les taux de salaire au-dessus du taux potentiel de marché : c'est-à-dire le chômage d'origine institutionnelle.

L'histoire du capitalisme tel qu'il a fonctionné pendant les deux cents dernières années dans l'aire de la civilisation occidentale est le constat d'une hausse chronique du niveau de vie des salariés. La marque inhérente du capitalisme, c'est la production de masse pour la consommation de masse, animée par les individus les plus énergiques et lucides, infatigablement tendus vers quelque progrès. Sa force motrice est la recherche du profit, dont l'effet pratique est d'obliger constamment l'homme d'affaires à fournir au consommateur des éléments de satisfaction plus nombreux, meilleurs et moins chers. Un excédent global des profits sur les pertes ne peut apparaître que dans une économie qui progresse, et seulement dans la mesure où le niveau de vie des masses s'améliore 13. Ainsi le capitalisme est le système dans lequel les esprits les plus agiles et pénétrants sont incités à promouvoir, au maximum de leurs aptitudes, le bien-être de la multitude des traînards.

Dans le domaine de l'expérience historique, il est impossible de recourir à la mesure. Étant donné que la monnaie n'est pas un étalon des valeurs et de la satisfaction des besoins, elle ne peut être employée pour comparer le niveau de vie des gens à des époques différentes. Toutefois, tous les historiens dont le jugement n'est pas obscurci par des inclinations romantiques conviennent que l'évolution du capitalisme a multiplié l'équipement en capitaux dans des proportions qui excèdent de beaucoup l'accroissement des chiffres de population pendant la même période. L'équipement en capitaux, que ce soit par tête d'habitant ou par tête de travailleur valide, est incomparablement plus important qu'il y a cinquante, cent ou deux cents ans. Parallèlement, il y a eu un impressionnant accroissement de la quote-part reçue par les salariés, sur la masse entière des biens produits, laquelle est en même temps beaucoup plus grande que dans le passé. Le relèvement du niveau de vie des masses qui s'en est suivi est miraculeux en comparaison des temps anciens. Dans ces bons vieux temps, même les gens les plus fortunés menaient une existence qu'il faut qualifier d'étriquée si on la compare à la situation moyenne des travailleurs américains ou australiens d'aujourd'hui. Le capitalisme, dit Marx en répétant sans réfléchir les fables des apologistes du Moyen Age, a une tendance inéluctable à appauvrir les travailleurs de plus en plus. La vérité est que le capitalisme a déversé une corne d'abondance sur les multitudes de salariés, qui fréquemment ont fait tout leur possible pour saboter l'adoption de ces innovations qui ont rendu leur vie plus agréable. Combien un travailleur américain ne serait-il pas déconfit s'il était forcé de vivre comme vivait un seigneur médiéval, et de se passer des installations de plomberie et des appareils divers qu'il trouve tout naturel d'avoir à son service ?

L'amélioration de son bien-être matériel a modifié le point de vue du salarié sur la valeur du loisir. Mieux pourvu des agréments de confort comme il l'est, il arrive plus tôt au point où il considère toute addition à la dés-utilité du travail comme une peine que ne compense plus la perspective d'un nouvel accroissement de la gratification médiate de son travail. Il veut raccourcir le temps de travail quotidien, et il veut épargner à sa femme et à ses enfants le désagrément et la fatigue de gagner de l'argent dans un emploi. Ce ne sont pas la législation du travail et la pression des syndicats qui ont raccourci le temps de travail et retiré des ateliers les femmes mariées et les enfants ; c'est le capitalisme, car il a rendu le salarié si prospère qu'il est en mesure de s'offrir davantage de loisir, pour lui-même et pour les siens. La législation du travail au XIXe siècle n'a guère fait davantage que d'apporter la ratification de la loi à des changements que l'interaction des facteurs du marché avait préalablement introduits. Dans la mesure où, parfois, la législation a devancé l'évolution industrielle, l'avance rapide de la richesse a bientôt remis des choses d'aplomb. Dans la mesure où une législation prétendument favorable aux salariés a décrété des mesures qui n'étaient pas simplement la consécration des changements déjà survenus, ou l'anticipation de changements prévisibles à brève échéance, elles ont nui aux intérêts des travailleurs.

Le terme « avantages sociaux » est radicalement trompeur. Si la loi oblige les travailleurs qui préféreraient travailler quarante-huit heures à n'en fournir que quarante, ou si elle force des employeurs à supporter certaines dépenses à l'avantage des employés, cette loi ne favorise pas l'employé au détriment de l'employeur. Quelles que soient les dispositions d'une loi de Sécurité sociale, leur incidence retombe en définitive sur l'employé, non sur l'employeur. Ces lois affectent le montant de l'enveloppe de paie ; si elles augmentent le prix que l'employeur doit payer pour une unité d'exécution de l'ouvrage, au-dessus du taux potentiel de marché, elles provoquent du chômage institutionnel. La Sécurité sociale ne peut pas imposer aux employeurs l'obligation d'acheter plus cher le travail. Elle impose aux salariés une restriction sur le libre emploi de ce qu'ils gagnent au total. Elle ampute la liberté du travailleur d'arranger son budget familial à sa volonté.

Savoir si un tel système de Sécurité sociale est de bonne ou de mauvaise politique est essentiellement un problème politique. L'on peut essayer de le justifier en disant que les salariés n'ont pas le bon sens et la force de caractère de pourvoir spontanément à leur propre avenir. Mais alors, comment faire taire ceux qui demandent s'il n'est pas paradoxal de remettre le sort de la nation aux mains d'électeurs que la loi elle-même considère comme incapables de gérer leurs propres affaires ?... qui demandent s'il n'est pas absurde de rendre souverains pour la conduite du gouvernement, des gens qui ont manifestement besoin d'un tuteur pour les empêcher de dépenser sottement leurs propres revenus ? Est-il raisonnable d'attribuer à des mineurs incapables le droit d'élire leurs tuteurs légaux ? Ce n'est pas par hasard que l'Allemagne, le pays qui a le premier instauré le système de Sécurité sociale, a été le berceau des deux variétés modernes de dénigrement de la démocratie : le marxiste aussi bien que le non-marxiste.

Interprétation populaire de la « révolution industrielle »

L'on prétend généralement que l'histoire de l'industrialisme moderne et spécialement l'histoire de la « révolution industrielle » en Grande-Bretagne fournissent la vérification empirique de la doctrine « réaliste » et « institutionnelle », et réfutent complètement le dogmatisme « abstrait » des économistes 14.

Les économistes nient catégoriquement que les syndicats et la législation ouvriériste des gouvernements aient été susceptibles et capables d'avantager durablement la classe entière des salariés et d'élever leur niveau de vie. Mais les faits, disent les anti-économistes, ont réfuté ces inepties. Les hommes d'État et les législateurs qui ont fait passer les lois sur les manufactures ont manifesté une meilleure intuition des réalités que les économistes. Pendant que la philosophie du laissez-faire, sans pitié ni compassion, enseignait que les souffrances des masses laborieuses étaient inévitables, le sens commun des non-initiés a réussi à mettre un terme aux pires excès des hommes d'affaires avides de profits. L'amélioration de la situation des travailleurs est entièrement l'œuvre des gouvernants et des syndicalistes.

Telles sont les idées imprégnant la plupart des études historiques traitant de l'évolution de l'industrialisme moderne. Les auteurs commencent par esquisser une image idyllique des conditions qui régnaient à la veille de la « révolution industrielle ». A ce moment, nous disent-ils, la situation était, en gros, satisfaisante. Les paysans étaient heureux. Heureux aussi étaient les ouvriers à domicile ; ils travaillaient dans leur propre maisonnette et jouissaient d'une certaine indépendance économique puisqu'ils possédaient un bout de jardin et leurs outils. Mais alors « la révolution industrielle s'abattit comme une guerre ou une peste » sur ces gens 15. Le système des manufactures réduisit le travailleur libre à un servage virtuel ; il abaissa le niveau de vie au minimum de survie ; en entassant femmes et enfants dans les usines, il détruisit la vie de famille et mina les fondements mêmes de la société, la moralité et la santé publique. Une petite minorité d'exploiteurs impitoyables réussirent habilement à imposer leur joug à l'immense majorité.

La vérité est que les conditions économiques étaient extrêmement pénibles à la veille de la révolution industrielle. Le système social traditionnel n'avait pas l'élasticité voulue pour fournir aux besoins d'une population rapidement croissante. Ni l'agriculture ni les guildes de métiers n'avaient de travail à donner à un surcroît de main-d'œuvre. Le négoce était imbu de la mentalité traditionnelle attachée au privilège et au monopole exclusif ; ses fondements institutionnels étaient les licences et lettres patentes de monopole ; sa philosophie prônait un contrôle restrictif des courants d'échange et l'interdiction de la concurrence tant interne qu'étrangère. Le nombre de gens pour qui il n'y avait pas de place libre dans le système rigide de paternalisme et de tutelle gouvernementale sur l'économie grandissait rapidement. Ils étaient pratiquement hors des lois. La majorité apathique de ces gens misérables vivait des miettes tombées de la table des castes établies. A l'époque des moissons ils gagnaient quelque menue monnaie en aidant aux travaux de ferme ; le reste du temps ils dépendaient de la charité privée et de l'assistance publique municipale. Par milliers, les jeunes gens les plus vigoureux de ces milieux étaient enrôlés de force dans l'armée et la marine de Sa Majesté ; beaucoup d'entre eux furent tués ou mutilés au combat ; bien plus nombreux furent ceux qui moururent sans gloire des duretés d'une discipline barbare, des maladies tropicales et de la syphilis 16. D'autres milliers, les plus audacieux et les plus brutaux de leur espèce, infestaient le pays comme vagabonds, mendiants, chemineaux, voleurs et prostituées. Les pouvoirs publics ne voyaient d'autre moyen de régler le cas de ces individus, que de les envoyer à l'hospice ou aux ateliers de bienfaisance. L'appui que le gouvernement donnait aux préventions populaires à l'encontre des inventions nouvelles et des moyens d'épargner l'effort physique rendait les choses vraiment sans espoir.

Le système des manufactures se développa dans une lutte continuelle contre des obstacles innombrables. Il dut combattre le préjugé populaire, les coutumes ancestrales, les lois et règlements juridiquement sanctionnés, l'animosité des autorités, les situations acquises de catégories privilégiées, la jalousie des guildes. L'équipement en capital des firmes individuelles était insuffisant, l'obtention du crédit extrêmement difficile et coûteuse. L'expérience technologique et commerciale manquait. La plupart des propriétaires de manufactures faisaient banqueroute ; ceux qui réussissaient étaient relativement rares. Les profits étaient parfois considérables ; mais les pertes l'étaient aussi. Il fallut plusieurs décennies pour que s'établisse l'usage de réinvestir la majeure partie des profits encaissés, de sorte que l'accumulation d'un capital adéquat permît de conduire les affaires sur une plus large échelle.

Que les manufactures aient pu prospérer en dépit de toutes ces entraves s'explique par deux raisons. D'abord, il y eut les enseignements de la nouvelle philosophie sociale exposée par les économistes. Ils démolirent le prestige du mercantilisme, du paternalisme et du restrictionnisme. Ils réfutèrent la croyance superstitieuse que les procédés d'économie de main d'œuvre provoquent le chômage et réduisent tout le monde à la pauvreté et au dépérissement. Les économistes du laissez-faire furent les pionniers des progrès technologiques sans précédent des deux dernières centaines d'années.

Puis il y eut un autre facteur qui affaiblit l'opposition aux innovations. Les manufactures délivraient les pouvoirs publics et les gentilshommes terriens du problème embarrassant qui finissait par les déborder : elles fournissaient de quoi vivre aux multitudes de pauvres gens. Elles vidaient les asiles, les ateliers de bienfaisance et les prisons. Elles faisaient de mendiants affamés des gens capables de gagner leur pain.

Les propriétaires de fabriques n'avaient pas le pouvoir d'obliger personne à prendre un emploi à la fabrique. Ils pouvaient seulement louer les gens disposés à travailler pour les salaires proposés. Si bas que fussent ces taux de salaire, c'était néanmoins beaucoup plus que ce que ces misérables ne pouvaient gagner dans aucun autre champ qui leur fût ouvert. C'est déformer les faits que de dire que les fabriques enlevaient les ménagères à leurs berceaux et à leur cuisine, ou les enfants à leurs jeux. Ces femmes n'avaient rien à cuisiner, rien pour nourrir leurs enfants. Ces enfants étaient sans ressources et affamés ; leur seul recours était la fabrique. Celle-ci les sauvait, à la lettre, de mourir d'inanition.

Il est déplorable qu'une telle situation existât. Mais si l'on veut blâmer les responsables, il ne faut pas s'en prendre aux propriétaires de fabriques qui — poussés il est vrai par leur intérêt propre et non par « altruisme » — firent tout leur possible pour guérir le mal à sa racine. Ce qui avait causé ces malheurs, c'était l'ordre économique de l'ère précapitaliste, l'ordre du « bon vieux temps ».

Dans les premières décennies de la révolution industrielle le niveau de vie des travailleurs des fabriques était scandaleusement bas en comparaison des conditions de leurs contemporains des classes supérieures, et en comparaison de la situation présente des foules industrielles. Les heures de travail étaient longues, les conditions sanitaires des ateliers déplorables. La capacité de travail des individus s'épuisait rapidement. Mais le fait demeure, que pour le surplus de population que l'appropriation des terres de pâtures communales avait réduit à la pire misère, et pour qui il n'y avait littéralement pas de place dans le cadre du système de production régnant, le travail à la fabrique était le salut. Ces gens vinrent en foule dans les ateliers, pour la seule raison qu'il leur fallait absolument améliorer leur niveau de vie.

L'idéologie du laissez-faire et sa conséquence, la « révolution industrielle », firent sauter les barrières idéologiques et institutionnelles qui bloquaient le progrès vers le bien-être. Elles démolirent un ordre social où un nombre toujours grandissant de gens étaient condamnés à une détresse abjecte et sans issue. Les métiers artisanaux des âges précédents avaient presque exclusivement pourvu aux besoins des gens aisés. Leur développement était limité par le volume des produits de luxe que les couches les plus riches de la population pouvaient acheter. Ceux qui n'étaient pas engagés dans la production des denrées de première nécessité ne pouvaient gagner leur vie que dans la mesure où les classes supérieures étaient disposées à utiliser leur talent et leurs services. Mais désormais un principe différent commença à jouer. Le système des fabriques inaugurait une méthode nouvelle de recherche des débouchés, en même temps qu'une nouvelle méthode de production. Son caractère distinctif était que les articles manufacturés n'étaient pas destinés à la consommation des seuls milieux aisés, mais de ceux qui jusqu'alors n'avaient joué qu'un rôle négligeable en tant que consommateurs. Des choses à bon marché pour le grand nombre, tel était l'objectif du système des fabriques. La manufacture classique des premiers temps de la révolution industrielle était la fabrique de cotonnades. Or, les articles qu'elle produisait n'étaient pas de ceux que demandaient les riches. Ceux-ci restaient amateurs résolus de la soie, de la toile fine, du linon. Chaque fois que la fabrique, avec ses méthodes de production massive au moyen de machines à moteurs, envahissait une nouvelle branche de production, elle commençait par produire des articles à bon marché pour la multitude. Les fabriques ne se tournèrent vers la production d'articles plus raffinés et donc plus coûteux, qu'à un stade ultérieur : lorsque l'amélioration inouïe du niveau de vie des masses, qu'elles avaient déclenchée, eut rendu profitable d'employer également à des articles meilleurs les procédés de la fabrication de masse. Ainsi, par exemple, la chaussure provenant de fabriques ne fut pendant de nombreuses années, achetée que par les « prolétaires », tandis que les consommateurs plus aisés maintenaient leur clientèle au bottier-chausseur. Les sweatshops dont on parle tant, ces bagnes où l'on exploite la sueur du pauvre peuple, ne produisaient pas des vêtements pour les riches, mais pour les gens aux ressources modestes. Les élégantes et les élégants préféraient et préfèrent encore se faire habiller par leur tailleur et leur couturière.

Le fait saillant à retenir de la révolution industrielle est qu'elle a ouvert l'époque de la production massive pour les besoins de la multitude. Les salariés ne sont plus désormais des gens qui ne peinent que pour le bien-être de quelques autres ; ils sont eux-mêmes les principaux consommateurs des produits qui sortent des usines. Les grandes affaires dépendent de la consommation de masse. Il n'y a, dans l'Amérique d'aujourd'hui, pas une seule branche de production qui ne souhaite répondre aux désirs des multitudes. Le principe même du métier d'entrepreneur capitaliste est de servir l'homme ordinaire. Dans sa qualité de consommateur, l'homme ordinaire est le souverain dont les achats et les abstentions décident du sort des activités d'entrepreneur. Il n'existe dans l'économie de marché pas d'autre moyen d'acquérir une fortune et de la conserver, que de fournir aux masses ce qu'elles veulent, de la meilleure façon et au meilleur prix possibles.

Aveuglés par leurs préjugés, beaucoup d'historiens et d'écrivains sont passés sans le voir à côté de ce fait fondamental. D'après eux, les salariés se fatiguent pour le bénéfice de quelqu'un d'autre. Ils ne se demandent jamais qui sont ces « quelqu'un d'autre ».

Mr. et Mrs. Hammond nous disent que les travailleurs étaient plus heureux en 1760 qu'ils ne l'étaient en 1830 17. C'est là un jugement de valeur arbitraire. Il n'y a aucun moyen de comparer et mesurer le bonheur de personnes différentes, ni de la même personne à des moments différents. Nous pouvons admettre, pour la clarté de la discussion, qu'un individu né en I740 ait été plus heureux en I760 qu'en 1830. Mais n'oublions pas qu'en 1770 (d'après l'estimation d'Arthur Young) l'Angleterre avait 8,5 millions d'habitants, alors qu'en 1831 (d'après le recensement) le chiffre était de 16 millions 18. Ce remarquable accroissement a été principalement conditionné par la révolution industrielle. En ce qui concerne ces Anglais supplémentaires, l'assertion des éminents historiens ne peut être approuvée que par ceux qui pensent comme il est dit dans ces vers mélancoliques de Sophocle : « N'être point né est, sans aucun doute, ce qu'il y a de meilleur ; mais une fois qu'un homme a vu la lumière du jour, le meilleur, après celui-là, est de retourner au plus tôt au lieu d'où il est venu. »

Les industriels du début étaient pour la plupart des hommes qui venaient des mêmes couches sociales que leurs ouvriers. Ils vivaient très modestement, ne dépensaient qu'une partie de leurs gains pour leur ménage et plaçaient le reste dans l'affaire. Mais quand les entrepreneurs devinrent riches, les fils des hommes d'affaires heureux commencèrent à pénétrer dans les milieux de la classe dirigeante. Les gentilshommes de haute naissance envièrent la richesse des parvenus et prirent ombrage de leurs sympathies avec le mouvement des réformes. Ils ripostèrent en enquêtant sur la situation matérielle et morale des ouvriers de fabriques et en édictant des lois sur ce sujet.

L'histoire du capitalisme en Grande-Bretagne, comme dans les autres pays capitalistes, est un constat de la tendance incessante vers l'amélioration du niveau de vie des salariés. Cette évolution coïncidait avec le développement d'une législation ouvriériste et l'extension du syndicalisme, d'une part, et avec l'accroissement dans la productivité marginale du travail, d'autre part. Les économistes affirment que l'amélioration des conditions matérielles des travailleurs est due à l'accroissement du capital investi par tête et des progrès technologiques que l'emploi de ce capital additionnel entraînait. Dans la mesure où la législation du travail et la pression syndicale ne dépassaient pas la limite de ce que les travailleurs auraient obtenu sans elles, par une conséquence nécessaire de l'accélération de la formation de capitaux en comparaison de la population, elles étaient superflues. Dans la mesure où elles dépassaient ces limites, elles nuisaient aux intérêts des masses. Elles retardaient la formation de capitaux neufs, ralentissant ainsi la tendance à la montée de la productivité marginale du travail et des taux de salaire. Elles attribuaient des privilèges à certains groupes de salariés aux dépens d'autres groupes. Elles créaient du non-emploi massif et diminuaient la masse des produits mis à la disposition des travailleurs en leur qualité de consommateurs.

Les apologistes de l'intervention gouvernementale dans l'économie et du syndicalisme attribuent toutes les améliorations de la situation des travailleurs aux actions des gouvernements et des syndicats. Sans elles, affirment-ils, le niveau de vie des salariés ne serait pas plus élevé maintenant qu'aux débuts du système des fabriques.

Il est visible que la controverse ne peut pas être résolue par appel à l'expérience historique. En ce qui concerne le constat des faits il n'y a pas de désaccord entre les deux camps. Leur antagonisme concerne l'interprétation des événements, et cette interprétation est forcément guidée par la théorie choisie. Les considérations épistémologiques et logiques qui permettent de juger si une théorie est vraie ou fausse sont logiquement et temporellement antécédentes à l'élucidation du problème historique considéré. Les faits historiques comme tels ne prouvent ni ne réfutent une théorie. Ils doivent nécessairement être interprétés à la lumière de la compréhension théorique.

La plupart des auteurs qui ont écrit l'histoire des conditions de la main-d'œuvre dans le système capitaliste étaient ignorants en économie, et s'en vantaient. Pourtant, ce mépris pour un sain raisonnement économique ne signifiait pas qu'ils abordaient le sujet de leurs études sans préjugés et sans préférence pour une théorie quelconque. Ils étaient guidés par les imaginations populaires concernant l'omnipotence des gouvernements et les prétendus bienfaits du syndicalisme. Il est hors de doute que les Webb, aussi bien que Lujo Brentano et une armée d'auteurs de moindre envergure, étaient, dès le point de départ de leurs études, imbus d'une aversion passionnée pour l'économie de marché et adhéraient avec enthousiasme aux doctrines du socialisme et de l'interventionnisme. Ils étaient indubitablement honnêtes et sincères dans leurs convictions, et entendaient faire de leur mieux. Leur candeur et leur probité peuvent les disculper en tant qu'individus ; elles ne les disculpent pas comme historiens. Si pures que soient les intentions d'un historien, il est inexcusable de recourir à des théories fallacieuses. Le premier devoir d'un historien est d'examiner avec le plus grand soin toutes les doctrines auxquelles il a recours en traitant la matière de son ouvrage. S'il néglige de le faire, et qu'il épouse naïvement les idées déformées et confuses de l'opinion populaire, il n'est plus un historien mais un apologiste et un propagandiste.

L'antagonisme entre les deux points de vue n'est pas simplement un problème historique. Il se réfère tout autant aux problèmes les plus brûlants de l'heure actuelle. Il est au cœur de la controverse dans ce qu'on appelle dans l'Amérique contemporaine le problème des relations dans l'industrie.

Soulignons un point seulement du sujet. De vastes régions — l'Asie orientale, les Indes orientales, l'Europe méridionale et du Sud-Est, l'Amérique latine — ne sont affectées qu'en surface par le capitalisme moderne. La situation dans ces régions, dans l'ensemble, ne diffère pas de celle de l'Angleterre à la veille de la « révolution industrielle ». Il y a là des millions d'individus pour lesquels il n'y a ni place ni sécurité à trouver dans le cadre traditionnel économique. Le sort de ces multitudes misérables ne peut être amélioré que par l'industrialisation. Ils ont essentiellement besoin d'entrepreneurs et de capitalistes. Comme leurs propres politiques insensées ont privé ces nations du bénéfice de l'aide que les capitaux étrangers importés leur fournissaient auparavant, il leur faut se lancer dans l'accumulation de capitaux domestiques. Ils doivent parcourir tout au long les stades par lesquels l'industrialisation de l'Occident a dû passer. Ils doivent démarrer avec des taux de salaire comparativement bas et de longues heures de travail. Mais, égarés par les théories en vogue présentement en Europe occidentale et en Amérique du Nord, leurs hommes d'État s'imaginent pouvoir procéder d'autre manière. Ils encouragent la pression syndicaliste et la soi-disant législation ouvriériste. Leur interventionnisme révolutionnaire écrase dans l'œuf toutes les velléités de créer des industries domestiques. Leur dogmatisme buté présage le désastre pour les Indiens et les coolies chinois, les péons mexicains et des millions d'autres êtres, se débattant désespérément au seuil de la mort par inanition.

8 / Les taux de salaire en tant qu'affectés par les vicissitudes du marché

Le travail est un facteur de production. Le prix que le vendeur de travail peut en obtenir sur le marché dépend des circonstances du marché.

La quantité et la qualité du travail qu'un individu est apte à fournir sont limitées par ses caractères innés et acquis. Les aptitudes innées ne peuvent pas être modifiées par une quelconque conduite intentionnelle. Elles sont l'héritage de l'individu, que lui ont légué ses ancêtres à sa naissance. Il peut consacrer du soin à ces dons, cultiver ses talents, il peut éviter qu'ils ne s'évaporent trop tôt ; mais il ne peut franchir les frontières que la nature a tracées à ses forces et à ses aptitudes. Il peut faire preuve de plus ou moins d'habileté dans ses efforts pour vendre sa capacité de travail au plus haut prix qui puisse être obtenu sur le marché, d'après les conditions qui y règnent ; mais il ne peut changer sa nature de façon à s'adapter mieux à la combinaison de données existant sur le marché. C'est une bonne chance pour lui si la situation du marché est telle que le genre de travail qu'il peut offrir est abondamment rémunéré ; c'est une chance et non pas mérite personnel, si ses talents innés sont hautement appréciés par ses contemporains. Mlle Greta Garbo, si elle avait vécu cent ans plus tôt, aurait probablement gagné beaucoup moins qu'elle ne le fit en cette époque du cinéma. Dans la mesure où ce sont ses talents innés qui sont en cause, elle est dans une situation semblable à celle du cultivateur dont la terre peut être vendue à un prix élevé à cause de l'expansion d'une ville voisine qui fait de cette terre un terrain à bâtir.

Dans les limites fixes posées par ses capacités innées, l'aptitude d'un homme au travail peut être perfectionnée par l'entraînement à certaines tâches définies. L'individu — ou ses parents — fait les frais nécessaires pour un entraînement dont les fruits consistent en l'acquisition d'une aptitude à exécuter certains genres de travail. L'enseignement et l'entraînement en question intensifient le caractère asymétrique de la personne ; ils en font un spécialiste. Tout entraînement spécialisé augmente le caractère spécifique de l'aptitude individuelle. La peine et le souci, le désagrément des efforts auxquels un individu doit se livrer afin d'acquérir ces aptitudes spéciales, la renonciation aux gains potentiels pendant la période d'entraînement, et les dépenses en argent requises, sont consentis dans l'espoir que plus tard des gains plus élevés en seront la compensation. Ces dépenses sont des investissements, et comme telles, spéculatives. Qu'elles soient payantes ou non dépend de la configuration future du marché. En se livrant à cette formation, le travailleur agit en spéculateur et entrepreneur. L'état futur du marché déterminera le résultat de son investissement : profit ou perte.

Ainsi le travailleur a des intérêts permanents, sous un double aspect, comme un homme ayant des qualités innées, et comme homme qui a acquis des talents spéciaux.

Le salarié vend son travail sur le marché, au prix que le marché consent pour ce travail à la date considérée. Dans la construction imaginaire d'une économie tournant en rythme uniforme, la somme des prix que l'entrepreneur doit débourser pour tous les facteurs complémentaires de production combinés doit égaler — compte tenu de la préférence de temps — le prix du produit. Dans l'économie mouvante, les changements dans la structure du marché peuvent entraîner des écarts entre ces deux grandeurs. Les profits ou pertes qui s'ensuivent n'affectent pas le salarié ; leur incidence retombe seulement sur l'entrepreneur. L'incertitude du futur n'affecte l'employé que sur les points suivants :

1. Les dépenses encourues, en temps, dés-utilité et monnaie, pour la formation-entraînement.

2. Les dépenses encourues en déménageant pour aller travailler à un certain endroit.

3. En cas de contrat de travail stipulé pour une période déterminée, les changements dans le prix du genre spécial de travail survenant pendant cette période et les changements dans la solvabilité de l'employeur. 9 / Le marché du travail

Les salaires sont le prix payé pour le facteur de production que constitue le travail humain. Comme à l'égard de tous les autres prix de facteurs complémentaires de production, leur niveau est déterminé par le prix des produits, envisagé au moment où le travail est vendu et acheté. Il est indifférent que celui qui fournit le travail vende ses services à un employeur qui les combine avec les facteurs matériels de production et avec les services d'autres gens, ou que lui-même s'engage dans ces combinaisons pour son propre compte et à ses risques. Le prix final du travail d'une même qualité est de toute façon le même dans le système entier du marché. Les taux de salaire sont toujours égaux au prix du produit total du travail. Le slogan populaire sur « le droit du travailleur sur le produit total de son travail » était une formulation absurde de la prétention que les biens de consommation soient distribués exclusivement aux travailleurs, et que rien ne soit laissé aux entrepreneurs et aux propriétaires des facteurs matériels de production. A quelque point de vue que l'on se place, il est faux que des objets fabriqués puissent être considérés comme les produits du seul travail de la main-d'œuvre. Ils sont le résultat d'une combinaison intentionnelle de travail et de facteurs matériels de production.

Dans l'économie en mouvement, les taux de salaires sur le marché tendent constamment à s'ajuster précisément au niveau des prix finaux du travail. Cet ajustement est un processus qui absorbe du temps. La longueur de la période d'ajustement dépend du temps requis pour la formation à de nouveaux emplois et pour la migration des travailleurs vers de nouvelles résidences. Il dépend en outre de facteurs subjectifs, tels que le plus ou moins de connaissance qu'a le travailleur des conditions et perspectives du marché du travail. L'ajustement est une prise de risque spéculatif dans la mesure où la formation à de nouveaux emplois et le changement de résidence impliquent des coûts qui ne sont avancés que si l'on croit que la situation future du marché les rendra profitables.

A tous ces égards, il n'y a rien de spécifique au travail, aux salaires et au marché des services de travail. Ce qui donne un caractère particulier au marché du travail, c'est que le travailleur n'est pas simplement le fournisseur du facteur de production travail, mais aussi un être humain qu'il est impossible de dissocier de sa prestation. L'on s'est fréquemment référé à ce fait pour des déclarations extravagantes et pour faire une vaine critique des enseignements de l'économie concernant les taux de salaires. Néanmoins, ces absurdités ne doivent pas détourner la science économique de consacrer une attention adéquate à ce fait primordial.

Pour le travailleur, ce sont des questions importantes que le genre de travail qu'il fait, parmi tous ceux dont il est capable, l'endroit où il l'accomplit et dans quelles conditions ou circonstances particulières. Un observateur que cela ne touche pas peut considérer comme des préjugés non fondés, voire ridicules, les idées et sentiments qui poussent un travailleur à préférer tel emploi, tel lieu de travail et telles conditions de travail. Mais ces jugements platoniques de censeurs non concernés sont de nul intérêt. Pour l'examen économique des problèmes impliqués, il n'y a rien de particulièrement remarquable dans le fait que le travailleur considère sa peine et son dérangement non seulement sous l'angle de la dés-utilité du travail et de sa rémunération médiate, mais aussi en tenant compte des conditions spéciales et circonstances de sa prestation dans la mesure où elles affectent son plaisir de vivre. Le fait qu'un travailleur préfère laisser passer la chance d'augmenter ses gains monétaires en déménageant vers un endroit qu'il considère comme moins agréable, plutôt que de quitter l'endroit où il est né, ou son pays, n'est pas plus remarquable que le fait qu'une personne riche et distinguée, sans profession, préfère vivre dans la capitale où tout est cher, plutôt que dans une petite ville où la vie est bon marché. Le travailleur et le consommateur sont une seule et même personne ; c'est seulement le raisonnement économique qui intègre les fonctions sociales et fend cette unité en deux schémas. Les hommes ne peuvent isoler les décisions concernant l'utilisation de leur capacité de travail, de celles concernant la jouissance de leurs gains.

La filiation, le langage, l'éducation, la religion, la mentalité, les liens familiaux et l'environnement social attachent le travailleur de telle sorte qu'il ne choisit pas l'endroit et le genre de son travail sous l'angle unique des taux de salaire.

Nous pouvons appeler taux de base des salaires (S), le niveau qui, pour chaque genre de travail, s'établirait sur le marché si les travailleurs étaient indifférents au lieu de travail et, à taux de salaire égal, ne préféraient pas un endroit à un autre. Si cependant, pour les considérations ci-dessus mentionnées, les travailleurs évaluent différemment le fait de travailler à des endroits différents, le niveau du taux de salaire sur le marché (M) pourra diverger constamment des taux de base. Nous pouvons appeler composante d'attachement (A) la différence maxima entre le taux de marché et le taux de base qui ne provoque pas encore la migration des travailleurs de l'endroit où le taux de salaire du marché est bas vers l'endroit où il est plus élevé. La composante d'attachement d'une aire géographique ou d'un lieu définis peut être positive ou négative.

Nous devons en outre prendre en compte que les endroits et régions diffèrent en ce qui concerne l'approvisionnement en biens de consommation, en fonction du coût de leur transport (au sens le plus large du terme). Ces coûts sont plus élevés dans telle région, moins élevés dans telle autre. Puis il y a des différences dans l'apport physique requis pour obtenir un même degré de satisfaction matérielle. Dans certains endroits, l'homme doit fournir davantage pour obtenir le même degré de satisfaction qu'il pourrait atteindre ailleurs à moindre coût, mis à part les circonstances qui déterminent l'importance de la composante d'attachement. D'un autre côté, un homme peut, en certains endroits, éviter certaines dépenses et atteindre le même degré de satisfaction de besoins qui, en un autre endroit, aurait exigé que ces dépenses soient faites. Nous pouvons appeler composante de coût (C) les dépenses que le travailleur doit supporter en certains endroits pour atteindre dans ce sens le même degré de satisfaction de besoins, ou dont il peut se dispenser sans amoindrir ce degré de satisfaction. La composante de coût dans une situation géographique définie peut être positive ou négative. Si nous supposons qu'il n'y a pas de barrière institutionnelle empêchant ou pénalisant le transfert de capitaux matériels, de travailleurs, et de biens d'un endroit ou d'une région à d'autres, et que les travailleurs sont indifférents à l'égard de leur lieu de résidence et de travail, il y aura une tendance constante à ce que la population se distribue à la surface de la terre en fonction de la productivité matérielle des facteurs de production naturels de base, et en fonction de l'immobilisation des facteurs de production inconvertibles qui a été opérée dans le passé. Il y a, si nous ne tenons pas compte de la composante de coût, tendance à l'égalisation des taux de salaire pour le même type de travail, sur toute la surface du globe.

Il serait admissible de considérer comme surpeuplée relativement, une région où le taux de marché des salaires plus la composante (positive ou négative) de coût se trouve en dessous du taux de base ; et comparativement sous-peuplée une région où les taux de salaire du marché augmentés de la composante (positive ou négative) de coût sont plus élevés que les taux de salaire de base. Mais il n'est pas pratique de recourir à une telle définition des termes impliqués. Cela ne nous facilite pas l'explication des conditions réelles de formation des taux de salaire et de la conduite de salariés. Il est plus pratique de choisir une autre définition. Nous pouvons appeler comparativement surpeuplée une région où les taux de salaire du marché sont inférieurs aux taux de base augmentés de la composante d'attachement (positive ou négative) et de la composante de coût (positive ou négative) ; c'est-à-dire où M est plus petit que (S + A + C). De même une région doit être appelée comparativement sous-peuplée si M est plus grand que (S + A + C). En l'absence de barrières institutionnelles à la migration, les travailleurs se déplacent des régions comparativement surpeuplées vers les régions comparativement sous-peuplées, jusqu'à ce que partout M = S + A + C.

La même chose est vraie, mutatis mutandis, pour la migration des individus qui travaillent pour leur propre compte et vendent leur travail en cédant ses produits ou en rendant des services personnels.

Les concepts de composante d'attachement et composante de coût s'appliquent de la même façon aux déplacements d'une branche d'activité ou d'une profession à une autre.

Il est à peine nécessaire de remarquer que les migrations que ces théorèmes décrivent n'ont lieu que dans la mesure où il n'y a pas d'obstacles institutionnels à la mobilité du capital, de la main-d'œuvre et des marchandises. A notre époque où l'on tend à la désintégration de la division internationale du travail et à l'autosuffisance économique de chaque nation souveraine, les tendances décrites ne fonctionnent pleinement qu'à l'intérieur des frontières de chacune.

Travail des animaux et travail des esclaves

Pour l'homme, les animaux sont un facteur matériel de production. Il se peut qu'un jour un changement dans les sentiments moraux amènera les gens à traiter les animaux de façon plus douce. Néanmoins, dans la mesure où les hommes ne laissent pas les animaux vivre à leur propre guise, ils les considéreront toujours comme de simples instruments de leur action d'hommes. La coopération sociale ne peut exister qu'entre des êtres humains parce qu'ils sont seuls capables de prendre conscience de la signification et des avantages de la division du travail et de la coopération pacifique.

L'homme asservit l'animal et le fait entrer dans son schéma d'activité comme un objet matériel. En apprivoisant, domestiquant et dressant des animaux, l'homme témoigne souvent d'une appréciation des particularités psychologiques de la créature ; il s'adresse, pour ainsi dire, à son âme. Mais même alors, l'abîme qui sépare l'homme de l'animal reste infranchissable. Un animal ne peut jamais gagner autre chose que la satisfaction de ses appétits de nourriture et de sexe, avec une protection adéquate contre les atteintes de facteurs environnants. Les bêtes sont des animaux et non des hommes précisément parce qu'elles sont ce que les tenants de la loi d'airain des salaires pensaient qu'étaient les salariés. Comme la civilisation humaine n'aurait jamais surgi si les hommes étaient uniquement voués à se nourrir et à s'accoupler, de même les animaux ne peuvent ni entrer dans des liens sociaux ni prendre part à la société humaine.

Il y eut des gens pour essayer de considérer leurs congénères comme ils considéraient les animaux et pour les traiter en conséquence. Ils ont usé du fouet pour contraindre les esclaves des galères et les haleurs de bateaux à travailler comme des chevaux de cabestan. Mais l'expérience a montré que ces méthodes de brutalité sans frein ne produisent que des résultats décevants. Même les gens les plus frustres et les plus obtus travaillent mieux quand ils le font de leur plein gré que sous la crainte du fouet.

L'homme primitif ne fait pas de différence entre la propriété qu'il exerce sur les femmes, les enfants et les esclaves d'une part, et sur le bétail et les objets inanimés d'autre part. Mais dès qu'il commence à attendre de ses esclaves des services autres que ceux que peuvent également lui rendre les animaux de trait et de bât, il est obligé de desserrer leurs chaînes. Il doit essayer de remplacer par le stimulant de l'intérêt propre le stimulant de la seule crainte ; il doit essayer de s'attacher l'esclave par des sentiments humains. Quand l'esclave cesse d'être empêché de s'enfuir par des chaînes et des surveillants, lorsqu'il n'est plus forcé de travailler uniquement par la menace du fouet, la relation entre maître et esclave est remplacée par un lien social. L'esclave peut, notamment quand le souvenir de jours meilleurs où il était libre est encore frais, déplorer son infortune et soupirer après la libération. Mais il se résigne à une situation qui apparaît comme inévitable, et il s'adapte à son sort de façon à le rendre aussi supportable que possible. L'esclave va chercher à satisfaire son maître en s'appliquant à exécuter les tâches qui lui sont confiées ; le maître prend soin d'éveiller le zèle et la fidélité du serviteur en le traitant raisonnablement. Il se développe entre le seigneur et le corvéable des relations familières que l'on peut proprement qualifier d'amitié.

Peut-être les avocats de l'esclavage n'avaient-ils pas entièrement tort lorsqu'ils affirmaient que beaucoup d'esclaves étaient satisfaits de leur situation et ne cherchaient pas à en changer. Il y a peut-être des individus, des groupes et même des peuples entiers ou des races qui apprécient la protection et la sécurité fournies par le servage ; qui, insensibles à l'humiliation et à la mortification, sont contents de fournir une quantité modérée de travail en échange des avantages d'une maison aisée ; et aux yeux desquels, être soumis aux caprices et aux mauvaises humeurs d'un maître ne sont que des maux mineurs, ou même n'en sont pas du tout.

Bien évidemment, les conditions dans lesquelles les esclaves peinaient dans les grandes fermes et plantations, dans les mines, les ateliers et les galères, étaient fort différentes des descriptions idylliques que l'on fait de la bonne vie des domestiques, femmes de chambre, cuisiniers et nourrices, et de la situation des serfs et ouvriers, des laitières, des bergers et des bouviers dans les fermes de moindre taille. Aucun apologiste de l'esclavage n'a eu le front de glorifier le sort fait, au temps des Romains, aux esclaves agricoles enchaînés et entassés dans l'ergastule, ni celui des nègres d'Amérique dans les plantations de canne à sucre ou de coton 19.

L'abolition de l'esclavage et du servage n'est à attribuer ni aux enseignements des théologiens et des moralistes, ni à la faiblesse ou à la générosité des maîtres. Il y eut parmi les prédicateurs religieux ou moralistes autant de défenseurs éloquents du servage, que d'opposants 20. Le travail servile disparut parce qu'il ne pouvait soutenir la concurrence du travail libre ; son mauvais rendement scellait sa disparition dans une économie de marché.

Le prix payé pour l'achat d'un esclave est déterminé par le rendement net espéré de son emploi (à la fois comme travailleur et comme géniteur d'autres esclaves), tout comme le prix payé pour une vache est déterminé par le rendement net attendu de son utilisation. Le propriétaire de l'esclave n'empoche aucun revenu spécifique. Pour lui, il n'y a pas de profit d' « exploitation » dérivé du fait que le travail de l'esclave n'est pas rémunéré, ni du fait que le prix potentiel sur le marché des services qu'il rend peut dans certains cas être supérieur au coût de le nourrir, de le loger et de le faire garder. Celui qui achète un esclave doit, dans le prix payé, compenser toutes ces économies dans la mesure où elles sont prévisibles ; il les paie en entier, compte tenu de la préférence de temps. Que le propriétaire emploie l'esclave dans son ménage, ou dans son exploitation, ou qu'il loue ses services à d'autres gens, il ne tire aucun avantage spécifique de l'existence de l'institution de l'esclavage. Le profit spécifique va totalement au chasseur d'esclaves, c'est-à-dire à l'individu qui prive des hommes de leur liberté et les transforme en esclaves. Mais évidemment, la profitabilité de l'activité du chasseur d'esclaves dépend du niveau des prix que les acheteurs sont disposés à payer pour acquérir des esclaves. Si ces prix baissent au-dessous des coûts de capture et de transport inhérents au commerce des esclaves, l'affaire ne paie plus et doit être abandonnée.

Or, à aucun moment et en aucun endroit il n'a été possible, pour les entreprises employant de la main-d'œuvre servile, de soutenir sur le marché la concurrence des entreprises employant de la main-d'œuvre libre. Le travail servile n'a toujours pu être utilisé que là où il n'avait pas à soutenir la concurrence du travail libre.

Si l'on traite les hommes comme du bétail, on ne peut en tirer plus que du travail de bétail. Mais intervient alors le fait que l'homme est moins fort que les bœufs et les chevaux ; et que nourrir et garder un esclave est, en comparaison du rendement à en recueillir, plus coûteux que de nourrir et garder du bétail. Lorsqu'il est traité comme du cheptel, l'homme fournit un rendement par unité de coût inférieur à la dépense nécessaire pour entretenir et faire garder des animaux domestiques. Si l'on demande à un travailleur non libre de rendre des services humains, il faut lui fournir des stimulants spécifiquement humains. Si l'employeur vise à obtenir des produits qui, en quantité et en qualité, l'emportent sur ceux qui peuvent être extorqués par le fouet, il doit intéresser celui qui peine au rendement de son apport. Au lieu de punir la paresse et la négligence, il doit récompenser la diligence, le talent et le zèle. Mais, quoi qu'il puisse tenter à cet égard, il n'obtiendra jamais d'un travailleur asservi, qui ne recueille pas la pleine valeur de sa contribution au prix de marché, une prestation comparable à celle du travailleur libre, embauché sur le marché du travail fonctionnant sans entrave. La limite supérieure à laquelle il est possible d'élever la qualité et la quantité de produits et services rendus par la main-d'œuvre d'esclaves ou de serfs, reste très en dessous du niveau type du travail libre. Dans la production d'articles de haute qualité, une entreprise qui emploie de la main-d'œuvre apparemment bon marché, composée de travailleurs non libres, ne peut jamais soutenir la concurrence des entreprises employant des travailleurs libres. C'est ce fait-là qui a fait disparaître tous les systèmes de travail contraint.

Les institutions de la société ont jadis fait que des régions ou des branches entières de production étaient réservées à l'emploi de la main-d'œuvre servile exclusivement, et protégées contre toute concurrence de la part d'employeurs utilisant des hommes libres. L'esclavage et le servage devinrent ainsi des traits essentiels d'un système de castes rigide, qui ne pouvait être écarté ni modifié par des actions individuelles. Partout où les conditions étaient différentes, les propriétaires d'esclaves eux-mêmes recoururent à des mesures qui ne pouvaient qu'aboutir peu à peu à la disparition complète du système du travail servile. Ce ne furent pas des sentiments humanitaires et de clémence qui amenèrent les propriétaires d'esclaves de l'ancienne Rome, durs et insensibles, à relâcher les entraves de leurs esclaves, mais l'intention intéressée de tirer le meilleur gain possible de leur propriété. Ils abandonnèrent le système de l'exploitation, centralisée et à grande échelle, de leurs immenses terres, les latifundia, et transformèrent les esclaves en des sortes de locataires cultivant leurs propres pièces de terre et ne devant au propriétaire du fonds qu'un fermage ou une part de la récolte. Dans les activités de transformation et le commerce, les esclaves devinrent des entrepreneurs, et leurs encaisses, le peculium, fut légalement leur quasi-propriété. Les esclaves furent affranchis en grand nombre parce que ces hommes rendus à la liberté fournissaient à leur ancien propriétaire, le patronus, des services meilleurs que ceux à attendre d'un esclave. Car l'affranchissement n'était pas un acte de grâce et un don généreux de la part du propriétaire. C'était une opération de crédit, un rachat de la liberté payable par annuités, pour ainsi dire. L'affranchi était obligé de rendre à l'ancien maître, pendant des années et même à vie, des services en nature ou en espèces. De plus, le patronus avait des droits spéciaux d'héritage sur les biens de l'affranchi qui venait à mourir .

Avec la disparition des ateliers et fermes employant des travailleurs non libres, le servage cessa d'être un système de production mais devint le privilège politique d'une caste aristocratique. Les suzerains avaient droit à des tributs déterminés en nature ou en argent et à des services définis de la part de leurs vassaux ; de plus, les enfants de leurs serfs étaient tenus de leur servir de domestiques ou de gardes pendant un temps déterminé. Mais les paysans et artisans sous-privilégiés géraient leur ferme ou leur échoppe à leur propre compte et à leurs risques. Le seigneur n'intervenait qu'une fois le processus de production achevé, et pour réclamer une part des résultats.

Plus tard, à partir du XVIe siècle, les gens recommencèrent à employer des travailleurs non libres dans la production à grande échelle, agricole et parfois industrielle. En Amérique l'esclavage des Noirs devint la méthode habituelle des plantations coloniales. En Europe orientale — dans les régions du nord-est de l'Allemagne, en Bohème et dans ses annexes de Moravie et de Silésie, en Pologne, dans les Pays baltes, en Russie et aussi en Hongrie et ses dépendances — l'agriculture à grande échelle fut édifiée sur le travail obligatoire non payé des serfs. L'un et l'autre de ces systèmes de travail servile étaient protégés par les institutions politiques contre la concurrence des entreprises employant des travailleurs libres. Dans les colonies de plantations le coût élevé de l'immigration et le manque de protection légale et judiciaire de l'individu contre l'arbitraire des pouvoirs publics et de l'aristocratie des planteurs empêchèrent l'apparition d'un contingent suffisant de travailleurs libres et le développement d'une classe d'agriculteurs indépendants. En Europe orientale, le système de caste rendait impossible l'accès de la production agricole à ceux qui n'y étaient pas déjà. L'agriculture à grande échelle était réservée aux membres de la noblesse. Les petits enclos étaient réservés aux tenanciers non libres. Cependant le fait que les entreprises employant de la main-d'œuvre non libre ne seraient pas capables de soutenir la concurrence d'entreprises employant des travailleurs libres n'était contesté par personne. Sur ce point, les auteurs d'ouvrages du XVIIIe siècle et du début du XIXe sur l'exploitation agricole ne furent pas moins unanimes que les écrivains de l'ancienne Rome sur les problèmes terriens. Mais l'abolition de l'esclavage et du servage ne pouvait être effectuée par le libre jeu du système de marché, parce que les institutions politiques avaient soustrait les domaines nobiliaires et les plantations à la souveraineté du marché. L'esclavage et le servage furent abolis par une action politique, dictée par l'esprit de l'idéologie — si décriée — du laissez-faire, laissez-passer.

Aujourd'hui l'humanité est de nouveau confrontée à des efforts pour substituer du travail forcé au travail des hommes libres vendant leur capacité de travail « comme une marchandise » sur le marché. Evidemment, les gens croient qu'il y a une différence essentielle entre les tâches incombant aux camarades dans la république socialiste, et celles incombant aux esclaves et aux serfs. Les esclaves et les serfs, dit-on, travaillaient au profit d'un seigneur qui les exploitait. Mais dans un système socialiste le produit du travail va à la société dont le travailleur est lui-même partie intégrante ; ici le travailleur travaille pour lui-même, en quelque sorte. Ce que ce raisonnement omet de remarquer, c'est que l'identification entre les camarades individuels et la totalité de tous les camarades d'une part, et d'autre part l'entité collective qui empoche le produit de tout le travail, est purement fictive. Il est de faible importance que les objectifs des dirigeants de la communauté soient ou non conformes aux souhaits et désirs des divers camarades. La chose principale est que la contribution de l'individu à la richesse de l'entité collective n'est pas rémunérée sous forme d'un salaire déterminé par le marché. Une république socialiste ne dispose d'aucune méthode de calcul économique ; elle ne peut pas définir isolément les portions de la production totale de biens qui doivent être imputées aux divers facteurs complémentaires de production. Comme elle ne peut mesurer la contribution dont la société est redevable aux efforts individuels, elle ne peut pas rémunérer les travailleurs en fonction de la valeur de leur apport.

Pour distinguer le travail libre du travail contraint, il n'est pas besoin de subtilités métaphysiques sur l'essence de la liberté et de la contrainte. Nous pouvons appeler travail libre le genre de labeur extratensif, non directement gratifiant, qu'un homme accomplit soit pour la satisfaction directe de ses propres besoins, soit pour la satisfaction indirecte qu'il tirera de la dépense du montant gagné en vendant ce travail sur le marché. Le travail contraint est celui que l'on accomplit sous la pression d'autres impulsions. Si l'on éprouve de la gêne à employer cette terminologie parce que des mots comme liberté et contrainte peuvent évoquer des connotations nuisibles à l'examen sans passion des problèmes soulevés, l'on peut aussi bien choisir d'autres termes. L'on peut dire travail L au lieu de travail libre, et travail C au lieu de contraint. Le problème de fond ne peut être affecté par le choix des mots. La seule chose qui compte est celle-ci : quelle sorte d'incitation peut pousser un homme à se soumettre à la dés-utilité du travail, si sa propre satisfaction de besoins n'est pas liée — soit directement, soit indirectement de façon appréciable — à la quantité et à la qualité de son apport à lui ?

Supposons, pour les besoins de la discussion, que beaucoup de travailleurs, peut-être même la plupart d'entre eux, prendront de leur propre gré la peine loyalement nécessaire pour remplir le mieux possible la tâche assignée à chacun par ses supérieurs. (Nous pouvons ne pas tenir compte du fait que la détermination de la tâche à imposer aux divers individus place une société socialiste devant des problèmes insolubles.) Mais que faire vis-à-vis de ceux qui s'acquittent de la tâche imposée avec paresse et négligence ? Il n'y a pas d'autre moyen que de les punir. Il faut donc que leurs supérieurs soient investis du pouvoir de constater la faute, d'en juger les raisons subjectives, et de proportionner le châtiment en conséquence. Un lien hégémonique est substitué au lien contractuel. Le travailleur est assujetti au pouvoir discrétionnaire de ses supérieurs, il est personnellement soumis au pouvoir disciplinaire de son chef direct.

En économie de marché, le travailleur vend ses services comme d'autres gens vendent leurs marchandises. L'employeur n'est pas le seigneur de l'employé. Il est simplement l'acheteur de services qu'il doit se procurer à leur prix de marché. Bien entendu, comme tout autre acheteur un employeur peut suivre son humeur. Mais s'il se permet d'être arbitraire dans sa façon d'embaucher et de licencier les travailleurs, il devra payer les pots cassés. Un employeur, ou un employé à qui l'on a confié la direction d'une branche de l'entreprise, a la possibilité d'embaucher de façon discriminatoire, et de licencier de façon arbitraire, ou de comprimer les rémunérations au-dessous du taux de marché. Mais en commettant de tels actes d'arbitraire, il compromet la profitabilité de l'entreprise ou de la branche qu'il dirige ; et par là il compromet aussi son revenu et sa position dans le système économique. En économie de marché, ce genre de caprices amène avec lui sa punition. La seule protection réelle et efficace du travailleur salarié, en économie de marché, est fournie par le jeu des facteurs qui affectent la formation des prix. Le marché rend le travailleur indépendant de l'arbitraire de l'employeur et de ses assistants. Les travailleurs ne sont soumis qu'à la souveraineté des consommateurs, comme leurs employeurs le sont aussi. En achetant ou en refusant d'acheter, les consommateurs déterminent les prix des produits et l'emploi des facteurs de production ; par là, ils assignent son prix de marché à chaque catégorie de travail.

Ce qui fait du travailleur un homme libre, c'est précisément le fait que l'employeur, sous la pression de la structure des prix sur le marché, considère le travail comme une denrée, un instrument pour faire du profit. L'employé est, aux yeux de l'employeur, simplement un homme qui, pour des considérations pécuniaires, l'aide à gagner de l'argent. L'employeur paie pour des services rendus, et l'employé les fournit afin de gagner un salaire. Il n'y a dans cette relation entre employeur et employé aucun élément de faveur ou de défaveur. L'homme embauché ne doit à son employeur aucune gratitude ; il lui doit une quantité définie de travail d'une espèce et d'une qualité définies.

C'est pourquoi en économie de marché l'employeur n'a pas besoin du pouvoir de punir l'employé. Tous les systèmes de production sans marché doivent donner aux dirigeants le pouvoir d'éperonner le travailleur traînard pour qu'il montre plus de zèle et d'application. Comme l'emprisonnement enlève le travailleur de son poste de travail, ou du moins abaisse considérablement la valeur de sa prestation, les châtiments corporels ont toujours constitué les moyens classiques de maintenir les esclaves et les serfs au travail. Avec l'abolition du travail servile, l'on a pu se dispenser du fouet comme stimulant. Le fouet était le symbole du travail servile. Les membres d'une société de marché considèrent le châtiment corporel comme inhumain, et humiliant à un tel degré qu'il a été supprimé aussi dans les écoles, dans le code pénal et dans la discipline militaire.

Celui qui croit qu'une société socialiste pourra se passer de contrainte et de coercition contre les travailleurs de mauvaise volonté, parce que tout le monde y fera spontanément son devoir, est la victime des illusions inhérentes à la doctrine de l'anarchisme.

Notes

1 La cognition ne vise pas de but au-delà de l'acte de connaître. Ce qui fait la satisfaction du penseur c'est le penser même, non d'obtenir une connaissance parfaite, objectif inaccessible à l'homme.

2 Il est à peine nécessaire de remarquer que comparer la soif de connaître et la conduite d'une vie pieuse avec le sport et le jeu n'implique aucune connotation péjorative dans un sens ou dans l'autre.

3 Engels, Herrn Eugen Dührings Umwälzung der Wissenschaft, 7e éd., Stuttgart, 1910, p. 317. Voir ci-dessus, p. 144.

4 Voir ci-dessus, pp. 140 à 142.

5 Voir Adam Smith, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, Bâle, 1791, vol. 1, 1er livre, chap. VIII, p. 100. Adam Smith lui-même paraît avoir inconsciemment abandonné l'idée. Voir W. H. Hutt, The Theory of Collective Bargaining, Londres, 1930, pp. 24-25.

6 Tous ces points et bien d'autres sont soigneusement analysés par Hutt, op. cit., pp. 35 à 72.

7 Dans les dernières années du XVIIIe siècle, parmi la détresse résultant de la guerre prolongée avec la France et des méthodes inflationnistes employées pour la financer, l'Angleterre eut recours à cet artifice (le système Speenhamland). Le but réel était de dissuader les travailleurs agricoles de quitter leur emploi et d'aller dans les usines où ils pouvaient gagner davantage. Le système Speenhamland était ainsi une subvention déguisée à l'aristocratie terrienne, les dispensant de payer des salaires plus élevés.

8 Voir K. Marx, Das Kapital, 7e éd., Hambourg, 1914, I, 133. Dans Le Manifeste communiste (section II), Marx et Engels formulent leur doctrine de cette façon : « Le prix moyen du travail salarié est le salaire minimum, c'est-à-dire le quantum de moyens de subsistance qui est absolument nécessaire pour maintenir le travailleur en vie en tant que travailleur. » Il suffit « simplement à prolonger et reproduire une existence pure et simple ».

9 Voir K. Marx, Das Kapital, p. 134. Le souligné est de moi. Le terme employé par Marx ici traduit par « le nécessaire à la vie » est Lebensmittel. Le Muret-Sanders Dictionary (16e éd.) traduit ce mot en anglais par « articles of food, provisions, victuals, grub » ; soit, en français : aliments, provisions, victuailles, de quoi bouffer.

10 Voir ci-dessus, p. 313.

11 Voir ci-dessus, pp. 428 à 431.

12 D'autres fluctuations dans la quantité et la qualité de l'exécution par unité de temps, par exemple, l'efficacité plus faible dans la phase suivant immédiatement la reprise du travail interrompu par une récréation n'ont guère d'importance quant à l'offre de travail sur le marché.

13 Voir ci-dessus, pp. 311 à 317.

14 L'attribution de l'appellation « révolution industrielle » aux règnes de George III et George IV de Hanovre (1760-1830) fut le résultat d'efforts délibérés pour transformer en mélodrame l'histoire économique de façon à la conformer au lit de Procuste des schémas marxistes. Le passage des méthodes médiévales de production à celles du système de libre entreprise fut un long processus qui débuta plusieurs siècles avant 1760 et qui, même en Angleterre, n'était pas achevé en 1830. Néanmoins, il est vrai que le développement industriel de l'Angleterre a été considérablement accéléré dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Il est par conséquent admissible d'employer le terme « révolution industrielle » dans l'examen des connotations émotionnelles dont il a été chargé par le fabianisme, le marxisme, l'école historique et l'institutionnalisme.

15 J. L. Hammond et Barbara Hammond, The Skilled Labourer 1760-1832, 2e éd., Londres, 1920, p. 4.

16 Pendant la guerre de Sept ans, 1 512 marins britanniques furent tués au combat, pendant que 133 708 moururent de maladies ou disparurent. Voir W. L. Dorn, Competition for Empire 1740-1763, New York, 1940, p. 114.

17 J. L. Hammond et Barbara Hammond, à l'endroit cité.

18 F. S. Dietz, An Economic History of England, New York, 1942, pp. 279 et 392.

19 Margaret Mitchell qui, dans son célèbre roman Autant en emporte le vent (New York, 1936), fait l'éloge du système esclavagiste du Sud, a bien soin de ne pas entrer dans le détail concernant la main-d'œuvre des plantations, et préfère s'attarder sur la condition des domestiques qui, même dans son récit, apparaissent comme une élite dans leur caste.

20 Voir à propos de la théorie américaine pro-esclavagiste, Charles et Mary Beard, The Rise of Americain Civilisation (1944), I, 703-710 ; et C. E. Merriam, A History of American Political Theories (New York, 1924), pp. 227-251.

21 Voir Ciccotti, Le déclin de l'esclavage antique, Paris, 1910, pp. 292 et suiv. ; Salvioli, Le capitalisme dans le monde antique, Paris, 1906, pp. 141 et suiv. ; Cairnes, The Slave Power, Londres, 1862, p. 234.