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Ludwig von Mises:L'Action humaine - chapitre 15


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Quatrième partie — La Catallactique ou économie de la société de marché

Quatrième partie — La Catallactique ou économie de la société de marché

Chapitre XV — Le marché

1 / Les caractéristiques de l'économie de marché

L'économie de marché est le système social de division du travail, avec propriété privée des moyens de production. Chacun agit pour son propre compte ; mais les actions de chacun visent à satisfaire les besoins d'autrui tout autant que la satisfaction des siens. Chacun en agissant sert ses semblables. Chacun, d'autre part, est servi par ses concitoyens. Chacun est à la fois un moyen et un but en lui-même, but final pour lui-même et moyen pour les autres dans leurs efforts pour atteindre leurs propres objectifs.

Ce système est piloté par le marché. Le marché oriente les activités de l'individu dans les voies où il sert le mieux les besoins de ses semblables. Il n'y a dans le fonctionnement du marché ni contrainte ni répression. L'État, l'appareil social de contrainte et de répression, n'intervient pas dans le marché et dans les activités des citoyens dirigées par le marché. Il emploie son pouvoir d'user de la force pour soumettre les gens, uniquement pour prévenir les actions qui porteraient atteinte au maintien et au fonctionnement régulier de l'économie de marché. Il protège la vie, la santé et la propriété de l'individu contre l'agression violente ou frauduleuse de la part des bandits de l'intérieur et des ennemis de l'extérieur. Ainsi l'État crée et maintient le cadre dans lequel l'économie de marché peut fonctionner en sûreté. Le slogan marxiste de « production anarchique » caractérise avec pertinence cette structure sociale comme un système économique qui n'est pas dirigée par un dictateur, un tsar de la production qui assigne à chacun une tâche et l'oblige à obéir à cet ordre. Chaque homme est libre ; personne n'est le sujet d'un despote. De son propre gré l'individu s'intègre dans le système de coopération. Le marché l'oriente et lui indique de quelle manière il peut le mieux promouvoir son propre bien-être de même que celui des autres gens. Le marché est souverain. Le marché seul met en ordre le système social entier et lui fournit sens et signification.

Le marché n'est pas un lieu, une chose, ni une entité collective. Le marché est un processus, réalisé par le jeu combiné des actions des divers individus coopérant en division du travail. Les forces qui déterminent l'état — continuellement modifié — du marché sont les jugements de valeur de ces individus et leurs actions telles que les dirigent ces jugements de valeur. L'état du marché à tout moment est la structure des prix, c'est-à-dire la totalité des taux d'échange telle que l'établit l'interaction de ceux qui veulent acheter et de ceux qui veulent vendre. Il n'y a rien qui ne soit de l'homme, rien de mystique en ce qui concerne le marché. Le déroulement du marché est entièrement produit par des actions humaines. Tout phénomène de marché peut être rattaché originairement à des choix précis de membres de la société de marché.

Le processus de marché est l'ajustement des actions individuelles des divers membres de la société de marché aux exigences de la coopération. Les prix du marché indiquent aux producteurs ce qu'il faut produire, comment produire et en quelle quantité. Le marché est le point focal vers lequel convergent toutes les activités des individus. Il est le centre d'où rayonnent les activités des individus.

L'économie de marché doit être strictement distinguée du second système pensable — bien que non réalisable — de coopération sociale en division du travail : le système de propriété sociale ou gouvernementale des moyens de production. Ce second système est communément nommé socialisme, communisme, économie planifiée ou capitalisme d'État. L'économie de marché, qu'il est d'usage d'appeler capitalisme, et l'économie socialiste s'excluent mutuellement. Il n'y a pas de mélange des deux systèmes qui soit possible ou pensable ; il n'existe pas d'économie mixte au sens de système partiellement capitaliste et partiellement socialiste. La production est dirigée par le marché ou par les décrets d'un tsar de la production ou d'un comité de tsars de la production.

Si à l'intérieur d'une société basée sur la propriété privée des moyens de production quelques-uns de ces biens sont propriété publique et sont mis en œuvre par le gouvernement ou l'une de ses agences, cela n'aboutit pas à créer un système mixte combinant socialisme et capitalisme. Le fait que l'État, ou des municipalités, possèdent et dirigent certaines installations, ne modifie pas les caractères essentiels de l'économie de marché. Ces entreprises publiquement possédées et dirigées sont soumises à la suprématie du marché. Elles doivent s'insérer, comme acheteurs de matières premières, d'équipements et de main d'œuvre, et comme vendeurs de biens et de services, dans le schéma de l'économie de marché. Elles sont sujettes des lois du marché et par là dépendent des consommateurs qui peuvent leur donner ou leur refuser leur clientèle. Elles doivent chercher à réaliser des profits ou, au moins, à éviter des pertes. Le gouvernement peut couvrir le déficit de ses usines ou magasins en recourant aux fonds publics. Mais cela n'a pas pour effet d'éliminer ou de minimiser la suprématie du marché ; celle-ci est seulement transférée à un autre secteur. Car les moyens de combler les déficits doivent être levés au moyen d'impôts ou taxes. Mais ces décisions fiscales ont leur effet sur le marché et influent sur la structure économique, en conformité avec les lois du marché. C'est le fonctionnement du marché, et non le gouvernement prélevant l'impôt, qui décide sur qui retombe l'incidence de l'imposition et comment elle affecte la production et la consommation. Ainsi c'est le marché, non pas un bureau gouvernemental, qui détermine le fonctionnement de ces entreprises en gestion publique.

Rien de ce qui se rattache de quelque manière au fonctionnement d'un marché ne peut, au sens praxéologique ou économique, être appelé socialisme. La notion de socialisme, telle que la conçoivent et la définissent tous les socialistes, implique l'absence d'un marché pour les facteurs de production, et de prix pour ces facteurs. La « socialisation » de certaines installations industrielles, commerciales, agricoles — c'est-à-dire le transfert de leur propriété du privé au public — est une méthode pour conduire au socialisme par des mesures successives. C'est une étape vers le socialisme, mais non du socialisme en soi. (Marx et les marxistes orthodoxes nient crûment la possibilité d'une telle approche graduelle vers le socialisme. Suivant leur doctrine, l'évolution du capitalisme atteindra à un moment donné un point où d'un seul coup le capitalisme sera transformé en socialisme.)

Les entreprises gérées par l'État et l'économie soviétique russe sont, par le simple fait qu'elles achètent et vendent sur des marchés, reliées au système capitaliste. Elles témoignent elles-mêmes de ce lien, en calculant en termes de monnaie. Elles utilisent ainsi les méthodes intellectuelles du système capitaliste qu'elles condamnent fanatiquement.

Car le calcul économique monétaire est la base intellectuelle de l'économie de marché. Les tâches proposées à l'agir humain dans n'importe quel système de division du travail ne peuvent être accomplies sans calcul économique. L'économie de marché calcule en termes de prix en monnaie. C'est son aptitude à opérer un tel calcul qui a été déterminante dans son évolution et qui conditionne son fonctionnement à l'heure actuelle. L'économie de marché est une réalité parce qu'elle est capable de calculer.

2 / Biens de production et capital

Il y a dans tous les êtres vivants une tendance innée qui les conduit à assimiler les matériaux qui préservent, renouvellent et renforcent leur énergie vitale. L'éminence de l'homme — acteur se manifeste dans le fait qu'il tend consciemment et intentionnellement à maintenir et accroître sa vitalité. Dans la poursuite de ce but, son ingéniosité l'amène à façonner des outils qui d'abord l'aident à s'approprier de la nourriture ; puis, à un stade ultérieur, l'incitent à chercher des façons d'augmenter la quantité d'aliments disponibles : et, finalement, le rendent capable de pourvoir à la satisfaction des plus vivement ressentis d'entre les désirs spécifiquement humains. Comme l'a décrit Böhm-Bawerk : l'homme choisit des méthodes indirectes de production qui requièrent plus de temps mais compensent ce retard en engendrant des produits plus abondants et meilleurs.

Au point de départ de tout progrès vers une existence plus fournie en satisfactions, il y a l'épargne : la constitution de réserves de produits, qui rend possible d'allonger la durée moyenne séparant le début du processus de production, et le moment où il fournit un produit prêt à l'emploi et à la consommation. Les produits accumulés pour cet objectif sont, ou bien des stades intermédiaires du processus technologique, c'est-à-dire des outils et produits demi — finis, ou bien des choses prêtes à être consommées qui permettent à l'homme de substituer, sans en souffrir pendant la période d'attente, un processus absorbant plus de temps à un autre qui en absorbait moins. Ces biens-là sont appelés capitaux matériels. Ainsi, l'épargne et l'accumulation résultante de biens de production sont à l'origine de tout effort pour améliorer les conditions matérielles d'existence ; elles sont le fondement de la civilisation humaine. Sans épargne et accumulation de capital, il ne pourrait y avoir de poursuite de fins non matérielles 1.

De la notion de biens de production, ou capitaux matériels, l'on doit clairement distinguer le concept de capital 2. Le concept de capital est le concept fondamental du calcul économique, l'outil intellectuel le plus important pour la conduite des affaires dans l'économie de marché. Le concept corrélatif de celui-là est le concept de revenu.

Les notions de capital et de revenu, tels qu'employés en comptabilité et dans les réflexions courantes dont la comptabilité n'est qu'un raffinement, opposent les moyens et les fins. L'esprit calculant de l'acteur trace une frontière entre les biens de consommation qu'il compte employer à satisfaire ses besoins immédiats, et les biens de tous ordres — y compris ceux du premier ordre 3 — qu'il compte employer comme fournitures d'actions ultérieures en vue de la satisfaction de besoins futurs. La différence entre moyens et fins devient ainsi différenciation entre acquisition et consommation, entre métier et ménage, entre fonds de roulement et équipements ménagers. Tout l'ensemble composite des biens qui doivent servir à acquérir est évalué en termes de monnaie et cette somme — le capital — est le point de départ du calcul économique. Le but immédiat de l'action acquisitive est d'accroître ou, au moins, de conserver le capital. Le montant qui peut être consommé pendant une période déterminée sans provoquer une diminution du capital est appelé revenu. Si la consommation excède le revenu disponible, la différence est dite consommation de capital. Si le revenu disponible est plus grand que le montant consommé, la différence est appelée épargne. Parmi les tâches principales du calcul économique figurent celles d'établir les grandeurs du revenu, de l'épargne et de la consommation de capital.

La réflexion qui a conduit l'homme acteur aux notions impliquées dans les concepts de capital et de revenu est latente dans toute préméditation et tout agencement d'une action. Même les plus primitifs des chefs de ménage sont confusément conscients des conséquences d'actions qu'un comptable moderne considérerait comme de la consommation de capital. La répugnance du chasseur à tuer une biche gravide, le malaise ressenti par les guerriers les plus impitoyables en coupant des arbres fruitiers étaient des manifestations d'une mentalité qui était influencée par de telles considérations. Ces considérations étaient présentes dans l'institution très ancienne de l'usufruit et dans des coutumes et pratiques analogues. Mais seuls ceux qui sont à même de recourir au calcul en monnaie peuvent amener à parfaite clarté la distinction entre une substance économique et les avantages qu'on en tire, et peuvent l'appliquer avec netteté à toutes les classes, sortes et ordres de biens et services. Seuls ils peuvent établir de telles distinctions en face des conditions perpétuellement changeantes d'industries transformatrices hautement développées, et de la structure compliquée de la coopération sociale entre des centaines de milliers de tâches et prestations spécialisées.

Si nous regardons après coup, avec les connaissances fournies par la comptabilité moderne, la situation des ancêtres sauvages du genre humain, nous pouvons dire métaphoriquement qu'eux aussi utilisaient du « capital ». Un comptable contemporain pourrait appliquer toutes les méthodes de sa profession à leur outillage primitif de chasse et de pêche, à leur élevage de bétail et à leur labourage de sols, à condition qu'il sache quels prix affecter aux divers éléments considérés. Certains économistes en ont conclu que le « capital » est une catégorie de toute production humaine, qu'il est présent dans tout système pensable de direction du processus de production — c'est-à-dire non moins dans l'ermitage involontaire de Robinson Crusoé, que dans une société socialiste — et que cela ne dépend pas de la pratique du calcul économique 4. Il y a là cependant une confusion. Le concept de capital est indissociable du contexte de calcul en monnaie, et de la structure sociale de l'économie de marché dans laquelle seulement le calcul en monnaie est possible. C'est un concept qui n'a aucun sens hors de la situation d'économie de marché. I1 joue un rôle exclusivement dans les plans et les archives des individus agissant pour leur propre compte dans ce système de propriété privée des moyens de production, et il s'est développé en même temps que se répandait le calcul économique en termes monétaires 5.

La comptabilité moderne est le fruit d'une longue évolution historique. Aujourd'hui il y a, chez les hommes d'affaires et les comptables, unanimité vis-à-vis de la signification du capital. Le capital est la somme de monnaie équivalente à tous les éléments d'actif, moins la somme de monnaie équivalente à toutes les obligations, en tant que consacrées, à une date déterminée, à la conduite des opérations d'une unité d'entreprise déterminée. Il n'y a pas à considérer en quoi consistent ces éléments d'actifs, qu'il s'agisse de terrains, bâtiments, équipements, outillage, biens de toute nature et ordre, de créances, de liquidités, d'encaisses ou de n'importe quoi.

C'est un fait historique que dans les débuts de la comptabilité les négociants, initiateurs de l'élaboration du calcul économique, n'incluaient pas en général l'équivalent en monnaie de leurs immeubles et terrains dans la notion de capital. C'est un autre fait historique que les agriculteurs ont été lents à appliquer le concept de capital à leurs terres. Même actuellement et dans les pays les plus évolués, seule une partie des agriculteurs est habituée à pratiquer une saine comptabilité. Beaucoup se contentent d'un système de tenue de livres qui néglige de tenir compte de la terre et de son apport à la production. Leurs écritures ne comportent pas de somme représentant la terre, et donc ne traduisent pas les changements dans cette équivalence. Des comptabilités de ce genre sont déficientes parce qu'elles manquent à fournir l'information qui est le seul but cherché par la comptabilisation du capital. Elles n'indiquent pas si le fonctionnement de la ferme a ou non entraîné une détérioration de l'aptitude des terres à contribuer à la production : autrement dit, de sa valeur d'usage objective. Si une érosion du sol s'est produite, leurs livres n'en disent rien, et ainsi le revenu calculé (le rendement net) est plus élevé que ne l'aurait montré une méthode plus complète de comptabilisation.

Il est nécessaire de mentionner ces faits historiques parce qu'ils ont influé sur les efforts des économistes pour construire la notion de capital réel.

Les économistes étaient, et sont encore aujourd'hui, aux prises avec la croyance superstitieuse, que la rareté des facteurs de production pourrait être balayée, soit complètement, soit au moins dans une certaine mesure, en augmentant la quantité de monnaie en circulation et par l'expansion du crédit. Afin de traiter adéquatement ce problème fondamental de politique économique, ils estimèrent nécessaire de construire une notion de capital réel et de l'opposer à la notion de capital utilisée par l'homme d'affaires, dont le calcul porte sur l'ensemble composite de ses activités acquisitives. A l'époque où les économistes s'engagèrent dans cette entreprise, la place de l'équivalent monétaire de la terre dans le concept de capital., était encore discutée. Ainsi les économistes jugèrent raisonnable de ne pas compter la terre en élaborant leur notion de capital réel. Ils définirent le capital réel comme la totalité disponible des produits servant de facteurs de production. On coupa des cheveux en quatre pour décider si les stocks de produits de consommation détenus par les entreprises sont ou non du capital réel. Mais il y eut quasiment unanimité pour considérer que l'encaisse liquide n'est pas du capital réel.

Or ce concept d'une totalité de produits servant de facteurs de production est un concept vide de sens. L'équivalent en monnaie des divers facteurs de production possédés par une unité d'entreprise peut être défini et totalisé. Mais si nous nous abstenons d'une telle évaluation en termes monétaires, la totalité des produits servant de facteurs de production est simplement une énumération de quantités physiques de milliers et de milliers de biens divers. Un tel inventaire n'est d'aucune utilité pour l'action. C'est une description d'un morceau de l'univers en termes de technologie et de topographie, cela n'a aucun rapport quelconque avec les problèmes posés par des efforts en vue d'accroître le bien-être humain. Nous pouvons acquiescer à l'usage terminologique en appelant capitaux réels les produits — facteurs de production. Mais cela ne rend pas plus signifiant le concept de capital réel.

La pire conséquence de l'usage de la notion mythique de capital réel fut que les économistes se mirent à spéculer sur un pseudo — problème, dit de la productivité du capital (réel). Un facteur de production est par définition quelque chose susceptible de contribuer à la réussite d'un processus de production. Son prix de marché reflète complètement la valeur que les gens attachent à son apport. Les services escomptés de l'emploi d'un facteur de production (c'est-à-dire sa contribution à la productivité) sont, dans les transactions de marché, payés à la pleine valeur que les gens y attachent. Ces facteurs ne sont considérés comme ayant de la valeur qu'en considération de ces services. Ces services sont la seule raison pour laquelle un paiement est consenti. Une fois ces prix payés, il ne reste rien qui puisse amener d'autres paiements de la part de qui que ce soit comme compensation pour des services productifs additionnels de ces facteurs de production. Ce fut une erreur d'expliquer l'intérêt comme un revenu dérivé de la productivité du capital 6.

Non moins nuisible fut une seconde confusion dérivée de l'idée de capital réel. Les gens commencèrent à méditer sur un concept de capital social en tant que différent du capital privé. Partant de la construction imaginaire d'une économie socialiste, ils cherchaient à définir un concept de capital adapté aux activités économiques du dirigeant suprême d'un tel système. Ils avaient raison de supposer que ce directeur voudrait savoir si sa gestion des affaires réussit (à savoir, du point de vue de ses propres évaluations et des objectifs choisis en fonction de ces évaluations), et combien il pourrait dépenser pour la subsistance de ses gens sans diminuer le stock disponible des facteurs de production, ce qui compromettrait le rendement de la phase de production suivante. Un gouvernement socialiste aurait un pressant besoin des concepts de capital et revenu pour guider ses opérations. Toutefois, dans un système économique où il n'y a pas propriété privée des moyens de production, pas de marché, pas de prix pour ce genre de biens, les concepts de capital et revenu ne sont que des postulats académiques sans aucune application pratique. Dans une économie socialiste il y a des capitaux matériels, mais pas de capital.

La notion de capital n'a de sens que dans l'économie de marché. Elle sert aux délibérations et aux calculs d'individus ou groupes d'individus opérant pour leur propre compte dans une économie telle. C'est un instrument pour des capitalistes, des entrepreneurs, des agriculteurs désireux de faire des profits et d'éviter des pertes. Ce n'est pas une catégorie de l'agir total. C'est une catégorie de l'agir dans une économie de marché.

3 /Capitalisme

Toutes les civilisations ont jusqu'à présent été fondées sur la propriété privée des moyens de production. Dans le passé, civilisation et propriété privée ont été liées l'une à l'autre. Ceux qui soutiennent que l'économie est une science expérimentale, et néanmoins recommandent la direction publique des moyens de production, se contredisent lamentablement. Si l'expérience historique pouvait nous enseigner quelque chose, ce serait que la propriété privée est inextricablement liée à la civilisation. Il n'y a pas d'expérience pour dire que le socialisme pourrait fournir un niveau de vie aussi élevé que celui fourni par le capitalisme 7.

Le système d'économie de marché n'a jamais été pleinement et purement tenté. Mais dans l'aire de la civilisation occidentale depuis le Moyen Age, a prévalu dans l'ensemble une tendance générale vers l'abolition des institutions entravant le fonctionnement de l'économie de marché. Avec les progrès successifs de cette tendance, les chiffres de population se sont multipliés et le niveau de vie des masses a été porté à une hauteur sans précédent, et jusqu'alors inimaginable. L'ouvrier américain ordinaire jouit d'agréments que Crésus, Crassus, les Médicis et Louis XIV lui eussent enviés.

Les problèmes soulevés par la critique socialiste et interventionniste de l'économie de marché sont purement économiques et ne peuvent être traités que de la façon où ce livre essaie de le faire : par une analyse approfondie de l'agir humain et de tous les systèmes pensables de coopération sociale. Le problème psychologique de savoir pourquoi les gens raillent et vilipendent le capitalisme, pourquoi ils appellent « capitaliste » tout ce qui leur déplaît, et « socialiste » tout ce qu'ils louent, ce problème concerne l'Histoire et doit être laissé aux historiens. Mais il y a plusieurs autres questions qu'il faut mettre en évidence maintenant.

Les avocats du totalitarisme considèrent le capitalisme comme un fléau terrifiant, comme une maladie épouvantable qui s'est abattue sur l'humanité. Aux yeux de Marx, c'était une phase inévitable de l'évolution du genre humain, mais pour autant le pire des maux ; heureusement le salut est imminent et débarrassera l'homme pour toujours de ce désastre. Dans l'opinion d'autres gens, il aurait été possible d'éviter le capitalisme si seulement les hommes avaient été plus moraux, ou plus habiles dans le choix des mesures de politique économique. Toutes ces élucubrations ont un trait commun. Elles considèrent le capitalisme comme un phénomène accidentel, qui pourrait être éliminé sans altérer les conditions essentielles de l'agir et du penser de l'homme civilisé. Comme elles négligent de s'inquiéter du problème du calcul économique, elles n'aperçoivent pas les conséquences que l'abolition du calcul économique doit forcément entraîner. Elles ne se rendent pas compte que les hommes socialistes, pour qui l'arithmétique ne sera d'aucune utilité pour dresser le plan de leurs actions, différeront entièrement de nos contemporains dans leur mentalité et leur mode de penser. En traitant du socialisme nous ne devons pas négliger de tenir compte de cette transformation mentale, même si nous étions disposés à passer sous silence les conséquences désastreuses qui en résulteraient quant au bien-être matériel des hommes.

L'économie de marché est un mode d'agir en division du travail, élaboré par les hommes. Mais cela n'implique pas que c'est quelque chose d'accidentel ou d'artificiel qui pourrait être remplacé par un autre mode. L'économie de marché est le produit d'un long processus d'évolution. C'est le résultat auquel ont conduit les efforts de l'homme pour ajuster son action, de la meilleure façon possible, aux conditions données de son environnement qu'il ne peut changer. C'est pour ainsi dire la stratégie dont l'application a permis à l'homme de progresser triomphalement de l'état sauvage à la civilisation.

Certains auteurs raisonnent de la façon suivante : le capitalisme a été le système économique qui a amené les merveilleuses réalisations des deux cents dernières années ; par conséquent il est périmé, car ce qui était bienfaisant dans le passé ne peut pas l'être pour notre temps et pour l'avenir. Un tel raisonnement est en contradiction flagrante avec les principes de la connaissance expérimentale. Il n'est pas besoin ici de soulever de nouveau la question de savoir si la science humaine peut adopter les méthodes des sciences naturelles expérimentales. Même s'il était possible d'y répondre affirmativement, il serait absurde d'argumenter comme ces expérimentalistes à rebours le font. La science expérimentale raisonne que si a fut exact dans le passé, ce sera exact aussi dans le futur. Elle ne doit jamais raisonner en sens inverse et affirmer que parce que a a été exact dans le passé, ce n'est pas vrai pour l'avenir.

Il est courant de reprocher aux économistes une prétendue méconnaissance de l'Histoire. Les économistes, affirme-t-on, considèrent l'économie de marché comme le type idéal et éternel de coopération sociale. Ils concentrent toute leur attention sur l'étude des conditions de l'économie de marché, et négligent tout le reste. Peu leur importe le fait que le capitalisme soit apparu seulement dans les deux cents dernières années, et que même aujourd'hui il soit restreint à une aire relativement étroite de la surface du globe et à une minorité de peuples. Il y a eu, et il y a — disent ces critiques — d'autres civilisations avec une mentalité différente et d'autres façons de conduire les affaires économiques. Le capitalisme est, quand on le regarde sub specie aeternitatis, un phénomène passager, une phase éphémère de l'évolution historique, rien de plus qu'une transition des âges précapitalistes à un avenir postcapitaliste.

Toutes ces critiques sont illégitimes. L'économie n'est, évidemment, ni une branche de l'histoire, ni d'une autre science historique. C'est la théorie de tout l'agir humain, la science générale des immuables catégories de l'action et de leur fonctionnement sous toutes les conditions particulières pensables où l'homme agit. Elle fournit, comme telle, l'outil mental indispensable pour l'étude des problèmes historiques et ethnographiques. Un historien ou un ethnologue qui dans son travail néglige d'utiliser à fond les acquis de l'économie fait une piètre besogne. En réalité il n'aborde pas l'objet de sa recherche sans être influencé par ce qu'il méprise comme de la théorie. Il est, à chaque instant de sa collecte de prétendus faits bruts, lorsqu'il range ces faits et en tire des conclusions, guidé par des restes confus et distordus de doctrines sommaires, bâclées par des amateurs au cours des siècles qui ont précédé l'élaboration d'une science économique ; doctrines qui depuis longtemps ont été entièrement réfutées.

L'analyse des problèmes de la société de marchés, le seul schéma d'agir humain où le calcul puisse être employé dans l'agencement d'une action, ouvre l'accès à l'analyse de tous les modes d'action imaginables, et de tous les problèmes économiques auxquels historiens et ethnologues se trouvent confrontés. Toutes les méthodes non capitalistes de direction économique ne peuvent être étudiées que si l'on prend pour hypothèse que dans ces systèmes aussi les nombres cardinaux peuvent être employés pour enregistrer l'action passée et organiser l'action future. C'est pour cela que les économistes placent l'étude de l'économie de marché pur au centre de leur recherche.

Ce ne sont pas les économistes qui manquent de « sens historique » et ignorent le facteur évolution, mais leurs critiques. Les économistes ont toujours pleinement reconnu le fait que l'économie de marché est le produit d'un long processus historique qui commença lorsque la race humaine sortit des rangs des autres primates. Les champions de ce qu'on appelle à tort « historicisme » se proposent de renverser les effets des changements évolutionnaires. A leurs yeux, tout ce dont ils ne peuvent retrouver l'origine dans un lointain passé, ou découvrir l'existence dans quelque tribu primitive de Polynésie, est artificiel, voire décadent. Ils considèrent que le fait pour une institution d'avoir été inconnue chez les sauvages prouve qu'elle est inutile et signe de pourriture. Marx et Engels et les professeurs prussiens de l'Ecole historique exultaient lorsqu'ils apprenaient que la propriété privée est « seulement » un phénomène historique. Pour eux c'était la preuve que leurs projets socialistes étaient réalisables 8. Le génie créateur est en contradiction avec ses contemporains. En tant que pionnier des choses nouvelles et encore inouïes, il est en conflit avec leur acceptation aveugle des critères et valeurs traditionnelles. A ses yeux la routine du citoyen docile, de l'homme moyen ou commun, n'est que simple stupidité. Pour lui, « bourgeois » est synonyme d'imbécillité 9. Les artistes déçus qui prennent plaisir à singer les manières outrées du génie, afin d'oublier et dissimuler leur propre impuissance, adoptent cette façon de parler. Ces Bohèmes appellent tout ce qui leur déplaît « bourgeois ». Comme Marx a fait du terme « capitaliste » l'équivalent de « bourgeois », ils emploient les deux mots indifféremment. Dans les vocabulaires de toutes les langues les mots « capitaliste » et « bourgeois » signifient de nos jours tout ce qui est honteux, dégradant et infamant 10. En sens inverse, les gens appellent tout ce qu'ils estiment bon et digne d'estime « socialiste ». Le schéma de raisonnement habituel est celui-ci : un homme appelle arbitrairement « capitaliste » n'importe quoi qui lui déplaît ; puis il déduit de cette appellation que la chose est mauvaise.

Cette confusion sémantique va encore plus loin. Sismondi, les avocats romantiques du Moyen Age, tous les auteurs socialistes, l'Ecole prussienne historique, et les institutionnalistes américains ont enseigné que le capitalisme est un système injuste, une exploitation sacrifiant les intérêts vitaux de la majorité du peuple pour le seul avantage d'un petit groupe de profiteurs. Aucun homme décent ne peut défendre ce système « insensé ». Les économistes qui soutiennent que le capitalisme est bénéfique non seulement pour un petit groupe mais pour tout le monde sont trop bêtes pour reconnaître la vérité, ou ce sont des laudateurs à gages des intérêts de classe égoïstes des exploiteurs.

Le capitalisme, dans la terminologie de ces ennemis de la liberté, de la démocratie et de l'économie de marché, signifie la politique économique prônée par les grandes affaires et les millionnaires. Mis en face du fait que de nos jours certains riches entrepreneurs et capitalistes — pas tous, loin de là — sont en faveur de mesures restreignant le libre échange et la concurrence et aboutissant à des monopoles, ils disent : le capitalisme contemporain préconise le protectionnisme, les cartels et l'abolition de la concurrence. Il est vrai, ajoutent-ils, qu'à une certaine époque dans le passé le capitalisme britannique a été favorable au libre échange à la fois sur le marché domestique et dans les relations internationales. Ce fut parce que, à cette époque, les intérêts de classe de la bourgeoisie britannique étaient mieux servis par une telle politique. La situation cependant a changé et le capitalisme d'aujourd'hui, c'est-à-dire la doctrine soutenue par les exploiteurs, tend à une autre politique.

Il a déjà été montré que cette thèse déforme gravement aussi bien la théorie économique que les faits historiques 11. Il y eut et il y aura toujours des gens dont les ambitions égoïstes réclament la protection des situations acquises et qui espèrent tirer avantage des mesures restreignant la concurrence. Des entrepreneurs deviennent vieux et fatigués, et les héritiers décadents de gens qui réussirent dans le passé voient d'un mauvais œil les remuants parvenus qui menacent leur richesse et leur position sociale éminente. Leur désir de rendre rigides les conditions économiques et d'empêcher les améliorations de se réaliser sera ou non exaucé selon le climat de l'opinion publique. La structure idéologique du XIXe siècle, façonnée par le prestige des enseignements des économistes libéraux, rendit vains ces désirs. Lorsque les progrès technologiques de l'ère libérale révolutionnèrent les méthodes traditionnelles de production, de transport et de commerce, ceux dont les situations acquises étaient entamées ne réclamèrent pas de protection parce que cela eût été une entreprise sans espoir. Mais aujourd'hui l'on tient pour tâche légitime du pouvoir, d'empêcher quelqu'un d'efficace de faire concurrence à de moins efficaces. L'opinion publique est sympathique aux groupes de pression puissants qui réclament l'arrêt du progrès. Les producteurs de beurre remportent des succès considérables dans leur lutte contre la margarine, et les musiciens contre la musique enregistrée. Les syndicats de salariés sont les ennemis mortels de toute nouvelle machine. Il n'y a rien de surprenant, dans une telle ambiance, que les entrepreneurs moins efficaces cherchent à être protégés contre des concurrents plus efficaces.

Il serait exact de décrire l'état des choses comme ceci : aujourd'hui des groupes plus ou moins nombreux d'entrepreneurs ne sont plus libéraux, ils ne préconisent pas une authentique économie de marché et la libre entreprise, mais au contraire ils demandent diverses mesures par lesquelles le pouvoir intervient dans l'économie. Mais il est entièrement trompeur de dire que le contenu du concept de capitalisme a changé et que le « capitalisme adulte » — comme les institutionnalistes l'appellent — ou le « capitalisme tardif » — comme les marxistes l'appellent — est caractérisé par des pratiques restrictives pour protéger les situations acquises des salariés, fermiers, boutiquiers, artisans, et parfois aussi des capitalistes et entrepreneurs. Le concept de capitalisme est, en tant que concept économique, immuable ; s'il a un sens, il signifie l'économie de marché. L'on se prive des outils sémantiques propres à traiter efficacement les problèmes d'histoire contemporaine et de politique économique si l'on se plie à une autre terminologie. Cette nomenclature fautive ne devient compréhensible que si l'on se rend compte que les pseudo — économistes et les politiciens qui l'emploient veulent empêcher les gens de savoir ce qu'est réellement l'économie de marché. Ils veulent faire croire aux gens que toutes les choquantes manifestations de politiques restrictives des gouvernants sont produites par le « capitalisme ».

4 / La souveraineté des consommateurs

La direction de toutes les affaires économiques est, dans la société de marché, une tâche des entrepreneurs. A eux revient le contrôle de la production. Ils sont à la barre et pilotent le navire. Un observateur superficiel croirait qu'ils sont les souverains. Mais ils ne le sont pas. Ils sont tenus d'obéir inconditionnellement aux ordres du capitaine. Le capitaine, c'est le consommateur. Ce ne sont ni les entrepreneurs, ni les agriculteurs, ni les capitalistes qui définissent ce qui doit être produit. C'est le consommateur. Si un homme d'affaires n'obéit pas strictement aux ordres du public tels qu'ils lui sont transmis par la structure des prix de marché, il subit des pertes, il fait faillite et il est ainsi écarté de sa place éminente à la barre. D'autres que lui, ayant fait mieux pour satisfaire la demande des consommateurs, le remplacent.

Les consommateurs fréquentent les magasins où ils peuvent acheter ce qu'ils veulent aux meilleurs prix. Leurs achats ou leur abstention décident de qui doit posséder et diriger les ateliers et les fermes. Ils enrichissent des pauvres et appauvrissent des riches. Ils déterminent avec précision ce qui doit être produit, de quelle qualité et en quelle quantité. Ce sont des patrons impitoyables, pleins de caprices et de fantaisies, versatiles et imprévisibles. Pour eux rien ne compte que leur propre satisfaction. Ils ne se soucient pas le moins du monde des mérites passés et des situations acquises. Si quelque chose leur est offert qui leur plaise davantage ou qui soit moins coûteux, ils désertent leurs anciens fournisseurs. En tant qu'acheteurs et consommateurs ils ont le cœur sec et insensible, ils n'ont aucune considération pour les personnes.

Seuls les vendeurs de biens et de services du premier ordre sont au contact direct des consommateurs et dépendent directement de leurs commandes. Mais ils transmettent les ordres reçus du public à tous ceux qui produisent des biens et des services des ordres plus élevés. Car les fabricants de biens de consommation, les grossistes, les activités de service et les professions intellectuelles sont forcés d'acheter ce qui leur est nécessaire, pour leur propre activité, à ceux des fournisseurs qui le leur offrent au plus bas prix. S'ils ne prennent pas soin d'acheter au meilleur marché et de combiner leur traitement des facteurs de production de façon à répondre aux demandes des consommateurs de la façon la meilleure et la moins coûteuse, ils seront forcés de renoncer à leur métier. Les gens plus efficaces, réussissant mieux à acheter et combiner les facteurs de production, les supplanteront. Le consommateur est en mesure de donner libre cours à ses caprices et fantaisies. Les entrepreneurs, les capitalistes, les agriculteurs ont les mains liées ; ils sont obligés de conformer leur activité aux ordres du public qui achète. Toute déviation des lignes prescrites par la demande des consommateurs est portée au débit de leur compte. La plus mince déviation, qu'elle soit volontaire ou causée par une erreur, par jugement mal avisé ou impéritie, entame ou supprime leur bénéfice. Une déviation plus accentuée aboutit à des pertes et diminue ou absorbe entièrement leur avoir. Capitalistes, entrepreneurs et propriétaires fonciers ne peuvent conserver et accroître leur richesse qu'en exécutant au mieux les ordres des consommateurs. Ils ne sont pas libres de dépenser de l'argent que les consommateurs ne sont pas disposés à leur rendre en payant plus cher leurs produits. Dans la conduite de leurs opérations professionnelles, ils doivent être insensibles et sans cœur parce que les consommateurs — leurs maîtres — sont eux-mêmes insensibles et sans cœur.

Les consommateurs ne déterminent pas seulement en dernier ressort les prix des biens de consommation, mais tout autant les prix de tous les facteurs de production. Ils déterminent le revenu de chaque membre de l'économie de marché. Les consommateurs, non pas les entrepreneurs, paient en définitive ce que gagne chacun des travailleurs, que ce soit la vedette illustre ou la femme de ménage. Chaque franc dépensé par les consommateurs détermine la direction de tous les processus de production et des détails d'organisation de toutes les activités professionnelles. Cet état de choses a été décrit en appelant le marché une démocratie où chaque pièce de monnaie représente un droit de vote 12. Il serait plus exact de dire qu'une constitution démocratique est une combinaison qui cherche à donner au citoyen, dans la conduite du gouvernement, la même souveraineté que l'économie de marché leur donne en leur qualité de consommateurs. Néanmoins, la comparaison est imparfaite. En démocratie politique, seuls les votes émis en faveur du candidat ou du programme qui a obtenu la majorité ont une influence sur le cours des événements politiques. Les votes de la minorité n'influent pas directement sur les politiques suivies. Tandis que sur le marché aucun vote n'est émis en vain. Chaque franc dépensé a le pouvoir d'agir sur les processus de production. Les éditeurs ne travaillent pas seulement pour la majorité qui lit des histoires policières, mais aussi pour la minorité qui lit de la poésie ou des essais philosophiques. Les boulangeries ne font pas seulement du pain pour les bien-portants, mais aussi pour les gens malades ou soumis à un régime médical. La décision d'un consommateur est mise à exécution avec toute la force qu'il lui imprime en décidant de dépenser une certaine quantité de monnaie.

Il est vrai que sur le marché les différents consommateurs n'ont pas le même droit de vote. Les riches ont plus de bulletins de vote que les citoyens plus pauvres. Mais l'inégalité est elle-même issue de consultations électorales antérieures. Être riche, en pure économie de marché, est le résultat de la réussite à mieux servir les demandes des consommateurs. Un homme fortuné ne peut conserver sa fortune qu'en continuant à servir les consommateurs de la façon la plus efficace.

Ainsi les propriétaires des facteurs matériels de production et les entrepreneurs sont virtuellement des mandataires et hommes de confiance des consommateurs, révocablement désignés par une élection quotidiennement renouvelée.

Il y a dans le fonctionnement d'une économie de marché une seule situation où la classe possédante n'est pas totalement assujettie à la souveraineté des consommateurs. Les prix de monopole sont une atteinte à cette souveraineté.

Emplois métaphoriques du vocabulaire politique

Les ordres donnés par des chefs d'entreprise dans la conduite de leurs affaires peuvent être entendus et vus. Personne ne peut ne pas en constater la réalité. Même les garçons de courses savent que le patron commande à son idée dans la maison. Mais il faut un savoir un peu plus long pour apercevoir la dépendance dans laquelle l'entrepreneur se trouve vis-à-vis du marché. Les ordres donnés par les consommateurs ne sont pas tangibles, ils ne peuvent être perçus par les sens. Bien des gens manquent du discernement nécessaire pour s'en rendre compte. Ils sont victimes de l'illusion que les entrepreneurs et capitalistes sont d'irresponsables autocrates auxquels personne ne demande compte de leurs actes 13.

Une conséquence de cette façon de voir est l'usage d'employer pour la vie des affaires la terminologie du pouvoir politique et de l'action militaire. Des hommes d'affaires arrivés sont « rois » ou « barons » de ceci ou de cela, leurs entreprises constituent un « empire », ou au moins un fief. Si ces mots n'étaient que des métaphores, le mal ne serait pas grand. Mais il y a là la source d'erreurs graves qui jouent un rôle néfaste dans les doctrines contemporaines.

Le pouvoir politique est un appareil de contrainte et de répression. Il a les moyens de se faire obéir par force. Le souverain politique, que ce soit un autocrate ou le peuple représenté par ses mandataires, est en mesure d'écraser les rébellions aussi longtemps que subsiste sa puissance idéologique.

La position que les entrepreneurs et capitalistes occupent dans l'économie de marché est d'un autre caractère. Un « roi du chocolat » n'a aucun pouvoir sur les consommateurs, ses clients. Il leur fournit du chocolat de la meilleure qualité possible et au prix le plus modéré possible. Il ne commande pas aux consommateurs, il les sert. Les consommateurs ne lui sont pas liés ; ils sont libres de ne plus fréquenter ses magasins. Il perd son « royaume » si les consommateurs préfèrent dépenser leurs sous ailleurs. Il ne « règne » pas davantage sur ses salariés. Il loue leurs services en leur payant exactement le montant que les consommateurs sont disposés à lui rendre en achetant le produit. Moins encore les capitalistes et entrepreneurs exercent-ils la direction politique. Les nations civilisées d'Europe et d'Amérique ont longtemps été dirigées par des gouvernements qui n'entravaient pas considérablement le fonctionnement de l'économie de marché. Aujourd'hui ces mêmes nations sont dominées par des partis hostiles au capitalisme et qui croient que tout dommage infligé aux capitalistes et entrepreneurs est un grand bienfait pour le peuple.

Dans une économie de marché fonctionnant sans entraves, capitalistes et entrepreneurs ne peuvent tirer profit de corrompre les fonctionnaires et hommes politiques. De leur côté, fonctionnaires et politiques ne sont pas en mesure de faire pression sur les chefs d'entreprises et de leur extorquer de l'argent. Dans un pays interventionniste, des groupes de pression puissants s'emploient à obtenir pour leurs membres des privilèges au détriment de groupes plus faibles ou des individus. Alors les hommes d'affaires peuvent estimer commode de se protéger contre des actes de discrimination de la part des administrations ou du législateur, en achetant leurs faveurs ; une fois habitués à ces pratiques, ils peuvent essayer de les employer afin de se faire privilégier eux-mêmes. De toute façon, le fait que des hommes d'affaires corrompent des fonctionnaires et hommes politiques, et qu'ils soient soumis au chantage de telles gens, n'est pas le signe qu'ils tiennent le haut du pavé et règnent sur le pays. Ce sont les assujettis, et non les maîtres, qui achètent des faveurs et paient un tribut.

La majorité des hommes d'affaires s'abstiennent de le faire soit par conviction morale, soit par crainte. Ils se risquent à défendre la libre entreprise et à se protéger contre la discrimination, par des méthodes démocratiquement légitimes. Ils forment des groupements syndicaux et s'efforcent d'influencer l'opinion. Les résultats de ces efforts ont été plutôt minces, à en juger par les progrès triomphants des politiques anti-capitalistes. Le mieux qu'ils aient pu faire a été de retarder quelque temps quelques mesures spécialement nocives.

Des démagogues caricaturent cet état de choses de la façon la plus grossière. Ils nous disent que ces associations de financiers et d'industriels sont les vrais gouvernants de leur pays, et que tout l'appareil de ce qu'ils appellent le régime « ploutodémocratique » est dominé par eux. Une simple énumération des lois promulguées dans les dernières décennies suffit à réduire à néant de telles légendes.

5 /Concurrence

Dans la nature règnent d'inconciliables conflits d'intérêts. Les moyens de subsistance sont rares. La prolifération tend à excéder la subsistance. Seuls les plantes et animaux les mieux adaptés survivent. L'antagonisme entre l'animal affamé et celui qui lui arrache sa nourriture est implacable.

La coopération sociale en division du travail écarte de tels antagonismes. Elle remplace l'hostilité par l'association et la mutualité. Les membres de la société sont solidaires dans une aventure commune.

Le terme de concurrence, appliqué aux conditions de la vie animale, signifie la rivalité entre les animaux, qui se manifeste dans leur quête de nourriture. Nous pouvons appeler ce phénomène concurrence biologique. La concurrence biologique ne doit pas être confondue avec la concurrence sociale, qui est l'effort des individus pour atteindre la position la plus favorable à l'intérieur du système de coopération sociale. Comme il y aura toujours des situations que les hommes évaluent plus hautement que d'autres, les gens s'efforceront d'y parvenir et d'écarter leurs rivaux. La compétition sociale est donc présente dans tout mode imaginable d'organisation sociale. Si nous voulons penser un état de choses où il n'y ait pas de concurrence sociale, nous devons dresser l'image d'un système socialiste dans lequel le chef, s'efforçant d'assigner à tout un chacun sa place et sa tâche, ne serait aidé par aucune ambition de la part de ses sujets. Les individus y sont entièrement indifférents et ne postulent aucun poste particulier. Ils se comportent comme les chevaux d'un haras, qui ne cherchent pas à se placer sous un jour favorable, pendant que l'éleveur choisit l'étalon dont il veut faire couvrir sa jument favorite. Mais de telles gens ne seraient plus des hommes qui agissent.

La concurrence catallactique est émulation entre des gens qui désirent se surpasser l'un l'autre. Ce n'est pas un combat, bien qu'il soit courant d'employer en ce cas, dans un sens métaphorique, la terminologie de la guerre et des luttes civiles, de l'attaque et de la défense, de la stratégie et de la tactique. Ceux qui échouent ne sont pas anéantis ; ils sont reportés à une place plus modeste dans le système social, place plus proportionnée à leur efficacité que celle à laquelle ils avaient voulu parvenir.

Dans un système totalitaire, la concurrence sociale se manifeste dans les efforts que les gens font pour s'attirer la faveur des détenteurs du pouvoir. Dans l'économie de marché, la concurrence se manifeste dans le fait que les vendeurs doivent faire mieux les uns que les autres pour offrir des biens et services meilleurs et moins chers, tandis que les acheteurs doivent l'emporter en offrant des prix plus élevés. Lorsque nous étudions cette variante de concurrence sociale que l'on peut appeler concurrence catallactique, nous devons nous garder de diverses idées fausses populaires.

Les économistes classiques préconisaient l'abolition de toute entrave au commerce qui empêcherait les gens de se faire concurrence sur le marché. De telles lois restrictives, expliquaient-ils, avaient pour effet de déplacer la production des endroits où les conditions naturelles de production sont les plus favorables vers des endroits où elles le sont moins. Elles protègent l'homme moins efficace contre son rival plus efficace. Elles tendent à perpétuer des méthodes technologiques de production périmées. En bref elles restreignent la production et abaissent le niveau de vie. Afin de rendre tout le monde plus prospère, soutenaient les économistes, la concurrence devrait être libre pour tous. En ce sens ils parlaient de libre concurrence. Il n'y avait rien de métaphysique dans leur emploi du mot libre. Ils préconisaient l'annulation des privilèges écartant certaines personnes de l'accès à certains métiers et marchés. Toutes les élucubrations raffinées jouant avec les connotations métaphysiques de l'adjectif libre sont illégitimes s'agissant de la concurrence ; elles n'ont aucun rapport avec le problème catallactique de la concurrence.

Dans la mesure même où les conditions naturelles entrent dans le jeu, la compétition ne peut être « libre » que concernant ceux des facteurs de production qui ne sont pas rares et donc ne sont pas l'objet de l'agir humain. Dans le domaine catallactique, la compétition est toujours restreinte par l'inexorable rareté des biens et services économiques. Même en l'absence de barrières institutionnelles dressées pour diminuer le nombre des compétiteurs, l'état des choses n'est jamais tel qu'il permette à tout un chacun de prendre part à tous les secteurs du marché. Dans chaque secteur, seuls des groupes relativement peu nombreux peuvent entrer en compétition.

La concurrence catallactique, l'une des caractéristiques propres de l'économie de marché, est un phénomène social. Ce n'est pas un droit garanti par l'État et les lois, qui rendrait possible que chacun choisisse à son gré la place qu'il préfère dans la structure de la division du travail. Assigner à chacun sa place propre dans la société, est la tâche des consommateurs. Leurs achats et abstentions d'achat constituent le mécanisme qui détermine la position sociale de chacun. Leur souveraineté n'est amoindrie par aucun privilège conféré aux individus en tant que producteurs. L'entrée dans une branche précise d'activité productrice n'est virtuellement libre pour les nouveaux venus que dans la mesure où les consommateurs approuvent l'expansion de cette branche, pour autant que les nouveaux venus réussissent à supplanter ceux déjà en activité, en répondant mieux ou à meilleur compte aux demandes des consommateurs. Des investissements supplémentaires ne sont raisonnables que dans la mesure où ils comblent les besoins les plus urgents, parmi ceux non encore satisfaits au gré des consommateurs. Si les installations existantes sont suffisantes, ce serait gaspillage que d'investir davantage de capital dans la même industrie. La structure des prix de marché pousse les nouveaux investisseurs vers d'autres branches.

Il est nécessaire de souligner — ce point, parce que l'incompréhension dont il est l'objet est à la racine de mainte récrimination populaire contre l'impossibilité de concurrence. Il y a quelque soixante ans, les gens disaient couramment : vous ne pouvez concurrencer les compagnies de chemins de fer ; il est impossible de mettre en danger leur situation en ouvrant de nouvelles lignes ; dans la branche des transports terrestres il n'existe plus désormais de concurrence. La vérité est qu'à cette époque les lignes déjà en service étaient en gros suffisantes. Pour des investissements de capitaux neufs, les perspectives étaient plus favorables dans ce qui pouvait améliorer la qualité des services des lignes existantes, et dans d'autres branches d'activité que la construction de nouvelles voies ferrées. Néanmoins cela n'entrava point les nouveaux progrès technologiques dans les moyens et méthodes de transport. La taille et le « pouvoir » économique des compagnies de chemins de fer n'ont pas empêché l'apparition de l'automobile et de l'avion.

Aujourd'hui des gens affirment la même chose en ce qui concerne diverses branches de la grande entreprise : vous ne pouvez ébranler leur position, elles sont trop grandes et trop puissantes. Mais la concurrence ne signifie pas que n'importe qui puisse prospérer en copiant simplement ce que d'autres font. Cela signifie le droit reconnu à tous de servir les consommateurs d'une façon meilleure ou moins chère sans être entravé par des privilèges accordés à ceux dont les situations acquises seraient atteintes par l'innovation. Ce dont un nouveau venant a le plus besoin s'il veut porter un défi aux situations acquises des firmes établies de longue date, c'est surtout de la matière grise et des idées. Si son projet est apte à satisfaire les plus urgents d'entre les besoins non encore satisfaits des consommateurs, ou à y pourvoir à un moindre prix que les vieux fournisseurs, il réussira en dépit de tout ce qu'on répète abondamment sur la grandeur et le pouvoir de ces firmes.

La concurrence catallactique ne doit pas être confondue avec les compétitions sportives ou les concours de beauté. Le but de ces combats et concours est de trouver qui est le meilleur boxeur ou la plus jolie fille. La fonction sociale de la concurrence catallactique n'est certainement pas de montrer quel est le gaillard le plus habile et de récompenser le gagnant par un titre et des médailles. Sa fonction est de garantir la meilleure satisfaction des consommateurs qu'on puisse atteindre dans un état donné des conditions économiques.

L'égalité des chances n'est un facteur présent ni dans les assauts de boxe ni dans les concours de beauté, ni dans un quelconque domaine de compétition, qu'il soit biologique ou social. L'immense majorité des gens sont, par la structure physiologique de leur corps, dénués de toute chance d'obtenir les honneurs d'un champion ou d'une reine de beauté. Un très petit nombre de personnes peuvent concourir sur le marché du travail des chanteurs d'opéra ou d'étoiles de cinéma. La situation la plus favorable pour concourir dans le champ des découvertes scientifiques est celle fournie aux professeurs d'université. Pourtant des milliers et des milliers de professeurs disparaissent sans laisser de trace dans l'histoire des idées et des progrès scientifiques, alors que beaucoup de chercheurs indépendants privés de ces avantages se font un renom par de merveilleuses contributions.

Il est courant de trouver choquant le fait que la concurrence catallactique ne soit pas ouverte de la même façon à tout le monde. Le démarrage est beaucoup plus difficile pour un garçon pauvre que pour le fils d'un homme fortuné. Mais les consommateurs ne se soucient pas de savoir si les gens qui devront les servir débutent dans leur carrière en situation d'égalité. Leur seul intérêt est de se procurer la meilleure satisfaction possible de leurs besoins. Comme le système de propriété transmissible par héritage est plus efficace sous cet aspect, ils le préfèrent à d'autres systèmes moins efficaces. Ils considèrent la chose sous l'angle de la convenance et du bien-être sociaux, non du point de vue d'un prétendu droit « naturel » — imaginaire et irréalisable — de chaque individu d'entrer dans la compétition avec des chances égales. Pour donner une réalité à un tel droit, il faudrait désavantager au départ ceux qui naissent mieux pourvus d'intelligence et de force de volonté que la moyenne des hommes. Il est évident que cela serait absurde.

Le terme concurrence est principalement employé comme antithèse du monopole. Dans ce genre de langage le terme monopole est appliqué avec des sens différents qui doivent être clairement distingués.

La première connotation de monopole, très fréquemment impliquée dans l'usage populaire du mot, signifie une situation où le monopoliste, que ce soit un individu ou un groupe d'individus, a le contrôle exclusif d'un bien qui conditionne la survie même des hommes. Un tel monopoliste a le pouvoir d'affamer à mort tous ceux qui refusent d'obéir à ses ordres. Il décrète et les autres n'ont d'autre choix que de se soumettre ou de mourir. En présence d'un tel monopole il n'y a ni marché ni concurrence catallactique d'aucune sorte. Le monopoliste est maître, et les autres sont des esclaves entièrement dépendants de son bon plaisir. Il n'y a pas lieu de s'attarder sur cette sorte-là de monopole. Elle ne se rapporte à rien dans une économie de marché: Il suffit d'évoquer un seul cas. Un État socialiste qui couvrirait le globe entier serait en possession d'un tel monopole absolu et total ; il aurait le pouvoir d'écraser ses opposants en les affamant à mort 14.

La seconde connotation de monopole diffère de la première en ce sens qu'elle décrit une situation compatible avec les conditions d'une économie de marché. Le monopoliste dont il s'agit est un individu, ou un groupe d'individus entièrement solidaires dans une action commune, qui a le contrôle exclusif de l'offre d'un bien déterminé. Si nous définissons le terme monopole de cette façon, le domaine du monopole apparaît comme extrêmement vaste. Les produits des industries de transformation sont plus ou moins différents l'un de l'autre. Chaque usine fabrique des produits différents de ceux des autres établissements. Chaque hôtel a le monopole de la vente de ses services sur le site de ses immeubles. Les services professionnels d'un médecin ou d'un juriste ne sont jamais parfaitement égaux à ceux que rend un autre médecin ou juriste. A part certaines matières premières, denrées alimentaires et autres produits de grande consommation, le monopole est partout sur le marché.

Pourtant, le simple phénomène de monopole est sans signification ou importance dans le fonctionnement du marché et la formation des prix. II ne donne au monopoliste aucun avantage pour la vente de ses produits. En vertu de la loi de copyright chaque rimeur jouit du monopole de la vente de sa poésie. Mais cela n'influe pas sur le marché. Il peut arriver qu'aucun prix quelconque ne se concrétise pour sa littérature, et que ses livres ne puissent être vendus que pour aller au pilon.

Le monopole, dans cette seconde acception du mot, ne devient un facteur dans la détermination des prix que si la courbe de la demande du produit monopolisé présente une forme particulière. Si les conditions sont telles que le monopoliste puisse s'assurer des recettes nettes plus élevées en vendant une quantité moindre de son produit à un prix supérieur, qu'en vendant une plus grande quantité à un prix inférieur, il apparaît alors un prix de monopole plus élevé que le prix de marché virtuel ne l'eût été en l'absence de monopole. Les prix de monopole sont un important phénomène de marché, tandis que le monopole en lui-même n'a d'importance que s'il peut conduire à la formation de prix de monopole.

Il est courant d'appeler prix concurrentiels les prix qui ne sont pas des prix de monopole. Bien qu'on puisse douter que cette terminologie soit pratique elle est généralement acceptée et il serait difficile de la changer. Mais l'on doit se garder de la mal interpréter. Ce serait une grave méprise de déduire de l'antithèse entre prix de monopole et prix concurrentiel, que le prix de monopole résulte de l'absence de concurrence. Il y a toujours concurrence catallactique sur le marché. La concurrence catallactique n'est pas moins un facteur de formation des prix de monopoles qu'elle ne l'est dans la formation des prix concurrentiels. La forme de la courbe de la demande qui rend possible l'apparition de prix de monopole et qui oriente le monopoliste est déterminée par la concurrence de toutes les autres utilités qui se disputent l'argent des acheteurs. Plus haut le monopoliste fixe le prix auquel il est disposé à vendre, plus grand est le nombre des acheteurs potentiels qui adressent ailleurs leur argent et achètent d'autres biens vendables. Sur le marché, toute marchandise est en compétition avec toutes les autres.

Il y a des gens qui soutiennent que la théorie catallactique des prix n'est d'aucun usage pour l'étude de la réalité parce qu'il n'y a jamais eu de « libre » concurrence et qu'à tout le moins aujourd'hui il n'existe plus rien de tel. Toutes ces thèses sont fausses 15. Elles comprennent le phénomène de travers et ignorent tout simplement ce que la concurrence est réellement. C'est un fait que l'histoire des dernières décennies est un répertoire de mesures politiques visant à restreindre la concurrence. C'est l'intention manifeste de ces plans que de conférer des privilèges à certains groupes de producteurs en les protégeant contre la concurrence de rivaux plus efficaces. Dans de nombreux cas ces politiques ont créé la situation requise pour l'apparition de prix de monopole. Dans nombre d'autres cas cela ne s'est pas produit et le résultat fut seulement un état de choses empêchant beaucoup de capitalistes, d'entrepreneurs, d'agriculteurs et d'ouvriers d'entrer dans les branches d'industrie où ils auraient rendu à leurs concitoyens les services les plus appréciables. La compétition catallactique a été considérablement limitée, mais l'économie de marché fonctionne toujours, bien que sabotée par les immixtions du pouvoir politique et des syndicats. Le système de la concurrence catallactique continue à marcher mais la productivité du travail a sérieusement diminué.

L'objectif ultime de toutes ces politiques anticoncurrentielles est de substituer au capitalisme un système socialiste de planification dans lequel il n'y aurait plus du tout de concurrence. Tout en versant des larmes de crocodile à propos du déclin de la concurrence, les planificateurs visent à l'abolition de ce système concurrentiel « insensé ». Ils ont atteint leur but dans certains pays. Mais dans le reste du monde ils ont seulement restreint la concurrence dans certaines branches d'activité, et par là même accru le nombre des concurrents dans d'autres branches.

Les forces qui tendent à restreindre la concurrence jouent un grand rôle à notre époque. C'est une tâche importante, pour l'histoire de notre temps, que de traiter de ces forces. Quant à la théorie économique, elle n'a pas de raison de s'y référer particulièrement. Le fait qu'il y ait des entraves au commerce international, des privilèges, des cartels, des monopoles d'État et des syndicats de salariés, est une donnée de fait pour l'histoire économique. Cela ne nécessite pas de théorèmes spéciaux pour l'expliquer.

6 / Liberté

Les philosophes et les juristes ont consacré beaucoup d'efforts à définir le concept de liberté ou de franchises. Il est difficile de soutenir que la réussite ait couronné leurs entreprises.

Le concept de liberté n'a de sens qu'autant qu'il se réfère aux relations interhumaines. Il y eut des auteurs pour conter des fables à propos d'une liberté originelle — naturelle — dont l'homme aurait joui, supposaient-ils, dans un mythique état de nature antérieur à l'établissement de relations sociales. Cependant, de tels individus ou groupes familiaux, mentalement et économiquement autosuffisants, nomadant à travers la campagne n'étaient libres que dans la mesure où leur chemin ne coupait pas celui de plus forts qu'eux. Dans l'impitoyable concurrence biologique le plus fort avait toujours raison, le plus faible ne pouvait que se soumettre sans conditions. L'homme primitif n'est certainement pas né libre.

C'est seulement dans le cadre d'un système social qu'un sens peut être attaché au terme de liberté. Comme terme praxéologique, liberté se rapporte à la sphère dans laquelle l'acteur individuel est en mesure de choisir entre des modes d'action substituables. Un homme est libre dans la mesure où il lui est permis de choisir des fins, et les moyens d'y atteindre. La liberté d'un homme est très rigidement bornée par les lois de la nature, autant que par celles de la praxéologie. Il ne peut pas atteindre des fins qui sont incompatibles l'une avec l'autre. S'il choisit de prendre des plaisirs qui produisent des effets déterminés sur le fonctionnement de son corps ou de son esprit, il doit en supporter les conséquences. Il serait embarrassant de dire qu'un homme n'est pas libre, parce qu'il ne peut se livrer au plaisir d'user de certaines drogues sans être affecté par les suites inéluctables, que l'on considère communément comme hautement indésirables. Tandis que cela est en gros admis par tous les gens raisonnables, une telle unanimité fait défaut dans l'appréciation des lois de la praxéologie.

L'homme ne peut pas avoir à la fois les avantages découlant de la coopération pacifique sous le principe de division du travail au sein de la société, et la licence de se conduire d'une façon qui doit inévitablement avoir sur la société un effet de désintégration. Il lui faut choisir ou bien le respect de certaines règles qui rendent possible la vie en société, ou bien la pauvreté et l'insécurité, s'il préfère « vivre dangereusement » dans un état de guerre permanente entre individus indépendants. C'est là une loi non moins rigide, déterminant le résultat de tout agir humain, que ne le sont les lois de la physique.

Néanmoins il y a une différence, lourde de conséquences étendues, entre les répercussions d'une méconnaissance des lois de la nature, et celles d'une méconnaissance des lois de la praxéologie. Bien entendu, les unes comme les autres se chargent de leurs propres voies d'exécution, sans que l'homme s'en mêle. Mais les effets d'un choix que fait l'individu sont différents. Un homme qui absorbe du poison se nuit à lui-même. Mais un homme qui choisit de pratiquer le vol porte atteinte à tout l'ordre social. Alors que lui seul jouit des avantages à court terme de son activité, les répercussions néfastes en sont supportées par tout le monde. Son acte est un délit parce que les effets en sont nuisibles à ses semblables. Si la société ne s'opposait pas à une telle conduite, celle-ci ne tarderait pas à se généraliser et cela mettrait fin à la coopération sociale ainsi qu'à tous les bienfaits qui en découlent pour tout un chacun.

Afin d'établir et de préserver la coopération sociale et la civilisation, des mesures sont requises pour empêcher les individus asociaux de commettre des actes qui ne pourraient que défaire tout ce que l'homme a réalisé de progrès depuis le niveau de Néanderthal. Afin de préserver l'état de choses où il y a protection de l'individu contre la tyrannie sans bornes de congénères plus forts et plus rusés, une institution est nécessaire, qui fasse échec à tous les éléments asociaux. La paix — l'absence de bagarre permanente de tous contre tous — ne peut être obtenue que par l'établissement d'un système dans lequel le pouvoir de recourir à l'action violente est monopolisé par un appareil social de contrainte et de répression, l'application de ce pouvoir dans chaque cas individuel étant au surplus réglée par un ensemble de directives : les lois que font les hommes, en tant que distinctes aussi bien des lois de la nature que de celles de la praxéologie. L'instrument essentiel d'un système social est le fonctionnement d'un appareil de ce genre, communément appelé pouvoir.

Les concepts de liberté et de servitude n'ont de sens, que se rapportant à la façon dont fonctionne le pouvoir. II serait fort maladroit et désorientant de dire qu'un homme n'est pas libre puisque, s'il veut rester en vie, sa faculté de choisir entre boire de l'eau et boire du cyanure de potassium est bornée par la nature. Il serait tout aussi mal approprié de dire qu'un homme est privé de liberté parce que la loi oppose des sanctions à son désir de tuer un autre homme, et que la police et les tribunaux sont chargés d'appliquer ces sanctions. Pour autant que le pouvoir — l'appareil social de contrainte et de répression — réserve l'usage de la violence et de la menace de violence aux seuls cas où il s'agit de réprimer et prévenir un agissement antisocial, existe ce qui peut en droite raison et bon sens être appelé la liberté. Ce qui est diminué est uniquement la faculté de provoquer la désintégration de la coopération sociale et de la civilisation, ce qui rejetterait tout le monde dans la situation du temps où l'homo sapiens a émergé de l'existence purement animale de ses ancêtres préhumains. Une telle répression n'ampute pas substantiellement la faculté de choix de l'homme. Même s'il n'y avait pas de pouvoir appliquant des lois faites par l'homme, l'individu ne pourrait pas avoir à la fois les avantages découlant de l'existence de la coopération sociale d'une part, et d'autre part les satisfactions de se livrer sans frein aux instincts prédateurs et agressifs de l'animal.

Dans l'économie de marché, type d'organisation sociale axé sur le laissez-faire, il y a un domaine à l'intérieur duquel l'individu est libre de choisir entre diverses façons d'agir, sans être entravé par la menace d'être puni. Si toutefois le pouvoir fait plus que de protéger les gens contre les empiétements violents ou frauduleux de la part d'individus asociaux, il réduit le domaine où l'individu a liberté d'agir, au-delà du degré où il est limité par les lois praxéologiques. Ainsi nous pouvons définir la liberté comme l'état de choses où la faculté de choisir de l'individu n'est pas bornée par la violence du pouvoir, au-delà des frontières dans lesquelles la loi praxéologique l'enferme de toute façon.

C'est là ce qu'on entend lorsqu'on définit la liberté comme la situation de l'individu dans le cadre de l'économie de marché. Il est libre en ce sens que les lois et le pouvoir ne le forcent pas à renoncer à son autonomie, à sa faculté de se décider lui-même, dans une mesure excédant celle que lui impose l'inéluctable loi praxéologique. Ce à quoi il renonce est seulement la liberté animale de vivre sans avoir égard à l'existence des autres individus de son espèce. Ce que l'appareil social de contrainte et de répression accomplit, c'est d'empêcher d'agir nuisiblement des individus que leur méchanceté, leur inconséquence ou leur infériorité mentale empêche de comprendre qu'en commettant des actes qui détruisent la société, ils se nuisent à eux-mêmes et à tous les autres êtres humains.

De ce point de vue il faut examiner le problème souvent soulevé, de savoir si la conscription et la levée des impôts constituent des atteintes à la liberté. Si les principes de l'économie de marché étaient reconnus par tous les peuples du monde, il n'y aurait aucune raison de faire la guerre et chaque État pourrait vivre dans une paix complète 16. Mais dans la situation de fait de notre époque, une nation libre est continuellement menacée par les machinations hostiles des autocraties totalitaires. Si elle veut conserver sa liberté, elle doit être résolue à défendre son indépendance. Si le gouvernement d'un pays libre contraint chaque citoyen à coopérer pleinement à son dessein de repousser les agresseurs, et tout homme valide à se joindre aux forces armées, il n'impose pas à l'individu un devoir qui excéderait les tâches que la loi praxéologique prescrit. Dans un monde plein de gens résolument tendus vers des agressions et des conquêtes, le pacifisme intégral et inconditionnel équivaut à une soumission inconditionnelle aux oppresseurs les plus impitoyables. Qui veut rester libre, doit combattre jusqu'à la mort ceux qui projettent de le priver de sa liberté. Comme les efforts isolés de la part de chaque individu sont voués à l'échec, la seule voie praticable est d'organiser la résistance au moyen du gouvernement. La tâche essentielle du pouvoir est la défense du système social non seulement contre les bandits de l'intérieur, mais aussi contre les ennemis du dehors. Celui qui à notre époque s'oppose aux armements et à la conscription est, peut-être à son insu, un incitateur de ceux qui projettent l'asservissement de tous.

L'entretien d'un appareil de puissance publique avec tribunaux, policiers, prisons et forces armées requiert des dépenses considérables. Lever des impôts pour de tels buts est pleinement compatible avec la liberté dont l'individu jouit dans une libre économie de marché. Affirmer cela n'équivaut évidemment pas à justifier les méthodes fiscales spoliatrices et discriminatoires employées aujourd'hui par les gouvernements soi-disant progressistes. Il importe de le souligner, car à notre époque d'interventionnisme et de « progrès » continu vers le totalitarisme, les gouvernements emploient le pouvoir fiscal pour détruire l'économie de marché.

Chaque mesure qu'un gouvernement prend, au-delà de l'accomplissement de ses fonctions essentielles, qui sont d'assurer le fonctionnement régulier de l'économie de marché à l'encontre de l'agression, que les perturbateurs soient des nationaux ou des étrangers, est un pas de plus sur une route qui mène directement au régime totalitaire où il n'y a pas liberté du tout.

Liberté et autonomie sont les conditions assurées à l'homme dans une société de contrats. La coopération sociale, en régime de propriété privée des moyens de production, signifie que dans le cadre du marché l'individu n'a pas à obéir et servir un suzerain. Dans la mesure où il donne quelque chose ou rend un service à autrui, il le fait de son propre gré en vue de recevoir en retour et d'être servi par les bénéficiaires. Il échange des biens et des services, il ne fournit pas de corvées ni ne paie de tribut. Il n'est assurément pas indépendant. Il dépend des autres membres de la société. Mais leur dépendance est mutuelle. L'acheteur dépend du vendeur, et le vendeur de l'acheteur.

La grande préoccupation de beaucoup d'écrivains aux XIXe et XXe siècles a été de caricaturer et fausser cet évident état de choses. Les travailleurs, disaient-ils, sont à la merci des employeurs. Or, il est exact que l'employeur a le droit de renvoyer l'employé. Mais s'il use de ce droit pour céder à un caprice, il va contre son propre intérêt. C'est à ses dépens qu'il renvoie quelqu'un pour embaucher un moins capable. Le marché n'empêche pas directement que l'on inflige un dommage arbitraire à ses concitoyens ; il attache seulement une pénalité à un tel comportement. Le boutiquier est libre d'être malgracieux avec ses clients, à condition d'être prêt à en supporter les conséquences. Les consommateurs sont libres de ne pas acheter à un fournisseur, à condition de payer les frais de leur boycott. Ce qui, dans le marché, oblige chaque individu à faire vraiment tous ses efforts pour servir ses congénères, et qui réprime les tendances innées à l'arbitraire et à la méchanceté, ce n'est pas la contrainte et répression par les gendarmes, les bourreaux et les juridictions pénales ; c'est l'intérêt personnel. Le membre d'une société contractuelle est libre parce qu'il ne sert les autres qu'en se servant lui-même. Ce qui le contraint n'est rien d'autre que le phénomène naturel de rareté. Pour le reste, il est libre dans le cadre du marché.

Il n'y a pas d'autre espèce de liberté et autonomie, que la sorte de liberté procurée par l'économie de marché. Dans une société hégémonique totalitaire la seule liberté laissée à l'individu, parce qu'il est impossible de l'en priver, est celle de se suicider.

L'État, l'appareil social de contrainte et répression, est nécessairement une alliance hégémonique. Si le pouvoir était en mesure d'étendre son domaine ad libitum, il pourrait abolir l'économie de marché et lui substituer un socialisme totalitaire complet. Afin d'éviter cela, il est nécessaire de borner le pouvoir des gouvernants. C'est la tâche de toutes les constitutions, déclarations des droits et lois. Tel est le sens de tous les combats que les hommes ont menés pour la liberté.

Les détracteurs de la liberté ont, en ce sens, raison de déclarer que c'est un problème « bourgeois » et de reprocher aux droits garantissant la liberté d'être négatifs. Dans le domaine du pouvoir et du gouvernement, liberté signifie limitation imposée à l'exercice de la puissance policière.

Il n'y aurait pas lieu de s'attarder sur ce fait, évident, si les partisans de l'abolition de la liberté n'avaient pas intentionnellement provoqué une confusion de vocabulaire. Ils se rendaient compte qu'il était pour eux sans espoir de combattre ouvertement et sincèrement en faveur de la contrainte et de l'asservissement. Les notions de liberté et d'autonomie personnelle avaient un tel prestige que nulle propagande ne pourrait ébranler leur popularité. De temps immémorial, dans tout le domaine de la civilisation occidentale, la liberté a été considérée comme le bien le plus précieux. Ce qui a fait l'éminence de l'Occident fut précisément sa préoccupation de liberté, idéal social étranger aux peuples orientaux. La philosophie sociale de l'Occident est essentiellement une philosophie de liberté. Le .principal de l'histoire de l'Europe, et des communautés fondées par des émigrants européens et leurs descendants dans d'autres parties du monde, a été la lutte pour la liberté. Un « rugueux » individualisme est la marque de fabrique de notre civilisation. Nulle attaque de front contre la liberté de l'individu n'avait la moindre chance de succès.

Aussi les partisans du totalitarisme choisirent-ils d'autres tactiques. Ils détournèrent le sens des mots. Ils appellent liberté véritable ou authentique la situation des individus dans un système où ils n'ont d'autre droit que d'obéir aux ordres. Aux États-Unis ils se qualifient de véritables « libéraux » parce qu'ils tendent à un tel régime. Ils appellent démocratie les méthodes de gouvernement dictatoriales de Russie. Ils appellent « démocratie industrielle » les méthodes de violence et d'intimidation des syndicats ouvriers. Ils appellent liberté de la presse un état de choses où seul le pouvoir est libre de publier livres et journaux. Ils définissent la liberté comme la faculté de faire ce qui est « légitime », et, bien entendu, s'arrogent de déterminer ce qui l'est ou ne l'est pas. A leurs yeux, c'est lorsque le gouvernement peut tout faire, qu'il y a liberté entière. Affranchir de toute entrave le pouvoir de police, tel est le sens véritable de leur combat pour la liberté.

L'économie de marché, disent ces soi-disant libéraux, ne fournit de liberté qu'à une classe parasite d'exploiteurs, la bourgeoisie. Cette racaille jouit de la liberté de réduire les masses à l'esclavage. Le salarié n'est pas libre ; il doit trimer pour le seul profit de ses maîtres, les employeurs. Les capitalistes s'approprient ce qui, selon les droits inaliénables de l'homme, devrait appartenir au travailleur. Dans le socialisme le travailleur jouira de la liberté et de la dignité parce qu'il ne sera plus l'esclave d'un capitaliste. Le socialisme signifie l'émancipation de l'homme ordinaire, il signifie liberté pour tous. Il signifie, en outre, richesse pour tous.

Ces doctrines ont pu triompher parce qu'elles n'ont pas rencontré de critique rationnelle efficace. Quelques économistes ont brillamment œuvré à démasquer leur grossière caricature du réel et leurs contradictions. Mais le public ignore les vérités établies par la science économique. Les arguments avancés par la moyenne des politiciens et écrivains contre le socialisme sont futiles ou inappropriés. Il est inopérant de se fonder sur un droit prétendu « naturel » des individus à avoir la propriété de leurs biens, si les autres affirment que le droit le plus « naturel » de tous est celui de l'égalité des revenus. De telles disputes ne peuvent jamais être réglées. C'est manquer la cible que de critiquer des aspects non essentiels ou mineurs du programme socialiste. L'on ne réfute pas le socialisme en attaquant ses positions sur la religion, le mariage, le contrôle des naissances et sur l'art. De plus, en discutant de ces questions-là, les critiques du socialisme ont souvent été dans l'erreur.

En dépit de ces sérieuses déficiences des défenseurs de la liberté économique, il n'était pas possible de tromper tout le monde tout le temps, quant aux aspects essentiels du socialisme. Les planistes les plus fanatiques ont été forcés d'admettre que leurs projets impliquent la suppression de nombre de franchises dont les gens bénéficient sous le capitalisme et la « ploutodémocratie ». Poussés dans leurs retranchements, ils recoururent à un nouveau subterfuge. La liberté qu'il faut supprimer, soulignent-ils, est seulement l'illégitime liberté « économique » des capitalistes qui nuit à l'homme ordinaire. En dehors du « domaine économique », la liberté sera non seulement maintenue, mais considérablement accrue. La « planification pour la liberté » a récemment été le slogan le plus populaire des chefs de file des partisans du pouvoir totalitaire et de la russification de toutes les nations.

La fausseté de cet argument dérive de la distinction fallacieuse entre deux domaines de l'existence et de l'agir humains, entièrement séparés l'un de l'autre et qui seraient la sphère « économique » et la sphère « non économique ». Concernant ce problème, il n'y a rien à ajouter à ce que a été dit dans les parties précédentes de ce livre. Toutefois, un autre point doit être souligné.

La liberté, telle qu'en ont joui les gens dans les pays démocratiques de civilisation occidentale dans les années où triomphait le vieux libéralisme, n'était pas le produit des constitutions, des déclarations des droits, des lois et règlements publics. Ces documents ne visaient qu'à sauvegarder la liberté et l'autonomie personnelles, fermement établies par le fonctionnement de l'économie de marché, contre les empiétements des détenteurs des pouvoirs publics. Aucun gouvernement, aucun droit civil ne peut garantir et procurer la liberté autrement qu'en soutenant et défendant les institutions fondamentales de l'économie de marché. Le pouvoir implique toujours contrainte et répression et, par nécessité, il est le contraire de la liberté. Le pouvoir n'est un garant de liberté, et n'est compatible avec elle, que si son champ d'action est adéquatement limité à la préservation de ce qu'on appelle la liberté économique. Là où il n'y a pas d'économie de marché, les stipulations les mieux intentionnées des Constitutions et des lois restent lettre morte.

La liberté de l'homme en régime capitaliste est un effet de la concurrence. Le travailleur ne dépend pas du bon plaisir d'un employeur. Si son employeur le renvoie, il en trouve un autre 17. Le consommateur n'est pas à la merci du marchand. Il peut, s'il le veut, porter ailleurs sa clientèle. Personne ne doit baiser la main d'autres gens ou craindre leur défaveur. Les relations interpersonnelles relèvent du donnant, donnant. L'échange de biens et services est bilatéral ; ce n'est pas accorder une faveur que de vendre ou d'acheter ; c'est une transaction dont le mobile est intéressé de part et d'autre.

Il est vrai que, dans sa qualité de producteur, tout homme dépend soit directement (par exemple l'entrepreneur), soit indirectement (par exemple le travailleur salarié) de la demande des consommateurs. Néanmoins cette dépendance vis-à-vis du consommateur souverain n'est pas illimitée. Si quelqu'un a un motif sérieux de défier la souveraineté du consommateur, il peut le tenter. Il y a dans le cadre du marché un droit très substantiel et efficace de résistance à l'oppression. Personne n'est forcé d'entrer dans l'industrie des spiritueux, ou des armes à feu, si sa conscience y répugne. Il est possible qu'il ait à payer le prix de ses convictions ; il n'y a en ce monde aucun objectif qui se puisse obtenir gratis. Mais il est laissé à la décision propre de l'homme, de choisir entre l'avantage matériel et l'appel de ce qu'il croit être son devoir. En économie de marché, l'individu seul est l'arbitre suprême lorsqu'il s'agit de sa propre satisfaction 18.

La société capitaliste n'a aucun autre moyen de forcer un homme à changer d'occupation ou de lieu de travail, que de récompenser en les payant davantage ceux qui se conforment aux désirs des consommateurs. C'est précisément ce genre de pression que beaucoup de gens trouvent intolérable, et qu'ils espèrent voir abolie par un régime socialiste. Ils sont trop obtus pour comprendre que la seule alternative est de remettre aux autorités le pouvoir sans appel de déterminer à quelle tâche et à quel endroit un homme doit travailler.

En sa qualité de consommateur l'homme n'est pas moins libre. Lui seul décide ce qui pour lui est plus important et moins important. Il choisit comment dépenser son argent, selon sa propre volonté.

La substitution de la planification économique à l'économie de marché écarte toute liberté et ne laisse à l'individu que le droit d'obéir. L'autorité qui régit toutes les questions économiques contrôle tous les aspects de l'existence et de l'activité d'un homme. Elle est le seul employeur. Tout travail devient travail forcé parce que l'employé doit accepter ce que le chef daigne lui offrir. Le tsar économique détermine en qualité et quantité ce que chaque consommateur a le droit de consommer. Il n'est aucun secteur de la vie humaine où une décision soit laissée aux jugements de valeur de l'individu. L'autorité lui assigne une tâche, le forme pour l'accomplir, et l'emploie à tel endroit et de telle manière qu'elle juge bons.

Dès que, la liberté économique que l'économie de marché fournit à ses membres est écartée, toutes les libertés politiques et toutes les déclarations de droits deviennent balivernes. Habeas corpus et procès devant jury deviennent de simples décors si, sous prétexte de convenance économique, l'autorité a tout pouvoir pour reléguer tout citoyen qui lui déplaît dans les glaces polaires ou un désert, et lui assigne des « travaux pénibles » pour le reste de sa vie. La liberté de la presse n'est qu'un écran, si le pouvoir détient toutes les imprimeries et fabriques de papier. Et il en va de même de tous les droits de l'homme.

Un homme est libre pour autant qu'il modèle son existence selon ses propres plans. Un homme dont le sort est fixé par les plans d'une autorité supérieure détentrice du pouvoir absolu de planification n'est pas libre au sens où ce terme de « libre » a été employé et compris de tout le monde, jusqu'à ce que la révolution sémantique de notre époque provoque la confusion des langues.

7 / Inégalités de richesse et de revenus

L'inégalité des individus en fait de richesse et de revenus est un aspect essentiel de l'économie de marché.

Le fait que la liberté est incompatible avec l'égalité de fortune et de revenus a été souligné par de nombreux auteurs. Il n'est pas nécessaire d'entreprendre l'examen des arguments émotionnels avancés dans ces écrits. Il ne l'est pas non plus de se demander si renoncer à la liberté pourrait, par le seul fait, assurer l'établissement de l'égalité de fortune et de revenus, et si une société pourrait ou non subsister sur la base d'une telle égalité. Notre tâche est seulement de décrire le rôle que l'inégalité joue dans le cadre de la société de marché.

Dans la société de marché, la contrainte directe et la répression ne sont employées que pour empêcher les actes nuisibles à la coopération sociale. Quant au reste, les individus ne sont pas inquiétés par le pouvoir j de police. Le citoyen respectueux des lois n'est point sujet aux interventions des geôliers et des exécuteurs. Toute la pression nécessaire pour obliger l'individu à contribuer pour sa part à l'effort conjugué de production est exercée par la structure des prix de marché. Cette pression est indirecte. Elle attache à la contribution de chaque individu une prime graduée selon la valeur que les consommateurs eux-mêmes attachent à sa production. En récompensant la valeur de l'individu d'après son effort, elle laisse chacun libre de choisir entre une utilisation plus complète ou moins complète de ses propres facultés et aptitudes. Cette méthode ne peut évidemment pas éliminer les désavantages inhérents à l'infériorité personnelle. Mais elle fournit une incitation à chacun pour qu'il exerce au maximum ses facultés et aptitudes.

La seule alternative de cette pression financière telle que l'exerce le marché est la pression directe et contraignante telle que l'exerce le pouvoir de police. Les autorités doivent être habilitées à définir la quantité et la qualité de travail que chaque individu devra accomplir. Comme les individus sont inégaux en ce qui concerne leurs capacités, cela exige que leur personnalité soit soumise à l'examen des autorités. L'individu devient pour ainsi dire le pensionnaire d'un pénitencier, à qui un travail est assigné. S'il manque à faire ce que les autorités lui ont prescrit, il est passible d'un châtiment.

Il importe de bien voir en quoi consiste la différence entre la pression directe exercée pour empêcher un délit et celle exercée pour extorquer une prestation déterminée. Dans le premier cas, tout ce qui est requis de l'individu, c'est qu'il s'abstienne d'un certain comportement défini avec précision par la loi. De façon générale, il est aisé de constater si l'interdiction a été ou non observée. Dans le second cas, l'individu est tenu à accomplir une tâche donnée ; la loi l'oblige à des actes non définis dont la définition est laissée à l'arbitraire du pouvoir gouvernemental. L'individu est obligé d'obéir à tout ordre quelconque que lui donne l'Administration. Il est extrêmement difficile d'établir si le commandement émis par le pouvoir gouvernemental était proportionné à ses forces et aptitudes, et s'il s'y est ou non conformé au mieux de ses possibilités. Chaque citoyen est assujetti, dans tous les aspects de sa personnalité et dans toutes les manifestations de son comportement, aux décisions des autorités. Dans une économie de marché, devant un tribunal correctionnel, le plaignant est tenu d'apporter la preuve suffisante de la faute du prévenu. Mais lorsqu'il s'agit de l'exécution d'un travail obligatoire, il incombe à celui qui se défend de prouver que la tâche à lui assignée excédait ses possibilités, ou qu'il a accompli tout ce qui pouvait être attendu de lui. Les fonctionnaires combinent dans leur personne les attributions du législateur, du pouvoir exécutif, du ministère public et du juge. Les défendants sont entièrement à leur merci. C'est à cela que pensent les gens en parlant du manque de liberté.

Aucun système de division sociale du travail ne peut se passer d'une méthode qui rende les individus responsables de leur apport à l'effort conjoint de production. Si cette responsabilité n'est pas traduite dans la réalité par la structure des prix de marché et par l'inégalité de fortune et de revenus qu'engendre cette structure, elle doit être imposée par les méthodes de contrainte directe telles que les pratique la police.

8 / Profit et perte d'entrepreneur

Le profit, dans un sens large, est le gain découlant de l'action ; c'est l'accroissement de satisfaction (la réduction d'une gêne) obtenu ; c'est la différence entre la valeur supérieure attachée au résultat atteint et la valeur inférieure attachée aux sacrifices consentis pour l'atteindre ; en d'autres termes : le rapport moins les coûts. Réaliser un profit est invariablement le but recherché par n'importe quelle action. Si une action manque les objectifs visés, le revenu n'est pas supérieur aux coûts, ou lui est inférieur. Dans ce dernier cas, le résultat signifie une perte, une diminution de satisfaction.

Profit et perte, dans ce sens originaire, sont des phénomènes psychiques et, comme tels, non susceptibles d'être mesurés et exprimés de façon à communiquer à autrui une information précise sur leur intensité. Un homme peut dire à un autre que a lui convient mieux que b ; mais il ne peut faire connaître à quelqu'un, sauf en termes vagues et imprécis, dans quelle mesure la satisfaction tirée de a dépasse la satisfaction tirée de b.

En économie de marché, toutes les choses qui sont achetées et vendues contre monnaie ont leur prix marqué en monnaie. Dans le calcul monétaire, le profit apparaît comme un surplus de l'argent reçu sur l'argent déboursé, et la perte comme un surplus de l'argent déboursé sur l'argent reçu. Profit et perte peuvent être exprimés en sommes définies de monnaie. Il est possible de formuler en termes de monnaie de quel montant un individu a obtenu un profit ou subi une perte. Toutefois, ce n'est pas un constat relatif au profit ou à la perte psychiques de cette personne. C'est un constat portant sur un phénomène social, sur l'appréciation que portent les autres membres de la société à l'égard de sa contribution à l'effort social de production. Cela ne nous dit rien d'un accroissement ou d'une diminution de satisfaction ou de bonheur, ressentis par cette personne. Cela ne fait que refléter l'évaluation, par ses congénères, de sa contribution à la coopération sociale. En dernière analyse, cette évaluation est l'effet des efforts de tous les membres de la société, cherchant chacun à atteindre le profit psychique le plus élevé possible. C'est la résultante de l'effet composite de tous les jugements, portés par tous ces gens, jugements de valeur personnels et subjectifs manifestés par leur comportement sur le marché. Mais cette évaluation ne doit pas être confondue avec les jugements de valeur en question.

Nous ne pouvons même pas imaginer une situation où des gens agissent sans l'intention d'obtenir un profit psychique, et dans laquelle leurs actions ne provoquent ni profit psychique ni perte psychique 19. Dans l'hypothèse imaginaire d'une économie en circuit constant, il n'y a ni profits ni pertes en monnaie. Mais tout individu tire un profit psychique de ses actions, sans quoi il n'agirait pas du tout. Le fermier nourrit et trait ses vaches et vend le lait parce qu'il apprécie les choses qu'il peut acheter avec l'argent gagné, davantage que les coûts encourus. L'absence de profits ou pertes en argent, dans un tel système en circuit constant, est due au fait que, si nous ne tenons pas compte des différences introduites par la prime de valeur des biens présents sur les biens à venir, la somme des prix de tous les facteurs complémentaires nécessaires à la production est exactement égale au prix du produit.

Dans le monde changeant de la réalité, les différences entre la somme des prix des facteurs complémentaires de production et les prix des produits apparaissent à tout moment. Ce sont ces différences qui résultent en profits et pertes en monnaie. Nous nous occuperons plus tard des réactions des vendeurs de travail, des vendeurs de facteurs naturels de production de base, et des capitalistes en tant que prêteurs de monnaie, en présence de changements de cette sorte. Pour le moment, nous considérons le profit et la perte au niveau de l'entrepreneur — promoteur. C'est de ce problème que parlent les gens lorsqu'ils emploient les mots de profit et de perte dans le langage courant.

Comme tout homme en tant qu'acteur, l'entrepreneur est toujours un spéculateur. Il envisage d'agir en fonction de situations futures et incertaines. Son succès ou son échec dépendent de l'exactitude de sa prévision d'événements incertains. S'il se trompe dans son jugement intuitif des choses à venir, il est perdu d'avance. La seule source d'où découlent les profits de l'entrepreneur est son aptitude à prévoir mieux que les autres ce que sera la demande des consommateurs. Si tout le monde juge correctement d'avance ce que sera le marché d'un bien déterminé, le prix de ce bien et le prix des facteurs de production complémentaires de ce bien se trouveront dès le départ ajustés à cet état futur du marché. Ni profit ni perte ne peuvent advenir pour ceux qui se lancent dans cette branche de production.

La fonction spécifique de l'entrepreneur consiste à déterminer l'emploi des facteurs de production. L'entrepreneur est l'homme qui affecte ces moyens à des objectifs spécifiques. En faisant cela, il est poussé par son seul intérêt personnel à faire des profits et à acquérir de la richesse. Mais il ne peut éluder les lois du marché. Il ne peut arriver à ses fins qu'en servant les consommateurs. Son profit dépend de leur approbation de sa façon de faire.

Il ne faut pas confondre le profit et la perte d'entrepreneur avec d'autres facteurs affectant les recettes de l'entrepreneur considéré.

La capacité technologique de l'entrepreneur est sans influence sur le profit ou la perte d'entrepreneur au sens strict. Dans la mesure où ses propres activités technologiques contribuent aux recettes encaissées et accroissent le revenu net de l'entrepreneur, nous sommes en présence d'une rémunération pour du travail fourni. C'est un salaire payé à l'entrepreneur pour ce travail. De même, le fait que certains procédés de production s'avèrent technologiquement infructueux pour réaliser le produit envisagé n'influe pas sûr le profit ou la perte d'entrepreneur spécifiques. Ou bien l'échec était évitable, ou bien il était inévitable. Dans le premier cas, il est dû à une conduite des opérations technologiquement déficiente. Les pertes alors subies sont imputables à des insuffisances personnelles de l'entrepreneur, c'est-à-dire soit à son manque de qualification technologique, soit à son incapacité de recruter les collaborateurs adéquats. Dans le second cas, l'échec est dû au fait que l'état actuel de nos connaissances technologiques ne nous permet pas de maîtriser complètement les conditions dont le succès dépend. Cette déficience peut provenir soit d'une connaissance incomplète des conditions du succès, soit de l'ignorance des méthodes permettant de maîtriser complètement certaines des conditions connues du succès. Le prix des facteurs de production prend en compte cet état insatisfaisant de nos connaissances et de notre maîtrise technologique. Le prix de la terre arable, par exemple, tient pleinement compte du fait qu'il advient de mauvaises récoltes, parce qu'il est déterminé en fonction du rendement moyen prévu. Le fait que l'éclatement de bouteilles réduit la production de champagne est sans portée sur le profit ou la perte d'entrepreneur spécifiques. C'est simplement l'un des facteurs qui déterminent le coût de production et le prix du champagne 20.

Les accidents affectant le processus de production, les moyens de production, ou les produits lorsqu'ils sont encore aux mains de l'entrepreneur, constituent un poste du calcul du coût de production. L'expérience, qui fournit à l'industriel toutes les autres connaissances technologiques, lui fournit aussi une information sur la réduction moyenne de la quantité matériellement produite, que de tels accidents sont susceptibles d'entraîner. En constituant des réserves de sécurité, il transforme ces effets en coûts réguliers de production. En ce qui concerne les événements fortuits dont l'incidence possible est trop rare et irrégulière pour que chaque firme de taille courante puisse y parer de cette façon, une action concertée de la part d'un groupe suffisamment large de firmes prend en charge le problème. Les diverses firmes coopèrent suivant le principe de l'assurance contre les dégâts causés par l'incendie, l'inondation et autres sinistres du même genre. Alors, une prime d'assurance prend la place d'une constitution de réserve. De toute façon, les risques découlant d'accidents n'introduisent pas d'incertitude dans le processus technologique 21. Si un entrepreneur néglige de s'en occuper comme il convient, c'est une manifestation d'impéritie technique. Les pertes subies de ce fait doivent être imputées aux mauvaises techniques suivies, non à sa fonction d'entrepreneur.

L'élimination de ceux des entrepreneurs qui manquent à donner à leurs entreprises le degré convenable d'efficacité technologique, ou dont l'ignorance technologique vicie le calcul des coûts, est opérée sur le marché de la même façon que l'élimination des entrepreneurs déficients dans l'exécution de leurs fonctions propres d'entrepreneurs. Il peut arriver qu'un entrepreneur soit si heureux dans l'accomplissement de sa fonction spécifique d'entrepreneur que cela compense des pertes causées par ses fautes techniques. Il peut aussi arriver qu'un entrepreneur puisse compenser des pertes dues à son insuffisance dans sa fonction spécifique par des avantages tirés de sa supériorité dans le domaine technologique, ou par une rente différentielle due à la productivité plus forte des facteurs de production qu'il met en œuvre. Mais il ne faut pas confondre les diverses fonctions qui sont combinées dans la conduite d'une unité industrielle. L'entrepreneur plus efficient au point de vue technologique gagne ainsi des taux de salaire ou quasi — salaire plus élevés que celui qui est moins efficient, de la même façon que l'ouvrier plus efficient gagne davantage que le moins efficient. La machine à plus haut rendement et le sol plus fertile produisent davantage matériellement, par unité de coûts apportée. Ils produisent une rente différentielle en comparaison de la machine à moindre rendement et au sol moins fertile. Les taux de salaire plus élevés et la rente plus forte sont, toutes choses égales par ailleurs, le corollaire du rendement matériel supérieur. Mais les profits et pertes d'entrepreneur spécifiques ne proviennent pas de la quantité matériellement produite. Elles dépendent de l'ajustement de la quantité et qualité produites, aux plus urgentes des demandes des consommateurs. Ce qui les engendre, c'est le degré d'exactitude ou d'erreur dans l'image que l'entrepreneur s'est faite de la situation — nécessairement incertaine — qui sera celle du marché.

L'entrepreneur est également exposé à des dangers politiques. Les politiques gouvernementales, des révolutions et des guerres peuvent endommager ou détruire son entreprise. De tels événements n'affectent pas que lui seul ; ils affectent l'économie de marché en soi, et tous les individus bien que tous ne le soient pas au même degré. Pour l'entrepreneur en tant qu'individu, ce sont là des données qu'il ne peut modifier. S'il est capable, il en prévoira l'arrivée. Mais il n'est pas toujours possible pour lui de combiner ses opérations de façon à éviter des dommages. Si les dangers prévisibles ne pèsent que sur une partie du territoire ouvert à ses activités d'entrepreneur, il peut éviter d'opérer dans les régions menacées et préférer les pays où le danger est moins imminent. Mais s'il ne peut émigrer, force lui est de rester là où il est. Si tous les entrepreneurs étaient pleinement convaincus que la victoire totale du bolchevisme était proche et certaine, ils n'en abandonneraient pas leurs entreprises pour autant. La perspective d'une expropriation imminente poussera les capitalistes à consommer leurs fonds. Les entrepreneurs seront forcés d'ajuster leurs plans à la situation de marché créée par cette consommation de capitaux et la nationalisation menaçante de leurs magasins et usines. Mais ils n'arrêteront pas leurs activités. Si certains entrepreneurs s'arrêtent, d'autres prendront leur place — des nouveaux venus ou des anciens étendant leur entreprise. Dans l'économie de marché, il y aura toujours des entrepreneurs. Les politiques hostiles au capitalisme peuvent priver les consommateurs de la majeure partie des avantages qu'ils auraient recueillis d'un régime où les activités d'entreprise seraient restées libres. Mais elles ne peuvent éliminer les entrepreneurs comme tels, si elles ne détruisent pas radicalement l'économie de marché.

La source ultime d'où dérivent le profit et la perte d'entrepreneur, c'est l'incertitude quant à la constellation future des offres et des demandes.

Si tous les entrepreneurs parvenaient à imaginer correctement l'état futur du marché, ils ne feraient ni profits ni pertes. Les prix de tous les facteurs de production seraient dès aujourd'hui pleinement adaptés aux prix qu'auront demain les produits. En se procurant les facteurs de production, l'entrepreneur aurait à débourser (compte tenu de la différence entre les prix des biens présents et des biens futurs) un total non inférieur à ce que les acheteurs lui paieront plus tard pour le produit. Un entrepreneur ne peut faire un profit que s'il prévoit les situations à venir, mieux que ne le font les autres entrepreneurs. Alors seulement il achètera les facteurs complémentaires de production à des prix dont le total, compte tenu de la différence de temps, est inférieur au prix qu'il tirera de la vente de son produit.

Si nous désirons construire l'image d'une économie comportant des situations changeantes et dans laquelle il n'y aurait ni profits ni pertes, il nous faut recourir à une hypothèse irréalisable : celle d'une prévision parfaite de tous les événements futurs, de la part de tous les individus. Si les chasseurs et pêcheurs primitifs auxquels on est accoutumé d'attribuer la première accumulation de capital avaient connu d'avance toutes les vicissitudes futures des affaires humaines, si eux et leurs descendants jusqu'au Jour du jugement dernier, équipés de la même omniscience, avaient évalué en conséquence tous les facteurs de production, jamais ne seraient apparus des profits et des pertes d'entrepreneurs. Profits et pertes spécifiques d'entrepreneur sont engendrés par les divergences entre les prix attendus et les prix réellement fixés plus tard par les marchés. Il est possible de confisquer les profits et de les transférer des individus qui les ont réalisés à d'autres individus. Mais ni les profits ni les pertes ne pourront jamais disparaître d'un monde soumis au changement et qui n'est pas uniquement peuplé de gens omniscients.

9 / Profits et pertes d'entrepreneur dans une économie en progrès

Dans la construction imaginaire d'une économie stationnaire, la somme totale des profits d'entrepreneurs égale la somme totale des pertes d'entrepreneurs. Ce dont un entrepreneur profite est, dans le système économique total, contrebalancé par la perte d'un autre entrepreneur. Le surplus que tous les consommateurs ensemble dépensent pour acquérir un certain bien est contrebalancé par la réduction de leurs dépenses pour acquérir d'autres biens 22.

Il en va différemment dans une économie en progrès.

Nous appelons économie en progrès une économie dans laquelle, par tête d'habitant, la quantité de capital investi augmente. En employant cette expression nous ne supposons aucun jugement de valeur. Nous n'adoptons ni la vue « matérialiste » selon laquelle une telle progression est bonne, ni la vue « idéaliste » qui la tient pour un mal, ou à tout le moins sans intérêt d'un point de vue « plus élevé ». Bien entendu, il est indéniable que l'immense majorité des gens considèrent les effets d'un progrès ainsi conçu comme la situation la plus désirable, et qu'ils aspirent à des conditions d'existence qui ne peuvent être réalisées que dans une économie en progrès.

Dans l'économie stationnaire, les entrepreneurs, dans l'exercice de leur fonction spécifique, ne peuvent rien effectuer d'autre que de retirer des facteurs de production, en admettant qu'ils soient encore convertibles 23, d'une branche d'activité pour les employer dans une autre ; ou encore, lorsque des biens de production ont été absorbés dans le cours des circuits de production, et que l'économie en reconstitue l'équivalent, ils peuvent orienter ces moyens vers certaines branches d'industrie pour en provoquer l'expansion, au détriment d'autres branches. Dans l'économie en progrès, la gamme des activités d'entrepreneur comprend en outre l'affectation du surplus de capitaux investissables accumulés par l'épargne neuve. L'injection supplémentaire de ces investissements en biens de production ne peut qu'augmenter le montant total de revenus produits, c'est-à-dire de cette offre de biens de consommation qui peut être consommée sans diminuer le capital disponible, donc sans réduire la masse de la production ultérieure. La croissance de revenu est induite ou bien par une expansion de production sans modification des méthodes technologiques de production, ou bien par une amélioration des méthodes technologiques qui n'aurait pu être réalisée dans la situation antérieure ou avec une masse moins abondante de capitaux investis.

C'est de ce supplément de richesse que découle le surplus de l'ensemble des profits d'entrepreneur sur l'ensemble des pertes d'entrepreneur. Mais il est aisément démontrable que ce surplus ne peut jamais absorber la totalité du supplément de richesse créé par le progrès de l'économie. Les lois du marché partagent cette richesse additionnelle entre les entrepreneurs, les apporteurs de travail et les apporteurs de certains facteurs matériels de production, de telle sorte que la part du lion va non pas au groupe des entrepreneurs, mais aux autres groupes.

Avant tout, nous devons bien voir que les profits d'entrepreneur ne sont pas un phénomène durable, mais transitoire. Il existe en ce qui concerne les profits et les pertes une tendance inhérente à leur disparition. Le marché est toujours en évolution vers l'apparition des prix finaux et l'état de repos final. Si de nouveaux changements dans les données n'interrompaient pas ce mouvement, et ne créaient pas le besoin de nouvelles adaptations de la production à la situation ainsi modifiée, les prix de tous les facteurs complémentaires de production devraient — compte tenu de la préférence de temps — égaler finalement le prix du produit, et rien ne serait laissé qui puisse constituer un profit ou une perte. A la longue, tout accroissement de la productivité bénéficie exclusivement aux travailleurs et à certains groupes de possesseurs du sol et des capitaux investissables.

Dans le groupe des possesseurs de capitaux investissables sont bénéficiaires :

1. Ceux dont l'épargne a accru la quantité de biens de production disponibles. Ils ont la propriété de cette richesse supplémentaire, fruit de leur restriction volontaire de consommation.

2. Les propriétaires des biens de production antérieurement existants ; grâce à l'amélioration des méthodes technologiques de production, ces biens sont maintenant mieux utilisés qu'auparavant. Mais les gains de ce genre sont seulement temporaires. Ils sont voués à disparaître parce qu'ils créent une tendance à intensifier la production des biens de production en question.

D'autre part, l'accroissement de la quantité des biens de production disponibles abaisse la productivité marginale de ces capitaux investis ; cela amène une baisse de prix des biens de production et ainsi contrarie les intérêts de tous les capitalistes qui n'ont pas pris part, ou n'ont pris part qu'insuffisamment, au processus d'épargne et d'accumulation de l'offre supplémentaire de capitaux.

Dans le groupe des propriétaires du sol sont bénéficiaires tous ceux auxquels la nouvelle situation procure une plus haute productivité de leurs fermes, forêts, pêcheries, mines etc. D'autre part, sont lésés tous ceux dont la propriété peut devenir sub-marginale en raison du rapport accru des terres appartenant aux favorisés.

Dans le groupe des apporteurs de travail, tous tirent un gain durable de l'accroissement de la productivité marginale du travail. Mais d'autre part, certains peuvent dans l'immédiat se trouver en difficultés. Ce sont les gens qui s'étaient spécialisés dans l'exécution de travaux qui deviennent désuets à la suite des améliorations technologiques ; ces gens peuvent n'être aptes qu'à des emplois où — en dépit de la hausse générale des taux de salaires — ils gagnent moins que précédemment.

Tous ces changements dans les prix des facteurs de production commencent immédiatement, lorsque débutent les actions d'entrepreneurs destinées à adapter les processus de production aux nouvelles circonstances. En examinant ce problème, comme tous les autres problèmes de changements dans les données du marché, nous devons nous garder contre l'erreur populaire de tracer une ligne de démarcation rigide entre les effets à long et à court terme. Ce qui se produit à court terme est effectivement l'amorce de la chaîne de transformations successives qui, de proche en proche, produiront les effets à long terme. L'effet à long terme, dans notre cas, est la disparition de profits et de pertes d'entrepreneur. Les effets à court terme sont les étapes préliminaires de ce processus d'élimination qui finalement — s'il n'était interrompu par de nouveaux changements des données — aboutirait à une économie en circuit à rythme constant.

Il est nécessaire de comprendre que précisément l'apparition d'un excédent du total des profits d'entrepreneur sur le total des pertes d'entrepreneur dépend du fait que ce processus d'élimination du profit et de la perte d'entrepreneur débute au moment même où les entrepreneurs commencent à ajuster le complexe des activités de production aux données qui ont changé. Il n'y a jamais, dans toute la suite des événements, un instant où les avantages tirés d'une augmentation de la masse de capitaux disponibles et des améliorations techniques profitent aux entrepreneurs seuls. Si la richesse et les revenus des autres couches restaient inchangés, ces gens ne pourraient acheter le surcroît de produits qu'en restreignant d'autant leurs achats d'autres produits. Et alors, les profits d'un groupe d'entrepreneurs seraient exactement équivalents aux pertes subies par d'autres groupes.

Voici ce qui se passe : les entrepreneurs qui s'engagent dans l'utilisation des nouveaux capitaux investissables et des méthodes de production techniquement améliorées ont besoin de facteurs de production complémentaires. Leur demande de ces facteurs est une nouvelle demande additionnelle, qui doit faire monter les prix. C'est seulement dans la mesure où se produit cette hausse de prix et de taux de salaire que les consommateurs sont en mesure d'acheter les nouveaux produits sans diminuer leurs achats d'autres biens. Dans cette mesure seulement peut apparaître un surplus du total des profits d'entrepreneur sur le total des pertes d'entrepreneur.

Le véhicule du progrès économique réside dans l'accumulation de capitaux investissables supplémentaires, au moyen de l'épargne ; et dans l'amélioration des méthodes de production, dont la mise en application est à peu près toujours conditionnée par l'existence de cette offre nouvelle de capitaux. Les agents de progrès sont les entrepreneurs — promoteurs qui cherchent des profits en adaptant le mieux possible la conduite de leurs affaires à la meilleure satisfaction des consommateurs. Dans l'exécution de leurs projets pour réaliser le progrès, ils sont contraints de partager les avantages tirés du progrès avec les apporteurs de travail et avec une partie des capitalistes et des propriétaires du sol ; ils sont forcés d'augmenter peu à peu la part allouée à ces gens, jusqu'à ce que leur propre part fonde complètement.

Il devient par là évident qu'il est absurde de parler d'un « taux de profit », ou d'un « taux normal de profit », ou d'un « taux moyen du profit ». Le profit n'est pas lié au montant des capitaux qu'emploie l'entrepreneur, et n'en dépend pas. Le capital ne peut « engendrer » du profit. Profit et perte sont entièrement déterminés par la réussite ou l'échec de l'entrepreneur dans ses essais pour adapter la production à la demande des consommateurs. Il n'y a rien de « normal » en matière de profits, et il ne peut jamais y avoir un « équilibre » en ce qui les concerne. Profit et perte sont, au contraire, toujours un phénomène de déviation de la « normale », de changements imprévus par la majorité, et de « déséquilibre ». Ils n'ont point de place dans un monde imaginaire de normalité et d'équilibre. Dans une économie mouvante prévaut toujours une tendance inhérente à la disparition des profits et pertes. C'est seulement par l'apparition de nouveaux changements que profits et pertes reprennent vie. Dans une situation stationnaire le « taux moyen » des profits et des pertes est zéro. Un excédent du total des profits sur le total des pertes prouve qu'il y a un progrès économique et une amélioration du niveau de vie de toutes les couches de la population. Plus cet excédent est important, plus grand aussi est le surcroît de prospérité générale.

Beaucoup de gens sont absolument incapables d'examiner le phénomène du profit d'entrepreneur sans céder à un sentiment d'hostilité envieuse. A leurs yeux, la source du profit est l'exploitation des salariés et des consommateurs, c'est-à-dire une injuste compression des taux de salaires et une hausse non moins injuste du prix des produits. En bonne justice, il ne devrait pas exister du tout de profits.

L'économie est indifférente envers de tels jugements de valeur arbitraires. Elle ne s'intéresse pas à la question de savoir si les profits doivent être approuvés ou condamnés du point de vue d'une prétendue loi naturelle, ou d'un prétendu code éternel et immuable de la moralité, au sujet duquel l'intuition personnelle ou la révélation divine sont supposées fournir une information précise. L'économie établit simplement le fait que les profits et les pertes d'entrepreneur sont des phénomènes essentiels de l'économie de marché. Il ne peut y avoir sans eux d'économie de marché. Il est assurément possible, pour la police, de confisquer tous les profits. Mais une telle politique ferait nécessairement de l'économie de marché un chaos inintelligible. L'homme a, sans nul doute, le pouvoir de détruire beaucoup de choses, et dans le cours de l'Histoire il en a fait ample usage. Il est capable de détruire aussi l'économie de marché.

Si ces moralistes auto-investis n'étaient aveuglés par leur envie, ils ne s'occuperaient pas du profit sans s'occuper en même temps de son corollaire, la perte. Ils ne passeraient pas sous silence le fait que les conditions préliminaires d'un progrès économique sont l'œuvre des personnes dont l'épargne accumule le capital supplémentaire, et l'œuvre des inventeurs ; et que l'utilisation de ces conditions favorables au progrès économique est assumée par les entrepreneurs. Le reste du peuple ne contribue pas à ce progrès, et pourtant bénéficie de la corne d'abondance que l'activité de ceux-là déverse sur tous.

Ce qui a été dit de l'économie en progrès s'applique, en inversant les termes, aux situations d'une économie en régression, c'est-à-dire à une économie où le taux par tête du capital investi est en décroissance. Dans une telle économie, il y a un excédent du total des pertes d'entrepreneur sur les profits d'entrepreneur. Les gens qui ne peuvent se débarrasser de la trompeuse habitude de penser en termes de collectif et de groupes entiers pourraient se poser la question : comment dans une telle économie en régression pourrait-il y avoir une quelconque activité d'entrepreneur ? Pourquoi quelqu'un se lancerait-il dans une entreprise, en sachant d'avance que mathématiquement il a moins de chances de faire des profits que d'essuyer des pertes ? Toutefois, cette façon de poser le problème est fallacieuse. Comme n'importe qui d'autre, les entrepreneurs n'agissent pas comme membres d'une classe, mais comme individus. Aucun entrepreneur ne se soucie du sort de la totalité des entrepreneurs. Peu importe à un entrepreneur déterminé ce qui peut bien arriver à d'autres personnes que les théories, d'après certaines caractéristiques, classent dans la même catégorie que lui. Dans l'économie de marché vivante, en perpétuel changement, il y a toujours des profits à réaliser pour les entrepreneurs efficients. Le fait que dans une économie en régression le montant total des pertes excède celui des profits ne fait pas reculer un homme qui a confiance dans sa propre efficacité hors du commun. Celui qui veut devenir entrepreneur ne consulte pas le calcul des probabilités, qui n'est d'aucun secours dans le domaine de l'intuition. Il se fie à sa propre capacité pour évaluer les situations futures du marché mieux que ne le font ses congénères moins doués.

La fonction d'entrepreneur, la poursuite du profit par les entrepreneurs, telle est la force motrice de l'économie de marché. Profit et perte sont les instruments à travers lesquels les consommateurs exercent leur suprématie sur le marché. Le comportement des consommateurs fait apparaître des profits et des pertes, et par cette voie transfère la propriété des moyens de production des mains des moins efficaces aux mains des plus efficaces. Cela rend un individu d'autant plus influent dans la direction des activités économiques que cet individu réussit mieux en servant les consommateurs. S'il n'y avait pas de profits et de pertes, les entrepreneurs ne sauraient pas quels sont les besoins les plus urgents des consommateurs. En supposant que quelques entrepreneurs soient capables de le deviner, ils manqueraient des moyens d'adapter en conséquence leur production.

Le monde des affaires en quête de profit est soumis à la souveraineté des consommateurs, tandis que les institutions sans but lucratif sont leur propre souverain et n'ont pas à en répondre devant le public. La production pour le profit est nécessairement la production pour l'utilité, puisque le profit ne peut être gagné qu'en fournissant aux consommateurs ce qu'ils désirent utiliser par priorité.

Les moralistes et prêcheurs adressent au profit des critiques qui tombent à côté. Ce n'est pas la faute des entrepreneurs si les consommateurs — le peuple, l'homme ordinaire — préfèrent l'apéritif à la Bible et les romans policiers aux livres sérieux ; et si des gouvernements préfèrent les canons au beurre. L'entrepreneur ne fait pas des profits plus élevés en vendant de « mauvaises » choses plutôt qu'en vendant de « bonnes choses. Ses profits sont d'autant plus importants qu'il réussit mieux à procurer aux consommateurs ce qu'ils demandent le plus intensément. Les gens ne boivent pas des spiritueux pour faire plaisir aux « capitalistes de l'alcool » ; ils ne vont pas en guerre pour accroître les profits des « marchands de mort ». L'existence d'industries d'armements est la conséquence de l'esprit belliqueux, non sa cause.

Ce n'est pas l'affaire des entrepreneurs d'amener les gens à renoncer à des idéologies malsaines pour en adopter de saines. C'est aux philosophes qu'il incombe de changer les idées et les idéaux des gens. L'entrepreneur sert les consommateurs tels qu'ils sont aujourd'hui, même pervers et ignorants.

Nous pouvons admirer ceux qui s'abstiennent de prendre le gain qu'ils pourraient réaliser en fabriquant des armes meurtrières ou des boissons enivrantes. Cependant, leur louable conduite n'est qu'un geste sans conséquences pratiques. Même si tous les entrepreneurs et tous les capitalistes suivaient cet exemple, les guerres et l'alcoolisme ne disparaîtraient pas. Comme ce fut le cas aux époques pré-capitalistes, les gouvernements fabriqueraient des armes dans leurs propres arsenaux, et les buveurs distilleraient leur propre boisson.

Condamnation morale du profit

Le profit se gagne par l'ajustement à des situations nouvelles, de l'utilisation des facteurs de production humains et matériels. Ce sont les gens qui profitent de cet ajustement qui, se bousculant pour avoir le produit en question, et offrant de payer pour cela des prix qui excèdent le coût avancé par le vendeur, engendrent le profit. Le profit d'entrepreneur n'est pas une « récompense » décernée par le client au fournisseur qui l'a mieux servi que d'autres attardés dans leur routine. C'est le résultat de la hâte des acheteurs, empressés à enchérir sur d'autres également désireux d'acquérir une part de l'approvisionnement limité.

Les dividendes des sociétés sont communément appelés profits. En fait ce sont un intérêt payé sur le capital investi, plus la partie des profits qui n'est pas réinvestie dans l'entreprise. Si la société ne fonctionne pas avec succès, il n'y a pas de dividendes versés, ou ces dividendes ne contiennent que de l'intérêt sur tout ou partie du capital.

Socialistes et interventionnistes appellent le profit et l'intérêt des revenus non gagnés, enlevés aux travailleurs ainsi privés d'une part considérable du fruit de leurs efforts. A leurs yeux, les produits n'arrivent à l'existence que grâce au travail comme tel, et rien d'autre ; en bonne justice, ils ne devraient profiter qu'à ceux qui travaillent durement.

Cependant, le travail à lui seul produit fort peu, s'il n'est aidé par l'emploi de ce qui a été réalisé auparavant, au moyen d'épargnes et de capital accumulé. Les produits sont le fruit d'une coopération entre le travail et l'outillage ainsi que d'autres biens de production, coopération dirigée selon le plan à longue portée de l'entrepreneur. Les épargnants, dont les économies ont constitué et maintiennent le capital, et les entrepreneurs, qui drainent ce capital vers les emplois où il sert le mieux les consommateurs, ne sont pas moins indispensables au processus de production, que les travailleurs de force. Il est dénué de sens d'imputer tout le produit aux apporteurs de travail, et de passer sous silence la contribution des apporteurs de capitaux et d'idées d'entreprise. Ce qui produit des objets utiles, ce n'est pas l'effort physique comme tel, mais l'effort physique correctement guidé par l'esprit humain vers un but défini. Plus grand (à mesure du progrès du bien-être général) devient le rôle des capitaux investis, plus devient efficace leur utilisation dans la combinaison des facteurs de production, et plus devient absurde la glorification romantique de la simple exécution routinière de travaux manuels. Les merveilleuses améliorations économiques des deux dernières centaines d'années ont été l'œuvre des capitalistes qui ont fourni les équipements et moyens requis, et de l'élite des techniciens et des entrepreneurs. Les multitudes de travailleurs manuels ont bénéficié de changements que, non seulement ils n'ont pas engendrés, mais que le plus souvent ils ont tenté d'empêcher sans délai.

L'épouvantail de la sous-consommation et l'argument du pouvoir d'achat

En parlant de sous-consommation, les gens entendent décrire une situation dans laquelle une partie des biens produits ne peut être consommée parce que les gens qui pourraient les consommer sont, de par leur pauvreté, empêchés de les acheter. Ces biens restent invendus ou ne peuvent être soldés qu'à des prix ne couvrant pas leur coût de production. D'où divers malajustements et troubles, dont l'ensemble est appelé une dépression économique.

Or il arrive constamment que des entrepreneurs se trompent en imaginant la situation future du marché. Au lieu de produire les biens pour lesquels la demande des consommateurs est le plus intense, ils produisent des articles dont la demande est moins urgente, ou qui ne peuvent se vendre du tout. Ces entrepreneurs inefficaces subissent des pertes, tandis que leurs concurrents plus avisés, qui ont su aller au-devant des désirs des consommateurs, font des profits. Les pertes du premier groupe d'entrepreneurs n'ont pas pour cause une abstention générale d'achat de la part du public ; elles sont dues au fait que le public préfère acheter d'autres biens.

S'il était vrai, comme l'implique le mythe de la sous-consommation, que les travailleurs sont trop pauvres pour acheter les produits, parce que les entrepreneurs et les capitalistes s'approprient injustement ce qui, en droit, devrait aller aux salariés, la situation n'en serait pas changée. Les « exploiteurs » ne sont pas censés exploiter par pur caprice ; ce qu'ils veulent, insinue t-on, c'est augmenter, au détriment des « exploités », soit leur propre consommation, soit leurs propres investissements. Ils ne retirent pas de l'univers leur butin ; ils le dépensent, ou bien en achetant des objets de luxe pour leur propre ménage, ou bien en achetant des biens de production en vue d'étendre leurs entreprises. Bien entendu, leur demande porte sur des biens autres que ceux que les salariés auraient achetés si les profits avaient été confisqués et leur avaient été redistribués. Les erreurs d'entrepreneurs quant à l'état du marché de diverses sortes de marchandises, créé par une telle « exploitation », ne sont pas d'une autre nature que n'importe quelle autre déficience d'entrepreneur. Les erreurs d'entrepreneurs entraînent des pertes pour les entrepreneurs malavisés, pertes que contrebalancent les profits des entrepreneurs efficients. Elles font que les affaires vont mal pour certains groupes d'industries, et vont bien pour d'autres groupes. Elles n'entraînent pas une dépression générale du commerce.

Le mythe de la sous-consommation n'est que balivernes sans fondement et incohérentes. Son raisonnement s'effondre dès que l'on se met à l'examiner. Il est intenable, même si, pour les besoins de la discussion, l'on accepte comme exacte la thèse de l' « exploitation ».

L'argument du pouvoir d'achat se présente d'une manière un peu différente. Il consiste à affirmer qu'une hausse des taux de salaires est une condition préalable de l'expansion de production. Si les taux de salaires ne montent pas, il ne sert de rien pour les affaires d'accroître la quantité ou d'améliorer la qualité des biens produits. Car le surcroît de produits ne trouverait pas d'acheteurs, ou ceux qu'il trouverait devraient réduire leurs achats d'autres biens. La première chose nécessaire pour réaliser un progrès économique est de faire monter continuellement le taux de salaires. Le gouvernement et la pression des syndicats, ou leur violence, visant à faire appliquer des hausses de salaires, sont le principal instrument du progrès.

Comme démontré ci-dessus, l'apparition d'un excédent du total des profits d'entrepreneur sur le total des pertes d'entrepreneur est indissolublement liée au fait qu'une partie des bénéfices tirés d'un accroissement des capitaux investis disponibles, ainsi que des procédés technologiques améliorés, vont aux groupes des non-entrepreneurs. La hausse des prix des facteurs complémentaires de production, et parmi eux, en premier lieu des taux de salaires, n'est ni une concession que les entrepreneurs doivent faire de bon ou de mauvais gré au reste du peuple, ni une astucieuse combinaison des entrepreneurs en vue de faire des profits. C'est un phénomène inévitable et nécessaire, dans la chaîne des événements successifs que doivent forcément entraîner les efforts des entrepreneurs en vue de faire des profits en ajustant l'offre de biens de consommation à la situation nouvelle. Le même processus qui débouche sur un excédent des profits d'entrepreneur sur les pertes cause d'abord — c'est-à-dire avant l'apparition de cet excédent — l'apparition d'une tendance à la hausse des taux de salaires, et des prix des principaux facteurs matériels de production. C'est encore le même processus qui, dans la suite des événements ultérieurs, ferait disparaître cet excédent des profits sur les pertes si ne survenaient de nouvelles modifications accroissant la masse des capitaux investis existante. L'excédent des profits sur les pertes n'est pas une conséquence de la hausse des prix des facteurs de production. Les deux phénomènes — hausse des prix des facteurs de production, et excédent des profits sur les pertes — sont l'un et l'autre des phases du processus d'ajustement de la production à l'accroissement de la quantité de capitaux investis et aux modifications technologiques que les actions des entrepreneurs mettent en œuvre. C'est seulement dans la mesure où les autres couches de la population sont enrichies par cet ajustement, qu'un excédent de profits sur les pertes peut apparaître pour un temps.

L'erreur de base de l'argument du pouvoir d'achat consiste en une fausse interprétation de la relation causale. Il tourne les choses sens dessus dessous, en considérant la hausse de salaires comme la force motrice de l'amélioration économique.

Nous discuterons dans une autre partie de ce livre des conséquences des tentatives des gouvernements et de la violence organisée des syndicats pour imposer des taux de salaires plus élevés que ceux déterminés par un marché non entravée 24. Ici nous devons ajouter seulement une remarque explicative.

En parlant de profits et de pertes, de prix et de taux de salaires, ce que nous avons à l'esprit ce sont toujours des profits et pertes réels, des prix et des taux de salaires réels. C'est le passage arbitraire entre termes monétaires et termes réels, qui a fait se fourvoyer bien des gens. Ce problème aussi sera traité de façon approfondie dans des chapitres ultérieurs. Mentionnons simplement en passant le fait qu'une hausse de taux des salaires réels est compatible avec une baisse des taux de salaires nominaux.

10 / Promoteurs, managers, techniciens et bureaucrates

L'entrepreneur embauche les techniciens, c'est-à-dire des gens qui ont la capacité et le talent d'accomplir des genres et des quantités définis de travail. La catégorie des techniciens inclut les grands inventeurs, les as de la science appliquée, les constructeurs et les projeteurs aussi bien que les exécutants des tâches les plus simples. L'entrepreneur en fait partie dans la mesure où lui-même prend part à l'exécution de ses plans d'entrepreneur. Le technicien fait l'apport de son effort physique et mental ; mais c'est l'entrepreneur, dans sa qualité d'entrepreneur, qui dirige son travail vers des objectifs déterminés. Et l'entrepreneur lui-même agit, pour ainsi dire, comme mandataire des consommateurs.

Les entrepreneurs ne sont pas omniprésents. Ils ne peuvent pas vaquer eux-mêmes aux multiples tâches qui leur incombent. Adapter la production à l'objectif de servir le mieux possible aux consommateurs les biens qu'ils demandent avec priorité, ne consiste pas seulement dans la détermination du plan général d'utilisation des ressources. Il n'y a aucun doute, évidemment, que ce soit là la fonction principale du promoteur et du spéculateur. Mais à côté de ces grands ajustements, beaucoup de petits ajustements sont nécessaires aussi. Chacun de ces derniers peut apparaître minuscule et de peu de portée dans le résultat d'ensemble. Mais l'effet cumulatif d'insuffisances en de nombreux points de détail de cette sorte, peut en arriver à priver complètement de réussite une solution correcte des grands problèmes. En tout cas, il est certain que chaque cas où un problème mineur ne reçoit pas sa solution, entraîne un gaspillage de facteurs de production plus ou moins rares, et en conséquence aboutit à ne pas pouvoir fournir aux consommateurs la meilleure satisfaction possible.

Il est important de voir à quels égards le problème que nous avons à l'esprit diffère des tâches technologiques incombant aux techniciens. L'exécution de chaque projet que l'entrepreneur a lancé en prenant une décision quant au plan d'action général, requiert une multitude de décisions de détail. Chacune de ces décisions doit être arrêtée de sorte à donner la préférence à la solution du problème qui — sans contrarier les objectifs du plan général correspondant au projet global — est la plus économique de toutes. Elle doit éviter les coûts superflus, de même que le doit le plan général. Le technicien, de son point de vue purement technologique, peut ou bien ne pas percevoir de différence entre les alternatives offertes par diverses méthodes pour la solution de tel ou tel détail, ou bien il peut donner la préférence à l'une de ces méthodes en raison de son rendement supérieur en quantités matérielles. Mais l'entrepreneur est mû par le motif de profit. Cela lui enjoint impérieusement de préférer la solution la plus économique, c'est-à-dire celle qui évite d'employer des facteurs de production dont l'utilisation empêcherait de satisfaire les désirs les plus intensément ressentis des consommateurs. Parmi les diverses méthodes à l'égard desquelles le technicien est neutre, l'entrepreneur préférera celle dont l'application requiert le moindre coût. Il pourra rejeter la suggestion du technicien, qui aurait choisi une méthode plus coûteuse assurant un rendement matériel plus élevé, si son calcul à lui montre que l'augmentation de rendement matériel ne compenserait pas le surcroît de coût de la méthode recommandée. Non seulement dans les grandes décisions et les plans d'ensemble, mais également dans les décisions quotidiennes sur les petits problèmes, au fur et à mesure de leur apparition dans la conduite ordinaire des affaires, l'entrepreneur doit remplir sa fonction qui est d'ajuster la production à la demande des consommateurs telle que la reflètent les prix du marché.

Le calcul économique tel qu'il est pratiqué en économie de marché, et spécialement le système de comptabilité en partie double, rendent possible de dispenser l'entrepreneur d'entrer trop avant dans les détails. II peut se consacrer à ses grandes tâches sans être entravé dans une multitude de détails insignifiants, excédant la capacité d'attention de n'importe quel mortel. Il peut désigner des assistants, et confier à leur zèle le soin de remplir des obligations mineures de l'entrepreneur. Et ces assistants à leur tour peuvent être aidés suivant le même principe, par des subalternes auxquels est assigné un domaine plus restreint de responsabilité. De cette manière, toute une hiérarchie de direction de l'entreprise peut être édifiée.

Un manager est, pour ainsi dire, un associé subalterne de l'entrepreneur, quels que soient les termes contractuels et financiers de son engagement. Le seul point important est que son propre intérêt financier le force à vaquer, au mieux de ses capacités, aux fonctions d'entrepreneur qui lui sont assignées dans une sphère d'action limitée, et définie avec précision.

C'est le système de la comptabilité en partie double qui rend possible le fonctionnement du système de direction déléguée à des managers. Grâce à ce système comptable, l'entrepreneur est à même de séparer en plusieurs comptabilités partielles diverses sections de son entreprise totale, de telle sorte qu'il puisse déterminer le rôle que chaque section joue à l'intérieur de l'entreprise globale. Il peut ainsi regarder chaque section comme si elle était une entité distincte, il peut apprécier cette section selon la part qu'elle apporte au succès de l'ensemble. Dans ce système de comptabilité d'entreprise, chaque section d'une affaire représente une entité complète, une affaire virtuellement indépendante pour ainsi dire. Il est supposé que cette section « possède » une part définie du capital total employé dans l'entreprise, qu'elle achète et vend aux autres sections, qu'elle a ses propres dépenses et ses revenus propres, que ses transactions aboutissent soit à un profit soit à une perte, qui sont imputés à sa propre direction considérée comme distincte des autres sections. De la sorte, l'entrepreneur peut conférer à chaque sous-direction une grande marge d'indépendance. La seule directive qu'il donne à un homme qu'il charge de diriger une activité définie, est de réaliser autant de profit que possible. Un examen des comptes montre à quel degré de succès ont atteint les managers dans l'exécution de cette directive. Chaque directeur ou sous-directeur est responsable du fonctionnement de sa branche ou sous-branche. C'est à son crédit si les comptes montrent un profit, et à son détriment s'ils montrent une perte. Son propre intérêt le pousse à accorder à la conduite des affaires de sa division, le maximum de vigilance et d'application. S'il aboutit à des pertes, il sera remplacé par quelqu'un dont l'entrepreneur attend de meilleurs résultats, ou bien la branche sera entièrement supprimée. De toute manière, le manager perdra son emploi. S'il réussit à faire un profit, son revenu augmentera, ou au moins il ne risquera pas de le perdre. Que le manager soit ou non intéressé par une part du profit attribué à sa direction, cela n'est pas important pour l'intérêt personnel qu'il porte aux résultats des opérations de sa division. Son bien-être est de toute façon étroitement lié au bon fonctionnement de celle-ci. Sa tâche n'est pas comme celle du technicien, d'accomplir un travail déterminé conformément à des instructions déterminées. Elle est d'adapter — dans les limites laissées à sa discrétion — le fonctionnement de cette division à l'état du marché. Naturellement, de même qu'un entrepreneur peut combiner dans sa personne les fonctions d'entrepreneur et celles d'un technicien, une telle union de fonctions différentes peut également se produire en un manager.

La fonction de manager est toujours subordonnée à celle d'entrepreneur. Elle peut décharger l'entrepreneur d'une part de ses occupations mineures ; elle ne peut jamais se changer en un substitut de fonction d'entrepreneur. L'erreur à ce sujet est due au fait que l'on confond à tort la catégorie « entrepreneur » telle que définie dans la construction théorique de la répartition des fonctions, avec ce qui se passe dans la réalité vivante d'une économie de marché. La fonction d'entrepreneur ne peut être séparée de la direction de l'emploi des facteurs de production dans l'exécution de tâches déterminées. L'entrepreneur dirige les facteurs de production ; c'est la direction qu'il leur donne, qui lui apporte des profits ou des pertes d'entrepreneur.

Il est possible de rémunérer le manager en payant ses services en proportion de l'apport de sa section au profit recueilli par l'entrepreneur. Mais cela ne sert à rien. Comme on l'a souligné, le manager est en toute circonstance intéressé au succès de la branche confiée à ses soins. Mais le manager ne peut être tenu responsable des pertes éventuellement subies. Ces pertes sont supportées par les propriétaires du capital employé. Elles ne peuvent être reportées sur le manager.

La société peut sans restriction laisser aux propriétaires des biens de production le soin de veiller à leur meilleur emploi possible. Lorsqu'ils s'engagent dans tels ou tels projets, ces propriétaires risquent leurs propres biens, leur richesse, et leur position sociale. Ils sont même plus intéressés au succès de leurs activités d'entrepreneurs que ne l'est la société dans son ensemble. Pour la société entière, le gaspillage du capital investi dans un certain projet ne signifie la perte que d'une petite partie de ses ressources totales ; pour le propriétaire cela signifie bien davantage, la plupart du temps, la perte de toute sa fortune. Mais si un manager a reçu carte blanche entièrement, les choses sont différentes. Il spécule en risquant l'argent d'autrui. Il voit les perspectives d'un projet risqué, sous un angle autre que l'homme qui est responsable des pertes. C'est précisément lorsqu'il est rémunéré par une portion des profits qu'il devient téméraire, parce qu'il n'intervient pas également dans les pertes.

L'illusion que le manager remplit la totalité des fonctions d'entrepreneur, et que le rôle du manager est le substitut parfait du rôle d'entrepreneur, provient d'une interprétation erronée des situations que présentent les sociétés industrielles et commerciales ayant juridiquement « personnalité civile », ce qui est la forme typique des affaires à notre époque. L'on dit que ces sociétés sont dirigées par des managers salariés, tandis que les actionnaires ne sont que des spectateurs passifs. Tous les pouvoirs sont aux mains d'employés appointés. Les actionnaires sont oisifs et inutiles ; ils moissonnent ce qu'ont semé les managers.

Cette opinion méconnaît complètement le rôle que le marché des capitaux et de l'argent — la Bourse des actions et obligations qu'une expression pertinente appelle simplement « le marché » — joue dans la direction des entreprises en société. Les opérations sur ce marché sont péjorativement qualifiées, par le préjugé anti-capitaliste populaire, de jeu de hasard, d'activité de tripot. En fait, les mouvements de prix des actions et parts de fondateurs, et des obligations de sociétés, sont les moyens employés par les capitalistes pour exercer une influence dominante sur les flux de capitaux. La structure des prix telle que la détermine la spéculation sur les marchés des capitaux et de l'argent et dans les grandes Bourses de matières premières, ne décide pas seulement du volume des capitaux disponibles pour la conduite des affaires de chaque société ; elle crée un état de choses auquel les managers doivent ajuster en détail leurs opérations.

L'orientation générale de la conduite des affaires d'une société est déterminée par les actionnaires et leurs mandataires élus, les administrateurs. Les administrateurs engagent et révoquent les managers. Dans les entreprises moyennes et parfois aussi dans les grandes, les attributions d'administrateur et de manager sont souvent confondues dans une même personne. Une société prospère n'est jamais dirigée en dernier ressort par des managers salariés. L'apparition d'une classe de managers omnipotents n'est pas un phénomène de l'économie libre de marché. Ce fut au contraire le résultat des politiques interventionnistes, consciemment orientées vers l'élimination de l'influence des actionnaires et leur expropriation virtuelle. En Allemagne, en Italie et en Autriche ce fut la phase préliminaire de la marche vers la substitution du dirigisme à la liberté d'entreprise, comme ce fut le cas en Grande-Bretagne en ce qui concerne la Banque d'Angleterre et les chemins de fer. Des tendances analogues prédominent aux États-Unis dans le domaine des services publics. Les merveilleuses réalisations des sociétés industrielles et commerciales n'ont pas été le fruit des activités d'une oligarchie de managers salariés ; elles ont été accomplies par des gens qui étaient liés à leur société par la possession d'une part considérable, ou de la majeure partie de ses actions ; des gens que certain public traita d'affairistes et de profiteurs.

L'entrepreneur détermine seul, indépendamment des managers, dans quelle branche d'activité employer le capital, et la quantité de capital à employer. Il décide de l'extension ou de la réduction de l'ensemble de l'affaire et de ses principales divisions. Il fixe la structure financière de l'entreprise. Ce sont là les décisions essentielles quant au pilotage de l'affaire. Elles incombent toujours à l'entrepreneur, dans les sociétés comme dans les autres formes légales d'entreprise. Toute assistance fournie à l'entrepreneur dans ce domaine reste de caractère uniquement subalterne ; il s'informe sur la situation passée auprès d'experts dans les domaines du droit, de la statistique, de la technologie ; mais la décision finale, comportant un jugement sur l'avenir du marché, repose sur lui seul. L'exécution des détails de ses projets peut alors être confiée à des managers.

Les fonctions sociales de l'élite des managers ne sont pas moins indispensables pour le processus de l'économie de marché, que les fonctions de l'élite des inventeurs, techniciens, ingénieurs, projeteurs, savants et expérimentateurs. Dans les rangs des managers beaucoup d'entre les hommes les plus éminents servent la cause du progrès économique. Les managers efficaces sont rémunérés par des appointements élevés, et souvent par une part des profits bruts de l'entreprise. Beaucoup, dans le cours de leur carrière, deviennent eux-mêmes capitalistes et entrepreneurs. Malgré tout, la fonction de manager est différente de la fonction d'entrepreneur.

C'est une grave erreur d'identifier le rôle d'entrepreneur avec la gestion du manager, comme le fait l'antithèse populaire entre la « direction » et le « personnel ». Cette confusion est, bien entendu, intentionnelle. Elle tend à masquer le fait que les fonctions d'entrepreneur sont entièrement différentes de celles du manager vaquant aux détails secondaires de la direction d'entreprise. La structure de l'affaire, l'allocation du capital aux diverses branches de production et établissements, les dimensions et le programme de chaque usine ou magasin sont considérées comme des faits acquis, et il va de soi que rien n'aura à changer à leur égard. Tout ce qu'il y a à faire, est de continuer la routine établie. Dans un monde stationnaire de ce genre, évidemment, il n'y a nul besoin d'innovateurs et de promoteurs ; le montant total des profits est équivalent à celui des pertes. Pour dissiper ces fantasmagories, il suffit de comparer la structure de l'économie américaine en 1940 et en 1960.

Mais même dans un monde stationnaire, il serait absurde de donner au « personnel », comme le réclame un slogan populaire, une participation à la « direction ». La réalisation d'une telle idée aboutirait au syndicalisme 25.

Il y a en outre une tendance à confondre le manager avec un bureaucrate.

La direction bureaucratique, par contraste avec la direction pour le profit, est la méthode appliquée à la conduite d'activités administratives dont le résultat n'a pas de valeur en monnaie sur le marché. L'exécution efficace des tâches confiées à la police est de la plus grande importance pour la préservation de la coopération sociale, et elle profite à chaque membre de la société. Mais elle n'a pas de prix sur le marché, elle ne peut être achetée ou vendue ; il n'est donc pas possible de la confronter avec les dépenses effectuées en s'efforçant de l'assurer. Elle aboutit à des gains, mais ces gains ne se reflètent pas dans des profits susceptibles d'expression monétaire. Les méthodes du calcul économique, et spécialement celles de la comptabilité en partie double, ne sont pas applicables à ces gains. Le succès ou l'échec d'un organisme de police dans ses activités ne peut être certifié selon les procédés arithmétiques du négoce à la poursuite du profit. Nul comptable ne peut établir si un organisme de police ou l'un de ses commissariats a été rentable.

Le montant en monnaie à dépenser dans chaque branche de négoce visant aux profits est déterminé par le comportement des consommateurs. Si l'industrie automobile venait à tripler le capital qu'elle emploie, cela améliorerait certainement les services qu'elle rend au public. Il y aurait davantage de voitures disponibles. Mais cette expansion de l'industrie empêcherait le capital d'aller à d'autres branches de production où il pourrait répondre à des besoins plus urgents des consommateurs. Ce fait rendrait l'expansion de l'industrie automobile non profitable, et augmenterait les profits dans les autres branches de production. Dans leurs efforts pour réaliser le maximum de profit possible, les entrepreneurs sont contraints de ne consacrer à chaque branche d'activité qu'autant de capital, et pas davantage, qu'il en peut être employé sans compromettre la satisfaction des besoins plus urgents des consommateurs. Ainsi les activités d'entrepreneurs sont, pour ainsi dire, dirigées automatiquement par les désirs des consommateurs, tels que les reflète la structure des prix des biens de consommation.

Nulle limitation de cette nature n'est imposée à l'allocation de fonds pour l'exécution de tâches incombant aux organismes publics. Il n'y a pas de doute que les services rendus par la Direction de la police de la cité de New York pourraient être considérablement améliorés en triplant ses crédits budgétaires. Mais la question est de savoir si cette amélioration serait assez importante pour justifier, soit une diminution des services rendus par d'autres directions municipales — par exemple celle de l'hygiène publique —, soit une restriction de la consommation privée des contribuables. Cette question ne peut recevoir de réponse par l'examen des comptes de la Direction de la police. Ces comptes ne peuvent fournir d'indications que sur les dépenses effectuées. Ils ne peuvent fournir aucune information sur les résultats obtenus, puisque ces résultats ne peuvent être exprimés par des équivalences monétaires. Les citoyens doivent déterminer directement le volume de services qu'ils veulent recevoir et qu'ils sont disposés à financer. Ils remplissent cette tâche en élisant des conseillers municipaux et des administrateurs qui s'engagent à se conformer à leurs intentions.

Ainsi, le maire et les dirigeants des divers organismes municipaux sont tenus de ne pas dépasser le budget. Ils ne sont pas libres d'agir selon ce qu'eux-mêmes considèrent comme la solution la meilleure des divers problèmes que le corps électoral doit résoudre. Ils sont obligés de dépenser les fonds alloués, pour les objectifs que le budget leur assigne. Ils ne doivent pas les employer à d'autres fins. L'inspection des comptes des administrations publiques est tout à fait différente de celle qui a lieu dans le domaine des entreprises à but lucratif. Son objet est d'établir si oui ou non les crédits ouverts ont été utilisés en stricte conformité avec les prescriptions du budget.

Dans les entreprises à but lucratif, la liberté de décision du manager et de ses subordonnés est limitée par les considérations de profits et de pertes. Le motif de profit est la seule directive nécessaire pour les soumettre aux desiderata des consommateurs. II n'y a pas besoin de limiter leur liberté de décision par des instructions détaillées et des règles. S'ils sont capables, de telles intrusions dans les détails seraient au mieux superflues, et au pis nocives en leur liant les mains. S'ils sont incapables, cela ne rendrait pas leurs activités plus profitables. Cela ne ferait que leur fournir l'excuse boiteuse de règles maladroites qui ont causé les mécomptes. La seule directive requise va de soi, et n'a pas à être spécialement mentionnée : cherchez le profit.

Les choses sont autres dans l'administration publique, dans la conduite des affaires de gouvernement. Dans ce domaine la liberté de décision des autorités élues et de leurs assistants n'est pas restreinte par des considérations de profits et de pertes. Si leur maître suprême — que ce soit le peuple souverain ou un despote souverain — leur laissait les mains libres, ce serait abdiquer sa propre suprématie en leurs mains. Ces dépositaires de pouvoirs deviendraient des agents qui n'auraient de comptes à rendre à personne, et leur pouvoir supplanterait celui du peuple ou du despote. Ils feraient ce qui leur plaît, et non ce que leur maître attend d'eux. Pour éviter ce résultat et les soumettre à la volonté de leur maître, il est nécessaire de leur donner des instructions détaillées réglant à tous égards leur gestion des affaires. Alors il devient de leur devoir de traiter toutes choses en observant strictement ces règles et instructions. Leur possibilité d'adapter leurs actes à ce qui leur semble la solution la meilleure à un problème déterminé, est limitée par ces normes. Ce sont des bureaucrates, c'est-à-dire des hommes qui dans chaque cas doivent observer un lot inflexible de règlements.

La gestion bureaucratique est une conduite qui doit se conformer aux règles et instructions détaillées fixées par l'autorité d'un organisme supérieur. C'est la seule alternative à la direction économique pour le profit. La direction guidée par le profit est inapplicable lorsqu'il s'agit d'objectifs qui n'ont pas de valeur marchande, inapplicable également à la conduite sans but lucratif d'affaires qui pourraient fonctionner sur une base de profit. Le premier cas est celui de l'administration d'un appareil social de contrainte et répression ; le second cas est la conduite sans but lucratif d'une institution telle qu'une école, un hôpital, ou un service postal. Chaque fois que le fonctionnement d'un ensemble n'est pas dirigé par le mobile de profit, il doit être dirigé par des règles bureaucratiques.

La conduite bureaucratique des affaires n'est pas, en elle-même, un mal. C'est la seule méthode appropriée à la gestion des affaires concernant la puissance publique, c'est-à-dire l'appareil social de contrainte et répression. De même que le gouvernement est nécessaire, la bureaucratie est — dans ce domaine-là — non moins nécessaire. Où le calcul économique n'est pas faisable, les méthodes bureaucratiques sont indispensables. Un gouvernement socialiste doit les appliquer à toutes les affaires.

Aucune entreprise, quelle que soit sa taille ou sa tâche spécifique, ne peut jamais devenir bureaucratique tant qu'elle est entièrement et uniquement gérée sur la base du profit. Mais aussitôt qu'elle abandonne la recherche du profit et la remplace par ce que l'on appelle le principe de service — c'est-à-dire la prestation de services sans égard au fait que les prix à recevoir en couvrent ou non les coûts — elle doit substituer les méthodes bureaucratiques à celles de la conduite d'entrepreneur 26.

11 / Le processus de sélection

La sélection à laquelle procède le marché est effectuée par l'effort combiné de tous les membres de l'économie de marché. Poussé par le désir d'écarter autant que possible les gênes qu'il ressent, chaque individu cherche, d'une part à s'établir dans la position où il peut contribuer au maximum à la meilleure satisfaction de tous les autres, et d'autre part à tirer le meilleur parti des services proposés par tous les autres. Cela revient à dire qu'il essaie de vendre sur le marché le plus cher et à acheter sur le marché le plus bas. La résultante de tous ces efforts n'est pas seulement la structure des prix, mais tout autant la structure sociale, l'attribution de tâches définies aux divers individus. Le marché fait les gens riches ou pauvres, détermine qui dirigera les grandes usines et qui râclera les planchers, fixe combien de gens travailleront aux mines de cuivre et combien dans des orchestres symphoniques. Aucune de ces décisions n'est arrêtée une fois pour toutes ; elles sont révocables quotidiennement. Le processus de sélection ne s'arrête jamais. Il continue à ajuster l'appareil social de production aux changements des demandes et des ressources. Il révise sans cesse ses décisions antérieures et force tout un chacun à subir un réexamen de son cas. Il n'y a point de sécurité, il n'existe aucun droit à conserver une position quelconque acquise dans le passé. Personne n'est exempté de la loi du marché, n'est soustrait à la suprématie des consommateurs.

La propriété des moyens de production n'est pas un privilège, c'est une créance de la société. Capitalistes et propriétaires fonciers sont forcés d'employer leur propriété de façon à servir au mieux les consommateurs. S'ils sont lents et malhabiles dans l'exécution de leurs devoirs, ils sont pénalisés par des pertes. S'ils ne comprennent pas cette leçon et ne réforment pas leur comportement économique, ils perdent leur richesse. Nul investissement n'est sûr pour toujours. Celui qui n'utilise pas ce qu'il possède en servant les consommateurs de la façon la plus efficace est voué à la ruine. II n'y a point de place réservée à qui voudrait profiter de sa fortune dans l'oisiveté et l'incurie. Le propriétaire doit s'occuper de placer ses fonds de telle sorte que le principal et le revenu ne soient pas diminués, à tout le moins.

Aux époques des privilèges de caste et des barrières commerciales, il existait des revenus non dépendants du marché. Princes et seigneurs vivaient aux frais des humbles, esclaves et serfs, qui leur devaient dîmes, corvées et tributs. La possession du sol ne pouvait s'acquérir que par conquête ou par largesse du conquérant. Elle ne pouvait être annulée que par le retrait décidé par le donateur, ou par l'invasion d'un autre conquérant. Même plus tard, lorsque les seigneurs et leurs hommes liges commencèrent à vendre leurs surplus sur le marché, ils ne pouvaient être évincés par la concurrence de gens plus efficaces. La concurrence n'était que très étroitement praticable. L'acquisition de domaines ruraux était réservée à la noblesse, celle de la propriété foncière urbaine aux bourgeois du lieu, celle des fermes aux paysans. La concurrence dans les arts et métiers était limitée par les guildes. Les consommateurs n'étaient pas en mesure de satisfaire leurs besoins au meilleur marché, car la réglementation des prix empêchait les vendeurs de sous-enchérir. Les acheteurs étaient à la merci des fournisseurs. Si les producteurs privilégiés refusaient de recourir aux matériaux les plus adéquats et aux procédés les plus efficaces, les consommateurs étaient contraints de supporter les conséquences de cette obstination et de ce conservatisme.

Le propriétaire foncier qui vit en parfaite autosuffisance sur les fruits de sa propre exploitation est indépendant du marché. Mais l'agriculteur moderne qui achète des machines, des engrais, des semences, du travail et d'autres facteurs de production, et qui vend des produits agricoles, est soumis à la loi du marché. Son revenu dépend des consommateurs, et il doit adapter ses opérations à leurs desiderata.

La fonction sélective du marché opère également à l'égard du travail. Le travailleur est attiré par le genre de travail où il peut compter gagner le plus. Comme dans le cas des facteurs matériels de production, le facteur travail est affecté aussi à ceux d'entre les emplois où il sert le mieux les consommateurs. Il y a constamment tendance à ne pas gaspiller la moindre quantité de travail pour satisfaire une demande moins urgente quand de plus urgentes sont encore insatisfaites. Comme toutes les autres couches de la société, le travailleur est assujetti à la souveraineté des consommateurs. S'il n'obéit pas, il est pénalisé par une baisse de ses gains.

La sélection du marché n'établit pas des ordres sociaux, des castes, ni des classes au sens marxiste. Entrepreneurs et promoteurs ne forment pas non plus une classe sociale intégrée. Tout individu est libre de devenir promoteur s'il se fie à sa propre capacité de prévoir les situations à venir du marché, mieux que ses concitoyens, et si ses essais d'opérer à ses risques et périls, sous sa propre responsabilité, trouvent l'approbation des consommateurs. On rejoint les rangs des créateurs d'entreprises en allant spontanément de l'avant, et en acceptant ainsi l'épreuve à laquelle le marché soumet, sans acception de personnes, quiconque veut devenir créateur d'entreprise ou demeurer dans cette position éminente. Tout le monde a la faculté de tenter sa chance. Un nouveau venu ne doit attendre d'invite ni d'encouragement de qui que ce soit. Il doit foncer pour son propre compte et savoir par lui-même comment il se procurera les moyens nécessaires.

Il a été affirmé bien des fois que, dans les conditions d'un capitalisme « tardif » ou « mûr », il n'est plus possible pour des gens sans le sou de gravir l'échelle de la richesse et de parvenir à la position d'entrepreneur. L'on n'a jamais tenté de démontrer cette thèse. Depuis qu'elle a été avancée pour la première fois, la composition du groupe des capitalistes et de celui des entrepreneurs a changé considérablement. Une grande partie des entrepreneurs d'alors et de leurs héritiers ont été éliminés, et d'autres, des nouveaux venus, ont pris leur place. Il est vrai, toutefois, que, dans les dernières années, des institutions ont été intentionnellement développées qui, si on ne les abolit bientôt, rendront impossible le fonctionnement du marché dans tous ses aspects.

Le point de vue sous lequel les consommateurs choisissent les capitaines de l'industrie et du négoce est exclusivement celui de leur aptitude à adapter la production aux besoins des consommateurs. Ils ne se soucient d'aucun autre caractère ou mérite. D'un fabricant de chaussures, ils attendent qu'il fasse des souliers de bonne qualité et au meilleur prix. Leur intention n'est pas de confier la direction du métier de chausseur à des garçons aimables et d'aspect agréable, à des gens ayant de belles manières mondaines, ayant des dons artistiques, des goûts scientifiques, ou n'importe quelle autre vertu ou aptitude. Un homme d'affaires qui réussit peut fréquemment être dépourvu des talents dont l'exercice contribue au succès personnel d'un individu dans d'autres domaines de l'existence.

Il est très courant, de nos jours, d'estimer fort peu les capitalistes et entrepreneurs. Tel ou tel affecte de tenir en mépris ceux qui sont plus prospères que lui. Ces gens-là, dit-il, sont plus riches simplement parce qu'ils sont moins scrupuleux que lui. S'il n'en était retenu par le respect qu'il porte aux lois de la moralité et de la correction, il aurait autant de succès qu'eux. Ainsi bien des gens se parent de l'auréole de la satisfaction de soi et de la bonne conscience du Pharisien.

Il est assurément exact que, dans les situations créées par l'interventionnisme, bien des gens s'enrichissent par le trafic d'influence et la corruption. Dans plusieurs pays, l'interventionnisme a sapé la suprématie du marché à un point tel qu'il est plus avantageux pour un homme d'affaires de compter sur l'appui des gens au pouvoir que sur le meilleur service des besoins de consommateurs. Mais ce n'est pas cela que veulent dire les critiques populaires de la richesse d'autrui. Ils soutiennent que les méthodes par lesquelles la richesse s'acquiert dans une économie de pur marché sont blâmables d'un point de vue moral.

Contre de telles affirmations, il est nécessaire de souligner que, pourvu que le fonctionnement du marché ne soit pas saboté par l'intervention des gouvernements ou d'autres facteurs de contrainte, la réussite en affaires est la preuve de services rendus aux consommateurs. L'homme pauvre n'est pas forcément inférieur à l'homme d'affaires prospère à d'autres égards ; il peut parfois être éminent dans des réalisations scientifiques, littéraires, artistiques, ou par son influence civique. Mais dans le système social de production, il est inférieur. Le créateur génial peut avoir raison de dédaigner le succès commercial ; il est possible qu'il eût été heureux en affaires s'il n'avait préféré d'autres choses. Mais les employés et les ouvriers qui se targuent d'une supériorité morale s'illusionnent eux-mêmes, et trouvent consolation dans cette illusion. Ils n'admettent pas qu'ils ont été mis à l'épreuve par leurs concitoyens, les consommateurs, et qu'ils ont été jugés insuffisants.

Il est souvent affirmé que l'échec de l'homme pauvre dans la concurrence du marché est causé par son manque d'instruction. L'on dit que l'égalité des chances ne peut être assurée que si l'on rend l'enseignement à tous les degrés accessible à tout le monde. C'est une tendance générale à notre époque de ramener toutes les différences entre les divers individus, à leur éducation ; et de nier qu'il existe des inégalités innées, quant à l'intellect, quant à la force de volonté et au caractère. En général, l'on ne se rend pas compte que l'éducation ne peut jamais être que l'endoctrinement de théories et d'idées déjà développées. L'enseignement, quelque avantage qu'il confère, est transmission de doctrines et de valeurs traditionnelles ; il est par nécessité conservateur. Il produit imitation et routine, non pas perfectionnement et progrès. Les innovateurs et les créateurs de génie ne s'élèvent pas dans des écoles. Ce sont précisément les hommes qui remettent en question ce que l'école leur a appris.

Pour réussir dans la vie économique, un homme n'a pas besoin d'avoir un diplôme d'une école d'administration des affaires. Ces écoles forment des subalternes pour des emplois de routine. Elles ne forment certainement pas des entrepreneurs. Un entrepreneur ne peut recevoir un entraînement. Un homme devient entrepreneur en saisissant une occasion et en comblant un vide. Il n'est pas besoin d'une formation spéciale pour faire preuve ainsi d'un jugement pénétrant, de prévoyance et d'énergie. Les entrepreneurs les plus efficaces ont souvent été des ignorants, si on se rapporte aux critères scolastiques du corps enseignant. Mais ils étaient à la hauteur de leur fonction sociale, qui est d'adapter la production aux demandes les plus urgentes. C'est en raison de ce mérite que les consommateurs les ont choisis pour guider la vie économique.

12 / L'individu et le marché

Il est courant de parler, en métaphores, des forces automatiques et anonymes faisant marcher le « mécanisme » du marché. En se servant de ces métaphores, les gens sont enclins à méconnaître le fait que les seuls facteurs qui dirigent le marché et la détermination des prix sont des actes intentionnels de personnes humaines. Il n'y a point automatisme ; il y a seulement des hommes qui tendent à des fins de leur choix, consciemment et délibérément. Il n'y a pas de mystérieuses forces mécaniques ; il n'y a que de la volonté humaine d'écarter une gêne. Il n'y a pas d'anonymat ; il y a vous et moi, et Pierre, Jacques et les autres. Et chacun de nous est à la fois un producteur et un consommateur.

Le marché est un organisme social ; il est l'organisme social primordial. Les phénomènes du marché sont des phénomènes sociaux. Ce sont les résultantes de la contribution active de chaque individu. Mais les phénomènes sont différents de chacune de ces contributions. Ils apparaissent à l'individu comme quelque chose de donné, à quoi lui-même ne peut rien changer. Il ne voit pas toujours que lui-même est une partie, bien qu'une petite partie, du complexe d'éléments qui façonnent chaque aspect momentané du marché. Parce qu'il ne tient pas compte de cette réalité, il est à l'aise, en critiquant les phénomènes de marché, pour condamner chez ses semblables une conduite qu'il estime tout à fait correcte quand il s'agit de lui-même. Il reproche au marché son insensibilité, son manque total de considération pour les cas personnels ; il demande qu'un contrôle social du marché aboutisse à « l'humaniser ». Il réclame d'un côté des mesures pour protéger le consommateur contre les producteurs. Mais de l'autre côté il insiste encore plus passionnément sur la nécessité de le protéger lui-même en tant que producteur, contre les consommateurs. Le résultat de ces demandes contradictoires apparaît dans les méthodes d'immixtion gouvernementales, dont les exemples les plus notoires furent la Sozialpolitik de l'Allemagne impériale, et le New Deal américain.

C'est un argument ancien mais fallacieux de dire qu'une tâche légitime du gouvernement civil est de protéger les producteurs moins efficaces contre ceux qui le sont davantage. L'on réclame une « politique des producteurs », en la distinguant d'une « politique des consommateurs ». Tout en répétant avec flamme le truisme que le seul objectif de la production consiste à fournir d'amples approvisionnements à la consommation, des gens soulignent avec autant d'éloquence que les producteurs, étant « industrieux », méritent d'être protégés contre les consommateurs « oisifs ».

Or, producteurs et consommateurs sont identiques. Production et consommation sont des phases différentes de l'action. La catallactique concrétise ces différences en parlant de producteurs et de consommateurs. Mais en réalité ce sont les mêmes gens. Il est évidemment possible de protéger un producteur peu efficace contre la concurrence de collègues plus efficaces. Un tel privilège confère à celui qui en jouit les avantages que le marché ne fournit qu'à ceux qui parviennent le mieux à satisfaire les désirs des consommateurs. Mais c'est nécessairement au détriment de la satisfaction des consommateurs. S'il n'y a qu'un producteur de privilégié, ou un petit groupe, les bénéficiaires jouissent d'un avantage aux dépens du reste des gens. Mais si tous les producteurs sont privilégiés au même degré, chacun perd en qualité de consommateur autant qu'il gagne en qualité de producteur. De plus, tous sont .lésés parce que le volume de la production baisse lorsque les hommes les plus efficaces sont empêchés d'employer leur talent dans le domaine même où ils pourraient rendre les meilleurs services aux consommateurs.

Si un consommateur estime utile ou juste de payer un prix plus élevé pour des céréales produites dans le pays que pour des céréales importées de l'étranger, ou pour des articles fabriqués dans des établissements gérés par des PME, ou qui emploient des travailleurs syndiqués, que pour les articles d'autre provenance, il est libre de le faire. Il lui suffirait de s'assurer que les articles proposés en vente remplissent les conditions auxquelles il est disposé à consentir un prix plus élevé. Des lois interdisant la contrefaçon des marques d'origine et marques de fabrique atteindraient l'objectif visé par les droits de douane, la législation du travail ou les privilèges concédés aux petites entreprises. Mais il ne fait aucun doute que les consommateurs ne comptent pas agir de la sorte. Le fait qu'une marchandise est étiquetée comme d'importation ne nuit pas à ses possibilités de vente si elle est meilleure ou moins chère, ou les deux. En règle générale, les acheteurs désirent acheter au prix le plus bas possible sans égard à la provenance de l'article ni à telle ou telle caractéristique des producteurs.

La racine psychologique de la politique en faveur des producteurs, telle qu'on la pratique de nos jours dans tous les coins du monde, doit être vue dans des doctrines économiques frelatées. Ces doctrines nient sans plus que les privilèges conférés à des producteurs moins efficients soient un fardeau pour les consommateurs. Leurs avocats affirment que de telles mesures ne pénalisent que les gens contre lesquels joue la discrimination. Lorsqu'on les presse davantage et qu'ils sont forcés d'admettre que les consommateurs sont lésés aussi, ils soutiennent que les pertes des consommateurs sont plus que compensées par le surcroît de revenus monétaires que les mesures en question provoqueront certainement.

Ainsi, dans les pays d'Europe où l'activité industrielle prédomine, les protectionnistes s'empressèrent d'abord de déclarer que les droits de douane sur les produits agricoles ne portent atteinte qu'aux intérêts des paysans des nations où l'agriculture est l'activité dominante, et aux intérêts des marchands de grains. Il est certain que ces intérêts-là sont lésés aussi. Mais il n'est pas moins certain que les consommateurs du pays qui adopte un tarif protectionniste sont perdants. Ils doivent payer plus cher leur nourriture. Bien entendu, le protectionniste réplique qu'il ne s'agit pas d'un fardeau ; car, argumente t-il, ce que le consommateur national paie en plus augmente le revenu des agriculteurs nationaux et leur pouvoir d'achat ; ils dépenseront tout le surplus reçu pour acheter davantage de produits manufacturés par les secteurs non agricoles de la population. Ce paralogisme peut aisément être réfuté en citant l'anecdote bien connue de l'homme qui demande à l'aubergiste de lui faire don de 10 $ ; l'aubergiste n'y perdra rien puisque le quémandeur lui promet de dépenser toute la somme dans son auberge. Quoi qu'il en soit, la pseudo justification du protectionnisme s'est installée dans l'opinion publique, et cela seul explique la popularité des mesures qui s'en inspirent. Bien des gens ne se rendent simplement pas compte de ce que le seul effet de la protection est de détourner la production des endroits où elle produirait davantage par unité de capital et de travail dépensée, vers des endroits où elle produit moins. La protection rend les gens plus pauvres, et non pas plus prospères.

L'ultime fondement du protectionnisme moderne, et de l'effort de chaque pays pour s'assurer l'autarcie économique, doit être localisé dans cette croyance erronée qu'ils sont les meilleurs moyens pour que chaque citoyen ou au moins l'immense majorité des citoyens soient plus riches. Le terme de richesse, dans ce contexte, signifie un accroissement du revenu réel de l'individu et une amélioration de son niveau de vie. Il est vrai que la politique d'isolement économique national est un corollaire nécessaire des efforts pour intervenir dans les affaires privées, qu'elle est un effet des tendances belliqueuses tout autant qu'un des principaux facteurs attisant ces tendances. Mais le fait demeure qu'il n'aurait jamais été possible de faire admettre l'idée du protectionnisme aux électeurs, si l'on n'avait su les convaincre que la protection non seulement ne nuit pas à leur niveau de vie, mais l'augmente considérablement.

Il est important de souligner ce fait, parce qu'il fait entièrement justice d'un mythe qu'ont propagé de nombreux livres populaires. D'après ces constructions fantaisistes, l'homme contemporain n'est plus désormais motivé par le désir d'améliorer son bien-être matériel et de voir monter son niveau de vie. Les économistes ont beau dire le contraire, ils se trompent. L'homme moderne donne la priorité à des choses non économiques ou « irrationnelles », et il est prêt à renoncer à l'amélioration matérielle chaque fois que pour l'obtenir il faudrait renoncer à ces aspirations « idéales ». C'est une lourde erreur, répandue surtout parmi les économistes et les hommes d'affairés, que d'interpréter les événements de notre temps d'un point de vue « économique », et de critiquer les idéologies en vogue en s'attachant à de prétendues erreurs économiques qu'elles impliqueraient. Les gens aspirent à d'autres choses qu'une bonne vie.

On pourrait difficilement se tromper de façon plus grossière en interprétant l'histoire de notre époque. Nos contemporains sont mus par un zèle fanatique quand il s'agit d'obtenir plus de facilités d'existence, et par un appétit illimité de profiter de la vie. Un phénomène social caractéristique de notre temps est le groupe de pression, où les gens se liguent pour promouvoir leur propre bien-être matériel en employant tous les ë moyens, légaux ou illégaux, pacifiques ou violents. Pour le groupe de pression rien ne compte que l'augmentation du revenu réel de ses membres. Il ne se soucie d'aucun autre aspect de la vie. Peu lui importe que la réalisation de son programme heurte ou non les intérêts vitaux des autres hommes, qu'ils soient de leur propre nation ou région, ou de tout le reste du monde. Mais, bien entendu, tout groupe de pression s'efforce tant qu'il peut de justifier ses exigences en les présentant comme bienfaisantes pour le public en général ; il stigmatise ceux qui le critiquent, comme d'abjects voyous, des idiots et des traîtres. Dans la poursuite de ses objectifs, le groupe de pression fait preuve d'une ardeur quasi religieuse.

Sans aucune exception, tous les partis politiques promettent à leurs partisans un revenu réel plus élevé. Il n'y a pas de différence sous cet aspect, entre nationalistes et internationalistes, ni entre les adeptes de l'économie de marché et les avocats du socialisme ou de l'interventionnisme. Si un parti demande à ses adhérents de faire des sacrifices à sa cause, il explique toujours que ces sacrifices sont des moyens temporaires nécessaires à la réalisation de l'objectif ultime, à savoir l'amélioration du bien-être matériel de ses membres. Chaque parti considère comme un complot tortueux dirigé contre son prestige et son avenir, si quelqu'un se risque à mettre en question l'efficacité de ses projets pour rendre plus prospères les membres du groupe. Chaque parti éprouve une haine mortelle envers les économistes qui entreprennent une telle critique.

Toutes les variétés de politiques en faveur des producteurs se plaident sur la base de leur prétendue efficacité pour relever le niveau de vie des membres du parti. Protectionnisme et autosuffisance économique, pressions syndicalistes morales et matérielles, législation du travail, taux planchers des salaires, dépenses publiques, expansion du crédit, subventions, et autres artifices sont toujours recommandés par leurs apologistes comme étant le meilleur ou le seul moyen d'accroître le revenu réel des électeurs dont ils recherchent les votes. Tout homme d'État ou politicien contemporain dit invariablement à ses électeurs : mon programme vous apportera autant d'aisance que les situations en permettent, tandis que le programme de mes adversaires vous apportera gêne et misère.

Il est vrai que quelques intellectuels retirés dans leurs cercles ésotériques parlent un autre langage. Ils proclament la priorité de ce qu'ils appellent les valeurs absolues éternelles, et ils affectent dans leurs déclamations — mais non dans leur conduite personnelle — le dédain des choses mondaines et transitoires. Mais le public ignore ces déclarations. Le but principal de l'action politique est, présentement, d'assurer le plus grand bien-être matériel aux membres du groupe de pression considéré. Le seul moyen de réussir qu'ait un chef politique consiste à ancrer dans l'esprit des gens la conviction que son programme est le meilleur pour atteindre ce but-là.

La tare des politiques en faveur des producteurs consiste en ce qu'elles reposent sur une conception fausse de l'économie.

Quelqu'un de disposé à céder à la mode qui explique les choses humaines en termes de psychopathologie peut être tenté de dire que l'homme moderne, lorsqu'il oppose l'une à l'autre une politique pour les producteurs et une politique pour les consommateurs, est victime d'une espèce de schizophrénie : il ne parvient pas à se rendre compte qu'il est une personne indivise et indivisible, en un mot un individu, et comme tel tout autant un consommateur qu'un producteur. L'unité de sa conscience de lui-même éclate en deux parties, son esprit est intérieurement divisé contre lui-même. Mais il importe peu que nous adoptions ou non cette façon de décrire le fait que la conception économique d'où découlent ces politiques est erronée. Nous n'avons pas à chercher la source pathologique d'où une erreur peut dériver, nous devons examiner l'erreur même et ses racines logiques. Démasquer l'erreur par le raisonnement méthodique, voilà le fait primordial. Si une affirmation n'était pas d'abord prouvée logiquement fausse, la psychopathologie ne serait pas en mesure de qualifier de pathologique l'état d'esprit d'où cette affirmation dérive. Si un homme s'imagine être le roi du Siam, la première chose que le psychiatre doit vérifier est s'il est ou n'est pas, réellement, ce qu'il croit être. C'est seulement quand la réponse est négative que l'homme peut être considéré comme fou.

Il est vrai que la plupart de nos contemporains sont prisonniers d'une interprétation fautive de la connexion producteur — consommateur. En achetant ils se comportent comme s'ils n'étaient liés au marché qu'en tant qu'acheteurs ; et vice versa, lorsqu'ils vendent. Comme acheteurs, ils préconisent de sévères mesures pour les protéger contre les vendeurs, et comme vendeurs ils préconisent des mesures non moins strictes envers les acheteurs. Mais cette conduite anti-sociale, qui ébranle les bases mêmes de la coopération sociale, n'est pas la conséquence d'un état d'esprit pathologique. C'est le produit d'une étroitesse de vision, par laquelle on échoue à comprendre le fonctionnement de l'économie de marché, et à prévoir les effets éloignés de ses propres actions.

Il est loisible d'affirmer que l'immense majorité de nos contemporains est, mentalement et intellectuellement, mal ajustée à l'existence en économie de marché, bien que ces gens et leurs ancêtres aient, sans s'en rendre compte, créé cette société par leurs actions. Mais ce mal — ajustement ne consiste en rien autre qu'à manquer de reconnaître pour fausses les conceptions qui le sont.

13 / Publicité commerciale

Le consommateur n'est pas omniscient. Il ne sait pas où il peut obtenir au meilleur prix ce qu'il cherche. Très souvent il ne sait même pas quelle sorte de marchandise ou de service est apte à écarter le plus efficacement la gêne particulière qu'il veut faire disparaître. Au mieux, lui est familière la physionomie du marché dans le passé immédiat, et il peut faire son plan sur la base de cette connaissance. C'est la tâche de la publicité commerciale que de lui fournir de l'information sur la situation effective du marché.

La publicité commerciale doit encombrer la vue, clamer son message sans retenue. C'est son but que d'attirer l'attention des gens à l'esprit lent, d'éveiller les désirs latents, de persuader aux gens de remplacer par du nouveau les routines traditionnelles auxquelles on tient par inertie. Afin d'être efficace, la publicité doit s'ajuster à la mentalité des gens qu'elle courtise ; elle doit se plier à leurs goûts et parler leur langage. Si la publicité est criarde, tapageuse, vulgaire, si elle jette de la poudre aux yeux, c'est que le public ne réagit pas à des suggestions polies. C'est le mauvais goût du public qui force les annonceurs à faire des campagnes de publicité de mauvais goût. L'art de la publicité est devenu une branche de la psychologie appliquée, une discipline sueur de la pédagogie.

Comme tout ce qui tend à plaire aux masses, la publicité répugne aux gens de tact. Cette répugnance influe sur la façon de juger la pratique publicitaire. La réclame et toutes les méthodes de la promotion commerciale sont condamnées comme l'une des plus choquantes excroissances de la concurrence illimitée. Cela devrait être interdit. Les consommateurs devraient être instruits par des experts impartiaux ; les écoles, la presse « non partisane », et les coopératives devraient remplir cette fonction.

Limiter le droit des hommes d'affaires à recourir à la publicité pour faire connaître leur produit serait restreindre la liberté des consommateurs, de dépenser leur revenu selon leurs besoins et désirs propres. Cela les empêcherait d'apprendre autant qu'ils le peuvent et le désirent, quant à l'état du marché et à des détails qu'ils peuvent considérer comme importants pour choisir ce qu'il faut acheter ou ne pas acheter. Ils ne seraient plus en mesure de décider sur la base de l'opinion qu'eux-mêmes se formaient à propos de tout le bien que le vendeur dit de son article ; ils seraient forcés de suivre les recommandations d'autres personnes. Il n'est pas invraisemblable que ces mentors leur épargneraient certaines méprises. Mais en tant que consommateurs les individus seraient soumis à la tutelle de gardiens. Si la publicité n'est pas restreinte, les consommateurs sont pour ainsi dire dans la situation d'un jury qui s'informe de l'affaire en écoutant les témoins et en examinant directement tous les autres éléments de preuve. Si la publicité n'est pas libre, ils sont dans la position d'un jury auquel un fonctionnaire fait un rapport sur le résultat de son propre examen des éléments de preuve.

Une idée fausse largement répandue est qu'une publicité habile peut persuader les acheteurs d'acheter tout ce que l'annonceur désire qu'ils achètent. Le consommateur, selon cette légende, est tout bonnement désarmé devant la publicité « à haute pression ». Si cela était vrai, le succès ou l'échec en affaires dépendrait seulement de la façon dont est faite la publicité. Pourtant personne ne croit qu'à force de publicité, de quelque nature qu'elle soit, les fabricants de chandelles eussent pu conserver le terrain contre l'ampoule électrique, les cochers contre les autos, la plume d'oie contre la plume d'acier et plus tard contre le porte-plume réservoir. Or quiconque admet cela, admet implicitement que la qualité de l'article recommandé par la publicité joue un rôle décisif dans le succès d'une campagne de publicité. Donc il n'y a pas de raison de soutenir que la publicité soit une façon de duper un public crédule.

Il est assurément possible pour un annonceur d'amener quelqu'un à essayer un article, que l'acheteur n'aurait pas pris s'il eût connu d'avance ses qualités réelles. Mais aussi longtemps que la publicité est accessible à toutes les firmes concurrentes, l'article qui est le meilleur du point de vue des desiderata des consommateurs finira par l'emporter sur un article moins approprié, quelles que soient les méthodes de publicité employées. Les ficelles et artifices publicitaires sont à la disposition du vendeur du meilleur produit, non moins que du vendeur du produit médiocre. Mais seul le premier a l'avantage que fournit la qualité meilleure de l'article.

Les effets de la publicité dépensée sur des articles sont déterminés par le fait qu'en règle générale l'acheteur est en mesure de se former une opinion correcte sur l'utilité de l'article acheté. La ménagère qui a essayé une marque particulière de savon ou de conserves alimentaires apprend par l'expérience s'il lui est bon d'acheter et de consommer désormais cet article. Par conséquent, la publicité n'est rentable pour l'annonceur que si l'examen du premier échantillon n'a pas pour résultat le refus, par le consommateur, d'en acheter davantage. Les hommes d'affaires sont d'accord là-dessus : c'est gaspiller de l'argent que de faire de la publicité pour autre chose que de bons produits.

Il en va tout autrement dans les domaines où l'expérimentation ne peut nous éclairer en rien. Les affirmations de propagandes religieuses, métaphysiques ou politiques ne peuvent être ni vérifiées ni démenties par l'expérience. Touchant la vie dans l'au-delà et l'absolu, l'homme n'a aucune possibilité d'expérience dans la vie d'ici-bas. En matière politique, l'expérience est toujours celle de phénomènes complexes, ouverte par conséquent à dés interprétations diverses ; le seul critère applicable aux théories politiques est le raisonnement aprioriste. Ainsi la propagande politique et la publicité économique sont des choses différentes dans leur essence, bien qu'elles recourent souvent aux mêmes méthodes techniques.

Il y a bien des maux pour lesquels la technologie ni la thérapeutique contemporaines n'ont de remède. Il y a des maladies incurables et il y a des malformations irréparables. C'est un fait déplorable que certaines gens essaient d'exploiter leurs semblables souffrants, en leur offrant des médecines de charlatan. De telles escroqueries ne rajeunissent pas les vieillards ni ne rendent jolies des filles laides. Elles ne font que soulever des espoirs. Ce ne serait pas endommager le fonctionnement du marché que d'user de la puissance publique pour prohiber ce genre de publicité, dont la véracité ne peut être établie par la méthode expérimentale des sciences naturelles. Seulement, si l'on consent à ce que le gouvernement dispose d'un tel pouvoir, il serait illogique de s'opposer aux demandes de soumettre au même contrôle les affirmations des églises et des sectes. La liberté est indivisible. Dès que l'on commence à la restreindre, l'on s'engage sur une pente où il est difficile de s'arrêter. Si l'on confère au gouvernement la mission de faire prévaloir la véracité en matière de parfums et de pâtes dentifrices, l'on ne peut lui contester le droit de veiller à la vérité dans les questions plus importantes de religion, de philosophie et d'idéologie sociale.

L'idée que la publicité commerciale puisse forcer les consommateurs à se plier à la volonté des annonceurs est fausse. Aucune publicité ne peut parvenir à faire supplanter de bons articles par d'autres plus chers et de moindre qualité.

Ce que coûte une publicité constitue, du point de vue de l'annonceur, une composante parmi les autres du coût total de production. Un chef d'entreprise dépense de l'argent en publicité, dans la seule mesure où il escompte que le supplément de ventes qui en résultera produira une augmentation des rentrées nettes au bout du compte. Sous ce rapport il n'y a aucune différence entre le coût de la publicité et les autres coûts de production. L'on a essayé d'introduire une distinction entre les coûts de production et les coûts de commercialisation. L'on a dit en ce sens que, lorsqu'on augmente les dépenses pour la production, l'on augmente l'offre ; tandis que lorsqu'on augmente les dépenses de commercialisation (y compris les frais de publicité), l'on augmente la demande 27. C'est une erreur. Tous les coûts de production sont engagés dans l'intention d'accroître la demande. Si le fabricant de bonbons emploie des ingrédients de meilleure qualité, son but est d'accroître la demande exactement comme lorsqu'il choisit un emballage plus séduisant, lorsqu'il agence ses magasins de façon plus accueillante, et lorsqu'il dépense davantage en annonces publicitaires. Lorsqu'on augmente les coûts unitaires de production, l'idée est toujours d'intensifier la demande. Si un homme d'affaires veut augmenter l'offre disponible, il lui faut augmenter le coût total de production, ce qui aboutit fréquemment à diminuer le coût unitaire de production.

14 / La Volkswirtschaft

L'économie de marché, en tant que telle, n'a pas égard aux frontières politiques. Son champ est le monde.

Le terme Volkswirtschaft a été longtemps employé par les partisans de l'omnipotence gouvernementale, en Allemagne. Ce n'est que beaucoup plus tard que les Anglais et les Français ont commencé à parler de British economy et de l'économie française en tant que distincte des économies d'autres nations. Mais ni le langage britannique ni le langage français n'ont produit d'équivalents du terme Volkswirtschaft. Avec la tendance moderne à la planification nationale et à l'autarcie nationale, la doctrine impliquée dans ce mot allemand est devenue populaire partout. Néanmoins, seul le langage allemand peut exprimer en un seul mot toutes les idées impliquées.

La Volkswirtschaft est, pour une nation souveraine, l'ensemble complexe de toutes les activités économiques, ensemble dirigé et contrôlé par le gouvernement. C'est le socialisme réalisé à l'intérieur des frontières politiques de chaque pays. En employant ce terme, les gens ont parfaitement conscience du fait que la situation réelle n'est pas conforme à l'état de choses qu'ils estiment le seul désirable et adéquat. Mais ils jugent tout ce qui se passe dans une économie de marché, en se plaçant au point de vue de leur idéal. Ils tiennent pour certain qu'il y a une opposition insurmontable entre les intérêts de l'économie nationale et ceux des égoïstes individus avides de faire des profits. Ils n'hésitent pas à assigner la priorité aux intérêts de l'économie nationale, par rapport aux intérêts des individus. Le citoyen loyal devrait toujours placer les intérêts économiques de la nation au-dessus de ses propres intérêts égoïstes. Il devrait agir de son plein gré comme s'il était un agent du gouvernement exécutant ses ordres. Gemeinnutz geht vor Eigennutz (le bien de la nation passe avant l'intérêt personnel), tel était le principe fondamental de la gestion économique selon les nazis. Mais comme les gens sont trop obtus et trop tarés pour se conformer à cette règle, il incombe au gouvernement d'en imposer l'application. Les princes germaniques des XVe et XVIIe siècles, notamment parmi eux les Hohenzollern Électeurs de Brandebourg et rois de Prusse, furent exactement à la hauteur de cette tâche. Au XIXe siècle, même en Allemagne les idéologies libérales importées d'Occident supplantèrent les politiques, naturelles et qui avaient fait leurs preuves, du nationalisme et du socialisme. Néanmoins, la Sozialpolitik de Bismarck et de ses successeurs, puis le nazisme, les ont restaurées.

Les intérêts de l'économie nationale sont considérés comme implacablement opposés, non seulement à ceux des individus, mais tout autant à ceux de l'économie nationale des autres pays quels qu'ils soient La situation la plus désirable pour l'économie nationale est l'autosuffisance économique complète. Une nation qui dépend si peu que ce soit d'importations étrangères n'a pas son indépendance économique ; sa souveraineté n'est que de façade. C'est pourquoi un peuple qui ne peut produire chez lui tout ce dont il a besoin est obligé de conquérir tous les territoires requis. Pour être réellement souverain et indépendant, un peuple doit avoir un Lebensraum, un espace vital territorial si étendu et riche en ressources naturelles qu'il puisse vivre en autarcie avec un niveau de vie non inférieur à celui d'aucune autre nation.

Ainsi l'idée de Volkswirtschaft est le déni le plus radical de tous les principes de l'économie de marché. Ce fut l'idée qui guida, plus ou moins, les politiques économiques de toutes les nations dans les dernières décennies. Ce fut la poursuite de cette idée qui provoqua les épouvantables guerres de notre siècle, et qui pourrait en allumer de plus néfastes encore à l'avenir.

Dès les premiers débuts de l'Histoire humaine, les deux principes opposés de l'économie de marché et de l'économie nationale se sont affrontés. Le gouvernement, c'est-à-dire un appareil social de répression et de contrainte, est une condition nécessaire au fonctionnement de la coopération pacifique. L'économie de marché ne peut se dispenser d'une force de police qui sauvegarde son déroulement normal, grâce à la menace ou à l'emploi de la violence contre les briseurs de paix. Mais les indispensables administrateurs de ce pouvoir et leurs satellites armés sont toujours tentés de se servir de leurs armes pour établir leur propre domination totalitaire. Pour les ambitieux, monarques ou chefs suprêmes des forces armées, la seule existence d'une sphère où les existences individuelles ne sont pas soumises à leur direction, constitue un défi. Princes, gouvernants et généraux ne sont jamais spontanément libéraux. Ils ne le deviennent que lorsque les citoyens les y obligent.

Les problèmes posés par les entreprises des socialistes et des interventionnistes seront traités dans des parties ultérieures de ce livre. Ici nous avons seulement à répondre à la question que voici : y a t-il dans l'idée de Volkswirtschaft des traits essentiels qui soient compatibles avec l'économie de marché. Car les protagonistes de cette idée ne considèrent pas leur plan comme un simple schéma pour la construction d'un ordre social futur. Ils affirment avec insistance que même dans le système d'économie de marché — qui bien entendu, est à leurs yeux le fruit pourri et pernicieux de politiques contre nature — les économies nationales des divers pays sont autant d'unités intégrées irréconciliablement opposées chacune à chacune. Dans leur façon de voir, ce qui sépare une économie nationale de toutes les autres n'est pas, comme les économistes voudraient le faire croire, simplement les institutions politiques. Ce ne sont pas les entraves au commerce et aux migrations, établies par des immixtions du pouvoir dans l'économie, ni les différences de législation, ni la protection assurée aux individus par les tribunaux et cours, qui font apparaître la distinction entre le commerce intérieur et le commerce extérieur. Cette diversité, disent-ils, est au contraire le résultat nécessaire de la nature même des choses, d'un facteur inextricable ; elle ne peut être écartée par aucune idéologie, elle produit ses effets, qu'en tiennent compte ou non les lois, les administrateurs et les juges. Ainsi, à leurs yeux, la Volkswirtschaft apparaît comme une réalité donnée par la nature, alors que la Weltwirtschaft, l'économie mondiale, la société humaine œcuménique, embrassant le monde entier, n'est qu'un fantôme imaginé par une doctrine perverse, un complot fomenté pour détruire la civilisation.

La vérité est que les individus agissant en leur qualité de producteurs et d'acheteurs ne font pas de distinction entre le marché domestique et le marché étranger. Ils font une différence entre le commerce local et les transactions avec des endroits plus éloignés dans la mesure où les coûts de transport jouent un rôle. Si des interventions gouvernementales, telles que des droits de douane, rendent les transactions internationales plus coûteuses, ils prennent ce fait en considération de la même façon qu'ils feraient des frais de transport. Un droit sur le caviar n'a pas d'autre effet que n'aurait une hausse des prix de transport. Une interdiction rigide d'importer du caviar produit un état de choses non différent de celui qui s'établirait si le caviar ne pouvait supporter le transport sans une détérioration essentielle de sa qualité.

Il n'y a jamais eu dans l'histoire de l'Occident quoi que ce soit qui puisse s'appeler une autarcie régionale ou nationale. II y eut, nous pouvons en convenir, une période où la division du travail ne s'étendait pas au-delà des membres d'un foyer familial. Il y avait autarcie dans les familles et tribus qui ne pratiquaient pas les échanges interpersonnels. Mais aussitôt que l'échange interpersonnel apparut, il traversa les frontières des communautés politiques. Le troc entre habitants de régions plus éloignées les unes des autres, entre membres de diverses tribus, villages et communautés politiques a précédé la pratique du troc entre voisins. Ce que les gens voulaient acquérir, au début, par le troc ou le commerce, c'étaient des choses qu'ils ne pouvaient pas produire eux-mêmes à partir de leurs propres ressources. Du sel, d'autres minéraux et métaux dont les gisements sont inégalement répartis à la surface du monde, des céréales que l'on ne pouvait faire pousser sur le sol domestique, des objets que seuls les habitants de certaines régions étaient capables de fabriquer, furent les premiers objets de commerce. Le négoce a débuté comme international. C'est plus tard seulement que l'échange domestique s'est développé entre voisins. Les premières brèches qui furent ouvertes dans l'économie fermée familiale par l'échange interpersonnel le furent par les produits de régions éloignées. Aucun consommateur ne se souciait pour lui-même de savoir si le sel et les métaux qu'il achetait étaient d'origine « intérieure » ou « étrangère ». S'il en avait été autrement, les gouvernements n'auraient eu aucun motif d'intervenir par des tarifs douaniers et autres barrières au commerce extérieur.

Mais même si un gouvernement parvient à rendre insurmontables les barrières séparant son marché intérieur des marchés extérieurs, au point d'établir ainsi une parfaite autarcie nationale, il ne crée pas pour autant une Volkswirtschaft. Une économie de marché qui est parfaitement autarcique reste cependant une économie de marché ; elle forme un système catallactique clos et isolé. Le fait que les citoyens sont privés des avantages qu'ils tiraient de la division internationale du travail est, simplement, une donnée de leur situation économique. C'est seulement si une nation ainsi isolée devient carrément socialiste qu'elle convertit en économie nationale son économie de marché.

Fascinés par la propagande néo-mercantiliste, les gens emploient des idiomes qui contredisent les principes qu'eux-mêmes appliquent pour guider leur comportement, et toutes les caractéristiques de l'ordre social dans lequel ils vivent. Il y a longtemps, les Britanniques se mirent à appeler les usines et fermes situées en Grande-Bretagne — et même celles situées dans les dominions, aux Indes et aux colonies — « nos » usines, « nos » fermes. Mais si une personne ne voulait pas simplement montrer par là son zèle patriotique et impressionner les autres, elle n'était pas disposée à payer un prix plus élevé pour les produits de « nos » usines que pour ceux des usines « de l'étranger ». Mais même si cette personne avait été prête à le faire, la désignation des établissements situés à l'intérieur des frontières politiques de son pays comme « nos » usines, n'aurait pas été adéquate. En quel sens un Londonien pouvait-il, avant la nationalisation, appeler des mines de charbon dont il n'était pas propriétaire « nos mines », et celles de la Ruhr des mines « étrangères » ? Qu'il achetât du charbon « anglais » ou du charbon « allemand », il devait de toute façon payer à plein le prix du marché. Ce n'est pas « l'Amérique » qui achète du champagne à « la France ». C'est toujours un Américain individuel qui achète à un Français individuel.

Tant qu'il y a encore une latitude laissée aux actions des individus, aussi longtemps qu'il y a propriété privée et échange de biens et services entre personnes, il n'y a pas de Volkswirtschaft. C'est seulement si le contrôle total du pouvoir se substitue aux choix des individus, qu'apparaît comme une entité réelle une « économie nationale ».

Notes

1 Les biens de production ou capitaux matériels ont aussi été définis comme des produits servant de facteurs de production et, comme tels, on les a opposés aux facteurs naturels ou originaires de production, c'est-à-dire les ressources naturelles (la terre) et le travail humain. Cette terminologie doit être employée avec beaucoup de prudence, car elle peut aisément être mal comprise et conduire au concept erroné de capital réel critiqué ci-après.

2 Mais, bien entendu, l'on ne risque rien si, suivant la terminologie habituelle, l'on adopte occasionnellement, pour simplifier, les termes « accumulation de capital » (ou « capital disponible », ou « manque de capital ») au lieu de dire « accumulation de capitaux matériels », « offre de capitaux matériels », etc.

3 Pour cet homme, ces biens-là ne sont pas du premier ordre, mais de l'ordre plus élevé, des facteurs de production ultérieure.

4 Voir, entre autres, R. von Strigl, Kapital und Production, Vienne, 1934, p. 3.

5 Voir Frank A. Fetter dans Encyclopaedia of the Social Sciences, III, 190.

6 Voir ci-après pp. 552 à 560.

7 Pour un examen de l' « expérience » russe, voir Mises, Planned Chaos, Irvington-on-Hudson, 1947, pp. 80 à 87 (reproduit dans la nouvelle édition de Mises, Socialism, New Haven, 1951, pp. 527 à 592).

8 Le plus effarant produit de cette façon très répandue de penser est le livre d'un professeur prussien, Bernhard Laum (Die geschlossene Wirtschaft, Tübingen, 1933). Laum rassemble une vaste collection de citations d'ouvrages ethnographiques montrant que beaucoup de tribus primitives considéraient l'autarcie économique comme naturelle, nécessaire et moralement bonne. II en conclut que l'autarcie est le genre de conduite de l'économie naturel et le plus commode, et que le retour qu'il prône vers l'autarcie est un « processus biologiquement nécessaire » (p. 941).

9 Guy de Maupassant analyse la prétendue haine du bourgeois chez Flaubert, dans Étude sur Gustave Flaubert (réimprimé dans Œuvres complètes de Gustave Flaubert, Paris, 1885, vol. vin). Flaubert, dit Maupassant, « aimait le monde » (p. 67) ; c'est-à-dire il aimait évoluer dans le cercle de la société parisienne composé d'aristocrates, de riches bourgeois, et de l'élite des artistes, écrivains, philosophes, savants, hommes d'État et entrepreneurs (promoteurs). Il employait le terme bourgeois comme synonyme d'imbécillité et le définissait de la sorte : « J'appelle un bourgeois quiconque pense bassement. » D'où il ressort qu'en employant le mot bourgeois Flaubert n'avait pas à l'esprit la bourgeoisie en tant que classe sociale, mais une sorte d'imbécillité qu'il rencontrait le plus souvent dans cette classe. Il était plein de mépris, tout autant, pour l'homme ordinaire « le bon peuple ». Néanmoins, comme il avait de plus fréquents contacts avec les « gens du monde » qu'avec les ouvriers, la stupidité de ceux-là le choquait davantage que celle de ceux-ci (p. 59). Ces remarques de Maupassant étaient valables non seulement pour Flaubert, mais pour les sentiments « anti-bourgeois » de tous les artistes. Incidemment, l'on doit souligner que, d'un point de vue marxiste, Flaubert est un écrivain « bourgeois » et ses romains une « superstructure idéologique » du « mode de production capitaliste ou bourgeois ».

10 Les nazis employaient le mot « Juifs » comme synonyme aussi bien de « capitalistes » que de « bourgeois ».

11 Voir ci-dessus, pp. 86 à 89.

12 Voir Frank A. Fetter, The Principles of Economics, 3e éd., New York, 1913, pp. 394 et 410.

13 Beatrice Webb, Lady Passfield, fille d'un riche homme d'affaires peut être citée comme exemple marquant de cette mentalité. Voir My apprenticeship, New York, 1926, p. 42.

14 Trotski (1937), cité par F. A. Hayek, The Road to Serfdom, Londres, 1944, p. 89.

15 Pour une réfutation des doctrines en vogue concernant la concurrence imparfaite et la concurrence monopolistique, voir F. A. Hayek, Individualism and Economic Order, Chicago, 1948, pp. 92 à 118.

16 Voir ci-dessous, p. 721.

17 Voir ci-dessous, pp. 628 à 630.

18 Dans le domaine politique, la résistance à l'oppression qu'exercent les pouvoirs constitués est l'ultima ratio des opprimés. Quelque illégitime et insupportable que soit l'oppression, si élevés et nobles que soient les mobiles des rebelles, et même si les conséquences de leur résistance violente doivent être très bénéfiques, une révolution est toujours un acte illégal, provoquant la désintégration de l'ordre établi dans l'État et le gouvernement. C'est la caractéristique essentielle du pouvoir civil que d'être, sur son territoire, la seule institution en droit de recourir à des mesures violentes, ou de déclarer légitime telle ou telle violence employée par un autre organisme. Une révolution est un acte de guerre entre citoyens, elle abolit les fondements mêmes de la légalité, et n'est au mieux limitée que par les discutables usages internationaux en matière de belligérance. Si elle est victorieuse, elle peut après coup établir un nouvel ordre légal et un nouveau gouvernement. Mais elle ne peut jamais établir juridiquement un « droit de résistance à l'oppression ». Une telle impunité assurée à des gens se risquant à une résistance armée aux forces armées du gouvernement équivaut à l'anarchie et est incompatible avec n'importe quelle forme de gouvernement. L'Assemblée constituante de la première Révolution française fut assez illogique pour décréter un tel droit ; mais elle n'a pas eu la sottise de prendre au sérieux son propre décret.

19 Si une action n'améliore ni n'entame l'état de satisfaction, elle implique néanmoins une perte psychique, à cause de l'inutilité de l'effort psychique effectué. La personne concernée aurait eu avantage à rester inerte et se contenter de vivre.

20 Voir Mangoldt, Die Lehre vom Unternehmergewinn, Leipzig, 1855, p. 82. Le fait qu'à partir de 100 litres de vin non traité l'on ne puisse pas produire 100 litres de champagne, mais une quantité moindre, a la même signification que le fait que 100 kg de betterave sucrière ne permettent de fabriquer qu'un poids de sucre inférieur à 100 kg.

21 Voir Knight, Risk, Uncertainty and Profit, Boston, 1921, pp. 211 à 213.

22 Si nous avions recours au concept fautif de « revenu national », tel que l'emploie le langage courant, nous devrions dire qu'aucune part du revenu national ne va aux profits.

23 Le problème de la convertibilité des biens de production est examiné ci-après, pp. 528 à 531.

24 Voir ci-dessous, pp. 809 à 820.

25 Voir ci-dessous, pp. 855 à 864.

26 Pour un traitement détaillé des problèmes impliqués, voir Mises, Bureaucracy, New Haven, 1944.

27 Voir Chamberlin, The Theory of Monopolistic Competition, Cambridge, Mass., 1935, pp. 123 et suiv.