Dans le domaine des idées, un changement de théorie n'a sa répercussion dans la pratique qu'après un certain temps, et, comme l'a dit M. Keynes, les hommes d'action d'une époque appliquent généralement les théories des gens morts depuis longtemps[1]. Adam Smith publia La Richesse des Nations en 1776 et avant sa mort en 1790, deux Premiers Ministres anglais, lord Shelburne et William Pitt[2], avaient été convertis à ses idées. Mais ce ne fut qu'en 1846 que les Corn Laws furent rapportées, et le libre-échange ne fut pas institué avant que Gladstone eût présenté ses budgets de 1853 et de 1860. Ce grand renversement politique fut le résultat d'une transformation des idées européennes qui mit à peu près soixante-quinze ans à affecter la politique des gouvernements.
Pendant cette période, la philosophie libérale a été en pleine ascension : des conservateurs comme sir Robert Peel, aussi bien que des révolutionnaires, envisageaient l'avenir sous l'aspect d'une émancipation croissante à l'égard des prérogatives et des privilèges. La liberté était l'étoile polaire de l'esprit humain. Lorsqu'un mal se manifestait, les hommes en recherchaient instinctivement la cause dans une manifestation du pouvoir arbitraire. Ils en recherchaient le remède dans la limitation de l'arbitraire et l'abolition des privilèges. Ils avaient foi dans les gouvernements soumis à la loi, et dans les droits de l'homme plutôt que dans la souveraineté des rois ou des majorités. Ils pensaient que l'amélioration de la destinée humaine devait être obtenue en libérant la pensée, l'invention, l'initiative et le travail, de l'oppression et de l'exploitation, du gouvernement des rois, des monopoles, des grands propriétaires et des Eglises établies. Certains, conservateurs par intérêt et par tempérament, étaient opposés aux changements brusques, cependant que d'autres étaient favorables à ces réformes radicales. Mais le conflit qui les divisait portait sur la question de savoir si les privilèges existants devaient être maintenus ou abolis.
Mais entre 1848 et 1870, le climat intellectuel de la société occidentale changea. L'ascension du collectivisme commença. Un phénomène de cette nature ne saurait bien entendu être daté avec précision, mais il est assez clair qu'après 1870 la philosophie libérale garde la défensive sur le terrain théorique, cependant que dans le domaine de la pratique, les libéraux soutiennent sans succès un combat d'arrière-garde[3].
Notes et références
- ↑ J. M. Keynes, The General Theory of employment, interest and money, p. 383 : « Des hommes pratiques qui se croient libres de toute influence intellectuelle, sont ordinairement les esclaves de quelque économiste défunt. Des hommes possédés d'autorité, qui entendent des voix célestes, extraient leur frénésie des oeuvres écrites par quelque barbouilleur académique quelques années auparavant. »
- ↑ F. W. Hirst, Economic Freedom, p. 40.
- ↑ Voir les conférences d'A. V. Dicey sur les rapports entre le droit et l'opinion publique en Angleterre au XIXe siècle.