La transmission d'un mythe
Même s'il n'a pas oublié la lutte contre l'absolutisme, un collectiviste d'aujourd'hui n'aime pas qu'on l'accuse de reconduire l'humanité vers l'ordre de choses d'autrefois. Ses intentions sont très différentes de celles qu'il prête aux ministres de Louis XIV. Car il a les yeux fixés sur l'avenir, alors que les leurs l'étaient sur le passé. Ils voulaient, eux, conserver un grand héritage. Il aspire, lui, à une glorieuse destinée. Certes, il a recours comme eux à la règlementation universelle des affaires humaines ; mais il croit que, du moment que ses intentions sont différentes, le résultat ne sera pas le même.
Il le croit, parce qu'il l'espère. L'ardeur de son espoir rend croyable à ses yeux l'un des mythes les plus séduisants qui aient jamais capturé l'imagination des hommes. Un dieu nouveau va naître de l'union de la connaissance avec la force. L'union de la science et du gouvernement donnera naissance à un Etat-providence, qui sait tout et est assez fort pour tout faire. C'est ainsi que le rêve de Platon se trouvera enfin réalisé : la raison triomphera et le souverain sera rationnel. Les philosophes seront rois ; c'est-à-dire que les premiers ministres et leurs parlements, les dictateurs et leurs commissaires obéiront aux ingénieurs, aux biologistes et aux économistes qui organiseront tout. Les « experts » dirigeront les affaires de l'humanité, et les gouvernants les écouteront. L'Etat-providence de l'avenir possédera toute l'autorité du plus absolu des Etats du passé, mais il sera très différent ; les techniciens consacrés remplaceront les courtisans et les favorites des rois, et le gouvernement, armé d'un pouvoir irrésistible, disposera à son gré de l'humanité.
Ce mythe s'est emparé des imaginations des hommes au moment où les religions ancestrales s'envolaient au vent des idées modernes[1]. Dans le monde troublé où nous vivons, les hommes ne s'en rapportent plus à Dieu du soin de régler les affaires humaines, la coutume a cessé d'être un guide ; la tradition ne consacre plus les usages établis. La dissolution de la foi avait commencé depuis nombre de générations lorsqu'en 1914 une catastrophe vint bouleverser la routine humaine. Le système de la paix du monde fut ébranlé ; l'économie qui était la condition de se prospérité fut disloquée. Mille questions abandonnées à la routine et qui ne faisaient plus l'objet d'aucune discussion prirent soudain une importance vitale.
Du fond des ténèbres, l'humanité éprouvait un besoin angoissé de lumière. Débordée par les événements, elle cherchait désespérément un guide. Dans ce désordre, à mesure que leurs esprits s'affolaient, les hommes devenaient plus crédules et plus anxieusement dociles. Seuls les hommes de science paraissaient savoir ce qu'ils faisaient. Seuls les gouvernements semblaient posséder le pouvoir d'agir.
Les conditions ne pouvaient être meilleures pour la transmission du mythe. La science était devenue la seule entreprise qui parût offrir des perspectives de succès. La société était disloquée, désorganisée. Le besoin d'autorité se faisait douloureusement sentir, mais l'autorité de la coutume, de la tradition et de la religion s'était perdue. Dans cette extrémité, les hommes s'empressèrent de confier aux gouvernements, qui pouvaient au moins agir énergiquement, le soin de modeler leurs destinées. La science avait le savoir. Le gouvernement avait le pouvoir. Leur union créerait l'indispensable providence, et assurerait une direction à l'avenir de la société humaine. Les peuples avaient besoin de rois qui seraient en même temps philosophes. Et les hommes qui voulaient être rois se faisaient passer pour des philosophes. Tout ce qui manquait au monde réel fut projeté sur l'Etat imaginaire que les hommes désiraient si désespérement.
Les agents de la destinée
Mais tout gouvernement ne peut être composé que d'hommes mortels. Il y a donc nécessairement des limites à la mesure dans laquelle on peut imposer un plan et une direction à un ordre social. Il importe peu que les gouvernants aient reçu leur autorité en héritage ou qu'ils la tiennent du suffrage populaire ; qu'ils aient été nommés au pouvoir ou qu'ils l'aient conquis par la force ; peu importe leur origine, et la source que l'on attribue à leur inspiration, et la gloire à laquelle ils aspirent. Ce sont des hommes, et c'est pourquoi leur pouvoir est limité. Et ses limites sont très en déçà de l'omniscience et de l'omnipotence. Il s'ensuit que même si le souverain croit tenir son pouvoir de Dieu, il est loin de posséder la sagesse et la puissance divines. Il tient son autorité du peuple, mais il ne possède pas le potentiel de toute l'espèce humaine.
Notes et références
- ↑ Voir mon ouvrage Preface to Morals, première partie.