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Ludwig von Mises:L'Action humaine - chapitre 7


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Chapitre VII — L'agir au sein du monde

Première partie — L'Agir humain

Chapitre VII — L'agir au sein du monde

1 / La loi d'utilité marginale

L'agir trie et échelonne ; au point de départ, il ne connaît que les nombres ordinaux, non les cardinaux. Mais le monde extérieur auquel l'homme agissant doit ajuster sa conduite est un monde quantitativement déterminé. Dans ce monde il existe des relations quantitatives entre causes et effets. S'il en était autrement, si des choses définies pouvaient rendre des services illimités, de telles choses ne seraient jamais rares et ne pourraient être comptées parmi les moyens.

L'homme qui agit attache de la valeur aux choses en tant que moyens d'écarter une gêne. Du point de vue des sciences naturelles les divers événements qui aboutissent à la satisfaction de besoins humains apparaissent très différents. L'homme qui agit ne voit dans ces événements qu'un plus et un moins de même genre. Evaluant des états de satisfaction très dissemblables et les moyens d'y parvenir, l'homme range toutes choses en une seule échelle et ne voit en elles que leur contribution à l'augmentation de sa propre satisfaction. La satisfaction tirée de la nourriture et celle de goûter une œuvre d'art sont, devant le jugement de l'homme agissant, l'une et l'autre un besoin, plus ou moins urgent ; l'évaluation et l'action les placent en une seule file selon l'intensité plus ou moins grande du désir qu'il en a. Pour l'homme qui agit il n'existe en premier lieu rien autre que des degrés divers de convenance et d'urgence pour ce qui touche à son bien-être propre.

Quantité et qualité sont des catégories du monde extérieur. Ce n'est qu'indirectement qu'elles acquièrent de l'importance et de la signification pour l'action. Parce que chaque chose ne peut produire qu'un effet limité, certaines sont considérées comme rares et traitées comme des moyens. Parce que les effets que peuvent produire les choses diffèrent, l'homme qui agit distingue les choses en diverses classes. Parce que des moyens de même quantité et qualité sont aptes à produire toujours la même quantité d'un effet de même qualité, l'acteur ne fait pas de différence entre des quantités définies de moyens homogènes. Mais cela ne veut pas dire qu'il attache la même valeur aux diverses portions d'une quantité disponible de moyens homogènes. Chaque portion est évaluée séparément. A chacune est attribuée un rang propre dans l'échelle de valeur. Mais à chaque échelon, n'importe laquelle des diverses portions peut remplacer une portion de même consistance.

Si l'homme qui agit doit se décider entre deux ou plusieurs moyens de types divers, il établit une gradation des portions unitaires de chacun. A chaque portion il assigne son rang. En faisant cela, rien ne l'oblige d'assigner aux diverses portions d'un même moyen des places contiguës dans le rang.

L'affectation, par évaluation, des places dans le rang ne se produit que par et dans l'action. La consistance des portions auxquelles une place est assignée dans le rang unique dépend des conditions particulières et uniques où l'acteur se trouve, cas par cas. Son action ne porte pas sur des unités physiques ou métaphysiques qu'il évalue d'une façon abstraite et platonique ; elle est toujours comparée à des alternatives parmi lesquelles il faut choisir. Le choix doit toujours être fait entre des quantités définies de moyens. Il est loisible d'appeler une unité la plus petite quantité sur laquelle peut porter un tel choix. Mais l'on doit se garder de penser que l'évaluation de la somme de telles unités découle de l'évaluation des unités, ou qu'elle corresponde à la somme des valeurs attachées à chacune.

Un homme possède cinq unités d'une denrée a et trois d'une denrée b. Il attribue aux unités de a les places de rang 1, 2, 4, 7 et 8 ; aux unités de b les places 3, 5 et 6. Cela signifie : s'il doit choisir entre perdre deux unités de a ou deux de b, il préférera perdre deux unités de a plutôt que deux de b. Mais s'il doit choisir entre perdre trois unités de a ou deux de b, il préférera perdre deux unités de b plutôt que trois de a. Ce qui compte toujours et seulement dans l'évaluation d'un composé de plusieurs unités, c'est l'utilité de l'ensemble composite ; c'est-à-dire l'augmentation de bien-être qui en dépend, ou ce qui revient au même, la diminution de bien-être que sa perte doit provoquer. Il n'y a aucune opération arithmétique impliquée, ni addition ni multiplication ; il y a une évaluation de l'utilité découlant de la possession de la portion, du composé ou de la ressource en question.

Utilité signifie, dans ce contexte, uniquement : qualité de moyen approprié pour écarter la gêne ressentie. L'acteur croit que les services qu'une chose peut lui rendre sont aptes à accroître son bien-être à lui, et il appelle cela l'utilité de la chose en question. Pour la praxéologie le terme d'utilité équivaut à l'importance attachée à une chose du fait que l'on pense qu'elle peut écarter une gêne. La notion praxéologique d'utilité (valeur subjective d'usage dans la terminologie des premiers économistes de l'école autrichienne) doit être nettement distinguée de la notion technologique d'utilité (valeur d'usage objective dans la terminologie des mêmes économistes). La valeur d'usage au sens objectif est la relation entre une chose et l'effet qu'elle est matériellement susceptible de produire. C'est à la valeur d'usage objective que les gens se réfèrent en employant des expressions telles que la « valeur calorique » ou « pouvoir de chauffe » du charbon. La valeur subjective d'usage n'est pas toujours fondée sur la valeur d'usage objective réelle. Il y a des choses auxquelles une valeur d'usage subjective est attachée parce que les gens croient faussement qu'elles ont le pouvoir de produire un effet désiré. D'un autre côté, il y a des choses susceptibles de produire un effet désiré, auxquelles aucune valeur d'usage n'est attachée parce que les gens ignorent ce fait.

Considérons l'état de la pensée économique, prévalant à la veille de l'élaboration de la théorie moderne de la valeur par Carl Menger, William Stanley Jevons, et Léon Walras. Quiconque veut bâtir une théorie élémentaire de la valeur et des prix doit d'abord penser à l'utilité. Rien en vérité n'est plus plausible que d'admettre que les choses sont évaluées en fonction de leur utilité. Mais alors apparaît une difficulté qui présenta aux anciens économistes un problème qu'ils furent incapables de résoudre. Ils remarquèrent que des choses dont l'« utilité » est grande sont évaluées moins que d'autres de moindre utilité. Le fer est moins apprécié que l'or. Ce fait semble inconciliable avec une théorie de la valeur et des prix fondée sur les concepts d'utilité et de valeur d'usage. Les économistes crurent devoir abandonner cette théorie et tentèrent d'expliquer les phénomènes de valeur et d'échanges sur le marché par d'autres théories.

Ce n'est que tardivement que les économistes découvrirent que le paradoxe apparent découlait d'une formulation fautive du problème impliqué. Les évaluations et choix qui se traduisent par les termes de l'échange sur le marché ne décident pas entre le fer et l'or. En agissant, l'homme n'est pas dans la situation où il aurait à choisir entre tout l'or et tout le fer. Il choisit en un temps et un lieu définis, dans des conditions définies, entre une quantité strictement limitée d'or et une quantité strictement limitée de fer. La décision en choisissant entre l00 onces d'or et l00 t de fer ne dépend en rien de la décision qu'il prendrait dans la situation hautement improbable où il aurait à choisir entre tout l'or et tout le fer. Ce qui seul compte pour son choix réel, est de juger si dans les conditions régnantes la satisfaction directe ou indirecte que peuvent lui fournir 100 onces d'or est supérieure ou inférieure à la satisfaction directe ou indirecte qu'il tirerait de 100 t de fer. Il ne formule pas un jugement académique ou philosophique à propos de la valeur « absolue » de l'or ou du fer ; il ne tranche pas de savoir, de l'or ou du fer, lequel est plus important pour le genre humain ; il ne discourt point en écrivain, sur la philosophie de l'Histoire ou sur des principes éthiques. Il choisit simplement entre deux satisfactions qu'il ne lui est pas possible d'avoir toutes deux en même temps.

Préférer et éliminer, ainsi que les choix et décisions qui s'ensuivent, ne consistent pas à mesurer. L'acteur ne mesure pas l'utilité ou la valeur ; il choisit entre des alternatives. Il n'y a pas de problème abstrait d'utilité totale, ni de valeur totale 1. Aucune opération du raisonnement systématique n'existe, qui conduirait de la valeur d'une certaine quantité ou d'un certain nombre de choses à l'expression de la valeur d'une quantité ou d'un nombre plus grand ou plus petit. Il n'y a pas de moyen de calculer la valeur totale d'un agrégat disponible, si seules sont connues les valeurs de ses parties. Il n'y a pas de moyen d'établir la valeur d'une partie si seule est connue la valeur du total disponible. Dans le domaine des évaluations et des valeurs il n'y a pas d'opérations arithmétiques ; il n'existe rien que l'on puisse appeler calcul de valeur. L'évaluation du stock total de deux choses peut différer de l'évaluation de parties des deux masses considérées. Un homme isolé possédant sept vaches et sept chevaux peut considérer qu'un cheval a plus de valeur qu'une vache et, si l'alternative se présente, préférer abandonner une vache plutôt qu'un cheval. Mais en même temps, le même homme, placé devant l'alternative de choisir entre la totalité de ses vaches ou la totalité de ses chevaux, pourra préférer garder les vaches et renoncer aux chevaux. Les concepts d'utilité totale et de valeur totale n'ont aucun sens hormis la situation où quelqu'un est obligé de choisir en bloc entre des agrégats. La question de savoir si l'or en soi ou le fer en soi est plus utile ou précieux n'est raisonnable que dans une situation où le genre humain, ou une partie isolée du genre humain, devrait choisir entre tout l'or et tout le fer disponibles.

Le jugement de valeur porte uniquement sur la quantité disponible dont il s'agit pour l'acte de choix concret à décider. Une quantité disponible est, par définition, toujours composée de parties homogènes dont chacune est susceptible de rendre le même service qu'une autre, et peut lui être substituée. Il est donc sans importance pour l'acte de choisir de savoir sur quelle composante il s'exerce. Toutes les composantes ou unités de la masse disponible sont considérées comme également utiles et précieuses si le problème se présente de céder une d'entre elles. Si la masse se trouvait diminuée par la perte d'une unité, l'acteur devrait décider à nouveau de l'emploi qu'il peut faire des diverses unités restantes. Il est évident que le stock diminué ne peut plus rendre tous les services dont le stock plus grand était susceptible. Cet emploi des diverses unités qui, dans la nouvelle disposition, n'est plus possible, était du point de vue de l'acteur, l'emploi le moins urgent parmi tous ceux qu'il avait jusqu'alors assignés aux diverses unités du stock complet. La satisfaction qu'il tirait de l'usage d'une seule unité ainsi affectée, était la plus petite d'entre les satisfactions que les unités du stock complet lui avaient procurées. C'est seulement sur la valeur de cette satisfaction marginale, qu'il doit se prononcer lorsque la question se pose de renoncer à une unité du stock complet. En présence du problème de la valeur qu'il faut attacher à une unité d'un agrégat homogène, l'homme décide sur la base de la valeur du moins important d'entre les usages qu'il fait des unités de l'agrégat entier ; il décide sur la base de l'utilité marginale.

Si un homme est placé devant l'alternative de céder, soit une unité de sa réserve de a, soit une unité de sa réserve de b, il ne compare pas la valeur totale de l'ensemble de sa réserve de a avec la valeur totale de sa réserve de b. Il compare les valeurs marginales aussi bien de a que de b. Bien qu'il puisse évaluer le stock total de a plus haut que le stock total de b, la valeur marginale de b peut être plus élevée que la valeur marginale de a.

Le même raisonnement vaut s'il s'agit d'augmenter la réserve disponible de n'importe quelle denrée par l'acquisition d'un certain nombre d'unités supplémentaires.

Pour la description de ces faits la science économique n'a pas besoin d'employer le vocabulaire de la psychologie. Elle n'a pas non plus besoin de recourir aux raisonnements et arguments psychologiques pour les démontrer. Si nous disons que les actes de choix ne dépendent pas de la valeur attachée à une classe entière de besoins, mais de celle attachée aux besoins concrets en question sans égard à la classe dans laquelle ils peuvent être comptés, nous n'ajoutons rien à notre connaissance et nous ne la rattachons pas en amont à quelque savoir mieux connu ou plus général. Cette façon de parler en termes de classes de besoins ne devient intelligible que si l'on se rappelle le rôle joué dans l'histoire de la pensée économique par le prétendu paradoxe de la valeur. Carl Menger et Böhm Bawerk avaient dû se servir de l'expression « classes de besoins » afin de réfuter les objections soulevées par ceux qui considéraient le pain en tant que tel comme plus précieux que la soie parce que la classe « besoin de nourriture » est plus importante que la classé « besoin de vêtures luxueuses » 2. Aujourd'hui le concept « classe de besoins » est entièrement superflu. Il n'a pas de sens pour l'action et donc aucun pour la théorie de la valeur ; il est en outre susceptible de provoquer erreur et confusion. Construction de concepts et classification sont des outils mentaux ; ils acquièrent une signification et une portée uniquement dans le contexte de théories qui les utilisent 3. Il n'y a pas de raison de ranger les besoins en « classes de besoins » pour établir qu'une telle classification est sans utilité pour la théorie de la valeur.

La loi d'utilité marginale et de valeur marginale décroissante est indépendante de la loi de Gossen de saturation des besoins (première loi de Gossen). En traitant de l'utilité marginale nous ne nous occupons ni de l'agrément des sens ni de saturation ou satiété. Nous ne franchissons pas les frontières du raisonnement praxéologique en établissant la définition que voici : nous appelons emploi le moins urgent ou emploi marginal l'emploi qu'un homme fait d'une unité d'un agrégat disponible homogène, lorsque cet agrégat comprend n unités, mais qu'il ne ferait pas, toutes choses égales d'ailleurs, si cet agrégat ne comprenait que n-1 unités ; nous appelons utilité marginale l'utilité tirée de cet emploi. Pour prendre connaissance de cela, nous n'avons besoin d'aucune expérience, d'aucun savoir ou raisonnement physiologiques ou psychologiques. Cela découle nécessairement de nos données de départ, que les gens agissent (choisissent) et que dans le premier cas l'acteur possède n unités d'un agrégat disponible homogène et dans le second cas n-1 unités. Dans ces conditions aucun autre résultat n'est pensable. Notre proposition est formelle et aprioristique et ne dépend d'aucune expérience.

Il n'y a que deux branches à l'alternative. Il y a, ou bien il n'y a pas, de stades intermédiaires entre la sensation de gêne qui pousse un homme à agir, et l'état dans lequel aucune action ne peut se produire (soit parce que l'état de parfaite satisfaction est atteint, soit parce que l'homme n'est plus capable d'améliorer la situation). Dans le second cas il ne pouvait y avoir qu'une seule action ; dès cette action accomplie, l'on serait dans une situation où aucune action ultérieure ne serait possible. Ceci est manifestement incompatible avec notre hypothèse qu'il y a de l'action ; ce cas ne tombe plus dans les conditions générales présupposées dans la catégorie de l'agir. Reste seulement le premier cas. Mais alors il y a plusieurs degrés dans l'approche asymptote de l'état où il ne peut plus y avoir action. Ainsi la loi d'utilité marginale est déjà implicite dans la catégorie de l'agir. Elle ne fait rien d'autre que de retourner la proposition, que l'on préfère ce qui donne plus de satisfaction à ce qui en donne moins. Si la provision disponible augmente de n-1 unités à n unités, le nouvel apport ne peut être employé qu'à éteindre un besoin moins urgent ou moins pénible que le moins urgent ou pénible parmi tous les besoins qui pouvaient être satisfaits en employant la provision de n-1.

La loi d'utilité marginale ne se réfère pas à la valeur d'usage objective, mais à la valeur d'usage subjective. Elle ne considère pas la capacité physique ou chimique des choses à produire un effet déterminé, en général ; elle considère les choses dans leur importance pour le bien-être d'un individu, tel qu'il la voit dans la situation momentanée où il se trouve. Elle ne considère pas primordialement la valeur des choses, mais la valeur des services que l'individu en escompte.

Si nous devions penser que l'utilité marginale se rapporte aux choses et à leur valeur d'usage objective, nous serions forcés d'admettre que l'utilité marginale peut aussi bien augmenter que diminuer lorsque la quantité d'unités disponibles augmente. Il peut se produire que l'emploi d'une certaine quantité minima — n unités — d'un bien a puisse fournir une satisfaction jugée préférable aux services attendus d'une unité d'un bien b. Mais si la provision de a est inférieure à n, le bien a ne peut servir qu'à une autre satisfaction jugée moindre que celle procurée par b. Dans ce cas, une augmentation de la quantité de a, passant de n-1 unités à n unités produit une augmentation de la valeur attachée à une unité de a. Le possesseur de 100 rondins peut construire une cabane qui le protège mieux de la pluie qu'un imperméable. Mais s'il ne dispose que de moins de 100 rondins, il ne peut s'en servir que pour une plate-forme qui le protège de l'humidité du sol. S'il est en possession de 95 rondins, il sera peut-être disposé à céder son imperméable afin de recevoir 5 rondins de plus. S'il n'avait que 10 rondins, il ne céderait pas l'imperméable même en échange de 10 rondins. Un homme dont les économies s'élèvent à 100 $ peut ne pas être disposé à accepter un travail pour une rémunération de 200 $. Mais s'il avait épargné 2 000 $, et qu'il fût extrêmement désireux d'acheter un bien indivisible qui ne pourrait être acquis que moyennant 2 100 $, il serait prêt à effectuer le même travail pour 100 $. Tout cela est en parfait accord avec la loi d'utilité marginale correctement formulée, d'après laquelle la valeur dépend de l'utilité des services escomptés. Il n'est pas question de quoi que ce soit du genre d'une loi de l'utilité marginale croissante.

La loi d'utilité marginale ne doit être confondue ni avec la doctrine de Bernoulli de mensura sortis ni avec la loi de Weber-Fechner. A la base de l'apport de Bernoulli il y avait deux faits bien connus et jamais contestés les gens entendent satisfaire les besoins les plus urgents avant qu'ils ne satisfassent les moins urgents, et un homme riche est en mesure de se procurer ce qu'il lui faut, mieux qu'un homme pauvre. Mais les déductions que Bernoulli tirait de ces truismes étaient toutes fausses. Il développa une théorie mathématique, selon quoi l'accroissement d'agrément diminue lorsque augmente la richesse totale d'un homme. Son affirmation, qu'en règle générale il est fort probable que pour un homme dont le revenu est de 5 000 ducats, un ducat ne compte pas plus qu'un demi-ducat pour un homme dont le revenu est de 2 500 ducats relève simplement de l'imagination. Laissons de côté l'objection qu'il n'y a pas moyen de dresser des comparaisons, autres que complètement arbitraires, entre les jugements de valeur de gens différents. La méthode de Bernoulli n'est pas moins inadéquate aux évaluations d'un même individu selon des niveaux de revenus différents. Il n'a pas vu que tout ce qu'on peut dire du cas en question, c'est qu'avec un revenu croissant chaque nouvel accroissement est employé à satisfaire un besoin ressenti comme moins urgent que le besoin le moins urgent satisfait avant que cet accroissement n'intervienne. Il n'a pas vu qu'en évaluant, en choisissant, en agissant l'on ne mesure ni n'établit d'équivalences ; l'on gradue, dans le sens de préférer et écarter 4. Voilà comment ni Bernoulli ni les mathématiciens ou économistes qui adoptèrent son mode de raisonnement ne pouvaient parvenir à résoudre le paradoxe de la valeur.

Les erreurs qu'implique l'assimilation entre la loi de Weber-Fechner en psychophysique, et la théorie subjective de la valeur, furent dénoncées déjà par Max Weber. Max Weber, il est vrai, n'était pas assez familiarisé avec l'économie, et il était trop dominé par le courant historiciste, pour avoir une vue correcte des fondements de la pensée économique. Mais une intuition ingénieuse lui fournit la suggestion d'une voie vers la solution correcte. La théorie de l'utilité marginale, affirme-t-il, « n'est pas fondée psychologiquement, mais plutôt — s'il faut appliquer un terme épistémologique — pragmatiquement, c'est-à-dire sur l'emploi des catégories « fins et moyens » 5.

Si un homme veut remédier à une situation pathologique en prenant une dose déterminée d'un remède, l'absorption d'un multiple de cette dose ne produira pas un effet meilleur. Ou bien le surplus n'aura pas d'autre effet que la dose optimum, ou bien il aura un effet nocif. Cela est aussi vrai en ce qui concerne les satisfactions de tout genre, bien que l'optimum ne soit atteint le plus souvent qu'en appliquant une dose élevée, et que le point où l'effet de doses supplémentaires devient nocif soit souvent très éloigné. Il en est ainsi parce que notre monde est un monde de causalité et de relations quantitatives entre cause et effet. Quelqu'un qui veut écarter la gêne de vivre dans une pièce où la température est de 20 °C visera à chauffer ce local aux environs de 19 °C ou 20 °C. La loi de Weber-Fechner n'a rien à voir avec le fait qu'il ne voudra pas une température de 80 ou 150 °C. Ce fait n'a rien à voir non plus avec la psychologie. Tout ce que la psychologie peut faire pour expliquer ce fait est d'établir comme une donnée première que l'homme en règle générale préfère rester en vie et en bonne santé, plutôt que mourir ou être malade. Ce qui compte pour la praxéologie est seulement le fait que l'homme en agissant choisit entre des alternatives. Que l'homme soit placé à des carrefours, qu'il doive choisir et choisisse effectivement, cela est dû — entre autres conditions — au fait qu'il vit dans un monde quantitatif et non dans un monde où la quantité n'existe pas, ce que l'esprit humain ne peut même pas imaginer.

La confusion de l'utilité marginale avec la loi de Weber-Fechner a été engendrée par l'erreur de considérer seulement le moyen qui permet d'atteindre la satisfaction, et non la satisfaction elle-même. Si l'on avait pensé à la satisfaction, on n'aurait pas adopté l'idée absurde d'expliquer la configuration du désir de chaleur, en se référant à l'intensité décroissante de la sensation d'augmentations successives d'intensité des stimuli. Que l'individu moyen ne souhaite pas porter la température de sa chambre à coucher à 50 OC n'a aucun lien quelconque avec l'intensité de la sensation de chaleur. Lorsqu'un homme ne chauffe pas sa chambre autant que le font les autres individus normaux, et que lui-même la chaufferait probablement s'il n'était davantage désireux de s'acheter un nouveau costume ou d'aller entendre une symphonie de Beethoven, cela ne peut s'expliquer par les méthodes des sciences naturelles. Ne sont objectifs et susceptibles d'être traités par les méthodes des sciences naturelles que les problèmes de la valeur d'usage objective ; la façon dont l'homme qui agit évalue la valeur d'usage objective est une autre affaire.

2 / La loi des rendements

L'on dit qu'un bien économique produit des effets quantitativement définis, s'il s'agit d'un bien du premier ordre (biens de consommation), lorsqu'une quantité a de la cause produit — soit une fois pour toutes, soit en plusieurs fois sur une période de temps définie — une quantité oc d'effet. En ce qui concerne les biens des ordres plus élevés (biens de production), cela signifie : une quantité b de cause produit une quantité β d'effet, à condition que la cause complémentaire c apporte sa quantité γ d'effet ; ce sont seulement les effets combinés β et gamma qui produisent la quantité p du bien de premier ordre D. Il y a dans ce cas trois quantités : b et c des deux biens complémentaires B et C, et p du produit D.

Avec b restant inchangée, nous appelons optimum la valeur de c qui a pour résultat la plus forte valeur de p/c. Si plusieurs valeurs de c ont pour résultat cette plus forte valeur de p/c, nous appelons alors optimum celle qui produit aussi la plus haute valeur de p. Si les deux biens complémentaires sont employés dans la proportion optimum, ils produisent tous deux le rendement maximum ; leur productivité, leur valeur d'usage objective, est pleinement utilisée, aucune fraction de l'un ou de l'autre n'est gaspillée. Si nous dévions de cette combinaison optimale en augmentant la quantité de C sans changer la quantité de B, le rendement continuera, en règle générale, à augmenter mais pas à proportion de l'augmentation de la quantité de C. S'il se trouve qu'il soit possible d'augmenter le rendement de p à p1 en augmentant la quantité d'un seul des deux facteurs, par exemple en substituant à c une dose cx, où x est plus grand que 1, nous avons de toute façon p1 > p et p1c < pcx. Car s'il était possible de compenser une diminution quelconque de la dose b par un accroissement correspondant de la dose c de telle sorte que le produit p reste inchangé, la productivité physique de B serait illimitée, B ne serait pas considéré comme rare et comme un bien économique. Il serait indifférent pour l'opérateur que la quantité disponible de B soit plus grande ou plus petite. Même une dose infinitésimale de B suffirait pour la production de n'importe quelle quantité du produit D, pourvu que la provision de C soit assez grande. D'un autre côté, une augmentation de la quantité de B disponible ne pourrait pas augmenter la production de D si la provision de C n'est pas accrue. Le rendement total du procédé serait imputé à C, et B ne pourrait être un bien économique. Comme exemple de quelque chose capable de rendre ainsi des services illimités, il y a la connaissance de la relation causale impliquée. La formule, la recette qui nous apprend comment préparer du café, pourvu qu'on la connaisse, rend des services illimités. Elle ne perd rien de sa capacité de produire, quelque fréquemment qu'on s'en serve ; sa productivité est inépuisable ; elle n'est par conséquent pas un bien économique. L'homme qui agit n'est jamais placé dans la nécessité de choisir entre la valeur d'usage d'une formule connue et une quelconque des autres choses utiles.

La loi des rendements affirme que pour la combinaison de biens économiques d'ordre élevé (facteurs de production), il existe un optimum. Si l'on s'écarte de cet optimum en augmentant l'apport de l'un seulement des facteurs, le volume produit matériellement n'augmente pas, ou n'augmente pas à proportion du pourcentage additionnel d'apport. Cette loi, ainsi qu'on l'a démontré ci-dessus, est implicite dans le fait qu'une relation quantitative définie entre le bien considéré et les effets produits par son emploi constitue une condition nécessaire pour qu'il s'agisse d'un bien économique.

Qu'il existe un tel optimum de combinaison, voilà tout ce qu'enseigne la loi des rendements, communément appelée loi des rendements décroissants. II est bien d'autres questions que cette loi ne résout aucunement, et qui ne peuvent recevoir de réponse que par l'expérience ultérieure.

Si l'effet provoqué par l'un des facteurs complémentaires est indivisible, l'optimum est la seule combinaison qui aboutisse au résultat visé. Afin de teindre une pièce de tissu dans une nuance déterminée, une quantité déterminée de teinture est requise. Une quantité moindre ou supérieure manquerait le but cherché. Celui qui a davantage de matière colorante doit laisser le surplus inutilisé. Celui qui n'a qu'une quantité moindre ne peut teindre qu'une partie de la pièce. Le moindre rendement ressort en ce cas de l'inutilité complète de la quantité de teinture ou d'étoffe qui ne peut même pas être employée parce que cela ferait manquer totalement l'objectif.

Dans d'autres circonstances un certain minimum est requis pour l'obtention d'un minimum de résultat. Entre ce résultat minimum et l'optimum il existe une zone dans laquelle des doses croissantes provoquent, soit un accroissement proportionnel de l'effet, soit un accroissement plus que proportionnel. Afin qu'une machine tourne, un certain minimum de lubrifiant est requis. Pour savoir si au-dessus de ce minimum un supplément de lubrifiant accroît le rendement de la machine proportionnellement, ou plus que proportionnellement, à l'augmentation de la quantité employée, il n'y a d'autre recours qu'à l'expérience technologique. La loi des rendements laisse sans réponse les questions de savoir : 1) Si oui ou non la dose optimum est la seule susceptible de produire l'effet cherché ; 2) Si oui ou non existe une limite rigide au-dessus de laquelle toute augmentation de la dose du facteur variable est entièrement inutile ; 3) Si la chute de rendement entraînée par une déviation progressive par rapport à l'optimum, et la hausse de rendement provoquée par l'approche progressive du niveau optimum, entraînent des changements de rendement proportionnels, ou non proportionnels, par unité du facteur variable. Tout cela doit être tranché par l'expérience. Mais la loi des rendements en elle-même, c'est-à-dire le fait qu'il doit y avoir une telle combinaison optimale, est a priori valide.

La loi de Malthus de la population, et les concepts de surpeuplement ou sous-peuplement absolus et de peuplement optimum qui en dérivent sont l'application de la loi des rendements à un problème particulier. Tout cela se réfère à des changements dans la masse disponible de travail humain, les autres facteurs restant égaux d'ailleurs. Parce que des considérations politiques amenaient des gens à rejeter la loi malthusienne, ils combattirent avec passion — mais avec de mauvais arguments — la loi des rendements ; loi qu'ils ne connaissaient d'ailleurs que comme loi des rendements décroissants du capital et du travail apportés à la terre. Aujourd'hui nous n'avons plus lieu de tenir compte de ces vaines remontrances. La loi des rendements n'est pas cantonnée dans l'emploi des facteurs de production combinés à la terre. Les efforts pour réfuter ou établir sa validité par des recherches historiques ou expérimentales en fait de production agricole sont aussi superflus que sans résultats. Qui voudrait rejeter la loi aurait à expliquer pourquoi les gens sont disposés à payer des prix pour des terres. Si la loi n'était pas vraie, un agriculteur ne chercherait jamais à étendre sa ferme. Il lui serait loisible de multiplier indéfiniment la production de n'importe quelle pièce de terre en multipliant ses apports de capital et de travail.

Certains ont cru parfois que, tandis qu'en agriculture règne la loi des rendements décroissants, en ce qui concerne les industries de transformation domine une loi des rendements croissants. Il a fallu longtemps pour qu'on s'aperçoive que la loi des rendements s'applique également à toutes les branches de production. C'est une erreur d'opposer à l'égard de cette loi l'agriculture et l'industrie de transformation. Ce que l'on appelle — par une terminologie très maladroite et même trompeuse — loi des rendements croissants n'est rien de plus que la réciproque de la loi des rendements décroissants, formulation elle-même inadéquate de la loi des rendements. Si l'on se rapproche de la combinaison optimum en augmentant la quantité d'un seul facteur, celle des autres facteurs demeurant inchangée, alors les rendements par unité du facteur variant augmentent proportionnellement ou plus que proportionnellement à son augmentation. Supposons qu'une machine, lorsqu'elle est manœuvrée par 2 ouvriers produise p ; manœuvrée par 3 ouvriers, 3 p ; par 4 ouvriers, 6 p ; par 5 ouvriers, 7 p ; et par 6 ouvriers, également 7 p sans plus. Alors l'emploi de 4 ouvriers fournit le rendement optimum par tête, à savoir 6/4 p ; tandis que dans les autres combinaisons les rendements par tête sont respectivement de ½ p, de p, de 7/5 p et 7/6 p. Si au lieu de 2 ouvriers, 3 ou 4 sont employés, les rendements croissent plus que proportionnellement au nombre d'ouvriers ; ils n'augmentent pas comme 2 : 3 : 4, mais comme 1 : 3 : 6. Nous sommes en présence de rendements croissants par tête d'ouvrier. Mais cela n'est rien d'autre que la réciproque de la loi des rendements décroissants.

Si une usine ou entreprise s'écarte de la combinaison optimale des facteurs mis en jeu, elle est moins efficace qu'une usine ou entreprise qui s'écarte moins de l'optimum. Aussi bien en agriculture que dans les industries de transformation, de nombreux facteurs de production ne sont pas parfaitement divisibles. Il est, particulièrement dans les industries de transformation, la plupart du temps plus aisé d'atteindre la combinaison optimale en accroissant les dimensions de l'usine ou de l'entreprise, qu'en les restreignant. Si la plus petite unité de l'un des facteurs, ou de plusieurs facteurs, est trop grande pour être exploitée à l'optimum dans une usine ou entreprise petite ou moyenne, le seul moyen de parvenir à l'exploitation optimale est d'accroître les dimensions de l'installation entière. Ce sont ces faits qui engendrent la supériorité de la production à grande échelle. L'importance de ce problème sera pleinement montrée plus loin, en étudiant les questions de comptabilité des coûts.

3 / Le travail humain en tant que moyen

La mise en œuvre des fonctions physiologiques et des manifestations de la vie de l'homme, comme moyens, est appelée travail. Ce n'est pas du travail que l'exercice des potentialités de l'énergie humaine et processus vitaux quand l'homme, dont elles manifestent qu'il est vivant, ne les emploie pas pour atteindre des objectifs externes différents du simple déroulement de ces processus, et du rôle physiologique qu'ils remplissent dans l'épanouissement de sa propre économie vitale ; cela c'est simplement la vie. L'homme travaille lorsqu'il use de ses forces et aptitudes, comme de moyens pour écarter une gêne ; et lorsqu'il substitue la mise en valeur intentionnelle de son énergie vitale au simple écoulement non prémédité de ses facultés et tensions nerveuses. Le travail est un moyen, non une fin en lui-même.

Chaque individu n'a qu'une quantité limitée d'énergie à dépenser, et chaque unité de travail ne peut produire qu'un effet limité. Autrement le travail humain serait disponible en abondance ; il ne serait pas rare, il ne serait pas considéré comme un moyen pour écarter la gêne, et économisé à ce titre.

Dans un monde où le travail serait économisé seulement en raison du fait qu'il est disponible en quantité insuffisante pour atteindre toutes les fins en vue desquelles il peut servir de moyen, la masse disponible de travail serait égale à la quantité totale de travail que l'ensemble de tous les hommes sont capables de dépenser. Dans un tel monde chacun serait désireux de travailler jusqu'au moment où il aurait épuisé complètement sa capacité momentanée de travail. Le temps non nécessaire pour la récréation et la restauration de la capacité de travail consommée par le travail précédent, serait entièrement consacré à travailler. Toute inutilisation de la pleine capacité de travailler serait considérée comme une perte. En accomplissant un travail supplémentaire on aurait accru son bien-être. Laisser inemployée une partie du potentiel existant serait jugé comme renonciation à un bien-être, sans la compensation d'un accroissement de bien-être équivalent. L'idée même de paresse serait inconnue. Personne ne penserait : je pourrais faire ceci ou cela, mais cela n'en vaut pas la peine, ce n'est pas payant, je préfère mon loisir. Chacun considérerait sa propre capacité de travail comme une réserve de facteurs de production qu'il serait pressé d'utiliser complètement. Même une chance du plus faible accroissement de bien-être serait considérée comme une raison suffisante de travailler davantage, s'il arrivait qu'à l'instant considéré aucun autre emploi plus profitable ne puisse être fait de la quantité de travail en question.

Dans notre monde tel qu'il est, les choses sont différentes. L'exercice d'un travail est tenu pour pénible. Ne pas travailler est considéré comme un état de choses plus satisfaisant que de travailler. Le loisir est préféré à la fatigue, toutes choses égales d'ailleurs. Les gens travaillent seulement lorsqu'ils estiment le revenu du labeur plus important que la diminution de satisfaction entraînée par l'amputation du loisir. Travailler comporte une désutilité.

La psychologie et la physiologie peuvent essayer d'expliquer ce fait. La praxéologie n'a pas à chercher si de tels efforts peuvent aboutir. Pour la praxéologie c'est une donnée de fait que les hommes désirent jouir de loisir, et par conséquent qu'ils regardent leur propre capacité de provoquer des effets, avec des sentiments différents de ceux qu'ils ont au regard des capacités des facteurs de production matériels. L'homme qui envisage de dépenser son propre travail n'examine pas seulement s'il n'y a pas d'objectif plus désirable pour la somme de travail à fournir ; il se demande tout autant s'il ne serait pas plus désirable encore de s'abstenir de toute dépense de travail supplémentaire. Nous pouvons exprimer ce fait encore, en appelant l'obtention de loisir un objet de l'activité intentionnelle, ou un bien économique du premier ordre. En employant cette terminologie un peu raffinée, nous devons considérer le loisir comme n'importe quel autre bien économique, sous l'angle de l'utilité marginale. Il nous faut conclure que la première unité de loisir satisfait un désir plus vivement ressenti que la seconde, la seconde un désir plus urgent que la troisième et ainsi de suite. Renversant la proposition, nous avons l'affirmation que la désutilité du travail ressentie par le travailleur s'accroît dans une proportion plus grande que la quantité de travail dépensée.

Néanmoins, il n'est pas nécessaire que la praxéologie étudie la question de savoir si la désutilité du travail grandit proportionnellement à l'accroissement de la quantité de travail accompli, ou plus que proportionnellement. (Que ce problème soit d'une quelconque importance pour la physiologie et la psychologie, et que ces sciences puissent ou non l'élucider, cela peut être laissé non tranché.) Quoi qu'il en soit, le travailleur lâche le travail au point où il cesse de considérer l'utilité de continuer à travailler comme une compensation suffisante de la désutilité d'une dépense additionnelle de travail. En formant ce jugement, il compare — si nous laissons de côté la baisse de rendement provoquée par la fatigue croissante — chaque portion du temps de travail, avec la même quantité de produit obtenue pendant les portions précédentes. Mais l'utilité des unités de produit successives décroît au cours de l'avancement du travail et à mesure de l'accroissement de la quantité déjà produite au total. Les produits des unités de travail antérieures ont assuré la satisfaction de besoins plus importants que ceux satisfaits par le travail fourni plus tard. La satisfaction de ces besoins moins importants peut n'être plus considérée comme une récompense suffisante pour poursuivre encore le travail, bien que l'on compare des quantités égales de production matérielle.

Il est par conséquent indifférent, pour le traitement praxéologique de la question, que l'indésirabilité du travail soit proportionnelle à la dépense totale de travail, ou qu'elle croisse à un rythme plus élevé que le temps dépensé au travail. De toute façon, la propension à dépenser les portions encore inutilisées du potentiel total de travail décroît, toutes choses restant égales d'ailleurs, lorsque augmente le total des portions déjà dépensées. Que cette baisse de propension à travailler se manifeste avec une accélération plus ou moins rapide, c'est toujours une question de données économiques, et non de principes catégoriels.

La désutilité attachée au travail explique pourquoi, dans le cours de l'histoire, s'est développée — concurremment avec l'accroissement progressif de la productivité matérielle du travail, procuré par les progrès technologiques et par l'abondance accrue de capitaux — une tendance d'ensemble à diminuer le nombre d'heures passées au travail. Parmi les agréments, dont peut profiter l'homme moderne plus que ne le pouvaient ses ancêtres civilisés, figure aussi la disposition de davantage de temps de loisir. Dans ce sens il est possible de répondre à la question souvent posée par les philosophes et les philanthropes : le progrès économique a-t-il ou non rendu l'homme plus heureux ? Si la productivité du travail était moindre qu'elle ne l'est dans l'actuel monde capitaliste, l'homme serait forcé ou bien de travailler davantage, ou de renoncer à de nombreux agréments. Lorsqu'ils établissent ce fait, les économistes n'affirment pas que le seul moyen de parvenir au bonheur soit de jouir d'un plus grand confort matériel, de vivre dans le luxe, ou d'avoir plus de loisirs. Ils reconnaissent simplement cette vérité que les hommes sont davantage en mesure de se procurer ce dont ils estiment avoir besoin.

L'éclairage fondamental de la praxéologie, posant que les hommes préfèrent ce qui les satisfait plus à ce qui les satisfait moins, et qu'ils évaluent les choses en se fondant sur leur utilité, cet éclairage n'a pas besoin d'être corrigé ou complété par aucun constat additionnel concernant l'indésirabilité du travail. Ces propositions impliquent déjà l'affirmation que le travail n'est préféré au loisir que dans la mesure où le produit du travail est désiré avec plus d'urgence que la jouissance du loisir.

La position unique que le facteur travail occupe dans notre monde est due à son caractère non spécifique. Tous les facteurs primaires de production fournis par la nature — c'est-à-dire toutes les choses et forces naturelles que l'homme peut employer pour améliorer son degré de bien-être — ont des aptitudes et des vertus spécifiques. Il y a des buts pour l'obtention desquels elles sont appropriées, des buts auxquels elles conviennent moins, et des buts pour lesquels elles sont complètement inutilisables. Mais le travail humain est à la fois utilisable et indispensable pour le déroulement de tout ce qu'on peut imaginer en fait de procédés et modes de production.

Il est évidemment inadmissible de traiter du travail humain, comme tel, en général. C'est une erreur fondamentale de ne pas voir que les hommes et leurs aptitudes à travailler sont différents. Le travail que tel individu peut accomplir convient plus à certaines fins, moins à certaines autres, pas du tout à d'autres encore. Ce fut une des faiblesses de l'économie classique de n'avoir pas suffisamment prêté attention à ce fait, et de ne pas l'avoir pris en compte dans sa théorie de la valeur, des prix et des taux de salaire. Les hommes ne font pas un objet économique du travail en général, mais des genres particuliers de travail disponibles. Les salaires ne sont pas payés pour du travail dépensé, mais pour les résultats du travail qui diffèrent grandement en qualité et quantité. La production de chaque produit déterminé requiert l'emploi de travailleurs capables de remplir les tâches du genre de travail en question. Vainement prétendrait-on ne pas devoir tenir compte de ce fait, en alléguant que la principale demande et l'offre principale de travail concernent le travail commun non qualifié que tout homme en bonne santé peut accomplir ; et que le travail qualifié, le travail des gens qui ont des aptitudes innées particulières et ont reçu une formation spéciale, est dans l'ensemble une exception. Il est inutile de rechercher si les conditions étaient telles dans un passé lointain, voire si, dans les tribus primitives, l'inégalité des aptitudes innées et des capacités acquises pour le travail fut le principal facteur faisant du travail un objet économique. Lorsqu'on s'occupe de ce qui se passe chez les peuples civilisés, il est inadmissible de négliger les différences dans la qualité du travail effectué. Le travail que des gens divers sont capables d'accomplir est différent parce que les hommes naissent inégaux, et que le savoir-faire et l'expérience qu'ils acquièrent au long de leur existence accentuent encore la différence entre leurs capacités.

En parlant du caractère non spécifique du travail humain, nous n'affirmons certes pas que tout le travail humain soit de la même qualité. Ce que nous voulons montrer est plutôt que les différences dans le genre de travail que requiert la production des divers biens sont plus grandes que les différences dans les aptitudes innées des individus. (En soulignant ce point, nous ne visons pas les apports créateurs des hommes de génie ; le travail du génie est hors de l'orbite de l'agir humain ordinaire, il est comme un don gracieux de la destinée, dont le genre humain se trouve enrichi du jour au lendemain 6. En outre, nous ne parlons pas des barrières institutionnelles qui refusent à certains groupes de gens l'accès à certaines occupations et à la formation qu'elles requièrent.) L'inégalité innée des divers individus ne rompt pas l'uniformité zoologique et l'homogénéité de l'espèce homme au point de diviser la masse du travail disponible en des tronçons sans communication. C'est pourquoi la masse potentiellement disponible pour l'exécution de chaque genre déterminé de travail excède la demande réelle de ce genre de travail. La fourniture de toute espèce de travail spécialisé pourrait être accrue en retirant des travailleurs d'autres branches et en leur donnant la formation voulue. La quantité de satisfaction d'un besoin n'est en aucune branche de production limitée par la rareté des gens capables de remplir des tâches déterminées. C'est seulement à court terme qu'il peut se produire une disette de spécialistes. A long terme elle peut être résolue en entraînant les gens qui manifestent les aptitudes innées requises.

Le travail est le plus rare de tous les moyens primaires de production, parce qu'il est non spécifique dans le sens restreint ainsi précisé, et parce que toutes les variétés de production requièrent l'apport de travail. En conséquence, la rareté des autres moyens primaires de production — c'est-à-dire les facteurs non humains de production fournis par la nature devient, pour l'homme qui agit, la rareté de ceux de ces facteurs matériels primaires de production dont l'utilisation requiert le plus faible apport de travail 7. C'est la masse disponible de travail qui détermine la mesure dans laquelle le facteur nature, dans chacune de ses variétés, peut être exploité pour satisfaire des besoins.

Si la masse de travail que les hommes sont capables d'accomplir, et disposés à accomplir, augmente, la production augmente aussi. Le travail ne pourrait demeurer inemployé parce qu'il serait inutile à faire progresser la satisfaction des besoins. L'homme isolé, vivant de ses propres ressources, a toujours la possibilité d'améliorer ses conditions d'existence en dépensant davantage de travail. Sur le marché du travail d'une Société de marchés, il y a preneur pour toute quantité de travail offerte. Il ne peut y avoir abondance et excès que dans des compartiments du marché du travail ; le résultat est de pousser le travail vers d'autres compartiments, et de provoquer l'expansion de la production dans quelque autre domaine du système économique. D'un autre côté, un accroissement dans la quantité de terre disponible — toutes choscs restant égales d'ailleurs — ne pourrait entraîner une augmentation de production que si la terre nouvellement défrichée s'avérait plus fertile que la terre marginale antérieurement cultivée 8. Il en va de même en ce qui concerne l'équipement matériel accumulé pour la production à venir. La possibilité d'utilisation des capitaux investis dépend elle aussi de la masse de travail disponible. Ce serait gaspillage que d'utiliser les installations de production matérielles, si le travail qu'il faut leur consacrer pouvait être employé à satisfaire des besoins plus urgents.

Des facteurs de production complémentaires ne peuvent être utilisés que dans la limite posée par la quantité disponible du plus rare d'entre eux. Supposons que la production de 1 unité de p requière l'apport de 7 unités de a et de 3 unités de b, et que ni a ni b ne puissent être employés à aucune autre production que celle de p. Si les disponibilités sont de 49 a et de 2 000 b, l'on ne peut produire plus de 7 p. La quantité disponible de a détermine l'étendue de l'emploi de b. Seul a est considéré comme un bien économique ; pour a seulement les gens sont disposés à payer des prix ; le prix entier de p est alloué pour 7 unités de a. D'autre part b n'est pas un bien économique et aucun prix ne lui est consenti. De grandes quantités de b restent inemployées.

Nous pouvons tenter d'imaginer la situation au sein d'un monde où tous les facteurs matériels de production seraient si complètement utilisés qu'il n'y aurait aucune occasion d'employer tous les hommes, ou de les employer dans la mesure où ils sont disposés à travailler. Dans un tel monde, il y a abondance de main-d'œuvre ; augmenter les effectifs au travail ne peut augmenter si peu que ce soit la production totale. Si nous supposons que tous les hommes ont la même capacité et la même application au travail, et si nous écartons du tableau l'indésirabilité du travail, dans un tel monde le travail ne serait pas un bien économique. Si ce monde était une république socialiste, un accroissement des chiffres de population serait considéré comme un accroissement du nombre de consommateurs oisifs. Si c'était une société de marchés, les taux de salaires payés seraient insuffisants pour ne pas mourir de faim. Les personnes à la recherche d'un emploi seraient prêtes à travailler pour n'importe quelle rémunération, si basse qu'elle soit, même insuffisante pour assurer leur survie. Elles seraient heureuses de retarder un moment la mort par inanition.

Il n'est pas utile de s'attarder sur les paradoxes de ces hypothèses et de discuter des problèmes d'un tel monde. Notre monde est différent. L'offre de travail est plus rare que les facteurs matériels de production. Nous ne discutons pas, pour l'instant, du problème de la population optimale. Nous examinons simplement le fait qu'il y a des facteurs matériels de production qui demeurent inutilisés parce que le travail nécessaire à leur utilisation est requis par la satisfaction de besoins plus urgents. Dans notre monde il n'y a pas abondance mais insuffisance de forces de travail, et il y a des facteurs matériels de production inutilisés, à savoir des terres, des gisements minéraux, et même des usines et des outillages.

Cet état de choses pourrait être changé par une augmentation des chiffres de population si grande que tous les facteurs matériels requis pour la production des aliments indispensables — au sens strict de ce mot — pour la préservation de la vie seraient exploités en totalité. Mais tant que ce n'est pas le cas, la situation ne peut être modifiée par aucun progrès technologique des méthodes de production. La substitution de méthodes de production plus efficaces à de moins efficaces ne se traduit pas par une abondance de forces de travail disponibles, pourvu qu'il y ait encore des facteurs matériels disponibles, dont l'utilisation puisse accroître le bien-être humain. Au contraire, cela accroît le rendement, et par là la quantité des biens de consommation. Les procédés pour « économiser la main-d'œuvre » augmentent l'offre de biens. Ils n'entraînent pas le « chômage technologique » 9.

Tout produit est le résultat d'une utilisation à la fois de travail et de facteurs matériels. L'homme gère économiquement aussi bien le travail que les facteurs matériels.

Travail directement ou médiatement profitable

En règle générale le travail n'avantage celui qui l'accomplit qu'indirectement, à savoir, par la suppression d'une gêne comme conséquence de la réalisation de l'objectif. Le travailleur renonce au loisir et supporte le désagrément du travail, afin de jouir du produit ou de ce que d'autres gens sont disposés à lui donner pour ce produit. L'apport de son travail est pour lui un moyen d'atteindre certaines fins, un prix payé et un coût subi.

Mais il y a des cas où la prestation de travail gratifie immédiatement le travailleur. Il tire une satisfaction immédiate de son apport de travail. Le fruit obtenu est double. Il consiste d'une part dans la réalisation du produit, et d'autre part dans la satisfaction que l'exécution même du travail donne au travailleur.

Certains ont donné de ce fait une interprétation caricaturale et ont basé sur elle des plans imaginaires de réforme sociale. L'un des dogmes principaux du socialisme est que le travail n'a d'indésirabilité que dans le système de production capitaliste, tandis que sous le socialisme il sera plaisir pur. Nous pouvons négliger les effusions lunaires du pauvre Charles Fourier. Mais le socialisme « scientifique » des marxistes ne diffère pas sur ce point de celui des utopistes. Parmi ses plus notables champions, Frederick Engels et Karl Kautsky déclarent expressément qu'un effet principal d'un régime socialiste sera de transformer le travail d'une souffrance en un plaisir 10.

Le fait est souvent méconnu, que celles des activités qui procurent une gratification immédiate et sont ainsi des sources directes de plaisir et d'agrément, sont différentes dans leur essence du labeur et du travail. Seul un traitement très superficiel des faits en question peut manquer de reconnaître ces différences. Ramer dans un canot comme on le pratique le dimanche pour s'amuser sur les lacs des parcs publics peut être assimilé, mais uniquement du point de vue de l'hydromécanique, à ce que font les équipages de rameurs ou les esclaves des galères. Quand on juge du point de vue des moyens visant à un objectif, c'est aussi différent que lorsqu'un promeneur chantonne une mélodie, par rapport au chanteur d'opéra l'interprétant dans un récital. Le canoteur sans souci du dimanche et le promeneur chantonnant tirent une satisfaction directe de leur activité, non une gratification indirecte. Ce qu'ils font n'est donc pas un travail, ce n'est pas la mise en œuvre de leurs fonctions physiologiques pour atteindre une autre fin que le simple exercice de ces facultés. C'est un simple plaisir. C'est une fin en soi : c'est fait pour l'agrément de le faire, et cela ne rend pas de service ultérieur. Puisque ce n'est pas du labeur, il n'est pas admissible de l'appeler un labeur directement gratifiant 11.

Parfois un observateur superficiel peut croire que le travail accompli par d'autres leur procure une gratification immédiate, parce que lui-même aimerait jouer à quelque chose qui imite l'apparence du travail spécial observé. Comme les enfants jouent au maître d'école, au soldat, ou au train, de même des adultes aimeraient jouer à ceci ou cela. Ils pensent que le mécanicien de la locomotive doit avoir plaisir à manœuvrer et conduire sa machine, comme eux en auraient s'il leur était permis de s'en servir comme jouet. Le comptable qui se hâte vers son bureau envie, en passant, l'agent de police payé, pense-t-il, pour se promener tranquillement en faisant sa ronde. Mais l'agent envie le comptable qui, confortablement assis dans une pièce bien chauffée, gagne de l'argent en faisant quelques gribouillis qui ne peuvent sérieusement être appelés du travail. Mais les opinions des gens qui interprètent de travers le travail des autres, et le tiennent pour un simple passe-temps, ne méritent pas d'être prises au sérieux.

Il y a, néanmoins, aussi des cas où un travail est immédiatement gratifiant. Il y a quelques genres de travail dont de petites doses, sous certaines conditions particulières, fournissent directement un plaisir. Mais ces quantités sont si insignifiantes qu'elles ne jouent aucun rôle dans le complexe de l'agir humain et de la production pour la satisfaction des besoins. Notre monde est caractérisé par le phénomène d'indésirabilité du travail. Les gens troquent le travail générateur de désagrément contre les produits du travail ; le travail est pour eux source de gratification indirecte.

Dans la mesure où une certaine espèce de travail fournit un montant limité de plaisir et non de peine, une gratification immédiate et non l'inconvénient du labeur, l'on ne paie point de salaire à ceux qui l'exécutent. Au contraire, l'exécutant qui « travaille » doit acheter le plaisir, en acquitter le prix. Chasser le gibier a été et est pour nombre de gens un véritable travail, générateur de déplaisir. Mais il y a des gens pour qui c'est pur plaisir. En Europe, les amateurs de chasse achètent au propriétaire des terrains de chasse le droit de tirer un certain nombre de pièces d'un gibier défini. L'achat de ce droit est distinct du prix à payer pour le contenu de la gibecière. Si les deux achats sont liés, le prix excède de loin ceux qui doivent être payés sur le marché pour la venaison. Un chamois mâle encore sur pied dans ses rochers vertigineux a ainsi plus de valeur marchande que plus tard, alors qu'on l'aura tué, descendu dans la vallée, et préparé pour l'utilisation de la viande, du cuir et des cornes ; et pourtant il aura fallu, pour le tuer, de dures escalades avec pas mal de matériel. L'on pourrait dire que l'un des services qu'un chamois vivant est susceptible de rendre est de fournir au chasseur le plaisir de le tuer.

Le génie créateur

Loin au-dessus des millions qui viennent et passent, dominent les pionniers, les hommes dont les actes et les idées défrichent de nouvelles voies pour l'humanité. Pour le génie découvreur 12 créer est l'essence de la vie. Vivre, pour lui, signifie créer.

Les activités de ces hommes prodigieux ne peuvent entièrement être rangées dans le concept praxéologique de labeur. Elles ne sont pas du labeur parce que, pour le génie, elles ne sont pas des moyens, mais des fins en elles-mêmes. Il vit en créant et inventant. Pour lui il n'y a pas de loisir, mais simplement des intermèdes de stérilité et de frustration. Son mobile n'est pas le désir de provoquer un résultat, mais l'acte de produire ce à quoi il pense. La réalisation ne lui profite ni indirectement ni directement. Elle ne lui profite pas indirectement parce que ses contemporains y sont, au mieux, indifférents ; et plus souvent l'accueillent avec des sarcasmes, des moqueries et des persécutions. Maint génie aurait pu employer ses dons à se faire une vie agréable et joyeuse ; l'idée ne lui est même pas venue, et il a choisi la voie épineuse sans hésitation. Le génie entend remplir ce qu'il considère comme sa mission, même s'il sait que c'est pour aller à son propre désastre.

Le génie ne tire pas non plus une euphorie directe de ses activités créatrices. Créer est pour lui une agonie et un tourment, un combat toujours déchirant contre des obstacles intérieurs et extérieurs ; il s'y consume et en est écrasé. Le poète autrichien Grillparzer a décrit cela dans un poème émouvant « Adieu à Gastein » 13. Nous pouvons penser qu'en l'écrivant il ne pensa pas seulement à ses propres chagrins et épreuves mais aussi aux souffrances pires d'un bien plus grand homme, Beethoven, dont le sort ressembla au sien et qu'il comprit, par son affectueux dévouement et sa pénétrante sympathie, mieux qu'aucun de ses contemporains. Nietzsche se compara lui-même à la flamme qui insatiablement se consume et se détruit elle-même 14. De tels tourments sont des phénomènes qui n'ont rien de commun avec les connotations généralement attachées aux notions de travail ou labeur, de production et de réussite, de gagne-pain et de plaisirs de l'existence.

Les œuvres accomplies par l'homme qui crée et innove, ses pensées et théories, ses poésies, peintures ou compositions, ne peuvent être classées praxéologiquement comme produits du labeur. Elles ne sont pas le résultat d'un apport — pour la « production » d'un chef-d'œuvre de philosophie, d'art ou de littérature — d'un travail que l'on aurait pu affecter à la production d'autres biens de confort. Les penseurs, poètes ou artistes sont souvent impropres à l'apport d'autres genres de travail. Quoi qu'il en soit, le temps et l'effort qu'ils consacrent à des activités créatrices ne sont pas soustraits à l'emploi pour d'autres buts. Les circonstances vouent parfois à la stérilité un homme qui aurait eu la capacité de faire naître des choses inouïes ; parfois elles ne lui laissent d'autre alternative que de mourir de faim ou d'user toutes ses forces à se débattre pour simplement survivre physiquement. Mais si le génie parvient à toucher au but qu'il s'est proposé, nul que lui-même ne supporte le « coût » encouru. Goethe fut peut-être sous certains aspects entravé par ses fonctions à la cour de Weimar. Mais il n'eût certainement pas été plus efficace dans ses charges officielles comme ministre d'État, directeur de théâtre et administrateur de mines, s'il n'avait pas écrit ses pièces, ses poèmes et romans.

Il est, de plus, impossible de remplacer le travail des créateurs par celui de quelqu'un d'autre. Si Dante et Beethoven n'avaient pas existé, l'on n'aurait pas eu le choix d'assigner à d'autres la tâche d'écrire La Divine Comédie ou la IXe Symphonie. Ni la société ni aucun individu ne peut concrètement faire apparaître un génie et son œuvre. La plus haute intensité de « demande », le plus impérieux commandement du pouvoir sont sans effet. Le génie ne fournit pas sur commande. Les hommes ne peuvent améliorer les conditions naturelles et sociales d'où sortent le créateur et sa création. Il est impossible d'élever des génies par l'eugénisme, de les entraîner par l'enseignement, ni d'organiser leurs activités. Mais bien entendu, il est possible d'organiser la société de telle sorte qu'il ne s'y trouve aucune place pour les pionniers et leurs découvertes.

L'œuvre créatrice du génie est un donné ultime pour la praxéologie. Elle apparaît dans l'Histoire comme un don gratuit du sort. Elle n'est en aucune manière le résultat d'une production au sens où la science économique emploie ce terme.

4 / Production

L'action, si elle est réussie, atteint le but cherché. Elle réalise le produit.

La production n'est pas un acte de création ; elle n'apporte pas quelque chose qui n'existait pas avant. Elle est la transformation d'éléments donnés qu'elle arrange et combine. Le producteur n'est pas un créateur. L'homme ne crée que dans le domaine de la pensée et de l'imagination. Dans l'univers des phénomènes externes il est seulement un transformateur. Tout ce qu'il peut accomplir est de combiner les moyens disponibles de telle sorte qu'en raison des lois naturelles le résultat visé soit forcé de se produire.

Il a été jadis habituel de distinguer entre la production des biens tangibles et la prestation personnelle de services. Le menuisier qui fabriquait des tables et des chaises était appelé productif ; mais ce qualificatif était refusé au docteur, dont les conseils aidaient le menuisier à retrouver la force de fabriquer tables et chaises. Une différence était faite entre les rapports médecin-menuisier, et les rapports menuisier-tailleur. Le médecin, à ce qu'on affermait, ne produit pas lui-même ; il tire sa subsistance de ce que d'autres produisent, il est entretenu par les menuisiers et tailleurs. Plus tôt dans l'histoire, les physiocrates français soutenaient que tout travail est improductif s'il ne tire quelque chose du sol. Dans leur opinion, seules étaient productives la culture, la pêche et la chasse, le travail des mines et carrières. Les industries de transformation n'ajoutaient rien à la valeur des matériaux employés, sauf la valeur des choses consommées par les travailleurs.

Les économistes d'aujourd'hui se gaussent de leurs prédécesseurs, pour avoir fait des distinctions aussi insoutenables. Ils feraient mieux cependant d'ôter la poutre de leur œil à eux. La façon dont beaucoup d'auteurs actuels traitent de divers problèmes — par exemple, la publicité et les études de marché — est manifestement une rechute dans les erreurs grossières qui devraient être dissipées depuis longtemps.

Une autre opinion largement partagée trouve une différence entre l'emploi de main-d'œuvre et celui des facteurs matériels de production. La nature, affirme-t-on, dispense ses dons gratuitement ; mais le travailleur doit être payé parce qu'il supporte le désagrément de travailler. En fournissant de l'effort et en surmontant l'indésirabilité du labeur, l'homme ajoute à l'univers quelque chose qui n'existait pas auparavant. Dans ce sens, on disait que le travail est créateur. Cela aussi est erroné. La capacité de travailler est donnée à l'homme dans l'univers, comme le sont les capacités inhérentes du sol et des substances animales. Ce n'est pas non plus le fait qu'une partie du potentiel de travail reste inutilisée, qui le distingue des facteurs non humains de production ; ces derniers aussi peuvent rester inutilisés. Si les individus consentent à surmonter l'indésirabilité du labeur, c'est la conséquence du fait qu'ils préfèrent le produit du travail à l'agrément tiré d'un loisir plus prolongé.

Seul l'esprit humain, qui dirige l'action et la production, est créateur. L'esprit aussi appartient à l'univers et à la nature ; il est une part du monde donné et qui existe. Dire que l'esprit est créateur n'est pas se permettre une spéculation métaphysique quelconque. Nous l'appelons créateur parce que nous sommes hors d'état de remonter le processus des changements réalisés par l'agir humain, plus haut en amont que là où nous rencontrons l'intervention de la raison guidant les activités humaines. La production n'est pas quelque chose de physique, de matériel et d'externe ; c'est un phénomène spirituel et intellectuel. Ses conditions essentielles ne sont pas le labeur humain et les forces naturelles ou choses extérieures, mais la décision de l'esprit d'user de ces facteurs comme moyens d'atteindre des fins. Ce qui réalise le produit, ce ne sont pas l'effort et le tracas en eux-mêmes, mais le fait que la succession des efforts est guidée par la raison. L'esprit humain seul est capable d'écarter ce qui gêne.

La métaphysique matérialiste des marxistes interprète ces choses de façon totalement fausse. Les « forces productives » ne sont pas matérielles. La production est un phénomène spirituel, intellectuel et idéologique. C'est la méthode que l'homme, conduit par la raison, emploie pour écarter au mieux ce qui le gêne. Ce qui distingue notre situation de celle de nos ancêtres qui vivaient mille ou vingt mille ans avant nous n'est pas quelque chose de matériel, mais quelque chose de spirituel. Les changements matériels sont la conséquence des changements spirituels.

La production consiste à changer le donné suivant les schémas de la raison. Ces desseins sont la chose primordiale ; les recettes, les formules, les idéologies transforment ce qui était des facteurs — aussi bien humains que non-humains — en des moyens. L'homme produit à coups de raison ; il choisit des fins et emploie des moyens pour les atteindre. L'idée populaire selon laquelle l'économie s'occupe des conditions matérielles de l'existence humaine est entièrement erronée. L'action de l'homme est une manifestation de son esprit. En ce sens la praxéologie peut être dite une science morale (Geisteswissenschaft).

Il est vrai, nous ne savons pas ce qu'est l'esprit, de même que nous ne savons pas ce que sont le mouvement, la vie, l'électricité. Esprit est simplement un mot désignant le facteur inconnu qui a rendu les hommes capables d'accomplir tout ce qu'ils ont réalisé : les théories et les poèmes, les cathédrales et les symphonies, les autos et les avions.

Notes

1 Il est important de noter que ce chapitre ne traite pas des prix ou valeurs de marché, mais de la valeur d'usage subjective. Les prix sont une dérivée de la valeur d'usage subjective. Voir ci-dessous, chap. XVI.

2 Voir Carl Menger, Grundsätze der Wirtschaftslehre, Vienne, 1871, pp. 88 et suiv. ; Böhm-Bawerk, Kapital und Kapitalzins, 3e éd., Innsbruck, 1909, IIe Partie, pp. 237 et suiv.

3 Les classes ne sont pas dans le monde. C'est notre esprit qui classifie les phénomènes afin d'organiser notre connaissance. La question de savoir si une certaine façon de classifier les phénomènes permet en fait d'obtenir ce résultat diffère de la question de savoir si elle est logiquement admissible ou non.

4 Voir Daniel Bernoulli, Versuch einer neuen Theorie zur Bestimmung von Glücksfällen, traduction de Pringsheim Leipzig, 1896, pp. 27 et suiv.

5 Voir Max Weber, Gesammelte Aufsätze zur Wissenschaftslehre, Tübingen, 1922, p. 372 ; également p. 149. Le terme « pragmatique », ainsi employé par Weber, est évidemment susceptible de provoquer une méprise. Il n'est pas expédient de l'employer pour quoi que ce soit d'autre que la philosophie du pragmatisme. Si Weber avait connu le terme « praxéologie », il l'eût sans doute préféré.

6 Voir ci-dessous, pp. 145 à 147.

7 Bien entendu, quelques ressources naturelles sont tellement rares qu'elles sont entièrement utilisées.

8 Supposant la libre mobilité du travail, ce serait gaspillage d'améliorer des terres incultes si la zone récupérée n'est pas assez fertile pour équilibrer le coût total de l'opération.

9 Voir ci-dessous, pp. 809 à 820.

10 Karl Kautsky, Die soziale Revolution, 3e éd., Berlin, 1911, II, 16 et suiv. A propos d'Engels, voir ci-dessous, p. 620.

11 Ramer sérieusement en tant que sport, chanter sérieusement à la façon d'un amateur constituent du travail introversif. Voir ci-dessous pp. 616 à 619.

12 Les chefs de peuples (leaders, führers) ne sont pas des pionniers. Ils guident le peuple au long de pistes que des pionniers ont frayées. Le pionnier ouvre la route à travers des régions jusqu'alors inaccessibles ; il peut bien n'avoir aucun souci que quelqu'un ait ou non l'envie de prendre ce nouveau chemin. Le chef d'un peuple le mène vers le but que ses membres veulent atteindre.

13 Il semble qu'il n'y ait pas de version anglaise de ce poème. Le livre de Douglas Yates (Franz Grillparzer, a Critical Biography, Oxford, 1946, I, 57) donne un bref résumé en anglais de son contenu.

14 Pour une traduction (en anglais) du poème de Nietzsche, voir M. A. Mügge, Friedrich Nietzsche, New York, 1911, p. 275.