Il y avait une fois un homme qui prétendait que la terre est plate parce qu'il l'avait vue plate partout où il était allé. De même chaque génération est disposée à considérer que ses hypothèses essentielles se passent de toute démonstration, même lorsqu'elles ont en fait été adoptées sans jugement. Cette disposition est en général renforcée par quelque large interprétation de l'expérience historique fournie par les érudits de l'époque. On en trouve un exemple classique dans la doctrine de la monarchie de droit divin. En affirmant que le roi règne par la grâce de Dieu, on soustrait à la discussion la prétention du roi au pouvoir absolu, c'est-à-dire qu'on en fait un axiome. Ceux qui voudraient mettre le pouvoir royal en question, sont ainsi réduits au silence, car ils n'osent pas mettre en question le Dieu par la grâce duquel le roi règne.
Pour justifier le retour au principe d'autorité en politique, on croit devoir affirmer que la nouvelle technique, celle de la machine, a besoin du contrôle d'un État omnipotent. Il y a un grand nombre de versions de cette idée fondamentale. Certains disent que seule l'autorité gouvernementale peut protéger les hommes contre la tyrannie de la machine ; d'autres que seul le gouvernement peut transformer en réalités les promesses bienfaisantes du machinisme. Mais tous sont d'accord pour dire que les progrès récents de la technique entraînent une nécessité profonde qui oblige l'humanité à exalter l'autorité des gouvernants et à intensifier leur intervention dans la vie quotidienne. L'État moderne exerce son pouvoir souverain par la grâce des dieux de la machine.
« A mesure que l'industrie se mécanise », dit M. Lewis Mumford, « il faut que l'autorité politique exerce une pression plus forte qu'il n'était nécessaire auparavant »[1]. C'est en partant de cette thèse que les dirigeants intellectuels du monde moderne en sont venus à croire que la conception libérale de l'Etat appartient, comme l'a dit un jour le président Roosevelt, « à l'époque des fiacres »[2].
Et pourtant cette thèse, que notre génération considère comme évidente, contient un paradoxe étonnant. M. Mumford, suivant un schéma imaginé par le professeur Patrick Geddes, déclare qu'en « considérant les mille dernières années, on peut diviser l'évolution du machinisme et de la civilisation industrielle en trois phases successives qui chevauchent l'une sur l'autre et s'interpénètrent : la phase éo-technique (basée sur l'eau et le bois), la phase paléo-technique (basée sur le charbon et le fer), la phase néo-technique (basée sur l'électricité et les alliages) »[3]. Cette division est commode et instructive. Mais ce qui nous intéresse surtout c'est ce que M. Mumford en déduit : à savoir que dans la phase néo-technique, celle que nous traversons actuellement, l'Etat doit réglementer la production et la consommation, qu'il doit, au moins dans le domaine de ce qu'il appelle les « besoins fondamentaux » de l'alimentation, du vêtement et du logement, et dans celui des « luxes nécessaires »[4], imposer une « production rationnée », une « consommation communisée », et le « travail obligatoire »[5]. N'est-il pas vraiment extraordinaire que dans la dernière phase de la technique du machinisme, on nous dise qu'il faut revenir à la technique politique, c'est-à-dire aux lois somptuaires et au travail forcé qui caractérisaient les premiers temps du machinisme ? Je sais bien que M. Mumford espère et croit que le pouvoir souverain tout-puissant se montrera, de nos jours, aussi avisé que l'ont été les physiciens et les chimistes qui ont inventé les alliages et maîtrisé l'électricité. Mais il n'en reste pas moins vrai que, selon lui, les bienfaits promis par la science moderne ne peuvent être réalisés qu'au moyen de la technique politique des âges pré-scientifiques. Car tout l'appareil d'une économie administrée par la politique, taxation des prix et des salaires, lois somptuaires, travail forcé, consommation « communisée », production dirigée, sans parler de l'opinion censurée et contrôlée dans les États totalitaires, tout cela n'est qu'un retour à la technique politique qu'il avait fallu rejeter pour permettre à la révolution industrielle de s'accomplir. Il n'est par conséquent pas du tout évident que l'humanité soit obligée d'adopter de nouveau cette technique politique pour permettre la réalisation des promesses de la révolution industrielle[6].
La règlementation de l'industrie par l'État n'a en effet jamais été plus minutieuse que dans le siècle qui a précédé les grandes innovations techniques. Que l'on songe à ce que cette règlementation représentait. Que l'on considère, par exemple, le fameux système de règlements par lequel Colbert s'était efforcé de codifier et de généraliser la loi industrielle[7]. Les règlements de la seule industrie textile forment quatre volumes in-quarto de 2 200 pages et trois volumes supplémentaires. Les règlements sur la fabrication des lainages en Bourgogne et dans quatre régions avoisinantes, stipulent que les tissus de Dijon et Selongey doivent être peignés sur une largeur d'une aune et trois-quart, que la trame doit comprendre quarante-quatre fois trente-deux fils, lisières comprises, et qu'à son arrivée à la foulerie, le drap doit avoir exactement une aune de large. Mais à Semur et en quatre autres endroits, la trame doit avoir treize cent soixante-seize fils, et mille deux cent seize à Châtillon. On avait oublié la ville de Langogne jusqu'en 1718, date à laquelle parut une ordonnance déclarant que Sa Majesté venait d'apprendre qu'aucun règlement ne spécifiait le nombre de fils dont ses draps devaient être composés, et que cette question devait absolument être réglée.
Notes et références
- ↑ Technics and Civilisation, p. 420
- ↑ Déclaration à la presse, 31 mai 1935.
- ↑ Op. cit., p. 109.
- ↑ Ibid, p. 395
- ↑ Ibid, p. 405
- ↑ La technique politique de la révolution industrielle fait l'objet du Livre III.
- ↑ Les exemples qui suivent sont tirés de l'ouvrage de Eli F. Heckscher, Mercantilism, vol. I, pp. 157 sqq.