Différences entre les versions de « Destutt de Tracy:Éléments d'idéologie, tome I - Chapitre 1 : Qu'est-ce que penser »

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- Introduction << Éléments d'idéologie, tome I >> - Chapitre 2 : De la sensibilité et des sensations.

vous pensez tous : vous le dites souvent ; aucun de vous n' en doute ; c' est pour vous une vérité d' expérience, de sentiment, de conviction intime, et je suis bien loin de la nier. Mais vous êtes-vous jamais rendu un compte un peu précis de ce que c' est que penser, de ce que vous éprouvez quand vous pensez, n' importe à quoi ? Je suis bien tenté de croire que non ; et bien des hommes meurent sans l' avoir fait, sans y avoir seulement songé. Cette insouciance si commune devrait bien nous surprendre, s' il n' était pas vrai qu' il n' y a que les choses rares qui aient le pouvoir de nous étonner. Essayons de faire ensemble cet examen que je vous soupçonne de n' avoir jamais fait.

Vous dites tous ; je pense cela, quand vous avez une opinion, quand vous formez un jugement. Effectivement, porter un jugement vrai ou faux est un acte de la pensée ; et cet acte consiste à sentir qu' il existe un rapport, une relation quelconque, entre deux choses que l' on compare. Quand je pense qu' un homme est bon, je sens que la qualité de bon convient à cet homme. Il ne s' agit pas ici de rechercher si j' ai raison ou tort, ni d' où peut venir mon erreur ; nous verrons cela ailleurs... : penser, dans ce cas, c' est donc appercevoir un rapport de convenance ou de disconvenance entre deux idées, c' est sentir un rapport.

vous dites encore ; je pense à notre promenade d' hier, quand le souvenir de cette promenade vient nous frapper, vous affecter : penser, dans ce cas, c' est donc éprouver une impression d' une chose passée ; c' est sentir un souvenir.

quand vous desirez, quand vous voulez quelque chose, vous ne dites pas aussi communément, je pense que j' éprouve un desir, une volonté. effectivement, ce serait un pléonasme, une expression inutile : mais il n' en est pas moins vrai que desirer et vouloir sont des actes de cette faculté intérieure que nous appelons en général la pensée ; et que quand nous desirons ou voulons quelque chose, nous éprouvons une impression interne, que nous appelons un desir ou une volonté : ainsi penser, dans ce cas, c' est sentir un desir.

vous vous servez encore moins de l' expression, je pense, quand vous ne faites qu' éprouver une impression actuelle et présente, qui n' est ni un souvenir d' une chose passée, ni un rapport existant entre deux idées, ni un desir de posséder ou d' éviter un objet quelconque. Quand un corps chaud vous brûle la main, vous ne dites point, je pense que je me brûle, mais je sens que je me brûle, ou mieux encore, tout simplement je me brûle. si vous êtes affecté par quelques douleurs internes, celles de la colique, par exemple, vous ne dites point, je pense que je souffre, mais je souffre. cependant le dérangement mécanique qui s' opère dans votre main ou dans vos entrailles est une chose distincte et différente de la douleur que vous en ressentez ; la preuve en est que si ces organes sont paralysés ou gangrenés, ils peuvent éprouver de bien plus fortes lésions sans que vous vous en apperceviez : or cette faculté d' être affecté de plaisir ou de peine à l' occasion de ce qui arrive à nos organes, fait encore partie de ce que nous nommons la pensée ou la faculté de penser. penser, dans ce cas, c' est donc sentir une sensation, ou tout simplement sentir.

penser, comme vous voyez, c' est toujours sentir, et ce n' est rien que sentir. Maintenant me demanderez-vous ce que c' est que sentir ? Je vous répondrai, c' est ce que vous savez, ce que vous éprouvez. Si vous ne l' éprouviez pas, ce serait bien inutilement que je m' efforcerais de vous l' expliquer : vous ne m' entendriez ni ne me comprendriez. Mais puisque vous avez la conscience de cette manière d' être, vous n' avez besoin d' aucune explication pour la connaître ; il vous suffit de votre expérience. Sentir est un phénomène de notre existence, c' est notre existence elle-même : car un être qui ne sent rien peut bien exister pour les autres êtres, s' ils le sentent ; mais il n' existe pas pour lui-même, puisqu' il ne s' en apperçoit pas.

Vous pourriez avec plus de raison me demander pourquoi, penser étant la même chose que sentir, on a fait deux mots au lieu d' un ? Je vous dirais que c' est parceque l' on a plus spécialement destiné le mot sentir à exprimer l' action de sentir les premières impressions qui nous frappent, celles que l' on nomme sensations ; et le mot penser à exprimer l' action de sentir les impressions secondaires que celles-là occasionnent, les souvenirs, les rapports, les desirs, dont elles sont l' origine. Ce partage entre ces deux mots est mal vu, sans doute ; il n' est fondé que sur les idées fausses qu' on s' était faites de la faculté de penser avant de l' avoir bien observée, et il a ensuite causé d' autres erreurs. Mais, malgré l' obscurité que ce mauvais emploi des mots répand sur notre sujet, il est clair, quand on y réfléchit, que penser c' est avoir des perceptions ou des idées ; que nos perceptions ou nos idées (je ferai toujours ces deux mots absolument synonymes) sont des choses que nous sentons, et que par conséquent penser c' est sentir. nous avons donc actuellement une connaissance générale de ce que c' est que penser. Il nous reste à entrer dans les détails. Encore une fois, puisque penser c' est sentir, si les mots de notre langue étaient bien faits ou bien appliqués, nous devrions appeler cette faculté sensibilité, et ses produits sensations, ou sentimens ; l' expression rappellerait la chose même : mais ne pouvant changer l' usage, nous le suivrons, et nous nommerons cette faculté la pensée, et ses produits des perceptions, ou des idées. nous conserverons de même tous les autres termes reçus ; nous nous contenterons de bien déterminer leur signification. On vous dira, et peut-être on vous a déjà dit que le mot idée vient d' un mot grec qui signifie image, et qu' il a été adopté parceque nos idées sont les images des choses. Ce peut bien être effectivement là la raison qui a fait créer ce mot, et qui l' a fait recevoir dans beaucoup de langues : mais cette raison n' en est pas meilleure ; car nos idées sont ce que nous sentons ; et assurément le sentiment de douleur que je sens quand je me brûle, n' est pas du tout la représentation du changement de couleur ou de figure qui arrive à mon doigt. Nous verrons cela encore mieux par la suite : mais dès ce moment gardons-nous de l' erreur commune de croire que nos idées soient la représentation des choses qui les causent. Quoi qu' il en soit, nous avons déjà remarqué que nous avions des idées ou perceptions de quatre espèces différentes. Je sens que je me brûle actuellement ; c' est une sensation que je sens. Je me rappelle que je me suis brûlé hier ; c' est un souvenir que je sens. Je juge que c' est un tel corps qui est cause de ma brûlure ; c' est un rapport que je sens entre ce corps et ma douleur. Je veux éloigner ce corps ; c' est un desir que je sens. Voilà quatre sentimens, ou, pour parler le langage ordinaire, quatre idées qui ont des caractères bien distincts. On appelle sensibilité la faculté de sentir des sensations ; mémoire, celle de sentir des souvenirs ; jugement, celle de sentir des rapports ; volonté, celle de sentir des desirs. Ces quatre facultés font certainement partie de celle de penser ; mais la composent-elles toute entière ? La faculté de penser n' en renferme-t-elle aucune autre ? Quoique j' en sois bien convaincu, je ne me permettrai pas de vous l' affirmer encore ; c' est une question que nous traiterons par la suite. Commençons par considérer ces quatre facultés l' une après l' autre : si de cet examen il résulte qu' elles suffisent à former toutes nos idées, il sera constant qu' il n' y a rien autre chose dans la faculté de penser ; qu' elles la composent toute entière.