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== Chapitre 1. Les plans de société collectiviste. == | |||
== Chapitre 1. Les plans de société collectiviste == | |||
Le pur collectivisme se caractérise par les deux traits suivants : | Le pur collectivisme se caractérise par les deux traits suivants : | ||
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tous les travaux et produits ont une valeur taxée en unités de | tous les travaux et produits ont une valeur taxée en unités de | ||
travail suivant la quantité de travail dépensée, de telle sorte que les | travail suivant la quantité de travail dépensée, de telle sorte que les | ||
travailleurs peuvent acquérir les produits en proportion de leurs | travailleurs peuvent acquérir les produits en proportion de leurs | ||
travaux sans prélèvements capitalistes. | travaux sans prélèvements capitalistes. | ||
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crises d'inanition universelle dont le monde moderne ne peut nous | crises d'inanition universelle dont le monde moderne ne peut nous | ||
offrir une image même affaiblie. | offrir une image même affaiblie. | ||
''* § II. Demandes et produits approvisionnés.'' | |||
La question d'équilibre entre l'offre et la demande se présente ici | |||
sous une face retournée. L'adaptation de la demande à l'offre, | |||
c'est-à-dire aux quantités existant en magasin, rencontre certaines | |||
difficultés particulières, et réclame par conséquent quelques explications | |||
nouvelles. | |||
En théorie, l'Administration peut toujours obtenir l'équilibre, en | |||
conduisant la production jusqu'au point où elle s'ajuste avec la | |||
demande sur la base du prix de revient, unique ou moyen suivant | |||
les cas. En fait, il faudra certainement procéder par à peu près, par | |||
tâtonnements, de sorte que l'offre d'un produit particulier dépassera | |||
la demande, ou inversement, dans l'immense majorité des cas. | |||
Il est possible, d'abord, que l'Administration ne veuille pas donner | |||
à la production une extension suffisante soit qu'elle néglige de | |||
satisfaire des goûts rares et recherchés, soit qu'elle entreprenne de | |||
modifier les goûts du public, en favorisant, par exemple, la production | |||
du lait ou de la bière aux dépens de celle du champagne. Plus fréquemment encore, l'excès de l'offre ou de la demande, soit dans un magasin local, soit dans l'ensemble du pays, proviendra d'une | |||
erreur de prévision. L'erreur ne sera pas toujours imputable à la | |||
faute de l'Administration; dans bien des cas, elle sera inévitable, | |||
parce qu'il aura été impossible de prévoir les changements de la | |||
mode et les diverses circonstances qui viendront modifier la direction | |||
des demandes. C'est ainsi que l'épargne privée des bons de | |||
travail jouera constamment un rôle perturbateur. Tout bon épargné | |||
représentera un produit en excès, qui ne trouvera pas d'écoulement | |||
immédiat. A d'autres moments, au contraire, les bons mis en réserve | |||
se porteront d'une façon imprévue sur une catégorie d'objets dont | |||
la production aura été fixée en prévision des demandes probables | |||
d'après les bons délivrés dans l'année. Quant à l'offre des produits | |||
du sol, elle ne sera pour ainsi dire jamais égale aux quantités prévues | |||
la production agricole, subordonnée aux caprices de l'atmosphère | |||
et de la température, ne se commande pas comme la production | |||
industrielle. Il ya donc mille chances pour que l'offre d'un article | |||
dépasse la demande, ou réciproquement, dans une localité ou dans le | |||
pays tout entier. Comment débitera-t-on les quantités existantes, en | |||
attendant que la production se conforme pour l'avenir aux nouvelles | |||
indications de la demande? | |||
Si c'est l'offre qui dépasse la demande, les produits en magasin | |||
ne trouvant pas preneur au prix coûtant, il faudra nécessairement | |||
pourvoir à l'écoulement du stock, surtout s'il est exposé à une détérioration | |||
rapide. Mais quel sera le moyen d'accélérer le débit de ces | |||
objets délaissés, peut-être passés de mode ou déjà détériorés, si | |||
leur prix a été fixé à un taux invariable, dès leur entrée en magasin, | |||
d'après la quantité de travail social qui s'y trouve incorporée? De | |||
toute nécessité, il faudra les offrir au rabais, et revenir, au moins | |||
pour eux, au régime de l'offre et la demande. Mais le principe de la | |||
valeur collectiviste est ainsi gravement altéré aux dépens de l'équilibre | |||
du système; une partie des bons émis se trouve en excès sur la | |||
valeur des produits qui doivent en former la contre-partie; sous la | |||
menace du déficit, l'ensemble des bons se déprécie, et le système | |||
entier se détraque. La difficulté paraît insoluble, si l'on ne renonce | |||
pas complètement à la taxation en unités de travail pour généraliser | |||
l'application de l'offre et la demande. | |||
L'hypothèse inverse, celle où la demande est en excès sur l'offre, se | |||
présente naturellement toutes les fois qu'il s'agit d'objets recherchés | |||
dont la reproduction est impossible : oeuvres d'art, pierres précieuses, | |||
vins renommés des années précédentes, ou même de la récolte à venir lorsque le vignoble est parvenu à son maximum de rendement, | |||
maisons avantageusement situées au centre d'une grande ville ou | |||
dans un site exceptionnel, etc. Elle se présente aussi pour les | |||
objets qui peuvent être multipliés, lorsque la production en est | |||
momentanément insuffisante. Dans ces circonstances, la taxe au prix | |||
coûtant est encore trop rigide pour fournir une solution. Offrir les | |||
objets rares au tarif ordinaire du coût en travail, ce n'est pas seulement | |||
renoncer au bénéffice de leur rareté, c'est aussi se priver de tout; | |||
moyen de faire un choix équitable entre des amateurs trop nombreux, | |||
qui offrent tous le prix taxé et se présentent avec des droits égaux. | |||
A qui les bouteilles de chambertin, si, à égalité de travail, elles sont | |||
cotées au même taux que le cru d'Argenteuil? A qui l'appartement | |||
situe au centre de la ville, si son loyer, calculé suivant le prix de la | |||
construction, est le même que celui d'une habitation du faubourg? | |||
Dans la foule des appelés, quel sera l'élu? | |||
Si l'on écarte l'offre et la demande pour rester dans les termes du | |||
collectivisme pur, on se trouve dans une véritable impasse. Toute | |||
méthode d'attribution paraît défectueuse. La faveur? Le rang d'inscription | |||
? Le tirage au sort? Le rationnement? Aucune de ces solutions | |||
n'est satisfaisante; aucune d'elles n'échappe complètement au | |||
reproche d'arbitraire, parce que le bon échangé contre un objet | |||
recherché procurera toujours à son possesseur un avantage plus grand, | |||
une valeur d'usage plus forte que le bon échangé contre un produit | |||
pour lequel les consommateurs ne se font pas concurrence. Les | |||
moyens d'acquisition ne peuvent conserver leur égalité de pouvoir | |||
que si les prix varient avec l'offre et la demande. | |||
Le collectivisme, enchaîné par son mode de taxation des valeurs, | |||
est donc incapable d'ajuster la demande aux quantités actuellement | |||
offertes; il ne fournit aucun moyen de pourvoir à l'écoulement des | |||
produits en excès, et ne peut éviter l'arbitraire dans l'attribution | |||
de ceux qui sont en déficit. | |||
''* § III. Travailleurs et besoins de la production.'' | |||
Dans le pur collectivisme, toute heure de travail est équivalente à | |||
une autre. Peu importent le genre, la difficulté du travail, le soin | |||
qu'il réclame, l'habileté professionnelle qu'il suppose; l'heure de | |||
travail d'un casseur de pierres communique même valeur au produit | |||
que l'heure de travail d'un graveur en taille-douce ou d'un ciseleur | |||
de bijoux, en supposant que ces divers travaux soient tous d'intensité | |||
et d'habileté moyennes chacun dans leur genre; elle donne | |||
lieu à une rémunération égale pour tous. | |||
Dès lors se pose la question classique en la matière qui voudra | |||
faire les basses besognes? Qui se soumettra à l'apprentissage d'un | |||
métier difficile? Qui voudra travailler dans les localités où la vie est | |||
dure et monotone? Si tous les travaux sont rétribués suivant leur | |||
durée, sans distinction entre ceux qui sont pénibles ou difficiles et | |||
ceux qui ne le sont pas, les travailleurs se porteront en masse sur | |||
les métiers les plus agréables et les plus simples, dans les centres les | |||
plus attrayants, et déserteront les autres postes. Quel sera le moyen | |||
d'obtenir qu'ils se répartissent entre les emplois suivant les besoins | |||
de la production? | |||
En dernière analyse, ce sera la contrainte, la réquisition. Je veux | |||
croire qu'elle s'exercera suivant des règles déterminées; mais c'est un | |||
point sur lequel les collectivistes ne tiennent pas à s'appesantir, de sorte | |||
que nous en sommes réduits aux conjectures. On peut supposer que | |||
les groupes professionnels publieront la liste des emplois vacants, et | |||
que les travailleurs choisiront suivant leurs capacités et leurs goûts. | |||
Mais toutes les fois qu'il y aura excès d'un côté et déficit de l'autre, | |||
l'autorité centrale devra intervenir pour faire la répartition d'office, en | |||
assignant à chacun, autant que possible, une tâche appropriée à ses | |||
aptitudes et à ses forces. Il ne suffira même pas de refuser aux chômeurs | |||
l'accès des métiers déjà pourvus d'un personnel suffisant, | |||
pour les contraindre à se rejeter sur les métiers pénibles; trop de | |||
gens pourraient échapper à cette contrainte indirecte en vivant sur | |||
leurs bons épargnés. Il ne suffira pas non plus, pour attirer les travailleurs | |||
dans les métiers délaissés, de leur montrer qu'ils peuvent y | |||
gagner davantage en travaillant plus longtemps. Pour remplir les | |||
cadres des professions les plus pénibles, il faudra toujours recourir à | |||
la corvée. | |||
Rien de plus intolérable que le travail forcé, et la privation du | |||
libre choix du domicile qui en est la conséquence. Aussi les socialistes se sont-ils efforcés de corriger la rigueur du collectivisme sur | |||
le point où il offre l'aspect le plus rebutant. Pour affranchir l'individu | |||
de la réquisition, ils ont admis que la rétribution s'élèverait | |||
dans les métiers les moins recherchés, ou que la durée du travail | |||
serait réduite (avec un tarif au temps sans doute surélevé), de manière | |||
à y attirer librement les travailleurs; c'est seulement dans le cas où | |||
ce procédé serait insuffisant qu'on aurait recours à la contrainte. | |||
Mais les socialistes, se bornant en général à cette courte indication, | |||
ne nous renseignent pas sur le moyen d'éviter l'arbitraire dans | |||
la détermination des tarifs applicables aux différents travaux. On ne | |||
peut cependant se passer d'une règle pour le calcul des coefficients. | |||
Si ces coefficients étaient laissés à la discrétion des agents ou des | |||
assemblées qui détiennent la puissance publique, il serait impossible | |||
d'éviter les injustices; les grèves et les insurrections dirigées contre | |||
l'autorité publique menaceraient sans cesse l'ordre social, et les | |||
corps professionnels formeraient autant de classes antagonistes, | |||
dont les intérêts ne pourraient être conciliés par aucun principe | |||
rationnel d'arbitrage. | |||
Pour des travaux de même nature, il est possible, nous l'avons vu, | |||
de graduer les allocations suivant la qualité du travail; on peut, en | |||
effet, représenter par un produit-type l'heure de travail social, | |||
l'unité moyenne d'habileté et d'intensité du travail dans un certain | |||
genre de production, et comparer à ce type les produits des travaux | |||
individuels pour le calcul de la rétribution. Mais lorsqu'il s'agit de | |||
travaux de nature différente, comme ceux du terrassier et du peintre | |||
décorateur, il est impossible d'établir une unité moyenne d'habileté et de pénibilité à laquelle on puisse rapporter ces différents travaux, de manière à attribuer une rétribution plus élevée à ceux qui exigent | |||
plus d'efforts, plus de science ou d'habileté professionnelle, qui sont | |||
plus pénibles ou plus dangereux que les autres. | |||
Karl Marx dit bien, à propos des métiers qui demandent une habileté | |||
particulière, que le travail complexe, communiquant au produit | |||
une valeur supérieure, compte comme multiple du travail simple. | |||
Mais son observation est faite pour la société présente. Aujourd'hui, | |||
en effet, les valeurs des travaux de différente nature, comme | |||
toutes les valeurs, trouvent une commune mesure dans le prix en | |||
monnaie métallique, et peuvent se comparer quantitativement. Mais | |||
si l'on supprimait les prix en monnaie, il faudrait apprécier directement combien d'unités de travail simple se trouvent contenues dans | |||
l'unité de travail complexe du sculpteur, du vidangeur ou du pécheur | |||
d'Islande; calcul impossible, parce que ces différents travaux sont | |||
incommensurables entre eux. Aussi Rodbertus, après avoir énoncé | |||
le principe des tarifs différenciés dans la société collectiviste, ne | |||
donne-t-il aucune règle qui permette de déterminer l'unité de travail | |||
simple, ni de dresser une échelle des coefficients pour les travaux | |||
complexes. | |||
Il semble donc que les coefficients appliqués à l'heure de travail | |||
dans les différents métiers et les différentes régions ne puissent être | |||
fixés sans arbitraire. Toutefois, pour y échapper, M. Georges Renard | |||
a imaginé une règle de calcul ingénieuse que nous retrouverons | |||
plus loin. | |||
== Chapitre 5. Le paysan propriétaire, l'artisan et le boutiquier dans la société collectiviste. == | |||
Avant de passer à l'étude des autres formes socialistes, nous nous | |||
demanderons encore si le collectivisme peut se concilier, au moins | |||
provisoirement, avec la petite propriété du paysan sur son lopin de | |||
terre, de l'artisan sur ses instruments de travail, du boutiquier sur | |||
son fonds de commerce. | |||
La plupart des socialistes, dans les pays de petite propriété comme | |||
la France, la Belgique et l'Allemagne du Sud, déclarent que cette | |||
propriété, essentiellement différente de la propriété capitaliste caractérisée | |||
par l'exploitation du travail d'autrui, est respectable et sera | |||
respectée. Ils en garantissent le maintien, jusqu'au jour où cette | |||
forme individuelle, dernier vestige d'un mode de production suranné, | |||
aura été éliminée par le cours naturel des choses. | |||
C'est le programme du Congrès de Marseille en 1892, et du Congrès | |||
de Nantes en 1894; c'est aussi celui de la plupart des écrivains | |||
du parti. En 1870, M. Liebknecht constatait que les paysans parcellaires | |||
français et allemands tiennent encore fermement à leur propriété, | |||
bien qu'elle soit dans la plupart des cas une propriété simplement | |||
nominale et imaginaire; un décret d'expropriation provoquerait | |||
chez eux sans aucun doute une opposition énergique, peut-être | |||
même une rébellion ouverte. Au lieu d'appliquer ici la résolution de | |||
l'Internationale votée au Congrès de Bâle (1869), suivant laquelle il | |||
est nécessaire, dans l'intérêt de la société, de transformer la propriété | |||
du sol en propriété commune, il faut donc, tout en éclairant | |||
les paysans sur leur situation désespérée, se borner à soutenir devant eux des mesures d'allégement, telles que la conversion des dettes | |||
hypothécaires en dettes vis-à-vis de l'État, et les amener à la communauté | |||
par la concurrence des associations agricoles constituées | |||
sur les domaines actuels de l'État. | |||
M. Vandervelde écrit que la petite propriété et le petit commerce | |||
constituent le domaine de l'association libre, que la propriété privée | |||
restera applicable aux petits moyens de production, et que les formules | |||
du collectivisme s'appliquent exclusivement aux branches | |||
d'industrie où la concentration capitaliste s'est déjà opérée. ((Ce ne | |||
sont pas les socialistes qui veulent enlever au paysan sa terre, au | |||
commerçant sa boutique, au petit patron son établi. Ceux-là sont | |||
expropriés, ruinés, dëcapitalisés par les gros capitalistes. )) | |||
Suivant M. Jaurès, "la propriété paysanne sera maintenue dans | |||
l'ordre collectiviste, tant que le paysan croira y trouver son intérêt; | |||
elle y sera môme protégée contre les empiétements du capital usuraire, | |||
libérée de l'hypothèque, affranchie de la spéculation et de | |||
l'usure. De même, il y aura peut-être lieu de maintenir en bien des | |||
points la petite usine, le petit atelier de fonderie dissimulé au fond | |||
d'une cour, où le petit patron travaille avec deux ou trois ouvriers". | |||
M. Jules Guesde dit à son tour « Là où le moyen de production est | |||
encore à un état suffisamment rudimentaire pour être mis en valeur par | |||
son propriétaire, nous nous inclinons devant cette propriété réellement | |||
individuelle que l'on nous accuse stupidement de menacer." | |||
Pour M. Gabriel Deville, « là où les moyens de travail se trouvent | |||
entre les mains de celui qui les met en oeuvre, bien qu'ils s'y trouvent | |||
sous la forme d'appropriation individuelle, le parti ouvrier | |||
n'aura qu'à laisser faire les événements qui éliminent de plus en | |||
plus cette forme d'appropriation». Mais tant que le paysan et le petit | |||
industriel n'auront pas été conduits par les faits à renoncer volontairement | |||
à leur modeste instrument de travail pour jouir des bénéffices | |||
autrement rémunérateurs de l'appropriation collectiviste, on le | |||
leur conservera. Le socialisme n'a pas la prétention de précéder les | |||
phénomènes économiques, il se borne à les suivre. Bien plus en | |||
attendant que le paysan renonce de lui-même à la propriété exclusive | |||
de son morceau de terre, on l'intéressera à l'ordre communiste en le libérant de l'impôt foncier et de la dette hypothécaire, en mettant | |||
gratuitement à sa disposition des engrais, semences et machines. La | |||
petite propriété n'a pas de défenseurs plus sincères et plus chauds | |||
que les collectivistes, dit-il; et il conclut à la protection de la petite | |||
propriété, qu'elle soit industrielle, agricole ou commerciale. | |||
II est très vrai que les socialistes restent dans la logique de leur | |||
système, lorsqu'ils disent qu'ils n'ont pas à devancer les faits mais | |||
sont-ils aussi logiques, lorsque, sous prétexte de ne pas les précéder, | |||
ils promettent de protéger la petite propriété contre les empiétements | |||
du capital usuraire qui menace son existence? N'est-ce pas se mettre | |||
en travers de l'évolution qui doit conduire à la généralisation de la | |||
propriété collective? N'est-il pas contradictoire de vouloir sauver ce | |||
que l'on déclare irrémédiablement perdu? Il nous est permis de | |||
penser, avec Engels, que des considérations de tactique locale | |||
viennent ici obscurcir la pureté des principes. La social-démocratie | |||
allemande, moins préoccupée sans doute du point de vue opportuniste, | |||
a rejeté au Congrès de Breslau, en 1895, un programme tendant | |||
à la consolidation de la petite propriété rurale, malgré l'appui que | |||
lui donnaient Liebknecht et Bobel. | |||
Quoi qu'il en soit de ce point doctrinal, d'autres questions nous | |||
intéressent davantage. Le régime collectiviste est-il capable de respecter | |||
la petite propriété du producteur sur ses moyens de production | |||
? N'y a-t-il pas incompatibilité absolue entre collectivisme et | |||
propriété individuelle des facteurs de la production? L'espèce de propriété | |||
que l'on promet de conserver à celui qui l'exploite lui-même | |||
serait-elle l'équivalent de celle qu'il possède aujourd'hui? | |||
Si nous considérons d'abord le paysan propriétaire, nous voyons | |||
que son droit se trouvera transformé et limité. Transformé, car sa | |||
propriété, au lieu d'être absolue et perpétuelle, sera désormais | |||
déléguée, soumise au domaine éminent de l'État, précaire et subordonnée | |||
aux caprices d'une autorité naturellement disposée à étendre | |||
la propriété collective aux dépens des derniers vestiges de la propriété | |||
individuelle. Son droit sera limité, car le paysan ne pourra | |||
plus vendre sa terre, ni la louer: ce serait prendre la qualité de capitaliste; et quant au droit de la transmettre par succession, | |||
l'État sera fatalement conduit à l'abolir un jour, pour ne pas éterniser | |||
une institution condamnée. La terre, désormais, n'aura plus | |||
de valeur marchande, l'argent et l'échange ayant totalement disparu. | |||
Le paysan sera dépouillé de son capital foncier; la terre ne sera plus | |||
pour lui une forme d'investissement du capital-valeur, mais un | |||
instrument de production dont il jouira par préférence à tout autre. | |||
Les conditions mêmes de sa jouissance et de son exploitation | |||
seront profondément modifiées. Que fera-t-il des produits qu'il ne | |||
consacrera pas à la consommation familiale? On ne peut supposer | |||
qu'il les vende à prix d'argent, car il est impossible que la monnaie | |||
et les prix subsistent, même partiellement, à côté des taxes en unités | |||
de travail; deux systèmes de valeur ne peuvent coexister dans un | |||
même milieu pour des marchandises semblables, et si l'or continuait | |||
à circuler comme monnaie-marchandise pendant une période transitoire | |||
de l'ordre collectiviste, les bons de travail, impuissants à | |||
s'imposer comme étalons de valeur, auraient eux-mêmes une valeur variable | |||
en or, et ne seraient plus que des assignats mobiliers, portant, | |||
comme nos anciens assignats territoriaux, sur des choses non | |||
liquides. On ne conçoit pas davantage que le paysan soit autorisé à | |||
vendre son blé sur le marché pour un prix en bons de travail variable | |||
suivant l'offre et la demande, tandis que le blé récolté sur les terres | |||
collectives aurait une cote fixe, déterminée par son coût en travail | |||
de productivité moyenne. Permettre aux propriétaires ruraux de | |||
vendre leurs récoltes même en bons de travail, ce serait ouvrir la | |||
porte à l'agiotage sur les bons comme sur les marchandises, et conserver, | |||
dans les pores de la société collectiviste, le commerce privé et | |||
la spéculation, la banque et la Bourse, le crédit et le capital usuraire, | |||
tous les organes que le socialisme a pour but de détruire; ce serait | |||
tolérer, au profit des exploitants propriétaires, la rente de la terre et | |||
l'intérêt du capital foncier; ce serait admettre enfin une concurrence | |||
qui refoulerait tous les blés de l'État dans les greniers publics où ils | |||
finiraient par pourrir, si les blés du commerce privé, dominant le | |||
marché, s'offraient à un prix inférieur. Il faut donc de toute nécessité, | |||
si l'on conserve au paysan son lopin de terre, qu'on l'oblige au moins à | |||
livrer tous ses produits à l'Administration des entrepôts publics, qui | |||
lui en donnera le prix en bons suivant le tarif commun du travail. | |||
Quel sera ce tarif? Dans le système le plus radical, le paysan | |||
perdra la propriété de son matériel d'exploitation, bestiaux, charrues, | |||
engrais, etc.; ce matériel lui sera désormais octroyé par | |||
l'État, qui en surveillera l'emploi. Le cultivateur-propriétaire sera | |||
rémunéré suivant la durée de son travail d'intensité moyenne, | |||
quel que soit le produit qu'il fournira. Le petit propriétaire qui | |||
aura acquis à prix élevé une terre à blé féconde, un gras pâturage | |||
ou un riche vignoble, perdra tout le fruit de son labeur et de son | |||
épargne; il ne sera pas mieux rétribué que le propriétaire d'un | |||
maigre champ de sarrasin, ou le concessionnaire gratuit d'une terre | |||
collective. | |||
Lui laisse-t-on, suivant le système de M. Jaurès, la propriété de | |||
son matériel d'exploitation, avec le soin de le renouveler et de | |||
l'étendre? On peut alors lui appliquer le mode de rétribution propre | |||
à ce système, et l'intéresser à la culture intensive en le payant | |||
d'après la quantité de ses produits, à la condition qu'il admette | |||
ses auxiliaires au partage des bénéfices exceptionnels dus à la | |||
supériorité de son exploitation. Mais le tarif sera calculé de manière | |||
à supprimer toute différence résultant de l'inégalité naturelle | |||
des terres; l'hectolitre de blé, par exemple, sera payé 20 bons | |||
sur les mauvaises terres et 10 seulement sur les bonnes suivant | |||
son coût moyen en engrais, amortissement et travail sur chacune | |||
de ces catégories de terres; de sorte que le cultivateur-propriétaire | |||
des bonnes terres sera encore dépouillé du revenu dont il jouissait | |||
après l'avoir chèrement acquis. La suppression de la rente du sol | |||
s'impose en régime collectiviste; jamais l'État ne laissera l'exploitant | |||
d'une terre supérieure, propriétaire ou non, bénéficier d'un | |||
revenu de monopole, soit en lui payant 20 bons un hectolitre de | |||
blé dont la production ne coûte que 10 sur cette terre favorisée, | |||
soit même en le lui payant au prix de vente, au coût moyen de | |||
l'hectolitre sur l'ensemble du pays, 15 bons dans l'hypothèse précédemment | |||
exposée; ce serait consacrer la rente, détruire l'égalité | |||
entre les travailleurs, se mettre dans l'obligation d'élever | |||
les prix au détriment des consommateurs pour conserver le monopole | |||
de quelques-uns, et renier le principe premier du collectivisme. | |||
Le petit propriétaire rural, dépouillé du revenu de sa propriété, | |||
perd jusqu'à la liberté de diriger son exploitation à sa guise. Il la | |||
perd, même si l'État veut bien lui laisser la propriété de ses constructions, | |||
améliorations foncières, instruments de culture, bestiaux et | |||
approvisionnements. N'oublions pas, en effet, que l'Administration même en régime décentralisé, reste investie du pouvoir discrétionnaire | |||
de régler la production suivant les besoins sociaux. II est impossible de laisser le propriétaire exploiter à sa fantaisie, et produire de la viande quand il faut du blé et du sucre. Genre de culture, qualité et quantité des produits, tout lui est imposé par les | |||
directeurs de la production, qui peuvent le contraindre à passer la | |||
charrue sur un vignoble pour y semer du blé. Comment pourrait il | |||
rester libre de régler même l'intensité de sa culture? De toute nécessité, | |||
la direction des exploitations doit passer tout entière à l'Administration. | |||
Tel est l'état du paysan soi-disant propriétaire. On lui laisse la jouissance de sa terre ,ais en le dépouillant de son droit exclusif, en lui appliquant; pour le paiement de son travail, un tarif aqui le prive totalement du revenu de sa propriété, en lui retirant même la | |||
liberté d'exploitation, en le réduisant, pour tout dire, à une condition | |||
qui est exactement celle du cultivateur d'une parcelle du domaine | |||
collectif. Voilà ce que les socialistes appellent ménager les transitions, | |||
respecter la petite propriété rurale, améliorer la condition du petit | |||
propriétaire, l'intéresser à l'ordre communiste. | |||
Que dire de l'artisan, du petit industriel, forgeron, menuisier, boulanger, serrurier, mettant lui-même en oeuvre ses instruments de | |||
travail avec l'aide de quelques ouvriers? Sa propriété sera-t-elle respectée? | |||
Lui laissera-t-on ses outils, ses machines, son atelier? Les | |||
socialistes semblent disposés à lui conserver la propriété de ses | |||
instruments de travail. Mais s'il doit régler sa production sur l'ordre | |||
de l'autorité publique, livrer tous ses produits à l'Administration, en recevoir le prix au tarif ordinaire, donner à ses ouvriers, sous le | |||
contrôle des inspecteurs, une rétribution égale à la sienne, sauf une légère différence pour son travail de direction, a*aue signifie sa propriété, et que lui rapporte-t-elle ? Dans le régime le plus favorable, il jouira, comme ses ouvriers du reste d'une prime exceptionnelle s'il dispose d'un outillage perfectionné, mais il sera toujours à la merci d'un caprice des fonctionnaires, qui pourront l'obliger à changer ou à réduire sa production. Tôt ou tard, ce régime d'arbitraire conduira au régime à l'heure, à l'abdication devant l'État envahissant, et la petite propriété de l'artisan aura | |||
vécu. | |||
Quant au petit boutiquier, son avenir est clair; son commerce doit disparaître, et le commerçant au détail, s'il conserve sa boutique, ne pourra jamais être qu'un tenancier de l'Administration. A côté des grands entrepôts publics d'habillement, de meubles, de quincaillerie, | |||
il sera toujours nécessaire d'avoir de petits magasins de | |||
débit assez nombreux, pour mettre à la portée des consommateurs les objets de consommation journalière, tels que comestibles, boissons, | |||
menus articles de papeterie, de mercerie, de parfumerie, etc. | |||
On pourra donc adoucir la transition en laissant certains boutiquiers | |||
à leurs boutiques. Mais ils ne seront plus propriétaires des articles | |||
qu'ils débiteront, et ne réaliseront plus de profits sur la vente; ils | |||
seront des employés publies, comptables des produits que les entrepôts | |||
leur fourniront, chargés de les écouler dans le public au tarif | |||
officiel, et rétribués, comme les autres travailleurs, suivant la durée de | |||
leur travail. | |||
Dans cette question des petits producteurs indépendants, on ne | |||
peut reprocher à M. Kautsky d'altérer les principes. Après avoir | |||
exposé les mesures de protection nécessaires en faveur des salariés | |||
agricoles, et les améliorations qu'il est possible de réaliser au profit de | |||
l'agriculture et des populations agricoles, il déclare que les socialistes | |||
ne sont pas disposés à exproprier les paysans mais le parti ne | |||
défend pas les intérêts des entrepreneurs; il considère comme impossible | |||
et contraire à ses principes le salut, ou même le relèvement de | |||
l'exploitation paysanne. M. Kautsky montre ensuite comment les | |||
paysans et les artisans, dans un régime collectiviste, tout en gardant | |||
la possession de leur terre ou de leur atelier, recevront de la société | |||
leurs matières et leurs outils, devront se conformer à la production | |||
sociale et livrer leurs produits à la société. Il est douteux, ajoute-t-il, | |||
que l'on réussise par cette politique (tracée d'ailleurs pour l'Allemagne) | |||
à gagner les paysans au parti socialiste, qui restera toujours, | |||
au fond, le parti des prolétaires de la ville; mais il ne faut pas désespérer | |||
de les amener à la neutralité; car « les innombrables propriétaires | |||
d'infimes exploitations parasites renonceront avec joie à l'indépendance | |||
et à la propriété dont ils n'ont que les apparences, quand | |||
on leur montrera les avantages incontestables de la grande exploitation | |||
» | |||
Ni pour le paysan, ni pour l'artisan, ni pour le commerçant au | |||
détail, la propriété ne peut être conservée dans la société collectiviste. | |||
Toute promesse à cet égard reste vaine par la force des choses; suivant | |||
la logique implacable du système, cette soi-disant propriété, | |||
respectée pendant une période transitoire, ne peut être qu'une formule creuse et une coquille vide. Quoi qu'on en puisse dire, il n'est | |||
pas possible que l'avènement du collectivisme pur soit graduel et | |||
progressif; du jour où il triomphera, le propriétaire rural, le petit | |||
industriel et le boutiquier se trouveront fatalement soumis a la loi | |||
commune, conservant peut-être la possession, mais perdant à coup | |||
sûr la propriété réelle, le revenu, le profit, et jusqu'à la liberté | |||
d'exploitation. | |||
== Chapitre 6. Conclusion; le collectivisme et la liberté. == | |||
Le collectivisme radical, avec son mode de production administrative | |||
et son régime de valeur fixée suivant le temps de travail d'intensité | |||
moyenne, investit l'État d'un immense pouvoir, qui embrasse | |||
tous les domaines de l'activité individuelle. II impose à l'Administration, | |||
composée d'innombrables organes entretenus par les ressources | |||
publiques, une tâche surhumaine et une responsabilité écrasante. | |||
Il lui confie toutes les fonctions économiques de la nation, tout le | |||
service de la production, du transport, de l'emmagasinage et de la | |||
distribution, la gestion du logement comme celle des subsistances et | |||
des autres fournitures. Il lui donne le pouvoir exclusif de taxer les | |||
services et les produits, après des calculs inextricables de moyennes | |||
sociales, et lui confère la charge d'une comptabilité prodigieusement | |||
compliquée, dont les erreurs peuvent compromettre l'existence nationale. | |||
L'autorité publique, responsable des chômages, est tenue de | |||
procurer à chacun un emploi conforme à ses aptitudes. L'État, | |||
employeur unique de millions de travailleurs, supporte tout le | |||
fardeau des fautes et des injustices qui peuvent se commettre dans | |||
la répartition des tâches, le calcul des tarifs ou la réception des produits. | |||
Le gouvernement économique, disposant des citoyens à la | |||
fois comme consommateurs et comme producteurs, est sans cesse | |||
exposé à succomber sous le poids des responsabilités. | |||
Le progrès matériel et le développement des forces productives | |||
n'ont d'autre garantie que le zèle des fonctionnaires électifs et le | |||
dévouement des travailleurs. II faut qu'en dehors de tout avantage | |||
personnel, la passion désintéressée du bien les détermine à adopter les machines nouvelles et les méthodes perfectionnées, lors même | |||
qu'elles bouleverseraient les habitudes et les situations acquises. La | |||
réduction des frais, l'économie des matières et l'entretien du matériel | |||
dépendent de la contrainte que les uns sont disposés à exercer sur | |||
leurs commettants, et les autres sur eux-mêmes. Quant à l'amortissement | |||
du capital productif, quant à son extension par des prélèvements | |||
sur la rétribution des travaux individuels, il faut compter, | |||
pour y pourvoir, sur la fermeté des pouvoirs électifs. | |||
Cherche-t-on, comme M. Jaurès, à décentraliser l'organisation | |||
collectiviste, en laissant aux corporations professionnelles une autonomie | |||
relative, et en leur concédant, sous certaines réserves, la propriété | |||
de leur outillage? Essaie-t-on de donner quelque vie aux | |||
organes flasques de la production collectiviste, en adoptant pour | |||
unité de valeur l'heure de travail de productivité moyenne, de manière | |||
à ménager une prime à la productivité exceptionnelle du travail | |||
s'exerçant sur un outillage supérieur à la moyenne? On échoue | |||
devant un double écueil: complication excessive du calcul des | |||
moyennes, qui doivent être établies pour chaque exploitation particulière | |||
suivant la productivité des agents naturels; et d'autre part, | |||
en l'absence d'un régulateur automatique de la production, oppression et étouffement fatal de l'industrie corporative par le pouvoir | |||
arbitraire de réglementation nécessairement dévolu à l'autorité centrale. | |||
Mais c'est surtout au point de vue de l'équilibre économique que le | |||
collectivisme est défectueux. La fonction vitale de l'organisme social, | |||
l'adaptation de la production aux besoins, devient une fonction administrative. | |||
C'est l'autorité publique qui est chargée de centraliser les | |||
renseignements, de prévoir les demandes, de calculer en conséquence | |||
les moyens de production à créer, les achats à faire au dehors, les | |||
marchandises à produire pour l'échange extérieur. Sur elle repose la | |||
charge de régler le mouvement tout entier, de déterminer la nature | |||
et la quantité des produits à livrer pour satisfaire les besoins les plus | |||
délicats comme les plus essentiels, sans déficit et sans excès. Il faut | |||
obtenir des fonctionnaires qu'ils se plient aux goûts variés et capricieux | |||
du public, sans crainte de compliquer leur service, qu'ils s'ingénient | |||
à prévenir les moindres désirs des consommateurs, comme | |||
savent le faire les producteurs et les négociants dans la société individualiste. | |||
Aucune faute de prévision, aucune erreur, aucun oubli | |||
ne doivent être commis dans un service comme celui des subsistances; | |||
l'existence de tout un peuple dépend de la vigilance de son | |||
gouvernement pourvoyeur. | |||
Par ailleurs, le collectivisme est impuissant à réaliser l'équilibre, | |||
même d'une façon purement théorique. Nul moyen d'écouler les | |||
produits en excès, passés de mode ou détériorés, qui encombrent les | |||
magasins sans trouver preneur au prix coûtant; nulle règle satisfaisante | |||
d'attribution pour les objets qui existent en quantité insuffisante. | |||
Quant à la répartition des travailleurs entre les emplois, elle | |||
est aussi déréglée; à défaut d'équilibre spontané, l'État doit employer | |||
la force pour recruter les travailleurs dans les métiers les moins | |||
recherchés. | |||
Détraquement des rapports économiques, gaspillage, langueur de | |||
la production, règne universel de l'arbitraire et de la compression, | |||
tels sont les maux inhérents à la forme collectiviste. Sous quelque | |||
aspect qu'on l'envisage, c'est toujours et surtout la liberté qui | |||
s'y trouve sacrifiée. | |||
Les adversaires du collectivisme ont principalement insisté jusqu'ici | |||
sur son caractère oppressif, et longtemps les socialistes se sont contentés | |||
de répondre qu'il n'y a pas de vraie liberté, en régime capitaliste, | |||
pour la masse de ceux qui, vivant au jour le jour de leurs salaires, | |||
sont à la discrétion du capital. Quelle que soit la valeur de cette | |||
contre attaque, le collectivisme est blessé à mort, s'il ne parvient pas | |||
lui-même à se laver du reproche de sacrifier la liberté. | |||
Or, il n'est pas une seule liberté qui ne paraisse compromise, dans | |||
un régime qui subordonne toute consommation au bon vouloir des | |||
arbitres tout-puissants de la production et de la distribution. Que | |||
reste-t-il à l'individu, si la satisfaction de ses besoins et de ses goûts | |||
est abandonnée à la discrétion de l'autorité publique? Quelle peut | |||
être la garantie des minorités, contre un pouvoir aussi formidable | |||
des majorités ? Toute manifestation d'activité individuelle ou collective, | |||
même de l'ordre intellectuel et moral, se traduisant par un | |||
usage ou une consommation de choses matérielles, toute liberté, | |||
liberté de la presse, liberté des élections, liberté de réunion, liberté | |||
des théâtres, liberté de l'enseignement, liberté religieuse, se trouve | |||
soumise à l'arbitraire des personnages préposés à la direction des | |||
fonctions économiques. | |||
Il n'est pas jusqu'à la liberté du choix de la profession, jusqu'à | |||
telle du domicile et du foyer familial, qui ne soient à la merci de | |||
l'autorité publique, si le collectivisme ne laisse pas altérer son système | |||
de la valeur en admettant le jeu de l'offre et la demande. Suivant | |||
les besoins de la production et le hasard des vacances, les | |||
membres d'une même famille peuvent être arrachés à la maison | |||
paternelle et dispersés au loin sur l'ordre des fonctionnaires publics; | |||
certains travailleurs sont enchaînés à leur atelier comme des galériens | |||
à leur banc. II est bien vrai qu'aujourd'hui les mêmes effets | |||
peuvent résulter des nécéssités économiques; mais la contrainte | |||
n'est-elle pas plus odieuse lorsqu'elle émane des hommes que lorsqu'elle | |||
est le fait des choses? | |||
On nous promet la disparition des contraintes, sous le prétexte | |||
que l'avènement du collectivisme entraînerait l'abolition de l'État | |||
tel que nous le connaissons, de l'État capitaliste fondé sur la division | |||
des classes, organisé et dirigé pour garantir à la classe capitaliste | |||
la conservation de son privilège économique. « L'administration | |||
des choses sera substituée au gouvernement des hommes. » | |||
En vérité, il semble que l'on cherche à engourdir la pensée, en la | |||
caressant d'une formule hypocrite qui se répète avec la monotonie | |||
d'un refrain de berceuse. Le gouvernement des hommes, la contrainte | |||
du commandement personnel, disparaîtraient d'une société | |||
où les fonctions économiques seraient remises, comme les fonctions | |||
politiques, à la direction des administrations publiques, où la vie | |||
sociale tout entière serait sous la dépendance du pouvoir, où nul | |||
acte de l'individu n'échapperait à l'autorité ou au contrôle des fonctionnaires | |||
? Est-ce sérieusement qu'on l'affirme? | |||
Croit-on suffisant, pour sauvegarder la liberté, de soustraire la | |||
vie économique à la tutelle du gouvernement politique, en instituant, | |||
à côté du pouvoir militaire et diplomatique, un Conseil supérieur | |||
du travail, comme le veut M. Jaurès? Suffirait-il, comme le | |||
propose M. Vandervelde, de faire entre l'État, gouvernement des | |||
hommes, et l'État, administrateur des choses, la même séparation | |||
qu'entre le cerveau et l'estomac? C'est toujours revenir à cette idée | |||
que l'administration économique, étant l'administration des choses, | |||
ne peut avoir rien de pesant pour les hommes. Administration des | |||
choses, oui certes, mais administration exercée par des hommes sur | |||
les autres hommes à l'occasion des choses; et ces hommes, représentants | |||
élus des majorités, épousant toutes leurs passions et leurs | |||
rancunes, seraient investis du pouvoir le plus formidable qui se soit | |||
encore rencontré dans une société humaine. Si l'État capitaliste est | |||
une gendarmerie établie pour protéger le capital, l'État socialiste | |||
serait de même une police destinée à maintenir l'ordre socialiste, | |||
avec des moyens qui dépasseraient en puissance et en tyrannie tous | |||
ceux qui ont pu être employés jusqu'ici. | |||
Plus d'État, dit-on, mais un gouvernement économique à côté du | |||
gouvernement politique; plus d'impôts, mais un prélèvement sur le | |||
produit du travail pour les besoins publics. Simple changement | |||
d'étiquette. Les traites de l'ancien régime sont devenues les douanes | |||
et octrois, les aides et gabelles s'appellent aujourd'hui contributions | |||
indirectes; mais le contribuable ne s'y trompe pas, et il continue à | |||
donner aux agents du fisc leurs noms populaires. Que signifient | |||
donc ces déguisements, et qui trompe-t-on ici? | |||
A l'immense mécanisme d'acier qui l'étreint, qui le broie, qui comprime | |||
tous ses mouvements, étouffant l'expression de sa pensée et | |||
disloquant sa famille, l'individu, simple pièce de l'appareil, est rivé | |||
de sa naissance à sa mort. Contre ce régime de caserne et de corvées, | |||
toute la nature de l'homme moderne, parvenu à un haut développement | |||
de conscience et de personnalité, proteste avec indignation et | |||
avec dégoût. Espère-t-on que l'individu se résignera de nouveau | |||
aujourd'hui à la perte de sa liberté, qu'il subira cette épouvantable | |||
servitude économique, cette intolérable oppression de sa conscience, | |||
sans soubresauts et sans révoltes d'une irrésistible furie? Non, un | |||
tel régime n'est pas viable. | |||
Aussi M. Jaurès proclame-t-il bien haut son culte de la liberté | |||
« Nous aussi, nous avons une âme libre; nous aussi, nous sentons | |||
en nous l'impatience de toute contrainte extérieure! Et si dans | |||
l'ordre social rêvé par nous nous ne rencontrions pas d'emblée la | |||
liberté, la vraie, la pleine, la vivante liberté, si nous ne pouvions | |||
pas marcher et chanter et délirer même sous les cieux, respirer les | |||
larges souffles et cueillir les fleurs du hasard, nous reculerions vers | |||
la société actuelle, malgré ses désordres, ses iniquités, ses oppressions | |||
car si en elle la liberté n'est qu'un mensonge, c'est un mensonge | |||
que les hommes conviennent encore d'appeler une vérité, et | |||
qui parfois caresse le coeur. Plutôt la solitude avec tous ses périls | |||
que la contrainte sociale; plutôt l'anarchie que le despotisme quel | |||
qu'il soit. La justice est pour nous inséparable de la liberté. » Mais | |||
la liberté, loin d'être exclue de l'ordre social nouveau, en sera l'âme | |||
et l'esprit de feu. | |||
Pas de socialisme donc, s'il ne doit pas sauvegarder la liberté. | |||
Mais comment opérer la conciliation, et transformer un régime | |||
d'autorité en régime de liberté? | |||
M. Jaurès n'y a pas réussi, parce qu'il n'a pas su renoncer à la | |||
taxation des valeurs en travail, qui nécéssite une direction administrative | |||
de la production. Schaeffle, au contraire, pressait les | |||
socialistes de prendre en considération la valeur d'usage dans la | |||
constitution de la valeur d'échange « Si le socialisme, dit-il, voulait | |||
abolir la liberté des besoins individuels, il devrait être regardé | |||
comme l'ennemi mortel de toute liberté, de toute civilisation, de tout | |||
bien-être intellectuel et matériel. » Mais pour libérer l'individu, il | |||
faut libérer la production, et par conséquent revenir à la forme | |||
actuelle de la valeur d'échange variable suivant l'offre et la demande. | |||
Pas de socialisme, dira-t-on, si les corporations et les individus | |||
restent libres de régler la production suivant les fluctuations des | |||
prix, parce que la concurrence engendre les crises et les inégalités | |||
de profit. | |||
Est-ce là un effet inévitable du jeu de l'offre et la demande? Nous retrouverons | |||
la question, en parcourant les différentes variétés du | |||
socialisme qui tendent à éliminer les revenus capitalistes sans toucher | |||
cependant au mode actuel de la valeur d'échange. Nous nous | |||
demanderons si le socialisme d'État, le socialisme communal et le socialisme | |||
corporatif ne parviennent pas à écarter les inégalités de | |||
profit incompatibles avec l'essence du socialisme. Mais il est des | |||
maintenant un point acquis : s'il n'y a de vrai socialisme que par | |||
la fixation des valeurs d'après le temps de travail, le socialisme est | |||
incompatible avec la liberté. |
modifications