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== Chapitre 1. Les plans de société collectiviste. == | |||
== Chapitre 1. Les plans de société collectiviste == | |||
Le pur collectivisme se caractérise par les deux traits suivants : | Le pur collectivisme se caractérise par les deux traits suivants : | ||
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valeur qui règle automatiquement la production en conformité avec | valeur qui règle automatiquement la production en conformité avec | ||
les besoins sociaux sans l'intervention de l'autorité publique. | les besoins sociaux sans l'intervention de l'autorité publique. | ||
== Chapitre 4. L'équilibre économique. == | |||
On conçoit, à la rigueur, qu'une société consente à vivoter sans | |||
accroître sa richesse, si elle juge nécessaire de sacrifier le progrès de | |||
la production à son rêve de justice. On ne conçoit pas, au contraire, | |||
qu'une société puisse vivre sans équilibre dans les relations économiques. | |||
Le collectivisme peut-il assurer cet équilibre? Est-il capable | |||
d'adapter la production aux besoins de la consommation, les | |||
demandes des consommateurs à la quantité des produits existants, | |||
les offres de travail aux besoins de la production? La question doit | |||
être examinée sous ces trois faces. | |||
La valeur calculée d'après le travail moyen dépensé dans la production | |||
est une mesure qui ne tient aucun compte de la qualité ou | |||
de la rareté, et qui reste fixée sans considération du besoin social et | |||
de ses variations. Un mécanisme aussi rigide ne peut évidemment | |||
pas, par lui-même, donner à la société collectiviste l'équilibre dont | |||
elle a besoin. Mais s'il faut que la société confie à une volonté naturellement | |||
faillible le soin d'établir cet équilibre, s'il lui faut, dans ce | |||
but, recourir à des moyens arbitraires et à des mesures de contrainte, | |||
ce n'est plus seulement le progrès des richesses, c'est la | |||
liberté des citoyens et la sécurité de leur existence matérielle qui | |||
risquent d'être sacrifiés. La question est donc grave; elle est également | |||
difficile, et demande une étude attentive. | |||
''* § I. Production et besoins de la consommation.'' | |||
Une société économique ressemble à un particulier qui possède | |||
un revenu limité, et le dépense en affectant une certaine somme à chaque catégorie de besoins, d'après l'importance relative qu'il lui | |||
attribue. La société possède aussi des forces productives limitées : | |||
forces naturelles du sol, moyens de production créés par l'industrie | |||
humaine, forces de travail; elle les applique et les répartit de manière | |||
à satisfaire les besoins de la consommation dans l'ordre de leur intensité. | |||
Bien que le sujet soit classique, il n'est peut-être pas inutile, | |||
pour bien saisir la difficulté du problème qui s'offre à la société collectiviste, | |||
de voir comment il est résolu dans la société individualiste. | |||
La production, au lieu d'être dirigée par une volonté unique, est | |||
l'oeuvre de milliers d'individus agissant librement sous leur responsabilité | |||
personnelle. Évidemment, l'équilibre n'est obtenu, dans ce | |||
milieu ingouverné, que s'il existe une force naturelle pour diriger les | |||
producteurs individuels dans le sens de l'intérêt collectif, d'une façon | |||
pour ainsi dire mécanique, sous la seule impulsion de l'intérêt personnel | |||
et sans le secours d'une intelligence embrassant les ensembles. | |||
Or, cette force existe; c'est celle des prix variant suivant le degré | |||
d'utilité que les consommateurs capables de donner une contrepartie | |||
dans l'échange attribuent aux diverses marchandises. Si la | |||
production se répartit en proportion des besoins avec une exactitude | |||
suffisante, c'est grâce à la loi de nivellement, qui agit sur les | |||
prix et les profits comme sur les liquides dans des vases communicants; | |||
loi soumise à bien des frottements, sans doute, mais se traduisant | |||
quand même par des tendances certaines, impérieuses, et | |||
d'autant mieux suivies que la civilisation est plus avancée et la concurrence | |||
plus libre. | |||
On sait que le coût de production (y compris l'intérêt des capitaux | |||
de l'entrepreneur et le salaire de son travail) est le centre de gravité | |||
des prix. Les oscillations du prix autour de ce point d'équilibre | |||
indiquent que le produit individualisé est tantôt plus, tantôt moins | |||
désiré que d'autres marchandises; elles déterminent en même temps | |||
les entrepreneurs à restreindre ou à étendre leur production en conséquence, | |||
pour éviter une perte ou réaliser un profit. Si le prix coïncide | |||
avec le coût de production, c'est que le besoin se trouve satisfait | |||
sans être dépassé; c'est aussi qu'aucun autre besoin plus urgent | |||
n'est resté en souffrance, sinon les consommateurs consacreraient | |||
leurs ressources à d'autres emplois, et ne maintiendraient pas le | |||
prix au niveau du coût. | |||
Le phénomène est facile a saisir, quand la production, quelle que | |||
soit l'extension qui lui est donnée, se fait à un prix de revient à peu | |||
près uniforme pour les différents exemplaires de la même marchandise. | |||
Tel est le cas de la production industrielle, si on la considère en elle-même; la fabrication peut s'étendre par accroissement des | |||
installations, machines et forces de travail, sans que le coût de | |||
l'unité de produit s'élève, bien au contraire. Aussi les produits | |||
industriels qui demandent beaucoup plus de capital et de main d'oeuvre | |||
pour leur fabrication que pour la culture ou l'extraction de | |||
leur matière peuvent-ils être considérés, pratiquement, comme susceptibles | |||
d'être reproduits au même prix de revient, aussi loin que peut | |||
s'étendre la demande des consommateurs disposés à en donner le | |||
prix coûtant. | |||
Mais, dans les productions naturelles, les frais de production sont | |||
loin d'avoir cette uniformité. L'homme, à mesure qu'il demande | |||
davantage à la nature, rencontre en elle, avant de se heurter à un | |||
refus absolu, une résistance élastique qui lui rend la production de | |||
plus en plus onéreuse, à moins qu'il ne découvre de nouveaux | |||
moyens de dominer les forces naturelles. C'est la loi bien connue | |||
du rendement non proportionnel du sol. Les progrès scientifiques | |||
peuvent en reculer les limites d'application, sans jamais parvenir à | |||
l'écarter complètement. On a pu établir, à l'inverse de cette loi, que | |||
les premiers capitaux qui transforment une culture extensive en culture | |||
intensive donnent souvent un rendement plus que proportionnel | |||
mais on n'a jamais pu contester que, dans toute exploitation | |||
où l'on accroît les dépenses pour augmenter la production, il | |||
existe un point culminant à partir duquel les dépenses nouvelles | |||
accroissent le produit dans une proportion toujours décroissante; de | |||
ce sommet commence la pente plus ou moins rapide du rendement | |||
non proportionnel, qui descend jusqu'au point où tout surcroît de | |||
production devient absolument impossible. | |||
De cette loi naturelle, à la fois physique et économique, il résulte | |||
que, si les besoins s'élèvent dans une société, il faut soumettre les | |||
terres déjà cultivées à une culture plus intensive et relativement plus | |||
coûteuse, ou bien étendre la culture à des terres moins riches ou plus | |||
éloignées dans tous les cas, les frais faits pour la production ou le | |||
transport des quantités supplémentaires sont à peu près équivalents. | |||
Il est vrai que, sur une terre où l'on accroît l'intensité de la culture, | |||
le coût moyen de l'unité de produit s'élève faiblement; mais si l'on | |||
calculait à part, dans l'ensemble de la récolte, le prix coûtant du | |||
produit additionnel, tel qu'il résulte du surcroît de dépenses qu'il a | |||
fallu faire pour l'obtenir, on trouverait un taux surélevé, sensiblement | |||
égal à celui des produits qui proviennent des terres les moins fertiles ou les plus lointaines. | |||
A défaut de progrès techniques abaissant les frais de culture ou de transport, une hausse des prix est donc nécessaire pour permettre | |||
ces productions supplémentaires plus coûteuses. Si la hausse se prolonge, | |||
le bénéfice de monopole, ou rente des exploitations favorisées, | |||
se consolide au profit du propriétaire actuel, et se convertit en fermage, | |||
ou en intérêt du prix de vente de la terre, à la charge de | |||
l'exploitant. Ainsi s'égalisent à peu près les charges de la production | |||
dans les différentes exploitations. Néanmoins, si nous considérons | |||
seulement les frais d'emploi du capital productif et de la maind'oeuvre, | |||
c'est-à-dire les frais qui ne dérivent pas de la rente et ne | |||
sont pas subordonnés à son existence, nous pouvons dire que les | |||
frais de la production agricole sont inégaux suivant les exploitations, | |||
et même, dans une exploitation, suivant les quantités produites. | |||
Bien que le prix de revient en agriculture ne présente pas une base | |||
uniforme comme dans l'industrie manufacturière, il reste néanmoins | |||
un indicateur et un guide aussi sûr pour les producteurs. Dans | |||
l'échelle des prix de revient, les producteurs savent très bien le degré | |||
qu'ils doivent atteindre sans le dépasser; ils sont parfaitement éclairés | |||
par leur propre intérêt sur les quantités qu'ils doivent produire pour | |||
donner au besoin social une satisfaction partielle mesurée sur son | |||
intensité relative. | |||
Les cultivateurs et exploitants de mines connaissent, par le prix du produit, non seulement la limite des frais qu'ils peuvent consacrer à des exploitations nouvelles, mais aussi la limite des dépenses | |||
qu'ils peuvent faire en exploitant d'une façon plus intensive des sols | |||
déjà exploités antérieurement. Ils savent, en effet, qu'ils peuvent forcer | |||
la production au delà même du point où les frais à l'unité de produit | |||
s'élèvent, tant que leur production supplémentaire, quoique plus | |||
coûteuse, est encore rentable dans l'état actuel des prix. Si, à la | |||
suite de cet accroissement de dépenses, leur bénéfice global s'élève | |||
d'une année à l'autre, toutes choses égales par ailleurs, c'est que les | |||
quantités supplémentaires, sans leur procurer un profit aussi élevé | |||
que les autres, leur ont elles-mêmes donné un excédent; c'est que le | |||
prix de revient de ces quantités, tel qu'il ressort des dépenses additionnelles | |||
faites pour les obtenir, reste encore inférieur au prix de | |||
vente; c'est donc aussi que ce supplément de production était désiré | |||
par les consommateurs de préférence à tout autre. Mais les producteurs | |||
savent aussi qu'ils doivent arrêter les frais, dès qu'il résulte | |||
de l'accroissement des dépenses une diminution du bénéfice de leur | |||
culture. Il est alors prouvé que le coût des quantités supplémentaires | |||
est supérieur à leur prix de vente; la perte sur ces quantités, dissimulées dans l'ensemble, mais révélée par la réduction du profit total de l'exploitation, signifie que le cultivateur n'a pas su observer l'équilibre | |||
des besoins sociaux. Si la société n'a pas voulu y mettre le prix, | |||
c'est qu'elle aurait préféré consacrer à d'autres usages la somme de frais | |||
que l'entrepreneur maladroit a dépensé pour accroître sa production. | |||
Pour conclure, le jeu des prix et des profits ajuste la production | |||
à la demande, en poussant la production jusqu'à la limite des quantités | |||
les plus coûteuses désirées par les consommateurs de préférence | |||
à tout accroissement de la production dans une autre branche. Sur | |||
ce point au moins, et en dehors du cas de monopole absolu, il y a | |||
harmonie entre la rentabilité individuelle du capital, et la productivité | |||
naturelle telle qu'elle doit être réglée pour rester en harmonie | |||
avec les besoins sociaux, c'est-à-dire avec les besoins de ceux qui | |||
peuvent payer. On peut critiquer l'organisation sociale au point de | |||
vue de la répartition des richesses; on ne doit pas lui reprocher de | |||
mal adapter la production aux besoins des consommateurs capables | |||
de fournir une contre-partie dans l'échange. L'adaptation se fait | |||
naturellement et inconsciemment, par la seule tendance des capitaux | |||
à se porter vers les productions les plus lucratives et les plus désirées, | |||
et à se détourner des autres. La société individualiste, il est vrai, souffre trop souvent des fausses directions données à la production, | |||
des crises de surproduction ou d'insuffisance; au moins les | |||
producteurs ont-ils un guide qui les ramène au point d'équilibre | |||
quand ils s'en sont écartés. | |||
En régime collectiviste, la production se règle tout autrement. Dès | |||
lors que les valeurs sont taxées d'après la durée du travail moyen | |||
au lieu de varier suivant les besoins collectifs, la production ne peut | |||
plus être librement dirigée par des individus ou des associations | |||
autonomes. Les producteurs individuels ou les groupes professionnels, | |||
s'ils sont encouragés à développer la production par un travail | |||
d'une intensité et d'une habileté supérieures à la moyenne, ne sont | |||
nullement intéressés à produire un genre d'articles plutôt qu'un | |||
autre; peu leur importe que les produits soient ou non recherché | |||
du public, qu'ils s'écoulent rapidement ou restent en magasins | |||
comme inutiles; leur rémunération n'en dépend pas. Eussent-ils | |||
d'ailleurs la volonté de se conformer aux goûts des consommateurs, | |||
ils ne pourraient y réussir en suivant leur inspiration personnelle, | |||
puisqu'ils ne trouveraient à cet égard aucun renseignement ni | |||
aucune direction. Aussi tout système qui cherche à combiner la | |||
taxation des valeurs en unités de travail avec la production libre des | |||
individus ou des associations coopératives est-il fatalement condamné | |||
au détraquement et à l'anarchie. | |||
La société collectiviste, au contraire, n'est pas anarchique, parce | |||
qu'elle possède un régulateur de la production et de la distribution; | |||
la direction est donnée par une autorité centrale consciente, omnisciente | |||
et toute puissante, dominant d'assez haut l'économie nationale | |||
pour en apercevoir l'ensemble. Cette autorité supérieure, soigneusement | |||
tenue au courant des moindres besoins de la consommation | |||
sur tous les points du territoire, prescrit aux différents | |||
groupes professionnels le genre et la qualité des produits à fournir, | |||
les transports à effectuer, les approvisionnements à constituer dans | |||
les entrepôts régionaux. | |||
Dans ses grandes lignes, l'organisation se conçoit assez facilement. | |||
Mais, à l'analyse, il semble plus douteux que l'équilibre soit possible, | |||
même théoriquement. Et si l'on parvient à écarter ces doutes à l'aide | |||
du raisonnement, il faut encore se demander si l'intelligence directrice | |||
pourrait être à la hauteur de sa tâche. | |||
Sur la première question, je pense que l'équilibre peut être obtenu | |||
théoriquement, à condition que l'autorité centrale soit infaillible, et | |||
assistée d'un service d'informations irréprochable. | |||
L'Administration collectiviste, par hypothèse, est exactement renseignée | |||
sur les consommations passées, sur les stocks actuellement | |||
existants, sur le ralentissement ou l'activité de la demande; elle fait | |||
consigner par écrit les demandes qui ne peuvent recevoir satisfaction | |||
immédiate, et se trouve éclairée sur les quantités manquantes | |||
comme sur les excédents. Connaissant ainsi, par les renseignements | |||
directs qu'elle centralise, l'état actuel des besoins dans leur ensemble, | |||
il semble qu'elle soit plus capable d'y adapter la production que des | |||
milliers de producteurs libres, qui ignorent la situation totale et | |||
n'aperçoivent les variations de la valeur d'usage que par le réflecteur | |||
indirect des prix. Quant aux besoins de l'avenir, le gouvernement | |||
économique cherche à les prévoir d'après les tendances de la | |||
demande et l'état des approvisionnements et des récoltes; il les connaît | |||
aussi bien que le plus avisé des spéculateurs, et ne risque pas | |||
d'être égaré dans ses prévisions par des cours faussés sous l'influence | |||
de joueurs ignorants et maladroits. | |||
Dans l'État collectiviste, le ménage national, comme celui de | |||
Robinson ou de la famille patriarcale, présente le type de l'économie | |||
en nature, sur une échelle d'ailleurs très agrandie. A l'intérieur de | |||
l'unité économique, la production est réglée par une volonté unique et appliquée directement aux besoins des producteurs; à la suite d'une répartition toute particulière; il n'y a d'échanges commerciaux | |||
qu'avec l'extérieur, sous forme de trocs ou d'achats et ventes en | |||
monnaie-marchandise. | |||
Le moteur central ajuste donc la production à la demande de ceux | |||
qui offrent le prix coûtant, par des augmentations ou des restrictions | |||
exactement mesurées sur les déficits ou les excédents constatés. | |||
Rien de plus simple à concevoir, quand il s'agit de produits | |||
industriels, comme la toile, dont le coût de fabrication est à peu près | |||
le même dans tous les établissements de l'État; tant que la toile | |||
s'écoule au prix coûtant, l'Administration peut et doit étendre sa | |||
production, sans crainte de se tromper sur les besoins des consommateurs | |||
dès lors qu'elle n'a de perte sur aucune portion de sa fabrication, | |||
elle peut être assurée qu'aucune autre marchandise n'est plus | |||
désirée qu'un mètre quelconque de la toile fabriquée. | |||
Pour les productions naturelles, l'adaptation se conçoit plus difficilement, | |||
à cause de l'inégalité des prix de revient, qui ne s'égalisent | |||
que par compensation sur l'ensemble des exploitations nationales | |||
de même nature. Si l'Administration suit le même principe que précédemment, | |||
elle conduira la production de manière à contenter | |||
toutes les demandes au prix coûtant, sans laisser un excédent de | |||
produits. Mais ici, le prix coûtant est un prix moyen, qui dissimule | |||
une perte sur une partie de la production. Aussi peut-on se demander | |||
si les forces productrices de la nation vont être suffisantes pour | |||
satisfaire toutes les demandes qui se présenteront à ce taux. | |||
Il semble, en effet, que les demandes de la consommation doivent | |||
fatalement se multiplier, si le prix des denrées et autres produits | |||
naturels s'abaisse au niveau du coût moyen calculé sur l'ensemble | |||
de la production nationale. Actuellement, le prix du blé, du vin ou | |||
de la houille contient un élément de rareté; il s'élève bien au-dessus | |||
du prix de revient moyen, jusqu'au niveau des frais faits pour la | |||
production des quantités les plus coûteuses désirées par préférence | |||
à toute autre marchandise, et parfois au delà. C'est à ce taux élevé | |||
que s'établit aujourd'hui l'équilibre entre la production et la demande. | |||
Mais du jour où le prix s'abaissera jusqu'au coût moyen, cet équilibre | |||
ne sera-t-il pas rompu par l'affluence des demandes? Il paraît bien | |||
impossible que l'Administration leur donne satisfaction complète | |||
dans tous les genres de production, avec les moyens limités dont | |||
elle dispose; il semble que, si elle pousse la production dans une | |||
branche jusqu'au point d'équilibre entre la demande et le produit au | |||
coût moyen, elle devra négliger par ailleurs des besoins plus essentiels. | |||
Prenons, pour rendre la difficulté plus sensible, une production | |||
visiblement limitée comme celle du vin de Champagne. La récolte | |||
est de 3 millions d'hectolitres, ayant coûté 200 millions de bons, soit | |||
en moyenne 1 bon par litre. On peut penser qu'à ce taux modéré, | |||
la demande va s'élever beaucoup plus haut que les quantités offertes, | |||
jusqu'à 4 millions d'hectolitres peut-être. Pressée par les consommateurs, | |||
et n'ayant pas de réserves en cave, l'Administration se décide, | |||
pour l'année suivante, à étendre et à intensifier la culture en doublant | |||
les dépenses; mais, bien que la saison reste favorable, elle | |||
n'obtient qu'un supplément de 500.000 hectolitres. Le coût surélevé | |||
de ces hectolitres supplémentaires, pour lesquels on a dépensé un | |||
surplus de 200 millions de bons, ressort à 4 bons par litre; mais il | |||
se répartit sur l'ensemble de la récolte, qui est de 2 500 000 hectolitres, | |||
et ne porte le coût moyen qu'à 1,6 bon par litre. Cette hausse, | |||
amortie par le calcul de la moyenne, n'est probablement pas suffisante, | |||
comme le serait une hausse à 4 bons, pour écarter les demandes | |||
en excès. L'Administration va-t-elle forcer encore la production | |||
l'année suivante, jusqu'à ce que la production additionnelle soit | |||
tellement coûteuse, qu'elle détermine une hausse du prix moyen | |||
assez forte pour éloigner un nombre suffisant de consommateurs? | |||
Alors, en effet, elle parviendra à équilibrer la demande et la production | |||
du champagne; mais elle devra faire sur le vignoble des frais | |||
extravagants, et détourner des autres emplois une masse considérable | |||
de moyens de production et de travailleurs; elle creusera le | |||
déficit ailleurs, et laissera des demandes en souffrance dans les autres | |||
branches de la production agricole et industrielle. Il faut donc | |||
s'arrêter, dans la culture du vignoble champenois, bien avant d'avoir | |||
atteint ce point d'équilibre; mais à quel point? | |||
Même difficulté, semble-t-il, quoique à un moindre degré, dans | |||
toutes les autres productions naturelles, même les plus communes, | |||
comme celles du blé et de la houille. Quand l'Administration, sous | |||
l'impulsion de la demande, attaque des veines de charbon où l'extraction | |||
coûte 2 bons les 100 kilos, alors que le coût moyen, base du prix | |||
de vente, est de 1 bon sur l'ensemble des mines nationales, comment peut-elle se rendre compte si cette production supplémentaire ne lui | |||
coûte pas une somme de moyens et de travail qui serait mieux | |||
employée ailleurs? Informée qu'il y a des demandes inscrites pour | |||
un surplus de 1 million de tonnes de houille, 10 millions d'hectolitres | |||
de blé et 500.000 hectolitres de champagne, et ne pouvant y appliquer | |||
tous les moyens qu'il y faudrait, elle cherche au moins à satisfaire | |||
partiellement les demandes, en observant la mesure de l'intensité relative de ces trois besoins. Mais elle n'a pas de commune | |||
mesure pour les comparer, parce que des désirs portant sur des | |||
objets d'espèce différente sont incommensurables en eux-mêmes et | |||
directement, s'ils ne s'expriment pas par des prix qui en donnent | |||
indirectement la mesure quantitative. Il est impossible de savoir si | |||
le besoin de charbon est plus urgent que les autres, en totalité | |||
ou en partie, si les consommateurs, à partir d'un supplément de | |||
100 000 tonnes, ne préféreraient pas un accroissement de blé ou de | |||
champagne, et dans quelle proportion. | |||
Telle est donc la difficulté; l'autorité publique connait exactement, | |||
par hypothèse, la grandeur absolue des différents besoins; mais elle | |||
n'en connaît pas l'importance relative, et n'a aucun moyen d'estimer | |||
la mesure dans laquelle les uns et les autres doivent recevoir satisfaction | |||
partielle, le point auquel il convient d'arrêter la production | |||
a frais croissants, dans les industries naturelles où il est impossible | |||
de satisfaire intégralement tous les consommateurs qui offrent le prix | |||
coûtant moyen. A défaut d'une valeur variant librement suivant l'offre | |||
et la demande, à défaut de prix donnant aux différents désirs collectifs | |||
une expression quantitative comparable, la production administrative, | |||
même entourée des meilleures statistiques, parait se faire à | |||
''l'aveugle''. | |||
Ce n'est là toutefois qu'une apparence. Non pas qu'on puisse | |||
trancher le problème par la simple affirmation d'un accroissement | |||
prodigieux de la production agricole et minière. Si la difficulté se | |||
trouve dans le fait que la demande serait surexcitée par l'abaissement | |||
des prix des produits naturels au niveau de leur coût moyen, ce n'est | |||
pas la multiplication des produits qui en fournirait la solution. Par | |||
là, les consommateurs obtiendraient naturellement des quantités absolues plus fortes; mais à moins de supposer des progrès tels que les produits de la terre devinssent surabondant comme l'air et l'eau, l'État ne parviendrait pas encore à satisfaire les demandes au prix | |||
moyen, parce que les besoins de l'homme sont indéfiniment extensibles, | |||
et que l'abaissement du prix de revient donnerait à la demande | |||
une impulsion nouvelle. L'équilibre serait toujours un but inaccessible, | |||
fuyant sans cesse devant le progrès par lequel on espérerait l'atteindre. | |||
La solution est d'un autre ordre. Tout le raisonnement qui aboutit | |||
à constater, dans la société collectiviste, un défaut d'équilibre et une | |||
direction aveugle des forces productives appliquées à la nature, | |||
repose sur cette idée que la production, aujourd'hui en équilibre avec | |||
la demande au coût le plus élevé, deviendrait insuffisante vis-à-vis | |||
de la demande au coût moyen. En y regardant de plus près, on | |||
aperçoit cependant que cette idée est erronée. Il est théoriquement | |||
possible, en régime collectiviste, que les demandes au coût moyen se | |||
limitent d'elles-mêmes, dans chaque branche, au point où les quantités | |||
les plus coûteuses sont plus désirées que les autres produits. Si | |||
cette conception théorique est exacte, l'équilibre peut être obtenu; la | |||
production ne reste pas nécessairement au-dessous de la demande; | |||
l'Administration n'a plus besoin de mesurer l'intensité relative des | |||
désirs non satisfaits; elle ne tâtonne plus dans l'obscurité, à la | |||
recherche du point auquel il convient d'arrêter la production agricole | |||
dans chacune de ses branches. | |||
En effet, s'il est vrai que les besoins sont indéfiniment extensibles, | |||
il ne faut pas perdre de vue que les moyens d'achat des consommateurs | |||
sont, au contraire, très nettement limités. Leur pouvoir d'achat | |||
ne s'étend pas au delà des bons délivrés par l'État en raison du travail | |||
dépensé dans la production. Dans cette limite, il est certain que | |||
la demande ne peut augmenter sur un point sans diminuer sur un | |||
autre, et qu'au total, sur l'ensemble des produits de tout genre, elle | |||
ne dépasse jamais l'offre. Les consommateurs, encouragés par la | |||
modicité d'un premier tarif, demanderont peut-être plus de champagne | |||
mais ils devront alors restreindre leur consommation sur | |||
d'autres articles, et diminuer leur demande de blé, de toile ou de | |||
houille dans la mesure où ils augmenteront celle du Champagne. | |||
Aussi suffira-t-il sans doute d'une hausse légère du coût moyen du | |||
champagne pour arrêter l'accroissement de la demande; et l'Administration | |||
pourra pousser la production jusqu'à ce point d'équilibre, | |||
sans craindre de laisser d'autres demandes en souffrance. Non pas | |||
que les désirs ne dépassent les quantités demandées mais les moyens | |||
d'achat sont limités à la valeur totale des produits telle qu'elle a été | |||
taxée par l'autorité directrice, de sorte que les consommateurs répartissent | |||
d'eux-mêmes cette somme des moyens entre les différents | |||
articles en proportion de leurs désirs, sans dépasser par leurs | |||
demandes la mesure de ce qui été produit. | |||
On voit ainsi que la production des denrées n'est pas nécessairement | |||
inférieure à la demande au coût moyen, dans un régime ou les travaux | |||
et les produits, également taxés en unités de travail, constituent deux sommes de valeurs égales entre elles. L'équilibre de la production et | |||
des besoins exprimés par la demande n'est pas impossible, parce | |||
que l'ensemble des demandes ne peut pas dépasser l'ensemble des | |||
valeurs produites; il suffit, pour obtenir l'équilibre, de connaître | |||
les demandes des différents produits au prix moyen. Si l'on s'en | |||
écarte par des erreurs de prévision sur les besoins à venir, on s'y | |||
trouve ramené au jour le jour par des renseignements directs sur | |||
les excédents et les déficits, aussi bien pour la houille ou le champagne | |||
que pour la toile. A cet égard, les erreurs sont possibles, | |||
comme en régime individualiste; mais elles ne sont pas théoriquement | |||
impliquées par la constitution du système. | |||
Cette longue et abstraite analyse était nécessaire, semble-t-il, | |||
pour se rendre compte du fonctionnement du mécanisme dans ses | |||
parties profondes et essentielles. Il ne faut pas critiquer à faux le | |||
collectivisme, ni lui reprocher des vices constitutionnels qu'il n'a pas. | |||
Au point de vue des rapports de la production avec les besoins, il | |||
peut théoriquement réaliser l'équilibre. | |||
Le peut-il pratiquement? C'est une autre question; et si le collectivisme | |||
a jusqu'ici résisté à l'épreuve de l'analyse abstraite, il se | |||
montre beaucoup plus faible lorsqu'on le transporte dans le domaine | |||
de l'application. | |||
Le système tout entier repose sur des fonctionnaires chargés de | |||
diriger, ou de gérer en sous-ordre les services de la statisque, de la | |||
production, de la distribution et de la comptabilité. Dans un organisme | |||
économique aussi centralisé, les fautes d'administration, lorsqu'elles | |||
concernent des besoins essentiels, sont de nature à compromettre | |||
non seulement le bien-être, mais l'existence même de la société. | |||
Aussi ne peut-on concevoir le système dans son fonctionnement pratique, | |||
si l'on n'écarte par hypothèse les défaillances des administrateurs | |||
électifs; il faut supposer que l'élection, dans une démocratie | |||
moralement transformée par la diffusion du savoir et du bien-être, | |||
sera synonyme de sélection des intelligences les plus hautes, des | |||
capacités les plus éprouvées, des caractères les moins accessibles à la | |||
partialité et à la corruption. Tandis que la production individualiste | |||
peut être l'oeuvre d'hommes ordinaires, l'organisation collectiviste ne | |||
peut fonctionner avec des hommes imparfaits, parce que le rôle des | |||
administrateurs y est autrement difficile et redoutable que celui des | |||
producteurs de la société actuelle. | |||
Le service des statistiques et des renseignements doit être irréprochable. | |||
Peut-être l'inventaire des produits en magasin et l'état des | |||
demandes de la consommation seront-ils dressés avec une exactitude suffisante. Mais l'estimation devient singulierement plus difficile, lorsqu'il s'agit de besoins qui ne peuvent être connus directement. | |||
C'est le cas pour les moyens de production, coton, machines, charbon | |||
propre aux usages industriels, fourgons et bateaux de charge, etc. | |||
Les besoins de cette nature sont dérivés, souvent à plusieurs degrés, | |||
de ceux des consommateurs; l'Administration devra donc les apprécier | |||
elle-même, d'après des statistiques portant sur les objets de consommation | |||
et de jouissance. | |||
L'estimation est plus compliquée encore pour les marchandises | |||
d'exportation. Comment apprécier l'étendue qu'il convient de donner | |||
à la production viticole, si le vin est destiné non seulement à la | |||
consommation intérieure, mais aussi à l'exportation? L'Administration | |||
sait bien la quantité de coton brut qu'elle doit acheter aux Etats- | |||
Unis mais elle ne peut savoir que très approximativement si les | |||
États-Unis, ou tout autre pays substitué dans leur créance, désireront | |||
du vin en échange, et pour quelle quantité. Peut-être le pays | |||
fournisseur, ayant réalisé lui-même l'unité collectiviste, abusera-t-il | |||
d'un monopole naturel pour rançonner ses clients à quel taux | |||
estimera-t-on à l'avance ses prétentions? Ces difficultés existent | |||
aujourd'hui; la fonction des échanges internationaux est remplie | |||
par une multitude de négociants, spéculateurs et banquiers, qui | |||
obéissent instantanément aux oscillations de la valeur. Ce serait | |||
évidemment une grande simplification, si tout le système compliqué | |||
du change, des arbitrages, du taux de l'escompte et du mouvement | |||
des encaisses métalliques, qui préside aujourd'hui à la direction du | |||
commerce international et au règlement des comptes, pouvait être | |||
remplacé par la direction consciente des gouvernements. Mais la tâche | |||
serait colossale pour un homme ou pour un conseil responsable. | |||
Les échanges avec l'extérieur viennent encore aggraver d'une autre | |||
manière la difficulté des estimations. On sait qu'une production naturelle, | |||
celle du blé par exemple, doit être poussée jusqu'à un certain | |||
niveau de frais moyens pour être en équilibre avec la demande. Si le | |||
pays ne peut produire tout le blé nécessaire à sa consommation, l'Administration | |||
doit acheter le surplus au dehors, et fournir en échange | |||
les vins, tissus, objets d'art et autres articles dont elle a ordonné la | |||
production en prévision des demandes de l'étranger. Mais l'Administration | |||
doit en même temps limiter la production du blé indigène au | |||
niveau du coût moyen où s'effectue l'équilibre avec la demande; il | |||
lui faut donc calculer ce coût en tenant compte du prix des vins, | |||
tissus, objets d'art, etc., qu'elle exporte en paiement d'une partie du | |||
blé livré à la consommation. La complication est inextricable. | |||
On peut admettre qu'un organe central serait plus complètement | |||
et plus sûrement renseigné sur l'ensemble des besoins directs de la | |||
consommation intérieure que ne peut l'être aujourd'hui un producteur | |||
isolé ou un spéculateur quelconque. En revanche, les producteurs | |||
libres et les négociants ne sont pas des fonctionnaires; les yeux | |||
fixés sur l'aiguille des prix, ils se tiennent sans cesse en éveil pour | |||
suivre les mouvements de la demande avec une exactitude et une | |||
promptitude dont dépend leur succès ou leur ruine. Attendra-t-on la | |||
même vigilance des directeurs électifs de l'économie collectiviste? Il | |||
y a bien des frictions, certes, dans l'économie individualiste, bien | |||
des erreurs et des ruines privées. Du moins ces erreurs ne sont-elles | |||
pas totales; la maladresse des uns peut être atténuée ou réparée par | |||
la sagacité des autres. Il en serait autrement dans la société collectiviste. | |||
Une faute de l'autorité directrice, portant sur un service centralisé, | |||
le désorganiserait tout entier; et si l'erreur était commise | |||
dans la production ou la distribution des subsistances, la conséquence | |||
serait désastreuse; ce serait la disette, la famine des pays | |||
barbares, que notre système de circulation, malgré tous ses cahots, | |||
a définitivement bannie des pays civilisés. | |||
La production individualiste n'est pas anarchique comme se plaisent | |||
à le répéter les collectivistes, qui aperçoivent la surproduction | |||
partout. Malgré ses crises et ses irrégularités, d'ailleurs assez faibles | |||
en proportion de l'ensemble, elle est au contraire remarquablement | |||
harmonieuse; il y a une belle et large harmonie dans un régime de | |||
production qui, sans l'intervention d'une volonté centrale et sans le | |||
secours de la contrainte, fournit à des millions d'hommes agglomérés | |||
ou dispersés la subsistance quotidienne et la satisfaction de leurs | |||
besoins les plus variés. | |||
Les socialistes vantent constamment la supériorité d'une organisation | |||
rationnelle du travail social dirigé par une volonté intelligente, | |||
sur le régime anarchique de la concurrence. Ainsi M. Bellamy | |||
établit entre ces deux modes de production le même parallèle qu'entre | |||
une horde de barbares commandée par un millier de petits chefs, et | |||
une armée disciplinée sous les ordres d'un seul général. Il s'étonne | |||
aussi que l'on puisse considérer le principe antisocial de l'homme, | |||
l'égoïsme, comme constituant la force cohésive de la société. | |||
En réalité, tout le secret de la faiblesse du système collectiviste | |||
est là, dans cette prétention de remplacer par une volonté consciente | |||
l'automate qui règle les fonctions économiques de la société. Rien de | |||
plus exact que la comparaison faite à ce sujet par M. Paul Leroy- | |||
Beaulieu, dans ''Le collectivisme'', entre l'organisme social et un organisme humain. Les fonctions les plus essentielles du corps humain, | |||
respiration, digestion, circulation du sang, s'opèrent instinctivement | |||
et inconsciemment; les choses iraient-elles mieux, si tous les mouvements | |||
qu'elles nécessitent, au lieu d'être réflexes, devaient être | |||
réfléchis et commandés à tout instant par la volonté? | |||
Évidemment, la tâche imposée aux fonctionnaires de l'ordre collectiviste | |||
dépasse la mesure des facultés humaines. Il faut insister | |||
sur l'effrayante contradiction d'un système qui, incompatible par | |||
nature avec des fautes de direction, repose cependant sur des | |||
hommes nécessairement faillibles. Disette ou engorgement, telle | |||
serait la conséquence fatale d'une statistique mal faite ou mal comprise, | |||
d'une erreur de comptabilité, d'un ordre oublié ou donné à | |||
faux, soit dans la répartition des travaux entre les différents établissements de production, soit dans la distribution des produits entre | |||
les magasins régionaux. Si l'on tient compte de la prodigieuse complication | |||
des services à administrer, et en même temps de la fragilité | |||
des hommes, dont on ne peut faire abstraction dans la gestion des | |||
choses humaines, on entrevoit pour la société ''régénérée'' des | |||
crises d'inanition universelle dont le monde moderne ne peut nous | |||
offrir une image même affaiblie. | |||
''* § II. Demandes et produits approvisionnés.'' | |||
La question d'équilibre entre l'offre et la demande se présente ici | |||
sous une face retournée. L'adaptation de la demande à l'offre, | |||
c'est-à-dire aux quantités existant en magasin, rencontre certaines | |||
difficultés particulières, et réclame par conséquent quelques explications | |||
nouvelles. | |||
En théorie, l'Administration peut toujours obtenir l'équilibre, en | |||
conduisant la production jusqu'au point où elle s'ajuste avec la | |||
demande sur la base du prix de revient, unique ou moyen suivant | |||
les cas. En fait, il faudra certainement procéder par à peu près, par | |||
tâtonnements, de sorte que l'offre d'un produit particulier dépassera | |||
la demande, ou inversement, dans l'immense majorité des cas. | |||
Il est possible, d'abord, que l'Administration ne veuille pas donner | |||
à la production une extension suffisante soit qu'elle néglige de | |||
satisfaire des goûts rares et recherchés, soit qu'elle entreprenne de | |||
modifier les goûts du public, en favorisant, par exemple, la production | |||
du lait ou de la bière aux dépens de celle du champagne. Plus fréquemment encore, l'excès de l'offre ou de la demande, soit dans un magasin local, soit dans l'ensemble du pays, proviendra d'une | |||
erreur de prévision. L'erreur ne sera pas toujours imputable à la | |||
faute de l'Administration; dans bien des cas, elle sera inévitable, | |||
parce qu'il aura été impossible de prévoir les changements de la | |||
mode et les diverses circonstances qui viendront modifier la direction | |||
des demandes. C'est ainsi que l'épargne privée des bons de | |||
travail jouera constamment un rôle perturbateur. Tout bon épargné | |||
représentera un produit en excès, qui ne trouvera pas d'écoulement | |||
immédiat. A d'autres moments, au contraire, les bons mis en réserve | |||
se porteront d'une façon imprévue sur une catégorie d'objets dont | |||
la production aura été fixée en prévision des demandes probables | |||
d'après les bons délivrés dans l'année. Quant à l'offre des produits | |||
du sol, elle ne sera pour ainsi dire jamais égale aux quantités prévues | |||
la production agricole, subordonnée aux caprices de l'atmosphère | |||
et de la température, ne se commande pas comme la production | |||
industrielle. Il ya donc mille chances pour que l'offre d'un article | |||
dépasse la demande, ou réciproquement, dans une localité ou dans le | |||
pays tout entier. Comment débitera-t-on les quantités existantes, en | |||
attendant que la production se conforme pour l'avenir aux nouvelles | |||
indications de la demande? | |||
Si c'est l'offre qui dépasse la demande, les produits en magasin | |||
ne trouvant pas preneur au prix coûtant, il faudra nécessairement | |||
pourvoir à l'écoulement du stock, surtout s'il est exposé à une détérioration | |||
rapide. Mais quel sera le moyen d'accélérer le débit de ces | |||
objets délaissés, peut-être passés de mode ou déjà détériorés, si | |||
leur prix a été fixé à un taux invariable, dès leur entrée en magasin, | |||
d'après la quantité de travail social qui s'y trouve incorporée? De | |||
toute nécessité, il faudra les offrir au rabais, et revenir, au moins | |||
pour eux, au régime de l'offre et la demande. Mais le principe de la | |||
valeur collectiviste est ainsi gravement altéré aux dépens de l'équilibre | |||
du système; une partie des bons émis se trouve en excès sur la | |||
valeur des produits qui doivent en former la contre-partie; sous la | |||
menace du déficit, l'ensemble des bons se déprécie, et le système | |||
entier se détraque. La difficulté paraît insoluble, si l'on ne renonce | |||
pas complètement à la taxation en unités de travail pour généraliser | |||
l'application de l'offre et la demande. | |||
L'hypothèse inverse, celle où la demande est en excès sur l'offre, se | |||
présente naturellement toutes les fois qu'il s'agit d'objets recherchés | |||
dont la reproduction est impossible : oeuvres d'art, pierres précieuses, | |||
vins renommés des années précédentes, ou même de la récolte à venir lorsque le vignoble est parvenu à son maximum de rendement, | |||
maisons avantageusement situées au centre d'une grande ville ou | |||
dans un site exceptionnel, etc. Elle se présente aussi pour les | |||
objets qui peuvent être multipliés, lorsque la production en est | |||
momentanément insuffisante. Dans ces circonstances, la taxe au prix | |||
coûtant est encore trop rigide pour fournir une solution. Offrir les | |||
objets rares au tarif ordinaire du coût en travail, ce n'est pas seulement | |||
renoncer au bénéffice de leur rareté, c'est aussi se priver de tout; | |||
moyen de faire un choix équitable entre des amateurs trop nombreux, | |||
qui offrent tous le prix taxé et se présentent avec des droits égaux. | |||
A qui les bouteilles de chambertin, si, à égalité de travail, elles sont | |||
cotées au même taux que le cru d'Argenteuil? A qui l'appartement | |||
situe au centre de la ville, si son loyer, calculé suivant le prix de la | |||
construction, est le même que celui d'une habitation du faubourg? | |||
Dans la foule des appelés, quel sera l'élu? | |||
Si l'on écarte l'offre et la demande pour rester dans les termes du | |||
collectivisme pur, on se trouve dans une véritable impasse. Toute | |||
méthode d'attribution paraît défectueuse. La faveur? Le rang d'inscription | |||
? Le tirage au sort? Le rationnement? Aucune de ces solutions | |||
n'est satisfaisante; aucune d'elles n'échappe complètement au | |||
reproche d'arbitraire, parce que le bon échangé contre un objet | |||
recherché procurera toujours à son possesseur un avantage plus grand, | |||
une valeur d'usage plus forte que le bon échangé contre un produit | |||
pour lequel les consommateurs ne se font pas concurrence. Les | |||
moyens d'acquisition ne peuvent conserver leur égalité de pouvoir | |||
que si les prix varient avec l'offre et la demande. | |||
Le collectivisme, enchaîné par son mode de taxation des valeurs, | |||
est donc incapable d'ajuster la demande aux quantités actuellement | |||
offertes; il ne fournit aucun moyen de pourvoir à l'écoulement des | |||
produits en excès, et ne peut éviter l'arbitraire dans l'attribution | |||
de ceux qui sont en déficit. | |||
''* § III. Travailleurs et besoins de la production.'' | |||
Dans le pur collectivisme, toute heure de travail est équivalente à | |||
une autre. Peu importent le genre, la difficulté du travail, le soin | |||
qu'il réclame, l'habileté professionnelle qu'il suppose; l'heure de | |||
travail d'un casseur de pierres communique même valeur au produit | |||
que l'heure de travail d'un graveur en taille-douce ou d'un ciseleur | |||
de bijoux, en supposant que ces divers travaux soient tous d'intensité | |||
et d'habileté moyennes chacun dans leur genre; elle donne | |||
lieu à une rémunération égale pour tous. | |||
Dès lors se pose la question classique en la matière qui voudra | |||
faire les basses besognes? Qui se soumettra à l'apprentissage d'un | |||
métier difficile? Qui voudra travailler dans les localités où la vie est | |||
dure et monotone? Si tous les travaux sont rétribués suivant leur | |||
durée, sans distinction entre ceux qui sont pénibles ou difficiles et | |||
ceux qui ne le sont pas, les travailleurs se porteront en masse sur | |||
les métiers les plus agréables et les plus simples, dans les centres les | |||
plus attrayants, et déserteront les autres postes. Quel sera le moyen | |||
d'obtenir qu'ils se répartissent entre les emplois suivant les besoins | |||
de la production? | |||
En dernière analyse, ce sera la contrainte, la réquisition. Je veux | |||
croire qu'elle s'exercera suivant des règles déterminées; mais c'est un | |||
point sur lequel les collectivistes ne tiennent pas à s'appesantir, de sorte | |||
que nous en sommes réduits aux conjectures. On peut supposer que | |||
les groupes professionnels publieront la liste des emplois vacants, et | |||
que les travailleurs choisiront suivant leurs capacités et leurs goûts. | |||
Mais toutes les fois qu'il y aura excès d'un côté et déficit de l'autre, | |||
l'autorité centrale devra intervenir pour faire la répartition d'office, en | |||
assignant à chacun, autant que possible, une tâche appropriée à ses | |||
aptitudes et à ses forces. Il ne suffira même pas de refuser aux chômeurs | |||
l'accès des métiers déjà pourvus d'un personnel suffisant, | |||
pour les contraindre à se rejeter sur les métiers pénibles; trop de | |||
gens pourraient échapper à cette contrainte indirecte en vivant sur | |||
leurs bons épargnés. Il ne suffira pas non plus, pour attirer les travailleurs | |||
dans les métiers délaissés, de leur montrer qu'ils peuvent y | |||
gagner davantage en travaillant plus longtemps. Pour remplir les | |||
cadres des professions les plus pénibles, il faudra toujours recourir à | |||
la corvée. | |||
Rien de plus intolérable que le travail forcé, et la privation du | |||
libre choix du domicile qui en est la conséquence. Aussi les socialistes se sont-ils efforcés de corriger la rigueur du collectivisme sur | |||
le point où il offre l'aspect le plus rebutant. Pour affranchir l'individu | |||
de la réquisition, ils ont admis que la rétribution s'élèverait | |||
dans les métiers les moins recherchés, ou que la durée du travail | |||
serait réduite (avec un tarif au temps sans doute surélevé), de manière | |||
à y attirer librement les travailleurs; c'est seulement dans le cas où | |||
ce procédé serait insuffisant qu'on aurait recours à la contrainte. | |||
Mais les socialistes, se bornant en général à cette courte indication, | |||
ne nous renseignent pas sur le moyen d'éviter l'arbitraire dans | |||
la détermination des tarifs applicables aux différents travaux. On ne | |||
peut cependant se passer d'une règle pour le calcul des coefficients. | |||
Si ces coefficients étaient laissés à la discrétion des agents ou des | |||
assemblées qui détiennent la puissance publique, il serait impossible | |||
d'éviter les injustices; les grèves et les insurrections dirigées contre | |||
l'autorité publique menaceraient sans cesse l'ordre social, et les | |||
corps professionnels formeraient autant de classes antagonistes, | |||
dont les intérêts ne pourraient être conciliés par aucun principe | |||
rationnel d'arbitrage. | |||
Pour des travaux de même nature, il est possible, nous l'avons vu, | |||
de graduer les allocations suivant la qualité du travail; on peut, en | |||
effet, représenter par un produit-type l'heure de travail social, | |||
l'unité moyenne d'habileté et d'intensité du travail dans un certain | |||
genre de production, et comparer à ce type les produits des travaux | |||
individuels pour le calcul de la rétribution. Mais lorsqu'il s'agit de | |||
travaux de nature différente, comme ceux du terrassier et du peintre | |||
décorateur, il est impossible d'établir une unité moyenne d'habileté et de pénibilité à laquelle on puisse rapporter ces différents travaux, de manière à attribuer une rétribution plus élevée à ceux qui exigent | |||
plus d'efforts, plus de science ou d'habileté professionnelle, qui sont | |||
plus pénibles ou plus dangereux que les autres. | |||
Karl Marx dit bien, à propos des métiers qui demandent une habileté | |||
particulière, que le travail complexe, communiquant au produit | |||
une valeur supérieure, compte comme multiple du travail simple. | |||
Mais son observation est faite pour la société présente. Aujourd'hui, | |||
en effet, les valeurs des travaux de différente nature, comme | |||
toutes les valeurs, trouvent une commune mesure dans le prix en | |||
monnaie métallique, et peuvent se comparer quantitativement. Mais | |||
si l'on supprimait les prix en monnaie, il faudrait apprécier directement combien d'unités de travail simple se trouvent contenues dans | |||
l'unité de travail complexe du sculpteur, du vidangeur ou du pécheur | |||
d'Islande; calcul impossible, parce que ces différents travaux sont | |||
incommensurables entre eux. Aussi Rodbertus, après avoir énoncé | |||
le principe des tarifs différenciés dans la société collectiviste, ne | |||
donne-t-il aucune règle qui permette de déterminer l'unité de travail | |||
simple, ni de dresser une échelle des coefficients pour les travaux | |||
complexes. | |||
Il semble donc que les coefficients appliqués à l'heure de travail | |||
dans les différents métiers et les différentes régions ne puissent être | |||
fixés sans arbitraire. Toutefois, pour y échapper, M. Georges Renard | |||
a imaginé une règle de calcul ingénieuse que nous retrouverons | |||
plus loin. | |||
== Chapitre 5. Le paysan propriétaire, l'artisan et le boutiquier dans la société collectiviste. == | |||
Avant de passer à l'étude des autres formes socialistes, nous nous | |||
demanderons encore si le collectivisme peut se concilier, au moins | |||
provisoirement, avec la petite propriété du paysan sur son lopin de | |||
terre, de l'artisan sur ses instruments de travail, du boutiquier sur | |||
son fonds de commerce. | |||
La plupart des socialistes, dans les pays de petite propriété comme | |||
la France, la Belgique et l'Allemagne du Sud, déclarent que cette | |||
propriété, essentiellement différente de la propriété capitaliste caractérisée | |||
par l'exploitation du travail d'autrui, est respectable et sera | |||
respectée. Ils en garantissent le maintien, jusqu'au jour où cette | |||
forme individuelle, dernier vestige d'un mode de production suranné, | |||
aura été éliminée par le cours naturel des choses. | |||
C'est le programme du Congrès de Marseille en 1892, et du Congrès | |||
de Nantes en 1894; c'est aussi celui de la plupart des écrivains | |||
du parti. En 1870, M. Liebknecht constatait que les paysans parcellaires | |||
français et allemands tiennent encore fermement à leur propriété, | |||
bien qu'elle soit dans la plupart des cas une propriété simplement | |||
nominale et imaginaire; un décret d'expropriation provoquerait | |||
chez eux sans aucun doute une opposition énergique, peut-être | |||
même une rébellion ouverte. Au lieu d'appliquer ici la résolution de | |||
l'Internationale votée au Congrès de Bâle (1869), suivant laquelle il | |||
est nécessaire, dans l'intérêt de la société, de transformer la propriété | |||
du sol en propriété commune, il faut donc, tout en éclairant | |||
les paysans sur leur situation désespérée, se borner à soutenir devant eux des mesures d'allégement, telles que la conversion des dettes | |||
hypothécaires en dettes vis-à-vis de l'État, et les amener à la communauté | |||
par la concurrence des associations agricoles constituées | |||
sur les domaines actuels de l'État. | |||
M. Vandervelde écrit que la petite propriété et le petit commerce | |||
constituent le domaine de l'association libre, que la propriété privée | |||
restera applicable aux petits moyens de production, et que les formules | |||
du collectivisme s'appliquent exclusivement aux branches | |||
d'industrie où la concentration capitaliste s'est déjà opérée. ((Ce ne | |||
sont pas les socialistes qui veulent enlever au paysan sa terre, au | |||
commerçant sa boutique, au petit patron son établi. Ceux-là sont | |||
expropriés, ruinés, dëcapitalisés par les gros capitalistes. )) | |||
Suivant M. Jaurès, "la propriété paysanne sera maintenue dans | |||
l'ordre collectiviste, tant que le paysan croira y trouver son intérêt; | |||
elle y sera môme protégée contre les empiétements du capital usuraire, | |||
libérée de l'hypothèque, affranchie de la spéculation et de | |||
l'usure. De même, il y aura peut-être lieu de maintenir en bien des | |||
points la petite usine, le petit atelier de fonderie dissimulé au fond | |||
d'une cour, où le petit patron travaille avec deux ou trois ouvriers". | |||
M. Jules Guesde dit à son tour « Là où le moyen de production est | |||
encore à un état suffisamment rudimentaire pour être mis en valeur par | |||
son propriétaire, nous nous inclinons devant cette propriété réellement | |||
individuelle que l'on nous accuse stupidement de menacer." | |||
Pour M. Gabriel Deville, « là où les moyens de travail se trouvent | |||
entre les mains de celui qui les met en oeuvre, bien qu'ils s'y trouvent | |||
sous la forme d'appropriation individuelle, le parti ouvrier | |||
n'aura qu'à laisser faire les événements qui éliminent de plus en | |||
plus cette forme d'appropriation». Mais tant que le paysan et le petit | |||
industriel n'auront pas été conduits par les faits à renoncer volontairement | |||
à leur modeste instrument de travail pour jouir des bénéffices | |||
autrement rémunérateurs de l'appropriation collectiviste, on le | |||
leur conservera. Le socialisme n'a pas la prétention de précéder les | |||
phénomènes économiques, il se borne à les suivre. Bien plus en | |||
attendant que le paysan renonce de lui-même à la propriété exclusive | |||
de son morceau de terre, on l'intéressera à l'ordre communiste en le libérant de l'impôt foncier et de la dette hypothécaire, en mettant | |||
gratuitement à sa disposition des engrais, semences et machines. La | |||
petite propriété n'a pas de défenseurs plus sincères et plus chauds | |||
que les collectivistes, dit-il; et il conclut à la protection de la petite | |||
propriété, qu'elle soit industrielle, agricole ou commerciale. | |||
II est très vrai que les socialistes restent dans la logique de leur | |||
système, lorsqu'ils disent qu'ils n'ont pas à devancer les faits mais | |||
sont-ils aussi logiques, lorsque, sous prétexte de ne pas les précéder, | |||
ils promettent de protéger la petite propriété contre les empiétements | |||
du capital usuraire qui menace son existence? N'est-ce pas se mettre | |||
en travers de l'évolution qui doit conduire à la généralisation de la | |||
propriété collective? N'est-il pas contradictoire de vouloir sauver ce | |||
que l'on déclare irrémédiablement perdu? Il nous est permis de | |||
penser, avec Engels, que des considérations de tactique locale | |||
viennent ici obscurcir la pureté des principes. La social-démocratie | |||
allemande, moins préoccupée sans doute du point de vue opportuniste, | |||
a rejeté au Congrès de Breslau, en 1895, un programme tendant | |||
à la consolidation de la petite propriété rurale, malgré l'appui que | |||
lui donnaient Liebknecht et Bobel. | |||
Quoi qu'il en soit de ce point doctrinal, d'autres questions nous | |||
intéressent davantage. Le régime collectiviste est-il capable de respecter | |||
la petite propriété du producteur sur ses moyens de production | |||
? N'y a-t-il pas incompatibilité absolue entre collectivisme et | |||
propriété individuelle des facteurs de la production? L'espèce de propriété | |||
que l'on promet de conserver à celui qui l'exploite lui-même | |||
serait-elle l'équivalent de celle qu'il possède aujourd'hui? | |||
Si nous considérons d'abord le paysan propriétaire, nous voyons | |||
que son droit se trouvera transformé et limité. Transformé, car sa | |||
propriété, au lieu d'être absolue et perpétuelle, sera désormais | |||
déléguée, soumise au domaine éminent de l'État, précaire et subordonnée | |||
aux caprices d'une autorité naturellement disposée à étendre | |||
la propriété collective aux dépens des derniers vestiges de la propriété | |||
individuelle. Son droit sera limité, car le paysan ne pourra | |||
plus vendre sa terre, ni la louer: ce serait prendre la qualité de capitaliste; et quant au droit de la transmettre par succession, | |||
l'État sera fatalement conduit à l'abolir un jour, pour ne pas éterniser | |||
une institution condamnée. La terre, désormais, n'aura plus | |||
de valeur marchande, l'argent et l'échange ayant totalement disparu. | |||
Le paysan sera dépouillé de son capital foncier; la terre ne sera plus | |||
pour lui une forme d'investissement du capital-valeur, mais un | |||
instrument de production dont il jouira par préférence à tout autre. | |||
Les conditions mêmes de sa jouissance et de son exploitation | |||
seront profondément modifiées. Que fera-t-il des produits qu'il ne | |||
consacrera pas à la consommation familiale? On ne peut supposer | |||
qu'il les vende à prix d'argent, car il est impossible que la monnaie | |||
et les prix subsistent, même partiellement, à côté des taxes en unités | |||
de travail; deux systèmes de valeur ne peuvent coexister dans un | |||
même milieu pour des marchandises semblables, et si l'or continuait | |||
à circuler comme monnaie-marchandise pendant une période transitoire | |||
de l'ordre collectiviste, les bons de travail, impuissants à | |||
s'imposer comme étalons de valeur, auraient eux-mêmes une valeur variable | |||
en or, et ne seraient plus que des assignats mobiliers, portant, | |||
comme nos anciens assignats territoriaux, sur des choses non | |||
liquides. On ne conçoit pas davantage que le paysan soit autorisé à | |||
vendre son blé sur le marché pour un prix en bons de travail variable | |||
suivant l'offre et la demande, tandis que le blé récolté sur les terres | |||
collectives aurait une cote fixe, déterminée par son coût en travail | |||
de productivité moyenne. Permettre aux propriétaires ruraux de | |||
vendre leurs récoltes même en bons de travail, ce serait ouvrir la | |||
porte à l'agiotage sur les bons comme sur les marchandises, et conserver, | |||
dans les pores de la société collectiviste, le commerce privé et | |||
la spéculation, la banque et la Bourse, le crédit et le capital usuraire, | |||
tous les organes que le socialisme a pour but de détruire; ce serait | |||
tolérer, au profit des exploitants propriétaires, la rente de la terre et | |||
l'intérêt du capital foncier; ce serait admettre enfin une concurrence | |||
qui refoulerait tous les blés de l'État dans les greniers publics où ils | |||
finiraient par pourrir, si les blés du commerce privé, dominant le | |||
marché, s'offraient à un prix inférieur. Il faut donc de toute nécessité, | |||
si l'on conserve au paysan son lopin de terre, qu'on l'oblige au moins à | |||
livrer tous ses produits à l'Administration des entrepôts publics, qui | |||
lui en donnera le prix en bons suivant le tarif commun du travail. | |||
Quel sera ce tarif? Dans le système le plus radical, le paysan | |||
perdra la propriété de son matériel d'exploitation, bestiaux, charrues, | |||
engrais, etc.; ce matériel lui sera désormais octroyé par | |||
l'État, qui en surveillera l'emploi. Le cultivateur-propriétaire sera | |||
rémunéré suivant la durée de son travail d'intensité moyenne, | |||
quel que soit le produit qu'il fournira. Le petit propriétaire qui | |||
aura acquis à prix élevé une terre à blé féconde, un gras pâturage | |||
ou un riche vignoble, perdra tout le fruit de son labeur et de son | |||
épargne; il ne sera pas mieux rétribué que le propriétaire d'un | |||
maigre champ de sarrasin, ou le concessionnaire gratuit d'une terre | |||
collective. | |||
Lui laisse-t-on, suivant le système de M. Jaurès, la propriété de | |||
son matériel d'exploitation, avec le soin de le renouveler et de | |||
l'étendre? On peut alors lui appliquer le mode de rétribution propre | |||
à ce système, et l'intéresser à la culture intensive en le payant | |||
d'après la quantité de ses produits, à la condition qu'il admette | |||
ses auxiliaires au partage des bénéfices exceptionnels dus à la | |||
supériorité de son exploitation. Mais le tarif sera calculé de manière | |||
à supprimer toute différence résultant de l'inégalité naturelle | |||
des terres; l'hectolitre de blé, par exemple, sera payé 20 bons | |||
sur les mauvaises terres et 10 seulement sur les bonnes suivant | |||
son coût moyen en engrais, amortissement et travail sur chacune | |||
de ces catégories de terres; de sorte que le cultivateur-propriétaire | |||
des bonnes terres sera encore dépouillé du revenu dont il jouissait | |||
après l'avoir chèrement acquis. La suppression de la rente du sol | |||
s'impose en régime collectiviste; jamais l'État ne laissera l'exploitant | |||
d'une terre supérieure, propriétaire ou non, bénéficier d'un | |||
revenu de monopole, soit en lui payant 20 bons un hectolitre de | |||
blé dont la production ne coûte que 10 sur cette terre favorisée, | |||
soit même en le lui payant au prix de vente, au coût moyen de | |||
l'hectolitre sur l'ensemble du pays, 15 bons dans l'hypothèse précédemment | |||
exposée; ce serait consacrer la rente, détruire l'égalité | |||
entre les travailleurs, se mettre dans l'obligation d'élever | |||
les prix au détriment des consommateurs pour conserver le monopole | |||
de quelques-uns, et renier le principe premier du collectivisme. | |||
Le petit propriétaire rural, dépouillé du revenu de sa propriété, | |||
perd jusqu'à la liberté de diriger son exploitation à sa guise. Il la | |||
perd, même si l'État veut bien lui laisser la propriété de ses constructions, | |||
améliorations foncières, instruments de culture, bestiaux et | |||
approvisionnements. N'oublions pas, en effet, que l'Administration même en régime décentralisé, reste investie du pouvoir discrétionnaire | |||
de régler la production suivant les besoins sociaux. II est impossible de laisser le propriétaire exploiter à sa fantaisie, et produire de la viande quand il faut du blé et du sucre. Genre de culture, qualité et quantité des produits, tout lui est imposé par les | |||
directeurs de la production, qui peuvent le contraindre à passer la | |||
charrue sur un vignoble pour y semer du blé. Comment pourrait il | |||
rester libre de régler même l'intensité de sa culture? De toute nécessité, | |||
la direction des exploitations doit passer tout entière à l'Administration. | |||
Tel est l'état du paysan soi-disant propriétaire. On lui laisse la jouissance de sa terre ,ais en le dépouillant de son droit exclusif, en lui appliquant; pour le paiement de son travail, un tarif aqui le prive totalement du revenu de sa propriété, en lui retirant même la | |||
liberté d'exploitation, en le réduisant, pour tout dire, à une condition | |||
qui est exactement celle du cultivateur d'une parcelle du domaine | |||
collectif. Voilà ce que les socialistes appellent ménager les transitions, | |||
respecter la petite propriété rurale, améliorer la condition du petit | |||
propriétaire, l'intéresser à l'ordre communiste. | |||
Que dire de l'artisan, du petit industriel, forgeron, menuisier, boulanger, serrurier, mettant lui-même en oeuvre ses instruments de | |||
travail avec l'aide de quelques ouvriers? Sa propriété sera-t-elle respectée? | |||
Lui laissera-t-on ses outils, ses machines, son atelier? Les | |||
socialistes semblent disposés à lui conserver la propriété de ses | |||
instruments de travail. Mais s'il doit régler sa production sur l'ordre | |||
de l'autorité publique, livrer tous ses produits à l'Administration, en recevoir le prix au tarif ordinaire, donner à ses ouvriers, sous le | |||
contrôle des inspecteurs, une rétribution égale à la sienne, sauf une légère différence pour son travail de direction, a*aue signifie sa propriété, et que lui rapporte-t-elle ? Dans le régime le plus favorable, il jouira, comme ses ouvriers du reste d'une prime exceptionnelle s'il dispose d'un outillage perfectionné, mais il sera toujours à la merci d'un caprice des fonctionnaires, qui pourront l'obliger à changer ou à réduire sa production. Tôt ou tard, ce régime d'arbitraire conduira au régime à l'heure, à l'abdication devant l'État envahissant, et la petite propriété de l'artisan aura | |||
vécu. | |||
Quant au petit boutiquier, son avenir est clair; son commerce doit disparaître, et le commerçant au détail, s'il conserve sa boutique, ne pourra jamais être qu'un tenancier de l'Administration. A côté des grands entrepôts publics d'habillement, de meubles, de quincaillerie, | |||
il sera toujours nécessaire d'avoir de petits magasins de | |||
débit assez nombreux, pour mettre à la portée des consommateurs les objets de consommation journalière, tels que comestibles, boissons, | |||
menus articles de papeterie, de mercerie, de parfumerie, etc. | |||
On pourra donc adoucir la transition en laissant certains boutiquiers | |||
à leurs boutiques. Mais ils ne seront plus propriétaires des articles | |||
qu'ils débiteront, et ne réaliseront plus de profits sur la vente; ils | |||
seront des employés publies, comptables des produits que les entrepôts | |||
leur fourniront, chargés de les écouler dans le public au tarif | |||
officiel, et rétribués, comme les autres travailleurs, suivant la durée de | |||
leur travail. | |||
Dans cette question des petits producteurs indépendants, on ne | |||
peut reprocher à M. Kautsky d'altérer les principes. Après avoir | |||
exposé les mesures de protection nécessaires en faveur des salariés | |||
agricoles, et les améliorations qu'il est possible de réaliser au profit de | |||
l'agriculture et des populations agricoles, il déclare que les socialistes | |||
ne sont pas disposés à exproprier les paysans mais le parti ne | |||
défend pas les intérêts des entrepreneurs; il considère comme impossible | |||
et contraire à ses principes le salut, ou même le relèvement de | |||
l'exploitation paysanne. M. Kautsky montre ensuite comment les | |||
paysans et les artisans, dans un régime collectiviste, tout en gardant | |||
la possession de leur terre ou de leur atelier, recevront de la société | |||
leurs matières et leurs outils, devront se conformer à la production | |||
sociale et livrer leurs produits à la société. Il est douteux, ajoute-t-il, | |||
que l'on réussise par cette politique (tracée d'ailleurs pour l'Allemagne) | |||
à gagner les paysans au parti socialiste, qui restera toujours, | |||
au fond, le parti des prolétaires de la ville; mais il ne faut pas désespérer | |||
de les amener à la neutralité; car « les innombrables propriétaires | |||
d'infimes exploitations parasites renonceront avec joie à l'indépendance | |||
et à la propriété dont ils n'ont que les apparences, quand | |||
on leur montrera les avantages incontestables de la grande exploitation | |||
» | |||
Ni pour le paysan, ni pour l'artisan, ni pour le commerçant au | |||
détail, la propriété ne peut être conservée dans la société collectiviste. | |||
Toute promesse à cet égard reste vaine par la force des choses; suivant | |||
la logique implacable du système, cette soi-disant propriété, | |||
respectée pendant une période transitoire, ne peut être qu'une formule creuse et une coquille vide. Quoi qu'on en puisse dire, il n'est | |||
pas possible que l'avènement du collectivisme pur soit graduel et | |||
progressif; du jour où il triomphera, le propriétaire rural, le petit | |||
industriel et le boutiquier se trouveront fatalement soumis a la loi | |||
commune, conservant peut-être la possession, mais perdant à coup | |||
sûr la propriété réelle, le revenu, le profit, et jusqu'à la liberté | |||
d'exploitation. | |||
== Chapitre 6. Conclusion; le collectivisme et la liberté. == | |||
Le collectivisme radical, avec son mode de production administrative | |||
et son régime de valeur fixée suivant le temps de travail d'intensité | |||
moyenne, investit l'État d'un immense pouvoir, qui embrasse | |||
tous les domaines de l'activité individuelle. II impose à l'Administration, | |||
composée d'innombrables organes entretenus par les ressources | |||
publiques, une tâche surhumaine et une responsabilité écrasante. | |||
Il lui confie toutes les fonctions économiques de la nation, tout le | |||
service de la production, du transport, de l'emmagasinage et de la | |||
distribution, la gestion du logement comme celle des subsistances et | |||
des autres fournitures. Il lui donne le pouvoir exclusif de taxer les | |||
services et les produits, après des calculs inextricables de moyennes | |||
sociales, et lui confère la charge d'une comptabilité prodigieusement | |||
compliquée, dont les erreurs peuvent compromettre l'existence nationale. | |||
L'autorité publique, responsable des chômages, est tenue de | |||
procurer à chacun un emploi conforme à ses aptitudes. L'État, | |||
employeur unique de millions de travailleurs, supporte tout le | |||
fardeau des fautes et des injustices qui peuvent se commettre dans | |||
la répartition des tâches, le calcul des tarifs ou la réception des produits. | |||
Le gouvernement économique, disposant des citoyens à la | |||
fois comme consommateurs et comme producteurs, est sans cesse | |||
exposé à succomber sous le poids des responsabilités. | |||
Le progrès matériel et le développement des forces productives | |||
n'ont d'autre garantie que le zèle des fonctionnaires électifs et le | |||
dévouement des travailleurs. II faut qu'en dehors de tout avantage | |||
personnel, la passion désintéressée du bien les détermine à adopter les machines nouvelles et les méthodes perfectionnées, lors même | |||
qu'elles bouleverseraient les habitudes et les situations acquises. La | |||
réduction des frais, l'économie des matières et l'entretien du matériel | |||
dépendent de la contrainte que les uns sont disposés à exercer sur | |||
leurs commettants, et les autres sur eux-mêmes. Quant à l'amortissement | |||
du capital productif, quant à son extension par des prélèvements | |||
sur la rétribution des travaux individuels, il faut compter, | |||
pour y pourvoir, sur la fermeté des pouvoirs électifs. | |||
Cherche-t-on, comme M. Jaurès, à décentraliser l'organisation | |||
collectiviste, en laissant aux corporations professionnelles une autonomie | |||
relative, et en leur concédant, sous certaines réserves, la propriété | |||
de leur outillage? Essaie-t-on de donner quelque vie aux | |||
organes flasques de la production collectiviste, en adoptant pour | |||
unité de valeur l'heure de travail de productivité moyenne, de manière | |||
à ménager une prime à la productivité exceptionnelle du travail | |||
s'exerçant sur un outillage supérieur à la moyenne? On échoue | |||
devant un double écueil: complication excessive du calcul des | |||
moyennes, qui doivent être établies pour chaque exploitation particulière | |||
suivant la productivité des agents naturels; et d'autre part, | |||
en l'absence d'un régulateur automatique de la production, oppression et étouffement fatal de l'industrie corporative par le pouvoir | |||
arbitraire de réglementation nécessairement dévolu à l'autorité centrale. | |||
Mais c'est surtout au point de vue de l'équilibre économique que le | |||
collectivisme est défectueux. La fonction vitale de l'organisme social, | |||
l'adaptation de la production aux besoins, devient une fonction administrative. | |||
C'est l'autorité publique qui est chargée de centraliser les | |||
renseignements, de prévoir les demandes, de calculer en conséquence | |||
les moyens de production à créer, les achats à faire au dehors, les | |||
marchandises à produire pour l'échange extérieur. Sur elle repose la | |||
charge de régler le mouvement tout entier, de déterminer la nature | |||
et la quantité des produits à livrer pour satisfaire les besoins les plus | |||
délicats comme les plus essentiels, sans déficit et sans excès. Il faut | |||
obtenir des fonctionnaires qu'ils se plient aux goûts variés et capricieux | |||
du public, sans crainte de compliquer leur service, qu'ils s'ingénient | |||
à prévenir les moindres désirs des consommateurs, comme | |||
savent le faire les producteurs et les négociants dans la société individualiste. | |||
Aucune faute de prévision, aucune erreur, aucun oubli | |||
ne doivent être commis dans un service comme celui des subsistances; | |||
l'existence de tout un peuple dépend de la vigilance de son | |||
gouvernement pourvoyeur. | |||
Par ailleurs, le collectivisme est impuissant à réaliser l'équilibre, | |||
même d'une façon purement théorique. Nul moyen d'écouler les | |||
produits en excès, passés de mode ou détériorés, qui encombrent les | |||
magasins sans trouver preneur au prix coûtant; nulle règle satisfaisante | |||
d'attribution pour les objets qui existent en quantité insuffisante. | |||
Quant à la répartition des travailleurs entre les emplois, elle | |||
est aussi déréglée; à défaut d'équilibre spontané, l'État doit employer | |||
la force pour recruter les travailleurs dans les métiers les moins | |||
recherchés. | |||
Détraquement des rapports économiques, gaspillage, langueur de | |||
la production, règne universel de l'arbitraire et de la compression, | |||
tels sont les maux inhérents à la forme collectiviste. Sous quelque | |||
aspect qu'on l'envisage, c'est toujours et surtout la liberté qui | |||
s'y trouve sacrifiée. | |||
Les adversaires du collectivisme ont principalement insisté jusqu'ici | |||
sur son caractère oppressif, et longtemps les socialistes se sont contentés | |||
de répondre qu'il n'y a pas de vraie liberté, en régime capitaliste, | |||
pour la masse de ceux qui, vivant au jour le jour de leurs salaires, | |||
sont à la discrétion du capital. Quelle que soit la valeur de cette | |||
contre attaque, le collectivisme est blessé à mort, s'il ne parvient pas | |||
lui-même à se laver du reproche de sacrifier la liberté. | |||
Or, il n'est pas une seule liberté qui ne paraisse compromise, dans | |||
un régime qui subordonne toute consommation au bon vouloir des | |||
arbitres tout-puissants de la production et de la distribution. Que | |||
reste-t-il à l'individu, si la satisfaction de ses besoins et de ses goûts | |||
est abandonnée à la discrétion de l'autorité publique? Quelle peut | |||
être la garantie des minorités, contre un pouvoir aussi formidable | |||
des majorités ? Toute manifestation d'activité individuelle ou collective, | |||
même de l'ordre intellectuel et moral, se traduisant par un | |||
usage ou une consommation de choses matérielles, toute liberté, | |||
liberté de la presse, liberté des élections, liberté de réunion, liberté | |||
des théâtres, liberté de l'enseignement, liberté religieuse, se trouve | |||
soumise à l'arbitraire des personnages préposés à la direction des | |||
fonctions économiques. | |||
Il n'est pas jusqu'à la liberté du choix de la profession, jusqu'à | |||
telle du domicile et du foyer familial, qui ne soient à la merci de | |||
l'autorité publique, si le collectivisme ne laisse pas altérer son système | |||
de la valeur en admettant le jeu de l'offre et la demande. Suivant | |||
les besoins de la production et le hasard des vacances, les | |||
membres d'une même famille peuvent être arrachés à la maison | |||
paternelle et dispersés au loin sur l'ordre des fonctionnaires publics; | |||
certains travailleurs sont enchaînés à leur atelier comme des galériens | |||
à leur banc. II est bien vrai qu'aujourd'hui les mêmes effets | |||
peuvent résulter des nécéssités économiques; mais la contrainte | |||
n'est-elle pas plus odieuse lorsqu'elle émane des hommes que lorsqu'elle | |||
est le fait des choses? | |||
On nous promet la disparition des contraintes, sous le prétexte | |||
que l'avènement du collectivisme entraînerait l'abolition de l'État | |||
tel que nous le connaissons, de l'État capitaliste fondé sur la division | |||
des classes, organisé et dirigé pour garantir à la classe capitaliste | |||
la conservation de son privilège économique. « L'administration | |||
des choses sera substituée au gouvernement des hommes. » | |||
En vérité, il semble que l'on cherche à engourdir la pensée, en la | |||
caressant d'une formule hypocrite qui se répète avec la monotonie | |||
d'un refrain de berceuse. Le gouvernement des hommes, la contrainte | |||
du commandement personnel, disparaîtraient d'une société | |||
où les fonctions économiques seraient remises, comme les fonctions | |||
politiques, à la direction des administrations publiques, où la vie | |||
sociale tout entière serait sous la dépendance du pouvoir, où nul | |||
acte de l'individu n'échapperait à l'autorité ou au contrôle des fonctionnaires | |||
? Est-ce sérieusement qu'on l'affirme? | |||
Croit-on suffisant, pour sauvegarder la liberté, de soustraire la | |||
vie économique à la tutelle du gouvernement politique, en instituant, | |||
à côté du pouvoir militaire et diplomatique, un Conseil supérieur | |||
du travail, comme le veut M. Jaurès? Suffirait-il, comme le | |||
propose M. Vandervelde, de faire entre l'État, gouvernement des | |||
hommes, et l'État, administrateur des choses, la même séparation | |||
qu'entre le cerveau et l'estomac? C'est toujours revenir à cette idée | |||
que l'administration économique, étant l'administration des choses, | |||
ne peut avoir rien de pesant pour les hommes. Administration des | |||
choses, oui certes, mais administration exercée par des hommes sur | |||
les autres hommes à l'occasion des choses; et ces hommes, représentants | |||
élus des majorités, épousant toutes leurs passions et leurs | |||
rancunes, seraient investis du pouvoir le plus formidable qui se soit | |||
encore rencontré dans une société humaine. Si l'État capitaliste est | |||
une gendarmerie établie pour protéger le capital, l'État socialiste | |||
serait de même une police destinée à maintenir l'ordre socialiste, | |||
avec des moyens qui dépasseraient en puissance et en tyrannie tous | |||
ceux qui ont pu être employés jusqu'ici. | |||
Plus d'État, dit-on, mais un gouvernement économique à côté du | |||
gouvernement politique; plus d'impôts, mais un prélèvement sur le | |||
produit du travail pour les besoins publics. Simple changement | |||
d'étiquette. Les traites de l'ancien régime sont devenues les douanes | |||
et octrois, les aides et gabelles s'appellent aujourd'hui contributions | |||
indirectes; mais le contribuable ne s'y trompe pas, et il continue à | |||
donner aux agents du fisc leurs noms populaires. Que signifient | |||
donc ces déguisements, et qui trompe-t-on ici? | |||
A l'immense mécanisme d'acier qui l'étreint, qui le broie, qui comprime | |||
tous ses mouvements, étouffant l'expression de sa pensée et | |||
disloquant sa famille, l'individu, simple pièce de l'appareil, est rivé | |||
de sa naissance à sa mort. Contre ce régime de caserne et de corvées, | |||
toute la nature de l'homme moderne, parvenu à un haut développement | |||
de conscience et de personnalité, proteste avec indignation et | |||
avec dégoût. Espère-t-on que l'individu se résignera de nouveau | |||
aujourd'hui à la perte de sa liberté, qu'il subira cette épouvantable | |||
servitude économique, cette intolérable oppression de sa conscience, | |||
sans soubresauts et sans révoltes d'une irrésistible furie? Non, un | |||
tel régime n'est pas viable. | |||
Aussi M. Jaurès proclame-t-il bien haut son culte de la liberté | |||
« Nous aussi, nous avons une âme libre; nous aussi, nous sentons | |||
en nous l'impatience de toute contrainte extérieure! Et si dans | |||
l'ordre social rêvé par nous nous ne rencontrions pas d'emblée la | |||
liberté, la vraie, la pleine, la vivante liberté, si nous ne pouvions | |||
pas marcher et chanter et délirer même sous les cieux, respirer les | |||
larges souffles et cueillir les fleurs du hasard, nous reculerions vers | |||
la société actuelle, malgré ses désordres, ses iniquités, ses oppressions | |||
car si en elle la liberté n'est qu'un mensonge, c'est un mensonge | |||
que les hommes conviennent encore d'appeler une vérité, et | |||
qui parfois caresse le coeur. Plutôt la solitude avec tous ses périls | |||
que la contrainte sociale; plutôt l'anarchie que le despotisme quel | |||
qu'il soit. La justice est pour nous inséparable de la liberté. » Mais | |||
la liberté, loin d'être exclue de l'ordre social nouveau, en sera l'âme | |||
et l'esprit de feu. | |||
Pas de socialisme donc, s'il ne doit pas sauvegarder la liberté. | |||
Mais comment opérer la conciliation, et transformer un régime | |||
d'autorité en régime de liberté? | |||
M. Jaurès n'y a pas réussi, parce qu'il n'a pas su renoncer à la | |||
taxation des valeurs en travail, qui nécéssite une direction administrative | |||
de la production. Schaeffle, au contraire, pressait les | |||
socialistes de prendre en considération la valeur d'usage dans la | |||
constitution de la valeur d'échange « Si le socialisme, dit-il, voulait | |||
abolir la liberté des besoins individuels, il devrait être regardé | |||
comme l'ennemi mortel de toute liberté, de toute civilisation, de tout | |||
bien-être intellectuel et matériel. » Mais pour libérer l'individu, il | |||
faut libérer la production, et par conséquent revenir à la forme | |||
actuelle de la valeur d'échange variable suivant l'offre et la demande. | |||
Pas de socialisme, dira-t-on, si les corporations et les individus | |||
restent libres de régler la production suivant les fluctuations des | |||
prix, parce que la concurrence engendre les crises et les inégalités | |||
de profit. | |||
Est-ce là un effet inévitable du jeu de l'offre et la demande? Nous retrouverons | |||
la question, en parcourant les différentes variétés du | |||
socialisme qui tendent à éliminer les revenus capitalistes sans toucher | |||
cependant au mode actuel de la valeur d'échange. Nous nous | |||
demanderons si le socialisme d'État, le socialisme communal et le socialisme | |||
corporatif ne parviennent pas à écarter les inégalités de | |||
profit incompatibles avec l'essence du socialisme. Mais il est des | |||
maintenant un point acquis : s'il n'y a de vrai socialisme que par | |||
la fixation des valeurs d'après le temps de travail, le socialisme est | |||
incompatible avec la liberté. |
modifications