J'ai souvent été forcé de toucher, par anticipation, dans le cours de cet ouvrage, des idées dont le développement devait, suivant l'ordre naturel, se présenter plus tard. La production ne pouvait s'opérer sans consommation, j'ai dû, dès le premier livre, dire le sens qu'il fallait attacher au mot consommer.
Le lecteur a dû comprendre, dès lors, que, de même que la production n'est pas une création de matière, mais une création d'utilité, la consommation n'est pas une destruction de matière, mais une destruction d'utilité. L'utilité d'une chose une fois détruite, le premier fondement de sa valeur, ce qui la fait rechercher, ce qui en établit la demande, est détruit. Dès lors elle ne renferme plus de valeur ; ce n'est plus une portion de richesse.
Ainsi, consommer, détruire l'utilité des choses, anéantir leur valeur, sont des expressions dont le sens est absolument le même, et correspond à celui des mots, produire, donner de l'utilité, créer de la valeur, dont la signification est également pareille.
Toute consommation, étant une destruction de valeur, ne se mesure pas selon le volume, le nombre ou le poids des produits consommés, mais selon leur valeur.
Une grande consommation est celle qui détruit une grande valeur, sous quelque forme que cette valeur se manifeste.
Tout produit est susceptible d'être consommé ; car si une valeur a pu être ajoutée à une chose, elle peut en être retranchée. Elle y a été ajoutée par l'industrie ; elle en est retranchée par l'usage qu'on en fait, ou par tout autre accident ; mais elle ne peut être consommée deux fois : une valeur une fois détruite ne peut être détruite de nouveau.
Telle consommation est rapide ; telle autre est lente. On consomme une maison, un navire, du fer, comme on consomme de la viande, du pain, un habit. On peut même ne consommer un produit qu'en partie. Un cheval, un meuble, une maison qu'on revend, ne sont pas consommés en totalité, puisqu'il leur reste un débris de valeur qu'on retrouve dans le nouvel échange qu'on en fait.
Quelquefois la consommation est involontaire : tels sont l'incendie d'un édifice, le naufrage d'un navire ; ou bien elle ne répond pas au but qu'on s'était proposé en créant le produit, comme dans le cas où l'on jette des marchandises à la mer, où l'on brûle des provisions qu'on ne veut pas laisser à l'ennemi.
On peut consommer une valeur anciennement produite ; on peut la consommer à l'instant même qu'elle est produite, ainsi que le font les spectateurs d'un concert, d'une représentation théâtrale. On consomme du temps, du travail, puisqu'un travail utile a une valeur appréciable, et ne peut plus se consommer de nouveau lorsqu'il a déjà été consommé une fois.
Ce qui ne peut perdre sa valeur n'est pas susceptible d'être consommé. On ne consomme pas un fonds de terre, mais on peut consommer son service annuel, et ce service, une fois employé, ne peut être employé une seconde fois. On peut consommer toutes les améliorations ajoutées à un terrain, quoiqu'elles excèdent quelquefois la valeur du terrain, puisque ces améliorations sont les produits de l'industrie ; mais le terrain ne saurait se consommer.
Il en est de même d'un talent industriel. Je peux consommer une journée d'ouvrier, mais non le talent de l'ouvrier. Les facultés industrielles sont néanmoins détruites par la mort de celui qui les possède.
Tout ce qui est produit est tôt ou tard consommé. Les produits n'ont même été produits que pour être consommés ; et lorsqu'un produit est parvenu au point de pouvoir subir sa destinée, et que sa consommation se diffère, c'est une valeur qui chôme ; or, comme toute valeur peut être employée à la reproduction et rapporter un profit à son possesseur, tout produit qui ne se consomme pas, occasionne une perte égale au profit, ou, si l'on veut, à l'intérêt que rapporterait sa valeur, utilement employée.
Tous les produits étant voués à la consommation, et même à la plus prompte consommation, comment, dira-t-on, se font les accumulations de capitaux, qui ne sont que des accumulations de valeurs produites ? Le voici : pour qu'une valeur s'accumule, il n'est pas nécessaire qu'elle réside dans le même produit ; il suffit qu'elle se perpétue. Or, les valeurs capitales se perpétuent par la reproduction : les produits qui composent un capital se consomment aussi bien que tout autre ; mais leur valeur, en même temps qu'elle est détruite par la consommation, se reproduit dans d'autres matières ou dans la même. Quand je nourris un atelier d'ouvriers, il s'y fait une consommation d'aliments, de vêtements, de matières premières ; mais pendant cette consommation il se fixe une nouvelle valeur dans les produits qui vont sortir de leurs mains. Les produits qui formaient mon capital ont bien été consommés ; mais le capital, la valeur accumulée, ne l'est pas ; elle reparaît sous d'autres formes, prête à être consommée de nouveau ; que si elle est consommée improductivement, elle ne reparaît plus.
La consommation annuelle d'un particulier est la somme de toutes les valeurs consommées par ce particulier dans le courant d'une année. La consommation annuelle d'une nation est la somme totale des valeurs consommées dans l'année par tous les individus et les corps dont cette nation se compose.
Dans la consommation annuelle d'un particulier ou d'une nation, doivent être comprises les consommations de tout genre, quels qu'en soient le but et le résultat, celles d'où il doit sortir une nouvelle valeur, et celles d'où il n'en doit point sortir ; de même qu'on comprend dans la production annuelle d'une nation la valeur totale de ses produits créés dans l'année. Ainsi l'on dit d'une manufacture de savon qu'elle consomme en soude une valeur de vingt mille francs par an, quoique la valeur de cette soude doive reparaître dans le savon que la manufacture aura produit ; et l'on dit qu'elle produit annuellement pour cent mille francs de savon, quoique cette valeur n'ait eu lieu que par la destruction de beaucoup de valeurs qui en réduiraient bien le produit, si l'on voulait les déduire. La consommation et la production annuelles d'une nation ou d'un particulier sont donc leur consommation et leur production brutes.
Par une conséquence naturelle, il faut comprendre dans les productions annuelles d'une nation, toutes les marchandises qu'elle importe, et dans sa consommation annuelle toutes celles qu'elle exporte. Le commerce de la France consomme toute la valeur des soieries qu'il envoie aux états-Unis ; il produit toute la valeur des cotons qu'il en reçoit en retour ; de même que les manufactures françaises ont consommé la valeur de la soude envoyée, pour ainsi dire, dans la chaudière du savonnier, et qu'elles ont produit la valeur du savon qui en a été retiré.
Quoique le capital soit consommé reproductivement dans les opérations de l'industrie, la somme des consommations annuelles est tout autre chose que la somme des capitaux d'une nation ou d'un particulier.
Un capital ou une portion d'un capital peuvent être consommés plusieurs fois dans la même année. Un cordonnier achète du cuir, le taille en souliers, et vend ses souliers ; voilà une portion de capital consommée et rétablie. En réitérant cette opération plusieurs fois dans l'année, il consomme autant de fois cette portion de son capital ; si elle s'élève à deux cents francs, et qu'il renouvelle le même achat douze fois dans l'année, ce capital de deux cents francs aura donné lieu à une consommation annuelle de 2400 francs. D'un autre côté, il y a telle autre partie de son capital, comme ses outils, qui n'est entièrement consommée qu'au bout de plusieurs années. Sa consommation n'emporte annuellement qu'un quart, peut-être un dixième de cette portion de son capital.
Les besoins des consommateurs déterminent en tout pays les créations des producteurs. Le produit dont le besoin se fait le plus sentir est le plus demandé ; le plus demandé fournit à l'industrie, aux capitaux et aux terres d plus gros profits, qui déterminent l'emploi de ces moyens de production vers la création de ce produit. De même, lorsqu'un produit est moins demandé, il y a moins d'avantage à le faire ; il ne se fait pas. Ce qui se trouve fait, baisse de prix ; le bas prix où le produit tombe, en favorise l'emploi, et tout se consomme.
On peut, si l'on veut, séparer la consommation totale d'un peuple, en consommations publiques et en consommations privées. Les premières sont celles qui sont faites par le public ou pour son service ; les secondes sont celles qui sont faites par les particuliers ou par les familles. Les unes et les autres peuvent être ou reproductives ou improductives.
Dans une société quelconque, tout le monde est consommateur, puisqu'il n'est personne qui puisse subsister sans satisfaire des besoins, quelque bornés qu'on les suppose ; et comme d'un autre côté tous les membres de la société, lorsqu'ils ne reçoivent pas gratuitement ce qui les fait vivre, concourent à la production, soit par leur industrie, soit par leurs capitaux, soit par leurs terres, on peut dire qu'en tout pays les consommateurs sont les producteurs eux-mêmes ; et les classes où s'opèrent les plus grandes consommations, sont les classes mitoyennes et indigentes, où la multitude des individus fait plus que balancer la modicité de leurs consommations.
Les peuples civilisés, riches et industrieux, consomment beaucoup plus que les autres, parce qu'ils produisent incomparablement davantage. Ils recommencent tous les ans, et, dans bien des cas, plus d'une fois par an, la consommation de leurs capitaux productifs, qui renaissent perpétuellement ; et ils consomment improductivement la majeure partie de leurs revenus, soit industriels, soit capitaux, soit fonciers. On propose pour modèles dans certains livres les nations qui ont peu de besoins : il vaut mieux avoir beaucoup de besoins et savoir les satisfaire. C'est ainsi non seulement que se multiplient les individus, mais que l'existence de chaque individu est plus complète.
Steuart vante les Lacédémoniens parce qu'ils savaient se priver de tout, ne sachant rien produire. C'est une perfection qui est partagée par les peuples les plus grossiers et les plus sauvages ; ils sont peu nombreux et mal pourvus. En poussant ce système jusqu'à ses dernières conséquences, on arriverait à trouver que le comble de la perfection serait de ne rien produire et de n'avoir aucun besoin, c'est-à-dire, de ne pas exister du tout.