I. Comment la quantité des produits influe sur la population des états.
Après avoir observé, dans le premier livre, comment se forment les produits qui satisfont aux besoins de la société, et, dans celui-ci, comment ils se répandent parmi ses différents membres, observons de plus quelle influence ils exercent sur le nombre des personnes dont la société se compose, c'est-à-dire sur la population.
Dans ce qui concerne les corps organisés, la nature semble mépriser les individus, et n'accorder sa protection qu'à l'espèce. L'histoire naturelle présente des exemples très-curieux des soins qu'elle prend pour la conversation des espèces ; mais le moyen le plus puissant qu'elle emploie pour y parvenir consiste à multiplier les germes avec une profusion telle, que, quelque nombreux que soient les accidents qui les empêchent d'éclore, ou qui les détruisent étant éclos, il en subsiste toujours un nombre plus que suffisant pour que l'espèce se perpétue. Et si les accidents, les destructions, le défaut des moyens de développement, n'arrêtaient pas la multiplication des êtres organisés, il n'est pas un animal, pas une plante qui ne parvînt en peu d'années à couvrir la face du globe.
L'homme partage avec tous les autres êtres organisés cette faculté ; et, quoique son intelligence supérieure multiplie pour lui les moyens d'exister, il finit toujours, comme les autres, par en atteindre la limite.
Les moyens d'exister pour les animaux sont presque uniquement les subsistances ; pour l'homme la faculté qu'il a d'échanger les produits les uns contre les autres, lui permet d'en considérer, non pas tant la nature que la valeur. Le producteur d'un meuble de cent francs est possesseur de tous les aliments qu'on peut avoir pour ce prix-là. Et quant aux prix des deux produits (c'est-à-dire à la quantité de l'un et de l'autre qu'on donne en échange), il dépend de l'utilité du produit dans l'état actuel de la société. On ne peut pas supposer que les hommes en général consentent à donner, troc pour troc, ce qui leur est plus nécessaire pour avoir ce qui l'est moins.
Dans la disette, on donnera une moins grande quantité de subsistances pour le même meuble ; mais toujours restera-t-il vrai que le meuble vaut la denrée, et qu'avec l'un on pourra obtenir l'autre.
Cette faculté de pouvoir faire des échanges n'est pas bornée aux hommes du même lieu, ni même d'un seul pays. La Hollande se procure du blé avec ses épiceries et ses toiles. L'Amérique septentrionale obtient du sucre et du café en échange des maisons de bois qu'elle envoie toutes faites aux Antilles. Il n'y a pas jusqu'aux produits immatériels, qui, bien qu'ils ne soient pas transportables, procurent à une nation des denrées alimentaires. L'argent payé par un étranger pour voir un artiste éminent, ou pour consulter un praticien célèbre, peut être renvoyé à l'étranger pour y acheter des denrées plus substantielles.
Les échanges et le commerce approprient, comme on voit, les produits à la nature des besoins généraux.
Les denrées, quelles qu'elles soient, pour la nourriture, ou pour le vêtement, ou pour le logement, dont le besoin se fait plus sentir, sont le plus demandées, donnent de plus gros profits et sont produites de préférence. Chaque famille satisfait d'autant plus de besoins, qu'elle peut acheter davantage. Elle peut acheter d'autant plus, que sa propre production est plus grande, ou, en termes vulgaires, ses revenus plus considérables. Ainsi, en résultat définitif, les familles, et la nation qui se compose de toutes les familles, ne subsistent que de leurs produits, et l'étendue des produits borne nécessairement le nombre de ceux qui peuvent subsister.
Chez les animaux qui sont incapables de mettre aucune prévoyance dans la satisfaction de leurs appétits, les individus qui naissent, lorsqu'ils ne deviennent pas la proie de l'homme ou des autres animaux, périssent du moment qu'ils éprouvent un besoin indispensable qu'ils ne peuvent satisfaire. Chez l'homme, la difficulté de pourvoir à des besoins futurs, fait entrer la prévoyance pour quelque chose dans l'accomplissement du vœu de la nature ; et cette prévoyance préserve seule l'humanité d'une partie des maux qu'elle aurait à supporter, si le nombre des hommes devait perpétuellement être réduit par des destructions violentes.
Encore, malgré la prévoyance attribuée à l'homme, et la contrainte que la raison, les lois et les mœurs lui imposent, il est évident que la multiplication des hommes va toujours non seulement aussi loin que leurs moyens d'exister le permettent, mais encore un peu au-delà. Il est affligeant de penser, mais il est vrai de dire que, même chez les nations les plus prospères, une partie de la population périt tous les ans de besoin. Ce n'est pas que tous ceux qui périssent de besoin meurent positivement du défaut de nourriture, quoique ce malheur soit beaucoup plus fréquent qu'on ne le suppose ; je veux dire seulement qu'ils n'ont pas à leur disposition tout ce qui est nécessaire pour vivre, et que c'est parce qu'ils manquent de quelque chose qui leur serait nécessaire, qu'ils périssent.
Tantôt c'est un malade ou un homme affaibli, qu'un peu de repos remettrait, ou bien à qui il ne faudrait que la consultation d'un médecin et un remède fort simple, mais qui ne peut ni prendre du repos, ni consulter le médecin, ni faire le remède.
Tantôt c'est un petit enfant qui réclame les soins de sa mère ; mais sa mère est forcée au travail par l'indigence ; l'enfant périt ou par accident ou par malpropreté, ou par maladie. C'est un fait constaté par tous ceux qui s'occupent d'arithmétique politique, que, sur un égal nombre d'enfants, pris dans la classe aisée et dans la classe indigente, il en meurt dans la seconde incomparablement plus que dans la première.
Enfin, une nourriture trop peu abondante ou malsaine, l'impossibilité de changer souvent de linge, de se vêtir plus chaudement, de se sécher, de se chauffer, affaiblissent la santé, altèrent la constitution, exposent beaucoup d'êtres humains à un dépérissement tantôt lent, tantôt rapide ; et l'on peut dire que tous ceux qui périssent à la suite d'un besoin que leur fortune ne leur a pas permis de satisfaire, meurent de besoin.
On voit que des produits très variés, parmi lesquels se trouvent même des produits que nous avons nommés immatériels, sont nécessaires à l'existence de l'homme, surtout dans les grandes sociétés ; que les produits dont la société a le plus besoin, dans l'état où elle se trouve, sont aussi ceux que les producteurs multiplient de préférence, parce que ce sont ceux-là même qui sont payés le plus cher relativement à leurs frais de production ; on voit enfin que, quelle que soit la cause qui borne la quantité des produits, cette quantité est la limite nécessaire de la population ; car les hommes n'existent qu'autant qu'ils ont à leur portée les moyens d'exister.
Ces propositions générales reçoivent bien des modifications des circonstances particulières. Si les produits sont très inégalement distribués, si un homme en a plus qu'il ne lui en faut pour exister dans sa situation, la population sera moins grande que si le surplus de cet homme en faisait vivre un autre. Si les besoins d'une nation sont grands, la même quantité de produits n'y fera pas subsister autant de monde que dans une supposition contraire. Toujours est-il vrai que, toutes choses étant d'ailleurs égales, le nombre des hommes se proportionnera à la quantité des produits. C'est une vérité reconnue par la plupart des auteurs qui ont écrit sur l'économie politique, quelque variées que soient leurs opinions sur presque tout le reste.
Il me semble qu'on a pas tiré de là une conséquence qui était pourtant bien naturelle ; c'est que rien ne peut accroître la population que ce qui favorise la production, et que rien ne la peut diminuer, au moins d'une manière permanente, que ce qui attaque les sources de la production.
Les Juifs honorèrent la fécondité. Les Romains firent des règlements sans fin pour réparer les pertes d'hommes que leurs guerres continuelles et lointaines occasionnaient. Les censeurs recommandaient les mariages ; on était considéré en proportion du nombre de ses enfants. Tout cela ne servait à rien. La difficulté n'est pas de faire des enfants, mais de les entretenir. Il fallait créer des produits au lieu de causer des dévastations. Tant de beaux règlements n'empêchèrent point, même avant l'invasion des barbares, la dépopulation de l'Italie et de la Grèce.
Ce fut tout aussi vainement que Louis XIV, par son édit de 1666 en faveur du mariage, donna des pensions à ceux qui auraient dix enfants, et de plus fortes à ceux qui en auraient douze. Les primes que, sous mille formes diverses, il donnait au désœuvrement et à l'inutilité, causaient bien plus de tort à la population que ces faibles encouragements ne pouvaient lui faire de bien.
On répète tous les jours que le nouveau monde a dépeuplé l'Espagne : ce sont ses mauvaises institutions qui l'ont dépeuplée, et le peu de productions que fournit le pays relativement à son étendue.
Ce qui encourage véritablement la population, c'est une industrie active qui donne beaucoup de produits. Elle pullule dans tous les cantons industrieux ; et quand un sol vierge conspire avec l'activité d'une nation entière qui n'admet point de désœuvrés, ses progrès sont étonnants, comme aux tats-Unis, où elle double tous les vingt ans.
Par la même raison, les fléaux passagers qui détruisent beaucoup d'hommes sans attaquer les sources de la reproduction, sont plus affligeants pour l'humanité que funestes à la population. Elle remonte en très peu de temps au point où la retient la quotité des productions annuelles. Des calculs très curieux de Messance prouvent qu'après les ravages causés par la fameuse peste de Marseille, en 1720, les mariages furent en Provence plus féconds qu'auparavant. L'abbé D'Expilly a trouvé les mêmes résultats. Le même effet avait eu lieu en Prusse après la peste de 1710. Quoique ce fléau eût moissonné le tiers de la population, on voit par les tables de Sussmilch que le nombre des naissances, qui était avant la peste à peu près de 26000 par année, alla, en 1771 (année qui suivit celle de la peste), à 32000. Qui n'aurait pensé qu'après un si terrible ravage, le nombre des mariages du moins ne dût considérablement diminuer ? Il doubla, tant est grande la tendance de la population à s'élever au niveau des ressources d'un pays !
Ce que les fléaux passagers ont de funeste, ce n'est pas la dépopulation : ce sont d'abord, et au premier rang, les maux qu'ils causent à l'humanité. Il ne peut pas y avoir de grandes quantités d'individus retranchés du nombre des vivants, soit par les contagions, les famines ou les guerres, sans que beaucoup d'êtres doués de sentiment aient souffert, quelquefois même cruellement souffert, et laissé dans la souffrance une multitude de survivants, veuves, orphelins, frères, sœurs et vieillards. On doit déplorer encore dans ces calamités la perte de ces hommes supérieurs, et tels que les lumières, les talents, les vertus d'un seul, influent sur le bonheur des nations, plus que les bras de cent mille autres.
Enfin une grande perte d'hommes faits est une grande perte de richesse acquise ; car tout homme adulte est un capital accumulé qui représente toutes les avances qu'il a fallu faire pendant plusieurs années pour le mettre au point où il est. Un marmot d'un jour ne remplace pas un homme de vingt ans ; et le mot du prince de Condé, sur le champ de bataille de Senef, est aussi absurde qu'il est barbare.
On peut doc dire que les fléaux qui retranchent des hommes, s'ils ne nuisent pas à la population, nuisent à l'humanité ; et c'est seulement sous ce dernier rapport que ceux qui causent de tels fléaux sont hautement coupables.
Si les fléaux passagers sont plus affligeants pour l'humanité que funestes à la population des tats, il n'en est pas ainsi d'une administration vicieuse et qui suit un mauvais système en économie politique.
Celle-ci attaque la population dans son principe, en desséchant les sources de la production ; et comme le nombre des hommes, ainsi que nous l'avons vu, s'élève toujours pour le moins autant que le permettent les revenus annuels d'une nation, un gouvernement qui diminue les revenus en imposant de nouveaux tributs, qui force les citoyens à faire le sacrifice d'une partie de leurs capitaux, et qui par conséquent diminue les moyens généraux de subsistance et de reproduction répandus dans la société, un tel gouvernement, non seulement empêche de naître, mais on peut dire qu'il massacre ; car rien ne retranche plus efficacement les hommes, que ce qui les prive de leurs moyens d'exister.
On s'est beaucoup plaint du tort que les couvents font à la population, et l'on a eu raison ; mais on s'est mépris sur les causes : ce n'est pas à cause du célibat des religieux, c'est à cause de leur oisiveté : ils font travailler à leurs terres, dit-on ; voilà une belle avance ! Les terres resteraient-elles en friche si les moines venaient à disparaître ? Bien au contraire ; partout où les moines ont été remplacés par des ateliers d'industrie, comme nous en avons vu plusieurs exemples dans la révolution française, le pays a gagné tous les mêmes produits agricoles, et de plus ceux de son industrie manufacturière ; et le total des valeurs produites étant par là plus considérable, la population de ces cantons s'est accrue.
Si la population dépend de la quantité des produits, c'est une estimation très imparfaite pour en juger, que le nombre des naissances. Là où l'industrie et les produits augmentent, les naissances, plus multipliées à proportion des habitants déjà existants, donnent une évaluation trop forte. Dans les pays qui déclinent, au contraire, la population excède le nombre indiqué par les naissances.
Une autre conséquence de ce qui précède, c'est que les habitants d'un pays ne sont pas plus mal pourvus des choses nécessaires à la vie quand leur nombre s'augmente, ni mieux pourvus quand leur nombre diminue.
Leur sort dépend de la quantité des produits dont ils disposent, et ces produits peuvent être abondants pour une nombreuse population, tout comme ils peuvent être rares pour une population clairsemée. La disette ravageait l'Europe au moyen âge plus souvent que dans ce temps-ci, où l'Europe est évidemment plus populeuse. L'Angleterre, sous le règne d'Elisabeth, n'était pas si bien pourvue qu'elle l'est, quoi qu'elle eût moitié moins d'habitants ; et l'Espagne nourrit mal sept à huit millions d'habitants, après avoir entretenu une immense population au temps des Romains et des Maures.
Quelques auteurs ont dit qu'une grande population était le signe assuré d'une haute prospérité. Elle est le signe assuré d'une grande production ; mais pour qu'il y ait une haute prospérité, il faut que la population, quelle qu'elle soit, se trouve abondamment pourvue de toutes les nécessités de la vie et de quelques-unes de ses superfluités. Il y a des parties de l'Inde et de la Chine prodigieusement populeuses, qui sont en même temps prodigieusement misérables ; mais ce n'est pas en diminuant le nombre des individus qu'on les rendrait mieux pourvues, car on ne pourrait le faire sans diminuer aussi leurs productions. Dans ces cas-là il faut souhaiter, non pas la diminution du nombre des hommes, mais l'augmentation de la quantité des produits, qui a toujours lieu quand la population est active, industrieuse, économe, et bien gouvernée, c'est-à-dire, peu gouvernée.
Si les habitants d'un pays s'élèvent naturellement au nombre que le pays peut entretenir, que deviennent-ils dans les années de disette ? Steuart répond : qu'il n'y a pas tant de différence qu'on l'imagine entre deux récoltes ; qu'une année mauvaise pour un canton est bonne pour un autre ; que la mauvaise récolte d'une denrée est balancée par la bonne récolte d'une autre.
Il ajoute que le même peuple ne consomme pas autant dans les années de disette, que dans les années d'abondance : dans celle-ci tout le monde est mieux nourri ; on emploie une partie des produits à engraisser des animaux de basse-cour ; les denrées étant moins chères, il y a un peu plus de gaspillage. Quand la disette survient, la classe indigente est mal nourrie ; elle fait de petites parts à ses enfants ; loin de mettre en réserve, elle consomme ce qu'elle avait amassé : enfin il n'est malheureusement que trop avéré qu'une portion de cette classe souffre et meurt.
Ce malheur arrive surtout dans les pays très populeux, comme l'Indoustan, la Chine, où il se fait peu de commerce extérieur et maritime, et où la classe indigente s'est accoutumée de longue main à se contenter du strict nécessaire pour vivre. Le pays, dans les années ordinaires, produisant tout juste de quoi fournir cette chétive subsistance, pour peu que la récolte soit mauvaise, ou seulement médiocre, une multitude de gens n'ont plus même le strict nécessaire : ils meurent par milliers. Tous les rapports attestent que les famines, par cette raison, sont très fréquentes et très meurtrières à la Chine et dans plusieurs contrées de l'Inde.
Le commerce, et surtout le commerce maritime, facilitant les échanges, et même les échanges lointains, permet de se procurer des denrées alimentaires en retour de beaucoup d'autres produits ; on a même remarqué que ce sont les pays qui ont le moins de territoire et qui ne subsistent qu'au moyen de leur commerce, comme la Hollande, Venise, Gênes, qui sont le moins exposés aux disettes.
Non seulement ils vont chercher les blés où l'on peut en trouver, mais où l'on peut les acheter au meilleur marché.
Si la population, en thèse générale, se proportionne à la production, c'est la quantité d'industrie, mère des produits, qui exerce une influence fondamentale sur la population des États. Cette seule observation décide les longues discussions qui se sont élevées dans le dernier siècle, pour savoir si le monde était plus peuplé autrefois qu'aujourd'hui. Était-il plus industrieux, plus généralement cultivé, avait-il plus de manufactures, un commerce plus étendu, à des époques où la moitié de la terre habitable était encore inconnue, où la partie connue était plus d'à moitié couverte de forêts, où la boussole n'était pas découverte, et où les sciences, fondement de tous les arts, étaient dans l'enfance ? Si l'on convient que non, il est impossible de soutenir que le monde fût, à beaucoup près, aussi peuplé que nous le voyons. Si l'on n'a le flambeau de l'économie politique à la main, on ne peut mettre aucune critique dans l'étude de l'histoire.
De ce que l'industrie est le fondement de la population, on peut conclure que la démarcation des états et des provinces, les lois et les mœurs des nations, ne sont que des circonstances accidentelles qui n'influent sur la population qu'indirectement, et par leur influence sur les développements de l'industrie.
II. Comment la nature de la production influe sur la distribution des habitants
Pour cultiver la terre, il faut que les hommes soient répandus sur toute la surface du sol ; pour cultiver les arts industriels et le commerce, il leur convient de se réunir aux lieux où l'on peut les exercer avec plus d'avantage, c'est-à-dire, aux lieux qui admettent une plus grande subdivision dans les occupations. Le teinturier s'établira auprès du marchand d'étoffes, le droguiste auprès du teinturier ; le commissionnaire ou l'armateur qui font venir les drogues se rapprochera du droguiste ; et il en sera de même des autres producteurs. De cette agglomération d'individus se forment les villes.
En même temps ceux qui, sans travailler, vivent de leurs capitaux ou de leurs terres, sont attirés dans les villes, où ils trouvent réuni tout ce qui flatte leurs goûts, plus de choix dans la société, plus de variété dans les plaisirs. Les agréments de la vie des villes y arrêtent les étrangers, et y fixent toutes les personnes qui, vivant de leur travail, sont libres néanmoins de l'exercer indifféremment partout. C'est ainsi qu'elles deviennent non-seulement le séjour des gens de lettres, des artistes, mais aussi le siège des administrations, des tribunaux, des établissements publics, et s'accroissent encore de toutes les personnes qui tiennent à ces établissements, et de toutes celles que leurs affaires en rapprochent accidentellement.
Ce n'est pas qu'il n'y ait toujours un certain nombre de gens qui exercent l'industrie manufacturière dans les campagnes, sans parler de ceux qui y sont retenus par leurs goûts : une convenance locale, un ruisseau, une forêt, une mine, fixent beaucoup d'usines et un grand nombre de travailleurs manufacturiers hors de l'enceinte des villes.
Il y a même quelques travaux manufacturiers qui ne peuvent être exercés que près des consommateurs, comme ceux du tailleur, du cordonnier, du maréchal ; mais ces travaux n'approchent pas, pour l'importance et la perfection, des travaux manufacturiers de tout genre qui s'exécutent dans les villes.
Les écrivains économiques estiment qu'un pays florissant peut nourrir dans ses villes un nombre d'habitants égal à celui que nourrissent les campagnes.
Quelques exemples portent à croire que des travaux mieux entendus, un meilleur choix de cultures et moins de terrains perdus, permettraient, même sur un sol médiocrement fertile, d'en nourrir un bien plus grand nombre. Du moins est-il certain que, lorsque les villes fournissent quelques produits à la consommation des contrées étrangères, étant dès lors en état de recevoir des subsistances en échange, elles peuvent contenir une population proportionnellement bien plus forte.
C'est ce qu'on voit dans plusieurs petits états dont le territoire seul ne suffirait pas à nourrir un des faubourgs de leur capitale.
La culture des prairies exigeant moins de façons que celle des champs, dans les pays d'herbages, un plus grand nombre d'habitants peuvent se consacrer aux arts industriels, ils seront donc plus multipliés dans ces pays-là que dans les pays à blé. C'est ce qui se voit dans certaines parties de la ci-devant Normandie, dans la Flandre, en Hollande.
Depuis l'invasion des barbares dans l'empire romain jusqu'au dix-septième siècle, c'est-à-dire, jusqu'à des temps où nous touchons encore, les villes ont eu un faible éclat dans tous les grands états de l'Europe. La portion de la population qu'on estime être nourrie par les cultivateurs, ne se composait pas alors principalement de manufacturiers et de négociants, mais de nobles entourés d'une suite nombreuse, de gens d'église et d'autres oisifs qui habitaient les châteaux avec leurs dépendances, les abbayes, les couvents, et fort peu dans des villes.
Les produits des manufactures et du commerce se bornaient à très peu de chose ; les manufacturiers étaient des artisans de chaumière, les négociants des porte-balles ; quelques outils fort simples, des meubles et des ustensiles imparfaits, suffisaient aux besoins de la culture et de la vie ordinaire. Trois ou quatre foires par année fournissaient des produits un peu plus recherchés, qui nous paraîtraient bien misérables ; et si l'on tirait, de loin en loin, des villes commerçantes d'Italie ou de chez les Grecs de Constantinople, quelques meubles, quelques étoffes, quelques bijoux de prix, c'était une magnificence grande et rare, réservée seulement aux plus riches seigneurs et aux princes.
Dans cet ordre de choses, les villes devaient faire une pauvre figure. Aussi tout ce qu'on voit de magnifique dans les nôtres est-il très moderne ; parmi toutes les villes de France, il serait impossible de^trouver un beau quartier, une seule belle rue qui eût deux cents ans d'ancienneté. Tout ce qui date d'une époque antérieure n'y présente, sauf quelques églises gothiques, que des bicoques entassées dans des rues tortueuses, étranglées, qui ne suffisent nullement à la circulation des voitures, des animaux et de la foule qui attestent leur population et leur opulence actuelles.
L'agriculture d'un pays ne produit tout ce qu'elle doit produire que lorsque des villes multipliées sont répandues sur toute l'étendue de son territoire.
Elles sont nécessaires au déploiement de la plupart des manufactures, et les manufactures sont nécessaires pour procurer des objets d'échange à l'agriculteur.
Un canton où l'agriculture n'a point de débouchés, ne nourrit que la moindre partie des habitants qu'il pourrait nourrir ; et encore ces habitants ne jouissent-ils que d'une existence grossière, dépourvue de tout agrément, de toute recherche ; ils ne sont qu'à moitié civilisés. Qu'une colonie industrieuse vienne s'établir dans ce canton, et y forme peu à peu une ville dont les habitants égaleront bientôt en nombre les cultivateurs qui en exploitent les terres, cette ville pourra subsister des produits agricoles du canton, et les cultivateurs s'enrichiront des produits industriels de la ville.
La ville même est un excellent moyen de répandre au loin les valeurs agricoles de sa province. Les produits bruts de l'agriculture sont d'un transport difficile, les frais excédant promptement le prix de la marchandise transportée. Les produits des manufactures sont d'un transport beaucoup moins dispendieux ; leur travail fixe une valeur souvent très considérable dans une matière de peu de volume et d'un poids léger. Par le moyen des manufactures, les produits bruts d'une province se transforment donc en produits manufacturés d'une bien plus haute valeur, qui voyagent au loin, et envoient en retour les produits que réclament les besoins de la province.
Il ne manque à plusieurs de nos provinces de France, maintenant très misérables, que des villes pour être bien cultivées.
Ces provinces resteraient éternellement misérables et dépeuplées, si l'on suivait le système des économistes de Quesnay, qui voulaient qu'on fît faire au dehors les objets de fabrique, et qu'on payât les marchandises manufacturées avec les produits bruts de l'agriculture.
Mais si les villes se fondent principalement par des manufactures de toutes les sortes, petites et grandes, les manufactures ne se fondent qu'avec des capitaux productifs ; et des capitaux productifs ne se forment que de ce qu'on épargne sur les consommations stériles.
Il ne suffit pas de tracer le plan d'une ville et de lui donner un nom ; il faut, pour qu'elle existe véritablement, la fournir par degrés de talents industriels, d'ustensiles, de matières premières, de tout ce qui est nécessaire pour entretenir les industrieux jusqu'à la parfaite confection et à la vente de leurs produits : autrement, au lieu de fonder une ville, on n'élève qu'une décoration de théâtre, qui ne tarde pas à tomber, parce que rien ne la soutient. C'est ce qui est arrivé d'Écatherinoslaw, dans la Tauride, et ce que faisait pressentir l'empereur Joseph II, lorsque, après avoir été invité à poser en cérémonie la seconde pierre de cette ville, il dit à ceux qui l'entouraient : j'ai fini une grande affaire en un jour avec l'impératrice de Russie : elle a posé la première pierre d'une ville, et moi la dernière.
Des capitaux ne suffisent même pas pour établir une grande industrie et l'active production qui sont nécessaires pour former et agrandir une ville ; il faut encore une localité et des institutions nationales qui favorisent cet accroissement. Les circonstances locales sont peut-être ce qui manque à la cité de Washington pour devenir une grande capitale, car ses progrès sont bien lents en comparaison de ceux que font les États-Unis en général ; tandis que la seule situation de Palmyre, autrefois, l'avait rendue populeuse et riche, malgré les déserts de sable dont elle est entourée, et seulement parce qu'elle était devenue l'entrepôt du commerce de l'Orient avec l'Europe. La même raison avait fait la prospérité d'Alexandrie, et plus anciennement encore de la Thèbes d'Égypte. La seule volonté de ses princes n'aurait pas suffi pour en faire une ville à cent portes, et aussi populeuse que nous la représente Hérodote. Il faut chercher dans sa position entre la mer Rouge et le Nil, entre l'Inde et l'Europe, l'explication de son importance.
Si la seule volonté ne suffit pas pour créer une ville, il semble qu'elle ne suffise pas non plus pour en borner les accroissements. Paris s'est constamment accru, malgré les règlements faits par l'ancien gouvernement de France pour y mettre des bornes.
Les seules bornes respectées sont celles que la nature des choses met à l'agrandissement des villes, et il est difficile de les assigner. On rencontre plutôt des inconvénients que des obstacles positifs. Les intérêts communaux sont moins bien surveillés dans les cités trop vastes. Les habitants de l'Est sont obligés de perdre plusieurs heures d'un temps précieux, pour communiquer avec ceux de l'Ouest ; ils sont obligés de se croiser dans le cœur de la ville, à travers des rues et des passages encombrés et bâtis à une époque où la population et la richesse étaient beaucoup moindres ; où les approvisionnements, les chevaux, les voitures, n'étaient pas si multipliés.
C'est l'inconvénient qui se fait sentir à Paris, où les accidents qui naissent de l'encombrement des rues, sont de plus en plus fréquents ; ce qui n'empêche pas qu'on n'y bâtisse tous les jours de nouvelles rues où le même inconvénient se fera sentir au bout de quelques années.
FIN DU LIVRE SECOND