Dans le livre qui précède, j'ai exposé les principaux phénomènes de la production. On a pu voir que nous devons à l'industrie humaine, aidée des capitaux et des fonds de terre, toutes les utilités créées, premiers fondements des valeurs. On a pu voir de plus dans ce premier livre en quoi les circonstances sociales et l'action du gouvernement sont favorables ou nuisibles à la production.
Dans ce livre-ci, sur la distribution des richesses, après avoir fixé nos idées sur les causes qui déterminent le taux de la valeur produite, nous chercherons à connaître la manière et les proportions suivant lesquelles elle se distribue dans la société, et forme les revenus des personnes qui la composent.
Je serai obligé de revenir en commençant sur quelques principes élémentaires dont je n'ai dit, en tête de cet ouvrage, que ce qui était absolument nécessaire pour que l'on pût comprendre le mécanisme de la production. Les développements que j'y ajoute ici confirment ces principes, loin de les ébranler.
Évaluer une chose, c'est déclarer qu'elle doit être estimée autant qu'une certaine quantité d'une autre chose qu'on désigne. Toute autre chose, pourvu qu'elle ait une valeur, peut servir de terme de comparaison. Ainsi, une maison peut être évaluée en blé comme en argent. Si, lorsqu'on évalue une maison vingt mille francs en argent, on a une idée un peu plus précise de sa valeur que lorsqu'on l'évalue mille hectolitres de froment, c'est uniquement parce que l'habitude d'apprécier toute chose en numéraire, nous permet de nous former une idée assez exacte de ce que peuvent valoir vingt mille francs, c'est-à-dire, l'idée des choses qu'on peut avoir pour vingt mille francs, plus vite et plus exactement que nous ne pouvons nous former une idée des choses qu'on peut avoir en échange de mille hectolitres de froment. Néanmoins, en supposant que le prix de chaque hectolitre de froment soit de vingt francs, ces deux évaluations sont pareilles.
Dans toute évaluation, la chose qu'on évalue est une quantité donnée, à laquelle rien ne peut être changé.
Une maison désignée est une quantité donnée ; c'est la quantité d'une chose appelée maison, située dans tel lieu, et conditionnée de telle sorte.
L'autre terme de la comparaison est variable dans sa quantité, parce que l'évaluation peut être portée plus ou moins haut. Quand on évalue une maison vingt mille francs, on porte à vingt mille la quantité des francs qu'on suppose qu'elle vaut, dont chacun pèse 5 grammes d'argent mêlé d'un dixième d'alliage. Si l'on juge à propos de porter l'évaluation à vingt-deux mille francs, ou de la réduire à dix-huit mille, on fait varier la quantité de la chose qui sert à l'évaluation. Il en serait de même si l'on évaluait le même objet en blé. Ce serait la quantité du blé qui déterminerait le montant de l'évaluation.
L'évaluation est vague et arbitraire tant qu'elle n'emporte pas la preuve que la chose évaluée est généralement estimée autant que telle quantité d'une autre chose. Le propriétaire d'une maison l'évalue 22 mille francs : un indifférent l'évalue 18 mille francs : laquelle de ces deux évaluations est la bonne ? Ce peut n'être ni l'une ni l'autre. Mais lorsqu'une autre personne, dix autres personnes, sont prêtes à céder en échange de la maison, une certaine quantité d'autres choses, 20 mille francs, par exemple, ou mille hectolitres de blé, alors on peut dire que l'évaluation est juste. Une maison qu'on peut vendre, si l'on veut, 20 mille francs, vaut 20 mille francs. Si une seule personne est disposée à la payer ce prix ; s'il lui est impossible, après l'avoir acquise, de la revendre ce qu'elle lui a coûté, alors elle l'a payée au-delà de sa valeur.
Toujours est-il vrai qu'une valeur incontestable est la quantité de toute autre chose qu'on peut obtenir, du moment qu'on le désire, en échange de la chose dont on veut se défaire.
Sachons maintenant quelles sont les lois qui fixent, pour chaque chose, sa valeur courante ou son prix courant, quand c'est en monnaie courante que sa valeur est désignée.
Les besoins que nous éprouvons nous font désirer de posséder les choses qui sont capables de les satisfaire. Ces besoins sont très divers, ainsi que j'en ai déjà fait la remarque. Ils dépendent de la nature physique et morale de l'homme, du climat qu'il habite, des mœurs et de la législation de son pays. Il a des besoins du corps, des besoins de l'esprit et de l'âme ; des besoins pour lui-même, d'autres pour sa famille, d'autres encore comme membre de la société. Une peau d'ours et un renne sont des objets de première nécessité pour un lapon, tandis que le nom même en est inconnu au porte-faix de Naples.
Celui-ci, de son côté, peut se passer de tout, pourvu qu'il ait du macaroni. De même, les cours de judicature, en Europe, sont regardées comme un des plus forts liens du corps social ; tandis que les habitants indigènes de l'Amérique, les Tartares, les Arabes, s'en passent fort bien. Nous ne considérons encore ces besoins que comme des quantités données, sans en rechercher les causes.
De ces besoins, les uns sont satisfaits par l'usage que nous faisons de certaines choses que la nature nous fournit gratuitement, telles que l'air, l'eau, la lumière du soleil. Nous pouvons nommer ces choses des richesses naturelles, parce que la nature seule en fait les frais. Comme elle les donne indifféremment à tous, personne n'est obligé de les acquérir au prix d'un sacrifice quelconque. Elles n'ont donc point de valeur échangeable.
D'autres besoins ne peuvent être satisfaits que par l'usage d'une multitude de choses que l'on n'obtient point gratuitement, et qui sont le fruit de la production. Comme ce sont de véritables biens, et que l'échange qui en constate la valeur, de même que les conventions au moyen desquelles ils deviennent des propriétés exclusives, ne sauraient se rencontrer autre part que dans l'état de société, on peut les nommer des richesses sociales.
Les richesses sociales sont les seules qui puissent devenir l'objet d'une étude scientifique, parce que ce sont les seules dont la valeur n'est pas arbitraire, les seules qui se forment, se distribuent et se détruisent suivant des lois que nous pouvons assigner.
La valeur relative de deux produits se connaît par la quantité de chacun d'eux, que l'on peut obtenir pour le même prix. Si pour une somme de 4 francs je peux acheter 15 kilogrammes de froment et 1 kilogramme de café, je dirai que le café est 15 fois plus cher que le froment, ou que la valeur de l'un et de l'autre est en raison inverse de la quantité de chacun d'eux que l'on consent à donner et à recevoir. Mais ces deux quantités sont un effet de la valeur qu'ont les choses, et n'en sont pas la cause. Le motif qui détermine les hommes à faire un sacrifice quelconque pour se rendre possesseurs d'un produit, est le besoin que ce produit peut satisfaire, la jouissance qui peut naître de son usage. Or, l'action de cette cause première reçoit plusieurs modifications importantes.
Les facultés des consommateurs sont très diverses ; ils ne peuvent acquérir les produits dont ils ont envie qu'en offrant d'autres produits de leur propre création, ou plutôt de la création de leurs fonds productifs, qui se composent, on doit s'en souvenir, de la capacité industrielle des hommes, et des propriétés productives de leurs terres et de leurs capitaux ; l'ensemble de ces fonds compose leur fortune. Les produits qui résultent du service qu'ils peuvent rendre, ont des bornes, et chaque consommateur ne peut acheter qu'une quantité de produits proportionnée à ce que lui-même peut produire. De ces facultés individuelles résulte une faculté, une possibilité générale en chaque nation d'acheter les choses qui sont propres à satisfaire les besoins de cette nation. En d'autres mots, chaque nation ne peut consommer qu'en proportion de ce qu'elle produit.
Ce qu'elle peut produire ne dépend pas uniquement de l'étendue de ses fonds productifs, mais encore de ses goûts. Pour une nation apathique et paresseuse, les jouissances qui naissent du développement de nos facultés physiques et intellectuelles, et celles que procurent les richesses, ne valent pas le bonheur de ne rien faire. Les hommes n'y produisent pas autant qu'on les voit produire chez une nation plus développée. Quoi qu'il en soit, chaque individu, ou chaque famille (car en économie politique on peut considérer les familles comme des individus, puisqu'elles ont des goûts, des ressources et des intérêts communs), sont obligés de faire une sorte de classement de leurs besoins pour satisfaire ceux auxquels ils attachent plus d'importance, préférablement à ceux auxquels ils en attachent moins.
Ce classement exerce une fort grande influence sur le bonheur des familles et de l'humanité en général. La morale la plus utile est peut-être celle qui fournit aux hommes des notions pour le faire judicieusement ; mais cette considération n'est pas ce qui doit nous occuper ici ; nous ne considérons encore ce classement que comme une chose de fait et d'observation. Or, il est de fait que chaque homme, soit en vertu d'un plan arrêté d'avance, soit pour obéir aux habitudes prises, ou aux impulsions du moment, au moyen du revenu dont il dispose et quelle qu'en soit la source, fait telle dépense préférablement à telle autre ; et lorsqu'il est arrivé ainsi aux bornes de ses facultés, il s'arrête et ne dépense plus rien, à moins qu'il ne dépense le revenu d'une autre personne ; alors cette autre personne dépense d'autant moins : la conséquence est forcée.
De là naît pour chaque produit une certaine quantité recherchée et demandée en chaque lieu, quantité qui est modifiée par le prix auquel il peut être fourni ; car plus il revient cher au producteur en raison des frais de production dont il est le résultat, et plus, dans la classification qu'en font les consommateurs, il est reculé et se voit préférer tous les produits capables de procurer une satisfaction plus grande pour le même prix.
En même temps que la quantité demandée de chaque produit est modifiée par ses frais de production, elle l'est par le nombre de ses consommateurs, par le nombre des personnes qui éprouvent le besoin de le consommer et qui ont en même temps les moyens de se satisfaire. Les fortunes, en tout pays, s'élèvent par gradations insensibles, depuis les plus petites fortunes, qui sont les plus multipliées, jusqu'à la plus grande qui est unique. Il en résulte que les produits, qui sont tous désirables pour la plupart des hommes, ne sont néanmoins demandés réellement, et avec la faculté de les acquérir, que par un certain nombre d'entre eux ; et par ceux-ci, en plus ou moins grande abondance. Il en résulte encore que le même produit ou plusieurs produits, sans que leur utilité intrinsèque soit devenue plus grande, sont plus demandés à mesure qu'ils sont à plus bas prix, parce qu'alors ils se répandent dans une région où la pyramide des fortunes est plus large, et qu'ils se trouvent à la portée d'un plus grand nombre de consommateurs. Les classes qui demandent sont au contraire d'autant moins nombreuses, que la valeur du produit va en s'élevant.
Si, dans un hiver rigoureux, on parvient à faire des gilets de laine tricotée qui ne reviennent qu'à six francs, il est probable que tous les gens auxquels il restera six francs, après qu'ils auront satisfait à tous les besoins qui sont ou qu'ils regardent comme plus indispensables qu'un gilet de laine, en achèteront. Mais ceux auxquels, quand tous leurs besoinsp lus indispensables auront été satisfaits, il ne restera que 5 francs, n'en pourront acheter. Si l'on parvient à fabriquer les mêmes gilets pour 5 francs, le nombre de leurs consommateurs s'accroîtra de toute cette dernière classe. Ce nombre s'accroîtra encore si l'on parvient à les donner pour 4 francs ; et c'est ainsi que des produits qui jadis n'étaient qu'à l'usage des plus grandes fortunes, comme les bas, se sont maintenant répandus dans presque toutes les classes.
L'effet contraire a lieu lorsqu'une marchandise hausse de prix, soit à cause de l'impôt, soit par tout autre motif. Elle cesse d'avoir le même nombre de consommateurs ; car on ne peut acquérir en général que ce qu'on peut payer, et les causes qui élèvent le prix des choses, ne sont par celles qui augmentent les facultés des acquéreurs. C'est ainsi que presque partout le bas peuple est obligé de se passer d'une foule de produits qui conviennent à une société civilisée, par la nécessité où il est de se procurer d'autres produits plus essentiels pour son existence.
En pareil cas, non seulement le nombre des consommateurs diminue, mais chaque consommateur réduit sa consommation. Il est tel consommateur de café qui, lorsque cette denrée hausse de prix, peut n'être pas forcé de renoncer entièrement aux douceurs de ce breuvage. Il réduira seulement sa provision accoutumée : alors il faut le considérer comme formant deux individus ; l'un disposé à payer le prix demandé, l'autre se désistant de sa demande.
Dans les spéculations commerciales, l'acheteur, ne s'approvisionnant pas pour sa propre consommation, proportionne ses achats à ce qu'il espère pouvoir vendre ; or, la quantité de marchandises qu'il pourra vendre étant proportionnée au prix où il pourra les établir, il en achètera d'autant moins que le prix en sera plus élevé, et d'autant plus que le prix sera moindre. Dans un pays pauvre, des choses d'une utilité bien commune et d'un prix peu élevé excèdent souvent les facultés d'une grande partie du peuple. On voit des provinces où les souliers sont au-dessus de la portée de la plupart des habitants. Le prix de cette denrée ne baisse pas au niveau des facultés du peuple : ce niveau est au dessous des frais de production des souliers. Mais des souliers n'étant pas à la rigueur indispensables pour vivre, les gens qui sont hors d'état de s'en procurer, portent des sabots, ou bien vont les pieds nus. Quand malheureusement cela arrive pour une denrée de première nécessité, une partie de la population périt, ou tout au moins cesse de se renouveler. Telles sont les causes générales qui bornent la quantité de chaque chose qui peut être demandée. Et comme cette quantité varie suivant le prix auquel elle peut être offerte, on voit que l'on ne doit jamais parler de quantité demandée sans exprimer ou supposer convenue cette restriction : au prix où l'on peut se la procurer. Quant à la quantité offerte, ce n'est pas seulement celle dont l'offre est formellement exprimée ; c'est la quantité d'une marchandise que ses possesseurs actuels sont disposés à céder en échange d'une autre, ou, si l'on veut, à vendre au cours. On dit aussi de cette marchandise qu'elle est dans la circulation.
À prendre ces derniers mots dans leur sens rigoureux, une marchandise ne serait dans la circulation qu'au moment où elle passe des mains du vendeur à celles de l'acheteur. Ce temps est un instant, ou du moins peut être considéré comme instantané. Il ne change rien aux conditions de l'échange, puisqu'il est postérieur à la conclusion du marché. Ce n'est qu'un détail d'exécution. L'essentiel est dans la disposition où est le possesseur de la marchandise de la vendre. Une marchandise est dans la circulation chaque fois qu'elle cherche un acheteur ; et elle cherche un acheteur, souvent même avec beaucoup d'activité, sans changer de place.
Ainsi toutes les denrées qui garnissent les magasins de vente et les boutiques, sont dans la circulation. Ainsi, quand on parle de terres, de rentes, de maisons, qui sont dans la circulation, cette expression n'a rien qui doive surprendre. Une certaine quantité d'industrie même peut être dans la circulation, et telle autre n'y être pas, lorsque l'une cherche son emploi, et que l'autre l'a trouvé.
Par la même raison, une chose sort de la circulation du moment qu'elle est placée, soit pour être consommée, soit pour être emportée autre part, soit enfin lorsqu'elle est détruite par accident. Elle en sort de même lorsque son possesseur change de résolution et l'en retire, ou lorsqu'il la tient à un prix qui équivaut à un refus de vendre.
Comme il n'y a de marchandise réellement offerte que celle qui est offerte au cours, au prix courant, celle qui, par ses frais de production, reviendrait plus cher que le cours, nesera pas produite, ne sera pas offerte. Ces produits ne pouvant entrer dans la circulation, leur concurrence n'est point à redouter pour les produits déjà existants.
Indépendamment de ces causes générales et permanentes qui bornent les quantités offertes et demandées, il y en a de passagères et accidentelles, dont l'action se combine toujours plus ou moins avec l'action des causes générales.
Quand l'année s'annonce pour être bonne et fertile en vins, les vins des récoltes précédentes, même avant qu'on ait pu livrer à la consommation une seule goutte de la récolte nouvelle, baissent de prix, parce qu'ils sont plus offerts et moins demandés. Les marchands redoutent la concurrence des vins nouveaux, et se hâtent de mettre en vente. Les consommateurs, par la raison contraire, épuisent leurs provisions sans les renouveler, se flattant de les renouveler plus tard à moins de frais. Quand plusieurs navires arrivent à la fois des pays lointains, et mettent en vente d'importantes cargaisons, l'offre des mêmes marchandises devenant plus considérable relativement à la demande, leur prix se fixe plus bas.
Par une raison contraire, lorsqu'on a lieu de craindre une mauvaise récolte, ou que des navires qu'on attendait ont fait naufrage, les prix des produits existants s'élèvent au-dessus des frais qu'ils ont coûté.
L'espérance, la crainte, la malice, la mode, l'envie d'obliger, toutes les passions et toutes les vertus, peuvent influer sur les prix qu'on donne ou qu'on reçoit. Ce n'est que par une estimation purement morale qu'on peut apprécier les perturbations qui en résultent dans les lois générales, les seules qui nous occupent en ce moment.
Nous ne nous occuperons point non plus des causes purement politiques qui font qu'un produit est payé au-delà de son utilité réelle. Il en est de cela comme du vol et de la spoliation qui jouent un rôle dans la distribution des richesses, mais qui rentrent dans le domaine de la législation criminelle. Ainsi l'administration publique, qui est un travail dont le produit se consomme à mesure par les administrés, peut être trop chèrement payée quand l'usurpation et la tyrannie s'en emparent, et contraignent les peuples à contribuer d'une somme plus forte qu'il ne serait nécessaire pour entretenir une bonne administration.
C'est à la science politique, et non à l'économie politique, à enseigner les moyens de prévenir ce malheur.
De même, quoique ce soit à la science morale, à la science de l'homme moral, à enseigner les moyens de s'assurer de la bonne conduite des hommes dans leurs relations mutuelles, quand l'intervention d'une puissance surnaturelle paraît nécessaire pour parvenir à ce but, on paie les hommes qui se donnent pour les interprètes de cette puissance. Si leur travail est utile, cette utilité est un produit immatériel qui n'est point sans valeur ; mais si les hommes n'en sont pas meilleurs, ce travail n'étant point productif d'utilité, la portion des revenus de la société qu'elle sacrifie pour l'entretien du sacerdoce, est en pure perte ; c'est un échange qu'elle fait sans recevoir aucun retour.
J'ai dit que le prix des produits s'établissait en chaque endroit au taux où les portent leurs frais de production, pourvu que l'utilité qu'on leur donne fasse naître le désir de les acquérir. Cette conception nous fait connaître une partie des lois qui déterminent la quantité de produits qu'on donne pour en avoir une autre. Il nous reste à connaître les bases qui déterminent leurs frais de production, c'est-à-dire, qui déterminent le prix des services productifs.
Si tous les produits étaient le résultat seulement du travail de l'homme, et d'un travail de pareille valeur, comme, par exemple, d'un certain nombre de journées de travail de la valeur de trois francs chacune, leurs frais de production seraient entre eux comme le nombre des journées que leur production a exigées. Mais non seulement les produits résultent du concours des capitaux et des terres, comme du travail de l'homme, mais ces différents services ont des qualités fort diverses, et sont dans des positions à pouvoir se faire payer leur concours à des prix fort différents entre eux. Un entrepreneur d'industrie est obligé de payer le temps et le travail d'un collaborateur éminent par son talent plus cher que lorsqu'il ne fournit qu'un travail médiocre. Le propriétaire du fonds de terre et celui du capital qui ont concouru à la production seulement par le moyen de leur instrument, en retirent des rétributions fort diverses, suivant les circonstances ; car un terrain situé dans l'enceinte d'une ville, et les constructions qu'on y élève, rapportent beaucoup plus que la même étendue de terrain et les mêmes constructions moins favorablement situées. Un produit sera donc plus cher, selon que sa production réclamera non seulement plus de services productifs, mais des services productifs plus fortement rétribués. Il faudra, pour que ce produit puisse être créé, que ses consommateurs aient la volonté et le pouvoir d'y mettre le prix ; autrement il ne sera pas produit.
Ce prix s'élèvera d'autant plus que les consommateurs sentiront plus vivement le besoin de jouir du produit, qu'ils auront plus de moyens de le payer, et que les marchands de services productifs seront dans une situation à exiger une rétribution plus forte. Le prix du produit sera dès lors la somme nécessaire pour payer les services indispensables pour sa création. Ainsi, lorsque quelques auteurs, comme David Ricardo, ont dit que c'étaient les frais de production qui réglaient la valeur des produits, ils ont eu raison en ce sens, que jamais les produits ne sont vendus d'une manière suivie à un prix inférieur à leurs frais de production ; mais quand ils ont dit que la demande qu'on fait des produits n'influait pas sur leur valeur, ils ont eu, ce me semble, tort en ceci, que la demande influe sur la valeur des services productifs, et, en augmentant les frais de production, élève la valeur des produits sans pour cela qu'elle dépasse les frais de production.
Quelques économistes pensent que la valeur des produits, non seulement ne dépasse pas le prix du travail qu'on y a consacré, mais que partout où il n'y a pas monopole, le travail est également payé ; car, disent-ils, s'il était plus payé dans un emploi que dans l'autre, les travailleurs s'y porteraient de préférence et rétabliraient l'équilibre. Ces auteurs sont d'avis qu'une rétribution plus forte suppose toujours une plus grande quantité ou une plus grande intensité de travail. « Un homme, dit M. Mac-Culloch, qui exécute un ouvrage difficile, perd tout le temps qu'il a dû passer à son apprentissage, de même que la nourriture et le vêtement qu'il a consommés dans cet espace de temps. ». Il en conclut que le salaire de son travail est non seulement le salaire de son travail actuel, mais celui de tous les travaux qui l'ont mis en état d'exécuter son travail actuel, et que les salaires gagnés en différents emplois sont, tout compensé, parfaitement égaux. D'autres économistes qui soutiennent le même système, quoique moins absolument, regardent comme des exceptions les phénomènes qui le contrarient ; mais ces prétendues exceptions tiennent à des causes qu'il faudrait assigner. Si l'on rejette dans les exceptions les avantages qu'un producteur retire de la supériorité de son jugement, de son talent ou bien des circonstances plus ou moins favorables dans lesquelles agissent ses terres et ses capitaux, alors les exceptions l'emporteront sur la règle ; celle-ci se trouvera contredite tantôt dans un point, tantôt dans un autre ; ses hypothèses ne représenteront jamais un fait réel ; elle ne sera jamais applicable ; elle n'aura aucune utilité.
Les rétributions obtenues par les services productifs forment les revenus des producteurs, et je mets au nombre des producteurs les hommes qui concourent à la production par le moyen de leurs capitaux et de leurs terres, de même que ceux qui y contribuent par leurs travaux. Les circonstances diverses qui influent sur ces revenus déterminent les proportions suivant lesquelles les richesses produites sont distribuées dans la société. Elles seront l'objet de notre étude dans ce livre II.
Je les ferai précéder de quelques considérations sur la manière dont s'opère cette distribution, et j'examinerai ensuite l'influence qu'elle exerce sur la population des États.
Quant aux richesses que les hommes acquièrent sans avoir concouru, directement ou indirectement, à une production quelconque, un homme n'en peut jouir qu'au détriment d'un autre, de même qu'il jouit des gains du jeu, et de tous les biens que la fraude ou l'adresse obtiennent aux dépens d'autrui. De telles acquisitions ne contribuent en rien au maintien de la société, puisqu'elles ravissent autant de ressources d'un côté qu'elles en procurent d'un autre, et même elles en procurent moins qu'elles n'en ravissent, ainsi qu'on a pu le voir, et qu'on le verra dans plusieurs parties de cet ouvrage.