Différences entre les versions de « Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre IV »

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Version du 1 mars 2008 à 17:26


Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre I - Chapitre IV


Anonyme


Livre Premier
Chapitre IV - Des agents naturels qui servent à la production des richesses, et notamment des fonds de terre.


Indépendamment des secours que l'industrie tire des capitaux, c'est-à-dire des produits qu'elle a déjà créés, pour en créer d'autres, elle emploie le service et la puissance de divers agents qu'elle n'a point créés, que lui offre la nature, et tire de l'action de ces agents naturels une portion de l'utilité qu'elle donne aux choses.

Ainsi, lorsqu'on laboure et qu'on ensemence un champ, outre les connaissances et le travail qu'on met dans cette opération, outre les valeurs déjà formées dont on fait usage, comme la valeur de la charrue, de la herse, des semences, des vêtements et des aliments consommés par les travailleurs pendant la production a lieu, il y a un travail exécuté par le sol, par l'air, par l'eau, par le soleil, auquel l'homme n'a aucune part, et qui pourtant concourt à la création d'un nouveau produit qu'on recueillera au moment de la récolte. C'est ce travail que je nomme le service productif des agents naturels.

cette expression, agents naturels, est prise ici dans un sens fort étendu ; car elle comprend non-seulement les corps inanimés dont l'action travaille à créer des valeurs, mais encore les lois du monde physique, comme la gravitation qui fait descendre le poids d'une horloge, le magnétisme qui dirige l'aiguille d'une boussole, l'élasticité de l'acier, la pesanteur de l'atmosphère, la chaleur qui se dégage par la combustion, etc.

Souvent la faculté productive des capitaux s'allie si intimement avec la faculté productive des agents naturels, qu'il est difficile et même impossible d'assigner exactement la part que chacun de ces agents prend à la production. Une serre où l'on cultive des végétaux précieux, une terre où d'habiles irrigations ont répandu une eau fécondante, doivent la majeure partie de leur faculté productive à des travaux, à des constructions qui sont le fait d'une production antérieure, et qui font partie des capitaux consacrés à la production actuelle. Il en est de même des défrichements, des bâtiments de ferme, des clôtures, et de toutes les améliorations répandues sur un fonds de terre. Ces valeurs font partie d'un capital, quoiqu'il soit désormais impossible de les séparer du fonds sur lequel elles sont fixées.

Dans le travail des machines par le moyen desquelles l'homme ajoute tant à sa puissance, une partie du produit obtenu est due à la valeur capitale de la machine, et une autre partie à l'action des forces de la nature. Qu'on suppose qu'en place des ailes d'un moulin à vent il y ait une roue à marcher que dix hommes feraient tourner : alors le produit du moulin pourrait être considéré comme le fruit du service d'un capital, qui serait la valeur de la machine, et du service des dix hommes qui la feraient tourner ; et si l'on substitue des ailes à la roue à marcher, il devient évident que le vent, qui est un agent fourni par la nature, exécute l'ouvrage de dix hommes.

Dans ce cas-ci, l'action d'un agent naturel pourrait être suppléée par une autre force ; mais, dans beaucoup de cas, cette action ne saurait être suppléée par rien, et n'en est pas moins réelle. Telle est la force végétative du sol ; telle est la force vitale qui concourt au développement des animaux dont nous sommes parvenus à nous emparer. Un troupeau de moutons est le résultat, non-seulement des soins du maître et du berger, et des avances qu'on a faites pour le nourrir, l'abriter, le tondre ; mais il est aussi le résultat de l'action des viscères et des organes de ces animaux, dont la nature a fait les frais.

C'est ainsi que la nature est presque toujours en communauté de travail avec l'homme et ses instruments ; et dans cette communauté nous gagnons d'autant plus, que nous réussissons mieux à épargner notre travail et celui de nos capitaux, qui est nécessairement coûteux, et que nous parvenons à faire exécuter, au moyen des services gratuits de la nature, une plus grande part des produits.

Smith s'est donné beaucoup de peine pour expliquer l'abondance des produits dont jouissent les peuples civilisés, comparée avec la pénurie des nations grossières, et nonobstant la multitude de désoeuvrés et de travailleurs improductifs dont fourmillent nos sociétés. Il a cherché dans la division du travail la source de cette abondance ; et il n'y a pas de doute que la séparation des occupations, ainsi que nous le verrons d'après lui, n'ajoute beaucoup à la puissance productive du travail ; mais elle ne suffit pas pour expliquer ce phénomène, qui n'a plus rien de surprenant quand on considère le pouvoir des agents naturels que la civilisation et l'industrie font travailler à notre profit.

Smith convient que l'intelligence humaine et la connaissance des lois de la nature permettent à l'homme d'employer avec plus d'avantages les ressources qu'elle lui présente ; mais il attribue à la séparation des occupations l'intelligence même et le savoir de l'homme ; et il a raison jusqu'à un certain point, puisqu'un homme, en s'occupant exclusivement d'un art ou d'une science, a eu plus de moyens d'en avancer les progrès. Cependant le procédé de la nature une fois connu, la production qui en résulte n'est pas le produit du travail de l'inventeur. Le premier homme qui a su amollir les métaux par le feu, n'est pas le créateur actuel de l'utilité que ce procédé ajoute au métal fondu. Cette utilité est le résultat de l'action physique du feu jointe à l'industrie et aux capitaux de ceux qui emploient le procédé. D'ailleurs, n'y a-t-il pas des procédés que l'homme doit au hasard, ou qui sont tellement évidents par eux-mêmes, qu'il n'a fallu aucun art pour les trouver ? Lorsqu'on abat un arbre, produit spontané de la nature, la société n'est-elle pas mise en possession d'un produit supérieur à ce que la seule industrie du bûcheron est capable de lui procurer ?

J'ai donc lieu de croire que Smith n'a pas en ce point donné une idée complète du phénomène de la production ; ce qui l'a entraîné dans cette fausse conséquence : c'est l'idée que toutes les valeurs produites représentent un travail récent ou ancien de l'homme, ou, en d'autres termes, que la richesse n'est que du travail accumulé ; d'où, par une seconde conséquence qui me paraît également contestable, le travail est la seule mesure des richesses ou des valeurs produites.

On voit que ce système est l'opposé de celui des économistes du dix-huitième siècle, qui prétendaient au contraire que le travail ne produit aucune valeur sans consommer une valeur équivalente ; que, par conséquent, il ne laisse aucun excédant, aucun produit net, et que la terre seule, fournissant gratuitement une valeur, peut seule donner un produit net. Il y a du système dans l'une et l'autre thèse ; je ne le fais remarquer que pour qu'on se mette en garde contre les conséquences dangereuses qu'on peut tirer d'une première erreur, et pour ramener la science à la simple observation des faits. Or, les faits nous montrent que les valeurs produites sont dues à l'action et au concours de l'industrie, des capitaux et des agents naturels, dont le principal, mais non pas le seul à beaucoup près, est la terre cultivable, et que nulle autre que ces trois sources ne produit une valeur, une richesse nouvelle.

Parmi les agents naturels, les uns sont susceptibles d'appropriation, c'est-à-dire de devenir la propriété de ceux qui s'en emparent, comme un champ, un cours d'eau ; d'autres ne peuvent s'approprier, et demeurent à l'usage de tous, comme le vent, la mer et les fleuves qui servent de véhicule, l'action physique ou chimique des matières les unes sur les autres, etc.

Nous aurons occasion de nous convaincre que cette double circonstance d'être et de ne pas être susceptibles d'appropriation pour les agents de la production, est très-favorable à la multiplication des richesses. Les agents naturels, comme les terres, qui sont susceptibles d'appropriation, ne produiraient pas à beaucoup près autant, si un propriétaire n'était assuré d'en recueillir exclusivement le fruit, et s'il n'y pouvait, avec sûreté, ajouter des valeurs capitales qui accroissent singulièrement leurs produits. Et, d'un autre côté, la latitude indéfinie laissée à l'industrie de s'emparer de tous les autres agents naturels, lui permet d'étendre indéfiniment ses progrès. Ce n'est pas la nature qui borne le pouvoir productif de l'industrie ; c'est l'ignorance ou la paresse des producteurs et la mauvaise administration des états.

Ceux des agents naturels qui sont susceptibles d'être possédés deviennent des fonds productifs de valeurs, parce qu'ils ne cèdent pas leur concours sans rétribution, et que cette rétribution fait partie, ainsi que nous le verrons plus tard des revenus de leurs possesseurs. Contentons-nous, quant à présent, de comprendre l'action productive des agents naturels, quels qu'ils soient, déjà connus ou qui sont encore à découvrir.