En continuant à observer les procédés de l'industrie, on ne tarde pas à s'apercevoir que seule, abandonnée à elle-même, elle ne suffit point pour créer de la valeur aux choses. Il faut, de plus, que l'homme industrieux possède des produits déjà existants, sans lesquels son industrie, quelque habile qu'on la suppose, demeurerait dans l'inaction. Ces choses sont :
- Les outils, les instruments des différents arts. Le cultivateur ne saurait rien faire sans sa pioche ou sa bêche, le tisserand sans son métier, le navigateur sans son navire.
- Les produits qui doivent fournir à l'entretien de l'homme industrieux, jusqu'à ce qu'il ait achevé sa portion de travail dans l'oeuvre de la production. Le produit dont il s'occupe, ou le prix qu'il en tirera, doit, à la vérité, rembourser cet entretien ; mais il est obligé d'en faire continuellement l'avance.
- Les matières brutes que son industrie doit transformer en produits complets. Il est vrai que ces matières lui sont quelquefois données gratuitement par la nature ; mais le plus souvent elles sont des produits déjà créés par l'industrie, comme des semences que l'agriculture a fournies, des métaux que l'on doit à l'industrie du mineur et du fondeur, des drogues que le commerçant apporte des extrémités du globe. L'homme industrieux qui les travaille est de même obligé de faire l'avance de leur valeur.
La valeur de toutes ces choses compose ce qu'on appelle un capital productif.
Il faut encore considérer comme un capital productif la valeur de toutes les constructions, de toutes les améliorations répandues sur un bien-fonds et qui en augmentent le produit annuel, la valeur des bestiaux, des usines, qui sont des espèces de machines propres à l'industrie.
Les monnaies sont encore un capital productif toutes les fois qu'elles servent aux échanges sans lesquels la production ne pourrait avoir lieu. Semblables à l'huile qui adoucit les mouvements d'une machine compliquée, les monnaies, répandues dans tous les rouages de l'industrie humaine, facilitent des mouvements qui ne s'obtiendraient point sans elles.
Mais, comme l'huile qui se rencontre dans les rouages d'une machine arrêtée, l'or et l'argent ne sont plus productifs dès que l'industrie cesse de les employer.
Il en est de même, au reste, de tous les autres outils dont elle se sert.
On voit que ce serait une grande erreur de croire que le capital de la société ne consiste que dans sa monnaie. Un commerçant, un manufacturier, un cultivateur, ne possèdent ordinairement, sous la forme de monnaie, que la plus petite partie de la valeur qui compose leur capital ; et même, plus leur entreprise est active, et plus la portion de leur capital qu'ils ont en numéraire est petite, relativement au reste. Si c'est un commerçant, ses fonds sont en marchandises sur les routes, sur les mers, dans les magasins, répandus partout ; si c'est un fabricant, ils sont principalement sous la forme de matières premières à différents degrés d'avancement, sous la forme d'outils, d'instruments, de provisions pour ses ouvriers ; si c'est un cultivateur, ils sont sous la forme de granges, de bestiaux, de clôtures. Tous évitent de garder de l'argent au-delà de ce que peuvent en exiger les usages courants.
Ce qui est vrai d'un individu, de deux individus, de trois, de quatre, l'est de la société tout entière.
Le capital d'une nation se compose de tous les capitaux des particuliers et de ceux qui appartiennent en commun à toute la nation et à son gouvernement ; et plus la nation est industrieuse et prospère, plus son numéraire est peu de chose, comparé avec la totalité de ses capitaux. Necker évalue à 2 milliards 200 millions la valeur du numéraire circulant en France vers 1784, et cette évaluation paraît exagérée par des raisons qui ne peuvent trouver leur place ici ; mais, qu'on estime la valeur de toutes les constructions, clôtures, bestiaux, usines, machines, bâtiments de mer, marchandises et provisions de toute espèce, appartenant à des français ou à leur gouvernement dans toutes les parties du monde ; qu'on y joigne les meubles et les ornements, les bijoux, l'argenterie et tous les effets de luxe ou d'agrément qu'ils possédaient à la même époque, et l'on verra que les 2 milliards 200 millions de numéraire ne sont qu'une assez petite portion de toutes ces valeurs.
Beeke évaluait, en 1799, la totalité des capitaux de l'Angleterre à 2 milliards 300 millions sterling (plus de 55 milliards de nos francs), et la valeur totale des espèces qui circulaient en Angleterre avant cette époque, suivant les personnes qui l'ont portée le plus haut, n'excédait pas 47 millions sterling, c'est-à-dire, la cinquantième partie de son capital environ. Smith ne l'évaluait qu'à 18 millions : ce ne serait pas la cent vingt-septième partie de son capital.
Nous verrons plus loin comment les valeurs capitales consommées dans les opérations productives, se perpétuent par la reproduction. Contentons-nous, quant à présent, de savoir que les capitaux sont entre les mains de l'industrie un instrument indispensable sans lequel elle ne produirait pas. Il faut, pour ainsi dire, qu'ils travaillent de concert avec elle. C'est ce concours que je nomme le service productif des capitaux.