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Esquisse de l'organisation politique et économique de la société future - Première partie : L'état de guerre


Anonyme


Première partie : L'état de guerre
Esquisse de l'organisation politique et économique de la société future
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Auteur : Gustave de Molinari
Genre
Histoire
Année de parution
1899
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Index des livres
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Première partie : L'état de guerre

Chapitre premier - La formation des sociétés primitives et les conditions nécessaires de leur existence

On a attribué la formation des sociétés primitives à un sentiment particulier de sympathie de l'homme pour ses semblables, mais une observation plus exacte nous montre que ce sentiment n'est nullement préexistant dans la nature humaine ; qu'il est né du besoin que les hommes ont les uns des autres et de l'intérêt que ce besoin suscite ; qu'un homme n'est l'ami d'un autre homme qu'autant qu'il y a entre eux accord de besoins et d'intérêts ; que l'opposition des besoins et des intérêts engendre aussitôt un sentiment d'antipathie et même qu'aucun être n'excite chez l'homme une haine plus violente et plus implacable que son semblable. Si les hommes se sont associés, c'est parce qu'ils avaient besoin les uns des autres ; c'est parce qu'en s'associant ils pouvaient s'épargner des souffrances qu'il leur eût été impossible d'éviter et de se procurer des jouissances qu'il leur eût été non moins impossible d'obtenir, en demeurant isolés. Il en est ainsi, au surplus, de toutes les espèces vivantes : les individus qui peuvent subsister sans l'aide de leurs semblables et auxquels l'association serait plutôt nuisible, vivent dans l'isolement, tels sont la plupart des carnassiers. C'est le besoin d'assistance mutuelle qui détermine les autres à s'associer, et tel est le cas de l'espèce humaine. L'association s'imposait à elle comme un besoin vital de conservation : d'abord, dans sa lutte avec les animaux pour lesquels l'homme était un concurrent et une proie, ensuite, dans les luttes entre les hommes. Les individus physiquement les moins forts, mais assez intelligents pour associer et combiner leurs forces, ont pu faire pencher ainsi la balance de leur côté et se conserver à l'avantage de l'espèce.

Cependant, ce progrès en nécessitait d'autres. Il ne suffisait pas aux plus faibles d'associer leurs forces pour résister aux plus forts, il leur fallait aviser aux moyens de les maintenir unies, comme aussi de les ordonner et de les combiner de manière à leur faire produire la plus grande somme possible de puissance de combat. Ce double besoin suscita la création d'un organisme que l'on retrouve dans les sociétés les moins aptes au progrès, dont on aperçoit les rudiments même chez les sociétés animales, nous voulons parler d'un gouvernement.

L'examen le plus sommaire des conditions auxquelles les sociétés naissantes pouvaient demeurer unies et croître en forces rend compte du rôle de cet organisme et de sa constitution naturelle. Ces conditions se résumaient dans l'établissement de la sécurité extérieure et intérieure impliquant la reconnaissance et la séparation des actes utiles et des actes nuisibles à la société, et la garantie des uns contre les autres. L'organisme destiné à pourvoir à la sécurité de l'association, de laquelle dépendait celles de ses membres, devait donc être constitué par le groupement des individualités les plus capables de discerner le caractère utile ou nuisible des actes, c'est-à-dire les plus intelligents, et des individualités les plus capables de réprimer les actes nuisibles, c'est-à-dire les plus forts. Telle était la constitution naturelle des gouvernements.

Sans doute, les règles auxquelles on a donné le nom de "lois", qu'un gouvernement établit pour séparer ce qui est utile de ce qui est nuisible, ce qui est bien de ce qui est mal, ces règles que l'observation et l'expérience font découvrir, sont toujours plus ou moins bien adaptées à leur destination, elles le sont d'autant mieux, elles sont d'autant plus "justes", qu'elles contribuent plus efficacement à assurer la conservation de la société, en augmentant sa puissance. En tous cas, elles atteignaient à l'origine plus sûrement cet objectif nécessaire que les règles individuelles auxquelles elles se substituaient.

De même, si imparfait, si injuste que fût le gouvernement des sociétés primitives, il assurait aux individus qui les composaient une sécurité supérieure à celle qu'ils auraient pu produire isolément. Car il opposait aux risques qui menaçaient l'existence de chacun l'ensemble des forces organisées de l'association. De plus, cette sécurité supérieure revenait moins cher. Tandis qu'en demeurant isolé, l'individu aurait dû consacrer la plus grande partie de son temps et de ses forces à la défense de sa vie et de ses moyens de subsistance, tout en n'ayant que les plus faibles chances de s'en assurer la conservation, il put désormais consacrer la portion de son temps et de ses forces que ce progrès rendait disponible, soit à satisfaire des besoins moins urgents, soit à découvrir des matériaux et à inventer des instruments ou des procédés propres à rendre son travail plus productif et à augmenter ainsi la somme de ses jouissances ou à diminuer celle de ses peines.

C'est un intérêt commun, l'intérêt de la sécurité de leur vie et de leurs moyens de subsistance, qui unit les membres de la même société. Cet intérêt suscite et développe chez eux un sentiment sui generis de sympathie pour leurs co-associés et pour la société elle-même. Mais ce sentiment ne s'étend pas au-delà des frontières de l'association, troupeau, clan ou tribu. Les individus qui n'en font point partie et les sociétés dont ils sont membres excitent, au contraire, un sentiment de répulsion et de haine, en raison de l'opposition naturelle de leurs intérêts avec les siens. Car dans ce premier âge où l'homme n'avait pas encore appris à multiplier ses subsistances, où il était obligé de se contenter de celles que lui offrait la nature, une société ne pouvait augmenter les siennes qu'aux dépens de ses concurrentes.

Chapitre II - La concurrence entre les sociétés primitives et ses effets

Lorsque leur population venait à dépasser les moyens de subsistance qu'elles n'avaient pas encore appris à multiplier, les sociétés primitives étaient obligées soit de supprimer l'excédent, soit de s'emparer des terrains de chasse ou des gisements de végétaux alimentaires appartenant à quelque tribu étrangère. Les plus fortes l'emportaient et exterminaient les plus faibles. Excitées par le besoin de conservation et grâce à l'épargne de temps et de travail que leur procurait l'association, les plus intelligentes d'entres celles-ci s'appliquaient à remédier à l'infériorité de leurs forces en inventant des armes et des procédés de destruction qui faisaient pencher la balance de leur côté et leur donnaient la victoire, au moins jusqu'à ce que ce progrès eût été limité par les tribus concurrentes. Mais l'invention et le perfectionnement d'engins de destruction propres à la chasse aussi bien qu'à la guerre avait un autre résultat : c'était de raréfier le gibier en le rendant plus facile à atteindre. De là surgissait, chez les tribus trop faibles pour augmenter leurs moyens de subsistance aux dépens de leurs voisines, le besoin de les multiplier par d'autres procédés. L'esprit d'observation et l'aptitude à l'invention répondirent à la demande de ce besoin, en réalisant le progrès décisif qui devait élever l'espèce humaine au-dessus de l'animalité : aux industries destructives qui lui étaient communes avec les animaux et limitaient sa population aux ressources alimentaires que lui offrait la nature, ils substituèrent des industries productives qui allaient accroître d'une manière indéfinie ses moyens de subsistance et lui procurer la maîtrise du globe.

Aux tribus de quelques centaines d'individus, auxquelles un vaste territoire ne fournissait qu'une subsistance toujours précaire, succédèrent des nations nombreuses et amplement pourvues des matériaux d'entretien de la vie. Cependant, ces progrès qui multipliaient leurs moyens de subsistance augmentaient par là même les risques de destruction auxquels les exposait la concurrence des tribus qui continuaient à vivre de la chasse aux animaux et aux hommes. D'une part, les richesses qu'elles accumulaient excitaient chez ces tribus de chasseurs et de pillards des convoitises de plus en plus ardentes, en rendant une invasion suivie d'une razzia de plus en plus profitable. D'une autre part, les peuples qui demandaient maintenant leurs moyens de subsistance à la culture du sol et aux métiers paisibles dont l'accroissement de productivité de l'industrie alimentaire avait suscité la création, ces peuples en voie de civilisation perdaient, faute d'exercice, les aptitudes requises par les industries destructives de la chasse et de la guerre. Ils auraient infailliblement succombé dans cette lutte inégale et la civilisation aurait péri dans son germe si le même phénomène qui avait déterminé la substitution de l'agriculture à la chasse n'avait provoqué celle de l'assujettissement et de l'exploitation au massacre et au pillage. Les razzias ne procuraient que des ressources promptes à s'épuiser, et dont le produit allait diminuant à mesure que le massacre et le pillage, accomplissant leur oeuvre de destruction, transformaient en déserts des régions fécondées par le travail d'une population laborieuse. Alors, les profits temporaires du pillage baissant et menaçant de disparaître, les tribus les plus intelligentes de pillards inventèrent et mirent en oeuvre un moyen efficace non seulement de les perpétuer mais encore de les accroître. Elles occupèrent d'une manière permanente les régions qu'elles se bornaient auparavant à dévaster dans leurs incursions, et elles en asservirent les populations au lieu de les massacrer. Ces populations, les pillards devenus conquérants les obligèrent à travailler pour eux et à leur fournir tout ou partie du produit net de leur travail. Alors aussi, ils furent intéressés à les protéger. Ils fondèrent les établissements ayant pour objet l'exploitation des territoires conquis et des populations asservies, des "États politiques", dans lesquels ils firent régner la sécurité et qu'ils défendirent contre les invasions des barbares qui continuaient à vivre de pillage. Ce fut encore un progrès décisif, en ce qu'il devait avoir pour résultat final d'assurer la civilisation contre le risque de la destruction et des retours à la barbarie.

Chapitre III - La concurrence entre les États en voie de civilisation

Dès la fondation de ces entreprises d'exploitation des territoires conquis et des populations assujetties, auxquelles on a donné le nom d'États politiques ou simplement d'États, les sociétés conquérantes eurent à lutter contre deux sortes de concurrents : les tribus particulièrement aptes à la guerre qui continuaient à vivre de pillage, et les autres sociétés propriétaires d'États, intéressées à développer autant que possible leurs exploitations.

Comme tous les autres fondateurs et propriétaires d'entreprises, ceux des États politiques avaient pour objectif l'augmentation des profits de l'industrie à laquelle ils demandaient leurs moyens de subsistance. Cet objectif, ils pouvaient l'atteindre par deux voies différentes : 1° par l'accroissement du produit net qu'ils tiraient de l'exploitation des populations assujetties ; 2° par la conquête d'un supplément de territoire et de "sujets." Mais l'augmentation du produit net exigeait des progrès qui ne pouvaient être réalisés qu'à la longue ; il fallait que les propriétaire de l'État améliorassent leur système de gouvernement et leur régime d'exploitation, de manière à exciter les populations assujetties à produire davantage ; il fallait qu'ils leur accordassent plus de liberté, à mesure qu'elles se montraient plus capables de se gouverner, et surtout qu'ils leur abandonnassent une portion moins étroite du produit de leur travail. Or, le pouvoir absolu que la conquête et l'appropriation conféraient aux propriétaires de l'État sur leurs sujets, et que sanctionnait la supériorité écrasante de leurs forces organisées, leur permettait d'en user comme d'un bétail, et leur avidité naturelle les poussait à ne laisser à ce bétail humain que le minimum indispensable à l'entretien de la vie, souvent même moins que ce minimum. Ce n'est qu'après une longue et coûteuse expérience des pertes et des dommages que leur causait à eux-mêmes l'excès de leur fiscalité, que les propriétaires d'États ont commencé à comprendre que le moyen le plus efficace et le plus sûr d'augmenter le produit net, perçu, soit sous forme de corvées, soit sous forme d'impôts en nature ou en argent, c'était d'encourager les producteurs à accroître le produit brut. La conquête d'un supplément de territoire et de sujets était en comparaison plus facile, et elle s'accordait mieux avec les facultés et l'humeur combative des membres des sociétés conquérantes. Aussi, a-t-elle été de tout temps l'objectif principal, sinon unique, de leur politique.

Mais cette concurrence pour l'acquisition de territoires et de sujets exploitables a eu des résultats que ne soupçonnait point les concurrents. Elle a obligé les sociétés propriétaires d'États à réaliser, sous peine de dépossession partielle ou même totale, tous les progrès qui rendent plus fort, soit en améliorant leurs institutions politiques et civiles, leur régime fiscal et économique, soit en perfectionnant les méthodes, le personnel et le matériel de l'industrie destructive.

Partout et de tout temps, les institutions politiques, militaires, civiles, fiscales et économiques se sont perfectionnées sous l'impulsion de cette forme de la concurrence ; partout et de tout temps aussi, les sociétés les plus progressives, celles qui développaient au plus haut point leur puissance destructive et productive, en un mot, qui devenaient les plus fortes, l'ont emporté sur leurs rivales. Nous avons étudié, dans nos précédents ouvrages, le processus de ce développement, nous avons vu comment les progrès de l'industrie de la destruction, en étendant successivement les débouchés de la production, ont déterminé ses progrès ; comment enfin, les uns et les autres ont assuré d'une manière définitive la sécurité de la civilisation [1].

Note

[1] Voir notamment l'Évolution économique du XIXe siècle et l'Evolution politique et la Révolution.

Chapitre IV - Déclin de la concurrence destructive

Comme toutes les autres branches de l'activité humaine, la guerre a pour mobile un profit. Or, les progrès combinés des arts de la destruction et de la production ont eu pour résultat d'abaisser continuellement les taux de ce profit pour le peuples guerriers et pillards qui demandaient principalement leurs moyens de subsistance aux razzias qu'ils opéraient sur les domaines des peuples civilisés ; ces entreprises sont devenues de moins en moins profitables à mesure que l'art et le matériel de la guerre ont exigé une force morale, une science et des avances de capital que la civilisation seule permet d'acquérir. C'est pourquoi les incursions en vue du pillage, après avoir rapporté longtemps de gros bénéfices aux hordes barbares dont elles étaient par là même l'occupation favorite, ont fini par se solder en perte. Alors, comme toutes les entreprises en perte, elles ont été abandonnées, ou du moins, elles ne se produisent plus que par exception sur les frontières les plus reculées et les moins gardées, du monde civilisé. Après avoir été continuellement exposées aux invasions des barbares, les nations civilisées ont commencé depuis plusieurs siècles la conquête des parties du globe qu'ils occupent encore. Cette conquête achevées, - et elle le sera selon toutes probabilités avant un siècle, - les guerres qu'elle suscite prendront naturellement fin.

Mais ces guerres n'ont plus de nos jours qu'une importance tout à fait secondaire, et elles ne mettent en oeuvre qu'une portion presque insignifiante de la puissance destructive des États civilisés. C'est la guerre entre ces États eux-mêmes qui aborde la plus grande partie de leurs forces. Chez la plupart des nations, cette industrie destructive exige des capitaux plus considérables et emploie un plus grand nombre de bras, sinon d'intelligences, qu'aucune industrie productive, l'agriculture exceptée. Quelle a été et quelle est actuellement sa situation au point de vue du profit ?

Jusqu'à l'époque où la sécurité de la civilisation a été définitivement assurée contre les invasions des barbares, ce profit a été de deux sortes. Il consistait, d'une part, dans le gain matériel et les satisfactions morales que recueillait le vainqueur ; d'une autre part, dans l'accroissement de sécurité que les progrès de l'art de la destruction procuraient au monde civilisé, - progrès qui ne pouvaient être réalisés que par la guerre.

Les profits matériels et moraux que rapporte une guerre à l'État vainqueur se sont concentrés de tout temps, d'une manière presque exclusive, entre les mains de la société propriétaire et gouvernante de l'État. Ces profits atteignaient le taux le plus élevé lorsque la conquête d'un territoire entraînait le partage des terres et de la population assujettie entre les vainqueurs, en leur procurant en sus une gloire et un prestige d'autant plus grands que la victoire les préservait du traitement qu'ils faisaient subir aux vaincus. Cette même victoire mettait la population d'esclaves, de serfs ou de sujets à l'abri des maux de l'invasion et de l'assujettissement à de nouveaux maîtres, souvent plus grossiers et plus avides que les anciens ; en outre, toute guerre qui déterminait un progrès, si faible qu'il fût, de l'art de la destruction, contribuait à l'assurance éventuelle de la sécurité de la civilisation. Mais ces divers profits sont allés s'abaissant à mesure que la conquête a cessé d'avoir pour conséquence le massacre ou l'asservissement des vaincus, et qu'elle n'expose plus les sujets conquis à subir qu'une domination à peine différente de celle à laquelle ils étaient accoutumés ; enfin, la sécurité de la civilisation ayant fini par être pleinement assurée, la guerre ne lui procure plus de ce chef aucun profit.

En quoi donc consiste actuellement le profit d'une guerre et à qui va-t-il ?

Ce qui en subsiste se concentre dans la classe gouvernante des États et se partage entre l'élément militaire et l'élément civil. Pour la hiérarchie des militaires professionnels, il consiste dans l'augmentation de la solde et des chances d'avancement, dans les récompenses extraordinaires qui sont accordées aux chefs d'armée, dans la gloire qui s'attache à leur nom, quoique cette gloire ait diminué avec les dangers et les dommages dont la victoire préservait la nation et les bénéfices qu'elle pouvait lui procurer. Pour les politiciens qui gouvernent l'État, le profit d'une guerre heureuse se traduit par une augmentation de pouvoir et d'influence, sans empêcher toutefois leur domination de demeurer toujours précaire ; pour les fonctionnaires de tout ordre, le bénéfice d'une guerre, du moins quand elle aboutit à une annexion de territoire, consiste dans une extension de débouché ; toutefois, ce bénéfice n'est que temporaire, car les territoires annexés produisent, eux aussi, des fonctionnaires qui viennent, tôt ou tard, faire concurrence à ceux de la nation annexante. Si, au lieu d'un agrandissement de territoire, la victoire ne procure qu'une indemnité de guerre, cette indemnité est absorbée, pour la plus grande part, par la réfection et l'augmentation de l'appareil de guerre.

En revanche, les pertes et dommages que toute guerre occasionne à la multitude vouée aux industries productives, chez les neutres aussi bien que chez les belligérants, se sont progressivement accrus depuis que la transformation de la machination de la destruction et de la production a rendu le guerre plus coûteuse, étendu et aggravé les maux qu'il est dans sa nature de causer. Ces pertes et dommages sont de deux sortes : directs et indirects.

Les pertes directes consistent dans la destruction des hommes et des capitaux que toute guerre implique, et elles se sont naturellement accrues avec la puissance que l'augmentation de leur population, de leur richesse et de leur crédit a value, surtout depuis un siècle, à la plupart des États du monde civilisé. Les pertes d'hommes ne sont pas moins sensibles que celles des capitaux, en ce qu'elles enlèvent la fleur de la population valide et déterminent l'affaiblissement de la race.

A ces pertes directes se joignent des dommages indirects, qui vont croissant à mesure que les intérêts s'internationalisent davantage : les débouchés se restreignent, la masse des échanges diminue, la demande du capital et du travail subit un temps d'arrêt, et, tandis que les dépenses augmentent, les ressources nécessaires pour y faire face se développent moins vite, sans que ces pertes et dommages soient rachetés désormais par un accroissement général de sécurité.

Enfin, la persistance de la guerre oblige toutes les nations à maintenir d'une manière permanente, les arrangements qu'elle exige, et les progrès mêmes de la puissance destructive leur imposent à cet égard des charges croissantes, car chaque fois qu'un État perfectionne son matériel de guerre, les autres se trouvent dans la nécessité de l'imiter. C'est pourquoi, en pleine paix, la guerre et les dettes qu'elle a fait contracter absorbent une part de plus en plus forte du revenu des États modernes, tout en enlevant aux industries productives un personnel de plus en plus nombreux qu'elle voue à l'oisiveté et à la démoralisation, en attendant de les employer à l'oeuvre de la destruction.

En résumé, la guerre, après avoir accompli la tâche qui lui était dévolue de productrice de sécurité, a cessé d'être utile pour devenir nuisible. Comme nous le verrons, elle est condamnée à disparaître pour faire place à une forme supérieure de la concurrence : la concurrence productive ou industrielle.

Chapitre V - Pourquoi la guerre subsiste après avoir perdu sa raison d'être

La guerre ayant cessé d'être productive de sécurité, la multitude qui demande ses moyens de subsistance à l'industrie en supporte maintenant les frais et dommages sans aucune compensation, mais elle ne possède pas le pouvoir nécessaire pour y mettre fin. Ce pouvoir appartient aux gouvernements. Or, si l'intérêt des gouvernements s'accorde finalement avec celui des gouvernés, il lui est immédiatement opposé. Que sont, en effet, les gouvernements ? Des entreprises qui produisent des services de différentes sortes, à commencer par la sécurité intérieure et extérieure. Ceux qui les dirigent, chefs et état-major civil et militaire, ont naturellement intérêt à les agrandir, en raison des bénéfices matériels et moraux que cet agrandissement leur procure. Leur tendance est donc d'augmenter à l'intérieur leurs attributions, en empiétant sur le domaine des autres entreprises, et d'étendre leur domination au dehors par des annexions territoriales. Ils n'ont pas à se préoccuper du prix de revient de leurs services et de leurs conquêtes, car ce sont les nations qui en supportent les frais.

En revanche, la nation qui se trouve, en présence de son gouvernement, dans la situation de consommateur vis-à-vis du producteur, est intéressée à ne lui demander que les services qu'il peut produire mieux et à moins de frais que les autres entreprises et à les lui payer le moins cher possible. Il en est de même pour les annexions de territoires : il faut que le supplément de débouché qu'elles procurent à son industrie couvre les frais de leur acquisition et lui donne un profit au moins équivalent à celui qu'elle pourrait tirer de tout autre emploi de son capital et de son travail.

Mais, entre le gouvernement producteur et la nation consommatrice, la partie n'est pas égale : le gouvernement impose ses services et la nation est obligée de les accepter. A la vérité, elle a obtenu dans les pays qualifiés de constitutionnels le droit de les consentir et d'en débattre le prix, mais, en dépit des réformes et des révolutions qui se sont multipliées depuis un siècle, ce droit est demeuré impuissant à établir l'égalité entre le producteur et le consommateur des services publics. En outre, les gouvernements modernes sont moins intéressés que ne l'étaient leurs devanciers à ne point abuser des forces et des ressources des nations, et celles-ci, de leur côté, sont moins intéressées et peut-être moins capables d'empêcher cet abus.

Sous l'ancien régime, l'établissement politique, l'État, était la propriété perpétuelle de l'association d'hommes forts qui l'avait fondé ou conquis, et les membres de cette association, à commencer par le chef, se succédaient de génération en génération dans la partie du domaine commun qui leur était échue en partage et dans les fonctions qui y étaient attachées. Ils étaient donc intéressés à la fois par les sentiments les plus énergiques de l'âme humaine, l'amour de la famille et de la propriété, à léguer à leurs descendants leur domaine bonifié et agrandi, et il ne pouvait l'être qu'à la condition que l'État eût accru sa puissance et ses ressources, ou, du moins, les eût conservées intactes. Il y avait d'ailleurs, aux impôts qu'ils exigeaient de leurs sujets, une limite fiscale qu'ils ne pouvaient dépasser sans dommage et sans péril pour eux-mêmes. Quand ils abusaient de leur pouvoir souverain de propriétaires pour épuiser les facultés contributives de la population assujettie, quand ils gaspillaient le produit des impôts devenus excessifs, l'État allait s'appauvrissant et s'affaiblissant. Alors ses propriétaires devenaient moins capables de résister à ses concurrents toujours en éveil et prêts à saisir l'occasion favorable pour s'enrichir de leurs dépouilles. La perpétuité de possession de l'État et la pression de la concurrence sous forme de guerre étaient les préservatifs de l'abus du pouvoir souverain que les gouvernants possédaient sur les gouvernés.

Cependant, à mesure que le péril des invasions s'est affaibli et que, d'une autre part, la transformation progressive du matériel de guerre a exigé des avances plus considérables, la pression de la concurrence a cessé d'être continue, et elle est devenue, par conséquent, moins efficace. Les maîtres de l'État n'en ont pas moins continué à imposer à leurs sujets des charges et des servitudes que ne justifiaient plus les mêmes périls, et ils ont provoqué dans les classes dont l'industrie et le commerce en progrès avaient augmenté la puissance un mécontentement croissant, qui a abouti à la subversion de l'ancien régime.

Le trait caractéristique du nouveau régime, ce qui le distingue, au moins théoriquement, de l'ancien, c'est le transfert à la nation, de l'établissement politique, de l'État, et par conséquent du pouvoir souverain inhérent au droit de propriété sur le domaine et les sujets de l'État. Ce pouvoir dont l'exercice était conféré au chef, le plus souvent héréditaire, du gouvernement de l'établissement politique, et qui mettait à sa disposition la vie et les biens des sujets, avait sa raison d'être dans l'état de guerre. Il fallait que ce chef responsable de la conservation de l'État fût investi d'un pouvoir illimité de réquisition des forces et des ressources individuelles pour en user dans toutes les circonstances où il le jugerait nécessaire, soit qu'il s'agît de défendre l'État ou d'augmenter sa puissance par un agrandissement de territoire. L'attribution de la propriété de l'établissement politique à la nation ne supprimait pas cette nécessité. Aussi longtemps que subsistait l'état de guerre, il était nécessaire d'attribuer au gouvernement responsable de la sécurité de la nation, le droit illimité de réquisition sur la vie et les biens des individus, que possédaient ses devanciers de l'ancien régime. Seulement, l'expérience du passé démontrant que les détenteurs du pouvoir souverain ne manquerait point d'en abuser, il était indispensable aussi de se prémunir contre cet abus. Comment procédèrent les théoriciens du nouveau régime ? L'expérience démontrant encore que la nation ne pouvait remplir elle-même l'office d'un gouvernement, ils ne lui attribuèrent que le droit de nommer des mandataires chargés de l'exercice de sa souveraineté. Mais comme ces mandataires pouvaient être infidèles, ou simplement, à la longue, ne plus exprimer exactement la volonté de la nation, on limité plus ou moins étroitement la durée du mandat. Enfin, l'expérience ayant démontré que les mandataires ne pouvaient pas plus que leurs mandants remplir l'office d'un gouvernement, organiser et mettre en oeuvre les appareils nécessaires à la production de la sécurité extérieure et intérieure et aux autres services attribués à tort ou à raison au gouvernement, les "constitutions" ne leur conférèrent, de la souveraineté, que l'exercice du pouvoir législatif avec un droit de délégation du pouvoir exécutif à des ministres responsables devant eux et obligés de se conformer, sous peine de destitution, à la volonté de la majorité des assemblées de mandataires. Ce mode de partage et d'exercice de la souveraineté comporte, à la vérité, des variantes. Dans les monarchies constitutionnelles, le chef de gouvernement est demeuré héréditaire, mais il a été déclaré irresponsable et son unique fonction consiste à nommer le ministère responsable que lui désigne la majorité des mandataires de la nation. Ceux-ci ont été choisis, nominalement, par la nation ou par la partie de la nation investie des droits politiques, mais, en fait, par des associations, des partis, qui se disputent la gestion de l'État, en raison des bénéfices matériels et moraux que cette gestion procure. Ces associations politiques ne sont, en réalité, que des armées organisées pour la conquête du pouvoir. Elles ont un intérêt immédiat : c'est de grossir le nombre de leurs adhérents, c'est d'obtenir la majorité électorale. Leurs chefs promettent dans ce but aux électeurs influents une participation quelconque aux bénéfices de la conquête, des places ou des privilèges ; mais ces promesses ils ne peuvent les tenir qu'en augmentant les attributions de l'État et en multipliant ses entreprises pacifiques ou guerrières. Que les unes et les autres aient pour effet d'accroître les charges de la nation et d'affaiblir sa vitalité, peu leur importe ! La conquête et la conservation d'un pouvoir qui leur est continuellement disputé, les oblige à ne tenir compte que de leur intérêt de parti, sans rechercher si cet intérêt égoïste et immédiat s'accorde ou non avec l'intérêt général et permanent de la nation. C'est ainsi que les théoriciens du nouveau régime, en substituant la possession temporaire du pouvoir souverain à la possession perpétuelle, ont aggravé l'opposition des intérêts qu'ils prétendaient unir ; ils ont affaibli ou même supprimé le seul mobile qui pût empêcher avec quelque efficacité les gouvernements, producteurs de services publics, d'abuser de leur pouvoir souverain au détriment des consommateurs de ces services.

Cependant, les constitutions ont prodigué les garanties contre ces abus ; elles ont proclamé notamment le droit de censurer les actes du gouvernement par la voie de la presse, mais ce droit est demeuré trop souvent stérile. La presse a trouvé plus de profit à se mettre au service des intérêts de classe ou de parti qu'à celui de l'intérêt général, et à se faire l'écho des passions du moment plutôt qu'à faire entendre la voix de la raison. Nulle part, elle n'a agi pour réfréner la tendance du gouvernement à augmenter les dépenses publiques. En même temps, des causes économiques, les progrès de l'industrie et le développement du crédit, favorisaient la même tendance. Les tendances de l'industrie, en augmentant, dans des proportions extraordinaires depuis un siècle, la richesse des nations civilisées, ont rendu supportables des charges qui eussent été auparavant écrasantes. Le développement du crédit public a fourni aux gouvernements le moyen de rejeter sur les générations futures une part croissante de leurs dépenses, et, en particulier, la presque totalité de leurs dépenses de guerre. Mieux encore. Il a intéressé la génération présente, ou tout au moins une portion importante et influente de cette génération, à des dépenses qui sont couvertes par des emprunts, car elle recueille tous les profits du mouvement d'affaires que ces dépenses engendrent, tandis qu'elle ne supporte qu'une faible part des charges que nécessite leur amortissement.

On s'explique ainsi que le pouvoir souverain dont les gouvernements n'ont pas cessé d'être investis, ait été employé plus encore que sous l'ancien régime à aggraver les charges des nations, soit qu'elles proviennent de l'augmentation anti-économique des attributions de l'État ou de la continuation de luttes destructives que ne compense désormais aucun accroissement de la sécurité de la civilisation.

Chapitre VI - Conséquence de la persistance de l'état de guerre

Aussi longtemps que la guerre a été l'agent nécessaire de la production de la sécurité, à défaut de laquelle les sociétés humaines se trouvaient continuellement ramenées à un état voisin de l'animalité, les sacrifices qu'elle coûtait et les dommages qu'elle causait se trouvaient amplement compensés par la contribution qu'elle apportait à l'assurance de la civilisation. Mais, depuis que les progrès de la puissance destructive et productive, réalisés sous son impulsion, ont donné une prépondérance décisive aux peuples civilisés, cette compensation a cessé d'exister. De plus, les progrès mêmes dont la guerre a été le véhicule, l'ont rendue de plus en plus onéreuse, tant par la dépense d'hommes et de capitaux qu'elle exige que par les dommages directs et indirects qu'elle cause. S'il n'est pas possible de faire le compte de cette dépense et de ces dommages, on peut du moins en donner un aperçu sommaire.

Nous nous bornerons à rappeler que les différents États de l'Europe ont accumulé une dette de 130 milliards, dont 110 environ depuis un siècle, et que cette dette colossale provient presque exclusivement des dépenses de guerre ; qu'ils tiennent sur pied en temps de paix plus de 4 millions d'hommes, et peuvent porter ce chiffre à 12 millions en temps de guerre ; que les deux tiers de leurs budgets sont absorbés par le service de la dette et l'entretien des armées de terre et de mer. Si l'on recherche quelle a été la progression des charges publiques dans le courant du siècle, on trouve que le montant des contributions en argent s'est élevé dans la proportion d'un à quatre et même à cinq, et que l'impôt du sang dans les pays du continent a suivi la même progression. Pour ne citer que la France, le budget de l'État y a monté depuis la Restauration de 1 milliard à 4 et le contingent annuel de l'armée de 40 000 hommes à 160 000. La progression a été à peu près la même dans les autres États, et elle s'est, partout aussi, sensiblement accélérée dans la seconde moitié du siècle.

A la vérité, la population de l'Europe a doublé depuis la fin du siècle dernier, et sa puissance productive s'est accrue dans une proportion bien plus forte encore, grâce aux progrès merveilleux qui ont transformé la plupart des branches d'industrie. Quoique la statistique ne nous renseigne qu'imparfaitement à cet égard, nous pouvons admettre que la puissance publique s'est développée dans la même mesure que les prélèvements de l'impôt sur ses fruits, mais des signes manifestes annoncent que la progression de la productivité de l'industrie tend actuellement à se ralentir, tandis que celle des charges dont elle est grevée va, au contraire, s'accélérant. L'accroissement de la population est moins rapide, et il en est de même du mouvement commercial et du produit des impôts ; ce qui atteste visiblement un moindre développement de la richesse. Or, les causes qui agissent pour maintenir la progression des charges n'ont rien de perdu de leur force. Rien ne peut faire prévoir que la prolongation de l'état de guerre ne provoquera pas au XXe siècle une augmentation de dépenses et de dettes au moins égale à celle qui s'est produite dans le XIXe siècle. Les impôts qui pourvoient actuellement à ces dépenses et à ces dettes seront-ils assez productifs pour y faire face ? En France, par exemple, leur produit s'accroîtra-t-il assez pour suffire à un budget de 8 milliards et à une dette de 60 ? Et s'il n'y suffit point, ne faudra-t-il pas élever le taux des impôts existants ou en créer de nouveaux ? Mais il y a une limite naturelle à l'élévation et à la multiplication des impôts, c'est le taux fiscal. Quand ce taux, marqué par la capacité productive des imposés, vient à être dépassé, le produit des impôts diminue au lieu d'augmenter. Un moment viendra donc où la classe gouvernante elle-même sera atteinte dans ses moyens de subsistance par les frais croissants qu'entraîne la prolongation de l'état de guerre.

Cependant cette prolongation à une époque où la guerre a cessé d'être utile, n'a pas seulement pour résultat de faire peser sur les nations civilisées un fardeau croissant de dépenses militaires. Il a un autre résultat non moins nuisible ; c'est de continuer à nécessiter l'attribution aux gouvernements d'un pouvoir souverain sur la vie et les biens des individus. Comme il n'y a point de limites aux sacrifices que la guerre peut exiger, il est nécessaire que les gouvernements aient le pouvoir non moins illimité de les imposer. Ce pouvoir, qui était concentré sous l'ancien régime entre les mains du chef héréditaire de l'oligarchie propriétaire de l'établissement politique, a passé théoriquement à la nation et, pratiquement, au personnel dirigeant du parti qui en a la possession précaire. Nous avons vu plus haut que ce transfert du pouvoir souverain, au lieu d'en restreindre l'abus, a eu, au contraire, pour effet de l'étendre et de l'aggraver. Nous avons vu aussi que toutes les garanties stipulées en faveur de l'individu pour le préserver de cet abus sont demeurées illusoires. Qu'ils le veuillent ou non, les détenteurs de l'exercice de la souveraineté sont obligés de mettre cet instrument redoutable au service des intérêts dont leur existence dépend. Sous l'ancien régime, ils n'avaient à compter qu'avec une oligarchie à laquelle était dévolu le monopole des fonctions supérieures, militaires et civiles, mais qui ne pouvait, sans déchoir, descendre aux fonctions inférieures et, à plus forte raison, se livrer aux occupations serviles de l'industrie et du commerce. Les appétits des classes dominantes étaient exigeants sans doute, mais ils se mouvaient dans un cercle naturellement étroit. Il suffisait au souverain de satisfaire l'ambition et la cupidité d'un petit nombre de familles en possession héréditaire de fournir le haut personnel de l'État. Il en a été autrement depuis que les gouvernements ont dû compter avec des appétits de plus en plus nombreux et non moins faméliques. Il ne leur a plus suffi de pourvoir de commandements et de sinécures les familles influentes d'une oligarchie, il leur a fallu mettre à la disposition des milliers et même des centaines de milliers de familles en possession du pouvoir et de l'influence politique, des fonctions de toute sorte et accorder à leurs intérêts, aux dépens du reste de la nation, une protection spéciale. Au militarisme se sont joints alors l'Étatisme et le protectionnisme pour augmenter les charges de la multitude. Ces charges qui fournissent la part de l'État et de ses protégés dans les résultats de la production, tantôt s'ajoutent aux parts des agents productifs, capital et travail, et tantôt s'en déduisent. Elles s'y ajoutent lorsque les producteurs peuvent élever de tout le montant de l'impôt le prix de leurs produits, ce qui arrive lorsqu'ils sont protégés contre la concurrence des pays où la production est moins grevée. Dans ce cas, la charge de l'impôt est supportée par les consommateurs, et diminue d'autant le pouvoir d'achat de leurs revenus, soit qu'ils tirent ces revenus du capital ou du travail. Seulement, les entrepreneurs d'industrie protégés et leurs commanditaires trouvent d'habitude dans la protection, des bénéfices qui compensent et au delà la perte de pouvoir d'achat qu'ils subsistent à titre de consommateurs, en sorte que la multitude qui vit du produit de son travail non protégé supporte à la fois le fardeau de l'impôt et celui de la protection. Dans le cas où la concurrence extérieure empêche les producteurs d'élever les prix de leurs produits de tout le montant de l'impôt, - cas d'ailleurs exceptionnel, car le fardeau de l'impôt va s'appesantissant d'une impulsion presque égale dans tous les pays civilisés, - la part de l'État vient en déduction des parts des agents productifs. Mais le capital échappe en vertu de sa nature même à cette déduction. Quoiqu'il naisse de la production, il n'a que d'une manière accessible la production pour objet. Il est constitué en vue de pourvoir aux nécessités éventuelles de la vie, et il peut subsister indéfiniment en demeurant inactif. Il ne s'offre à la production qu'autant que la rétribution qu'elle lui procure couvre la privation résultant de son indisponibilité et les risques de son emploi avec adjonction d'un profit. Si cette privation, ces risques et ce profit ne sont pas couverts, il ne s'offre point ou se retire. Les charges dont les gouvernements grèvent la production peuvent bien diminuer le nombre des emplois ouverts au capital, elles ne peuvent abaisser le taux de sa rétribution. Il en est autrement pour le travail. Il est obligé de s'offrir à la production pour satisfaire aux nécessités immédiates de la vie. A moins qu'il ne s'y soustraie par une émigration, toujours difficile et coûteuse, dans les pays moins grevés, c'est à ses dépens que s'opère la déduction de la part de l'État et de ses protégés.

Cette emprise croissante de l'État sur la part du travail dans les résultats de la production, les socialistes l'ont attribuée au capital. Si la rétribution du travail ne s'est pas élevée en raison de l'augmentation énorme de la productivité de l'industrie, cela provient, suivant leurs docteurs, de ce que le capital a abusé de sa puissance pour lui ravir la plus grande part, sinon la totalité, de ce qui aurait dû lui en revenir. Ils ont, en conséquence, soulevé le travail contre le capital et provoque entre ces deux facteurs nécessaires de la production une lutte qui ne peut qu'aggraver les maux auxquels ils prétendent mettre fin.

sans doute, les maux dont souffrent les travailleurs ne proviennent pas seulement de l'insuffisance de leur rétribution, ils proviennent encore du mauvais emploi qu'en font ceux d'entre eux qui sont incapables de gouverner utilement leur vie. Aux nuisances du gouvernement collectif s'ajoutent les nuisances du gouvernement individuel, mais, comme nous le verrons, si les premières n'engendrent pas les secondes, elles font obstacles à leur guérison.

C'est, en dernière analyse, le pouvoir souverain des gouvernements sur la vie et les biens des individus qui est la source de laquelle découlent le militarisme, l'étatisme et le protectionnisme. Or, ce pouvoir continue à avoir sa raison d'être dans la persistance de l'état de guerre. Le progrès le plus urgent à réaliser, dans la situation présente des sociétés civilisées, consiste donc à mettre fin à l'état de guerre. Ce progrès se réalisera, à la vérité, nécessairement de lui-même par la difficulté croissante de perpétuer une forme de la concurrence incompatible avec les nouvelles conditions d'existence des sociétés : mais on peut l'accélérer et hâter aussi la réalisation des progrès que l'état de paix rendra possible [1].

Note

[1] Voir, pour les développements, Grandeur et décadence de la guerre.

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