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George Orwell:1984 - Troisième Partie - Chapitre III


Anonyme


Chapitre III


1984
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Auteur : George Orwell
Genre
roman
Année de parution
1948
De tous les carrefours importants, le visage à la moustache noire vous fixait du regard. Il y en avait un sur le mur d'en face. Big Brother vous regarde, répétait la légende, tandis que le regard des yeux noirs pénétrait les yeux de Winston... Au loin, un hélicoptère glissa entre les toits, plana un moment, telle une mouche bleue, puis repartit comme une flèche, dans un vol courbe. C'était une patrouille qui venait mettre le nez aux fenêtres des gens. Mais les patrouilles n'avaient pas d'importance. Seule comptait la Police de la Pensée.
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– Votre réintégration comporte trois stades. Étudier, comprendre, accepter. Il est temps que vous entriez dans le second stade.

Winston était, comme toujours, couché sur le dos mais, depuis peu, ses liens étaient plus lâches. Ils le retenaient encore au lit, mais il pouvait bouger un peu les genoux, tourner la tête à droite et à gauche, lever les avant-bras. Le cadran, aussi, était devenu moins redoutable. Lorsque son esprit était assez vif, Winston pouvait éviter ses coups. C’était surtout quand il montrait de la stupidité qu’O’Brien poussait le levier. Ils traversaient parfois toute une séance sans que le cadran fût employé. Winston ne se rappelait pas combien il y avait eu de séances. Le processus tout entier semblait s’étendre sur un temps long, indéfini, des semaines peut-être, et les intervalles entre les séances pouvaient avoir été, parfois des jours, parfois une ou deux heures seulement.

– Depuis que vous êtes couché là, dit O’Brien, vous vous êtes souvent demandé, vous m’avez même demandé, pourquoi le ministère de l’Amour devait dépenser pour vous tant de temps et de souci. Quand vous étiez libre, vous étiez embarrassé par une question qui, dans son essence, était la même. Vous pouviez saisir le mécanisme de la société dans laquelle vous viviez, mais pas les motifs sous-jacents. Vous rappelez-vous avoir écrit dans votre journal : « Je comprends comment, je ne comprends pas pourquoi ? » C’est quand vous pensiez à pourquoi que vous doutiez de l’équilibre de votre esprit. Vous avez lu le livre, le livre de Goldstein, du moins en partie. Vous a-t-il appris quelque chose que vous ne saviez déjà ?

– Vous l’avez lu ? demanda Winston.

– Je l’ai écrit. C’est-à-dire, j’ai participé à sa rédaction. Aucun livre n’est l’œuvre d’un seul individu, comme vous le savez.

– Est-ce vrai, ce qu’il dit ?

– Dans sa partie descriptive, oui. Mais le programme qu’il envisage n’a pas de sens. Une accumulation secrète de connaissances, un élargissement graduel de compréhension, en dernier lieu une rébellion prolétarienne et le renversement du Parti, vous prévoyiez vous-même que c’était ce qu’il dirait. Tout cela n’a pas de sens. Les prolétaires ne se révolteront jamais. Pas dans un millier ni un million d’années. Ils ne le peuvent pas. Je n’ai pas à vous en donner la raison, vous la savez déjà. Si vous avez jamais caressé des rêves de violente insurrection, vous devez les abandonner. La domination du Parti est éternelle. Que ce soit le point de départ de vos réflexions.

Il se rapprocha du lit.

– Éternelle, répéta-t-il. Et maintenant, revenons à la question « comment » et « pourquoi ».

– Vous comprenez assez bien comment le Parti se maintient au pouvoir. Dites-moi maintenant pourquoi nous nous accrochons au pouvoir. Pour quel motif voulons-nous le pouvoir ? Allons, parlez, ajouta-t-il, comme Winston demeurait silencieux.

Pendant une minute ou deux, néanmoins, Winston n’ouvrit pas la bouche. Une impression de fatigue l’accablait. La lueur confuse d’enthousiasme fou avait disparu du visage d’O’Brien. Il prévoyait ce que dirait O’Brien. Que le Parti ne cherchait pas le pouvoir en vue de ses propres fins, mais pour le bien de la majorité ; qu’il cherchait le pouvoir parce que, dans l’ensemble, les hommes étaient des créatures frêles et lâches qui ne pouvaient endurer la liberté ni faire face à la vérité, et devaient être dirigés et systématiquement trompés par ceux qui étaient plus forts qu’eux ; que l’espèce humaine avait le choix entre la liberté et le bonheur et que le bonheur valait mieux ; que le Parti était le gardien éternel du faible, la secte qui se vouait au mal pour qu’il en sorte du bien, qui sacrifiait son propre bonheur à celui des autres. Le terrible, pensa Winston, le terrible est que lorsque O’Brien prononçait ces mots, il y croyait. On pouvait le voir à son visage. O’Brien savait tout. Il savait mille fois mieux que Winston ce qu’était le monde en réalité, dans quelle dégradation vivaient les êtres humains et par quels mensonges et quelle barbarie le Parti les maintenait dans cet état. Il avait tout compris, tout pesé, et cela ne changeait rien. Tout était justifié par le but à atteindre. « Que peut-on, pensa Winston, contre le fou qui est plus intelligent que vous, qui écoute volontiers vos arguments, puis persiste simplement dans sa folie ? »

– Vous nous gouvernez pour notre propre bien, dit-il faiblement. Vous pensez que les êtres humains ne sont pas capables de se diriger eux-mêmes et qu’alors...

Il sursauta et pleura presque. Il avait été traversé d’un élancement douloureux. O’Brien avait poussé le levier du cadran au-dessus de 35...

– C’est stupide, Winston, stupide, dit-il. Vous feriez mieux de ne pas dire de pareilles sottises.

Il recula la manette et continua :

– Je vais vous donner la réponse à ma question. La voici : le Parti recherche le pouvoir pour le pouvoir, exclusivement pour le pouvoir. Le bien des autres ne l’intéresse pas. Il ne recherche ni la richesse, ni le luxe, ni une longue vie, ni le bonheur. Il ne recherche que le pouvoir. Le pur pouvoir. Ce que signifie pouvoir pur, vous le comprendrez tout de suite. Nous différons de toutes les oligarchies du passé en ce que nous savons ce que nous voulons. Toutes les autres, même celles qui nous ressemblent, étaient des poltronnes et des hypocrites.

« Les nazis germains et les communistes russes se rapprochent beaucoup de nous par leur méthode, mais ils n’eurent jamais le courage de reconnaître leurs propres motifs. Ils prétendaient, peut-être même le croyaient-ils, ne s’être emparés du pouvoir qu’à contrecœur, et seulement pour une durée limitée, et que, passé le point critique, il y aurait tout de suite un paradis où les hommes seraient libres et égaux.

« Nous ne sommes pas ainsi. Nous savons que jamais personne ne s’empare du pouvoir avec l’intention d’y renoncer. Le pouvoir n’est pas un moyen, il est une fin. On n’établit pas une dictature pour sauvegarder une révolution. On fait une révolution pour établir une dictature. La persécution a pour objet la persécution. La torture a pour objet la torture. Le pouvoir a pour objet le pouvoir. Commencez-vous maintenant à me comprendre ? »

Winston était frappé, comme il l’avait déjà été, par la fatigue du visage d’O’Brien. Il était fort, musclé et brutal, il était plein d’intelligence et d’une sorte de passion contenue contre laquelle il se sentait impuissant, mais c’était un visage fatigué. Il y avait des poches sous les yeux, la peau s’affaissait sous les pommettes... O’Brien se pencha vers lui, rapprochant volontairement de lui son visage usé.

– Vous pensez, dit-il, que mon visage est vieux et fatigué. Vous pensez que je parle de puissance alors que je ne suis même pas capable d’empêcher le délabrement de mon propre corps. Ne pouvez-vous comprendre, Winston, que l’individu n’est qu’une cellule ? La fatigue de la cellule fait la vigueur de l’organisme. Mourez-vous quand vous vous coupez les ongles ?

Il s’éloigna du lit et se mit à arpenter la pièce de long en large, une main dans sa poche.

– Nous sommes les prêtres du pouvoir, dit-il. Dieu, c’est le pouvoir. Mais actuellement, le pouvoir, pour autant qu’il vous concerne, n’est pour vous qu’un mot. Il est temps que vous ayez une idée de ce que signifie ce mot pouvoir. Vous devez premièrement réaliser que le pouvoir est collectif. L’individu n’a de pouvoir qu’autant qu’il cesse d’être un individu. Vous connaissez le slogan du Parti : « La liberté, c’est l’esclavage. » Vous êtes-vous jamais rendu compte qu’il était réversible ? « L’esclavage, c’est la liberté. » Seul, libre, l’être humain est toujours vaincu. Il doit en être ainsi, puisque le destin de tout être humain est de mourir, ce qui est le plus grand de tous les échecs. Mais s’il peut se soumettre complètement et entièrement, s’il peut échapper à son identité, s’il peut plonger dans le parti jusqu’à être le Parti, il est alors tout-puissant et immortel.

« Le second point que vous devez comprendre est que le pouvoir est le pouvoir sur d’autres êtres humains. Sur les corps mais surtout sur les esprits. Le pouvoir sur la matière, sur la réalité extérieure, comme vous l’appelez, n’est pas important. Notre maîtrise de la matière est déjà absolue. »

Un moment, Winston oublia le cadran. Il fit un violent effort pour s’asseoir et ne réussit qu’à se tordre douloureusement.

– Mais comment pouvez-vous commander à la matière ? éclata-t-il. Vous ne commandez même pas au climat ou à la loi de gravitation. Et il y a les maladies, les souffrances, la mort.

O’Brien le fit taire d’un geste de la main.

– Nous commandons à la matière, puisque nous commandons à l’esprit. La réalité est à l’intérieur du crâne. Vous apprendrez par degrés, Winston. Il n’y a rien que nous ne puissions faire. Invisibilité, lévitation, tout. Je pourrais laisser le parquet et flotter comme une bulle de savon si je le voulais. Je ne le désire pas parce que le Parti ne le désire pas. Il faut vous débarrasser l’esprit de vos idées du XIXe siècle sur les lois de la nature. Nous faisons les lois de la nature.

– Non ! Vous n’êtes même pas les maîtres de cette planète. Que direz-vous de l’Eurasia et de l’Estasia ? Vous ne les avez même pas encore conquises.

– Sans importance. Nous les conquerrons quand cela nous conviendra. Et qu’est-ce que cela changerait si nous le faisions ? Nous pouvons les exclure de l’existence. Le monde, c’est l’Océania.

– Mais le monde lui-même n’est qu’une tache de poussière. Et l’homme est minuscule, impuissant ! Depuis quand existe-t-il ? La terre, pendant des milliers d’années, a été inhabitée.

– Sottise. La terre est aussi vieille que nous, pas plus vieille. Comment pourrait-elle être plus âgée ? Rien n’existe que par la conscience humaine.

– Mais les rochers sont pleins de fossiles d’animaux disparus, de mammouths, de mastodontes, de reptiles énormes qui vécurent sur terre longtemps avant qu’on eût jamais parlé des hommes ?

– Avez-vous jamais vu ces fossiles, Winston ? Naturellement non. Les biologistes du XIXe siècle les ont inventés. Avant l’homme, il n’y avait rien. Après l’homme, s’il pouvait s’éteindre, il n’y aurait rien. Hors de l’homme, il n’y a rien.

– Mais l’univers entier est extérieur à nous. Voyez les étoiles ! Quelques-unes sont à un million d’années-lumière de distance. Elles sont à jamais hors de notre atteinte.

– Que sont les étoiles ? dit O’Brien avec indifférence. Des fragments de feu à quelques kilomètres. Nous pourrions les atteindre si nous le voulions. Ou nous pourrions les faire disparaître. La terre est le centre de l’univers. Le soleil et les étoiles tournent autour d’elle.

Winston eut encore un mouvement convulsif. Cette fois, il ne dit rien. O’Brien continua comme s’il répondait à une objection.

– Dans certains cas, évidemment, ce n’est pas vrai. Quand nous naviguons sur l’océan, ou quand nous prédisons une éclipse, il est souvent commode de penser que la terre tourne autour du soleil et que les étoiles sont à des millions de millions de kilomètres. Et puis après ? Supposez-vous qu’il soit au-dessus de notre pouvoir de mettre sur pied un double système d’astronomie ? Les étoiles peuvent être proches ou distantes selon nos besoins. Croyez-vous que nos mathématiciens ne soient pas à la hauteur de cette dualité ? Avez-vous oublié la doublepensée ?

Winston se recroquevilla dans le lit. Quoi qu’il pût dire, une immédiate et fulgurante réponse l’écrasait comme l’aurait fait un gourdin. Il savait cependant qu’il était dans le vrai. Il y avait sûrement quelque manière de démontrer que la croyance que rien n’existe en dehors de l’esprit était fausse. N’avait-on pas, il y avait longtemps, démontré l’erreur de cette théorie ? On la désignait même d’un nom qu’il avait oublié. Un faible sourire retroussa les coins de la bouche d’O’Brien qui le regardait.

– Je vous ai dit, Winston que la métaphysique n’est pas votre fort. Le mot que vous essayez de trouver est solipsisme. Mais vous vous trompez. Ce n’est pas du solipsisme. Ou, si vous voulez, c’est du solipsisme collectif. Tout cela est une digression, ajouta-t-il avec indifférence. Le réel pouvoir, le pouvoir pour lequel nous devons lutter jour et nuit, est le pouvoir, non sur les choses, mais sur les hommes.

Il s’arrêta et reprit un instant l’air du pédagogue qui questionne un élève qui promet :

– Comment un homme s’assure-t-il de son pouvoir sur un autre, Winston ?

Winston réfléchit :

– En le faisant souffrir, répondit-il.

– Exactement. En le faisant souffrir. L’obéissance ne suffit pas. Comment, s’il ne souffre pas, peut-on être certain qu’il obéit, non à sa volonté, mais à la vôtre ? Le pouvoir est d’infliger des souffrances et des humiliations. Le pouvoir est de déchirer l’esprit humain en morceaux que l’on rassemble ensuite sous de nouvelles formes que l’on a choisies. Commencez-vous à voir quelle sorte de monde nous créons ? C’est exactement l’opposé des stupides utopies hédonistes qu’avaient imaginées les anciens réformateurs. Un monde de crainte, de trahison, de tourment. Un monde d’écraseurs et d’écrasés, un monde qui, au fur et à mesure qu’il s’affinera, deviendra plus impitoyable. Le progrès dans notre monde sera le progrès vers plus de souffrance. L’ancienne civilisation prétendait être fondée sur l’amour et la justice. La nôtre est fondée sur la haine. Dans notre monde, il n’y aura pas d’autres émotions que la crainte, la rage, le triomphe et l’humiliation. Nous détruirons tout le reste, tout.

« Nous écrasons déjà les habitudes de pensée qui ont survécu à la Révolution. Nous avons coupé les liens entre l’enfant et les parents, entre l’homme et l’homme, entre l’homme et la femme. Personne n’ose plus se fier à une femme, un enfant ou un ami. Mais plus tard, il n’y aura ni femme ni ami. Les enfants seront à leur naissance enlevés aux mères, comme on enlève leurs œufs aux poules. L’instinct sexuel sera extirpé. La procréation sera une formalité annuelle, comme le renouvellement de la carte d’alimentation. Nous abolirons l’orgasme. Nos neurologistes y travaillent actuellement. Il n’y aura plus de loyauté qu’envers le Parti, il n’y aura plus d’amour que l’amour éprouvé pour Big Brother. Il n’y aura plus de rire que le rire de triomphe provoqué par la défaite d’un ennemi. Il n’y aura ni art, ni littérature, ni science. Quand nous serons tout-puissants, nous n’aurons plus besoin de science. Il n’y aura aucune distinction entre la beauté et la laideur. Il n’y aura ni curiosité, ni joie de vivre. Tous les plaisirs de l’émulation seront détruits. Mais il y aura toujours, n’oubliez pas cela, Winston, il y aura l’ivresse toujours croissante du pouvoir, qui s’affinera de plus en plus. Il y aura toujours, à chaque instant, le frisson de la victoire, la sensation de piétiner un ennemi impuissant. Si vous désirez une image de l’avenir, imaginez une botte piétinant un visage humain... éternellement. »

Il se tut comme s’il attendait une réplique de Winston. Celui-ci essayait encore de se recroqueviller au fond du lit. Il ne pouvait rien dire. Son cœur semblait glacé. O’Brien continua :

– Et souvenez-vous que c’est pour toujours. Le visage à piétiner sera toujours présent. L’hérétique, l’ennemi de la société, existera toujours pour être défait et humilié toujours. Tout ce que vous avez subi depuis que vous êtes entre nos mains, tout cela continuera, et en pire. L’espionnage, les trahisons, les arrêts, les tortures, les exécutions, les disparitions, ne cesseront jamais. Autant qu’un monde de triomphe, ce sera un monde de terreur. Plus le Parti sera puissant, moins il sera tolérant. Plus faible sera l’opposition, plus étroit sera le despotisme. Goldstein et ses hérésies vivront à jamais. Tous les jours, à tous les instants, il sera défait, discrédité, ridiculisé, couvert de crachats. Il survivra cependant toujours.

« Le drame que je joue avec vous depuis sept ans sera joué et rejoué encore génération après génération, sous des formes toujours plus subtiles. Nous aurons toujours l’hérétique, ici, à notre merci, criant de souffrance, brisé, méprisable, et à la fin absolument repentant, sauvé de lui-même, rampant à nos pieds de sa propre volonté.

« Tel est le monde que nous préparons, Winston. Un monde où les victoires succéderont aux victoires et les triomphes aux triomphes ; un monde d’éternelle pression, toujours renouvelée, sur la fibre de la puissance. Vous commencez, je le vois, à réaliser ce que sera ce monde, mais à la fin, vous ferez plus que le comprendre. Vous l’accepterez, vous l’accueillerez avec joie, vous en demanderez une part. »

Winston avait suffisamment recouvré son sang-froid pour parler.

– Vous ne pouvez pas, dit-il faiblement.

– Qu’entendez-vous par là, Winston ?

– Vous ne pourriez créer ce monde que vous venez de décrire. C’est un rêve. Un rêve impossible.

– Pourquoi ?

– Il n’aurait aucune vitalité. Il se désintégrerait. Il se suiciderait.

– Erreur. Vous êtes sous l’impression que la haine est plus épuisante que l’amour. Pourquoi en serait-il ainsi ? Et s’il en était ainsi, quelle différence en résulterait ? Supposez que nous choisissions de nous user nous-mêmes rapidement. Supposez que nous accélérions le cours de la vie humaine de telle sorte que les hommes soient stériles à trente ans. Et puis après ? Ne pouvez-vous comprendre que la mort de l’individu n’est pas la mort ? Le Parti est immortel.

Comme d’habitude, la voix avait vaincu Winston et l’avait réduit à l’impuissance. De plus, il craignait, s’il persistait dans son désaccord, qu’O’Brien ne tournât encore le cadran. Il ne pouvait pourtant rester silencieux. Faiblement, sans arguments, sans aucun soutien que l’horreur inexprimable de ce qu’avait dit O’Brien, il retourna à l’attaque.

– Je ne sais pas. Cela m’est égal. D’une façon ou d’une autre vous échouerez. La vie vous vaincra.

– Nous commandons à la vie, Winston. À tous ses niveaux. Vous vous imaginez qu’il y a quelque chose qui s’appelle la nature humaine qui sera outragé par ce que nous faisons et se retournera contre nous. Mais nous créons la nature humaine. L’homme est infiniment malléable. Peut-être revenez-vous à votre ancienne idée que les prolétaires ou les esclaves se soulèveront et nous renverseront ? Ôtez-vous cela de l’esprit. Ils sont aussi impuissants que des animaux. L’humanité, c’est le Parti. Les autres sont extérieurs, en dehors de la question.

– Cela m’est égal. À la fin, ils vous battront. Tôt ou tard ils verront ce que vous êtes et vous déchireront.

– Voyez-vous un signe de ce destin, ou une raison pour qu’il se réalise ?

– Non. Je le crois. Je sais que vous tomberez. Il y a quelque chose dans l’univers, je ne sais quoi, un esprit, un principe, que vous n’abattrez jamais.

– Croyez-vous en Dieu, Winston ?

– Non.

– Alors, qu’est-ce que ce principe qui nous vaincra ?

– Je ne sais. L’esprit de l’homme.

– Et vous considérez-vous comme un homme ?

– Oui.

– Si vous êtes un homme, Winston, vous êtes le dernier. Votre espèce est détruite. Nous sommes les héritiers. Comprenez-vous que vous êtes seul ? Vous êtes hors de l’histoire. Vous êtes non-existant.

Ses manières changèrent et il ajouta plus agressivement :

– Et vous vous croyez moralement supérieur à nous, à cause de nos mensonges et de notre cruauté ?

– Oui. Je me considère comme supérieur.

O’Brien se tut. Deux autres voix parlaient. Après un instant, Winston reconnut en l’une d’elles la sienne. C’était un enregistrement de la conversation qu’il avait tenue avec O’Brien, la nuit où il s’était enrôlé dans la Fraternité. Il s’entendit promettre de mentir, voler, falsifier, tuer, d’encourager la morphinomanie, la prostitution, de propager les maladies vénériennes, de lancer du vitriol au visage des enfants. O’Brien fit un léger geste d’impatience, comme pour signifier qu’il était à peine besoin de conclure. Il tourna un bouton, et les voix se turent.

– Levez-vous de ce lit, dit-il.

Les liens se relâchèrent. Winston descendit du lit et se mit debout en chancelant.

– Vous êtes le dernier homme, dit O’Brien, vous êtes le gardien de l’esprit humain. Vous allez vous voir tel que vous êtes. Déshabillez-vous.

Winston défit le bout de cordon qui retenait sa combinaison. La fermeture-Éclair en avait depuis longtemps été arrachée. Il ne se rappelait pas si, depuis son arrestation, il avait enlevé, à un moment quelconque, tous ses vêtements à la fois. Sous la combinaison, son corps était entouré de haillons jaunâtres et sales dans lesquels on pouvait à peine reconnaître des sous-vêtements. Tandis qu’il les faisait glisser sur le sol, il vit qu’il y avait un miroir à trois faces à l’autre bout de la pièce. Il s’approcha puis s’arrêta court. Un cri involontaire lui avait échappé.

– Continuez, dit O’Brien. Mettez-vous entre les battants du miroir. Vous aurez ainsi une vue de côté.

Il s’était arrêté parce qu’il était effrayé. Une chose courbée, de couleur grise, squelettique, avançait vers lui. L’apparition était effrayante, et pas seulement parce que Winston savait que c’était sa propre image. Il se rapprocha de la glace. Le visage de la créature, à cause de sa stature courbée, semblait projeté en avant. Un visage lamentable de gibier de potence, un front découvert qui se perdait dans un crâne chauve, un nez de travers et des pommettes écrasées au-dessus desquelles les yeux étaient d’une fixité féroce. Les joues étaient couturées, la bouche rentrée. C’était certainement son propre visage, mais il semblait à Winston que son visage avait plus changé que son esprit. Les émotions qu’il exprimait étaient différentes de celles qu’il ressentait. Il était devenu partiellement chauve. Il avait d’abord cru qu’il avait seulement grisonné, mais c’était la peau de son crâne qui était grise. Son corps, à l’exception de ses mains et de son visage, était entièrement gris, d’une poussière ancienne qui ne pouvait se laver. Il y avait çà et là, sous la poussière, des cicatrices rouges de blessures et, près de son cou-de-pied, l’ulcère variqueux formait une masse enflammée dont la peau s’écaillait.

Mais ce qui était vraiment effrayant, c’était la maigreur de son corps. Le cylindre des côtes était aussi étroit que celui d’un squelette. Les jambes s’étaient tellement amincies que les genoux étaient plus gros que les cuisses. Il comprenait maintenant ce que voulait dire O’Brien par « vue de côté ». La courbure de la colonne vertébrale était étonnante. Les minces épaules projetées en avant faisaient rentrer la poitrine en forme de cavité. Le cou décharné semblait plié en deux sous le poids du crâne. Au jugé, il aurait dit que c’était le corps d’un homme de soixante ans, souffrant d’une maladie pernicieuse.

– Vous avez parfois pensé, dit O’Brien, que mon visage, le visage d’un membre du Parti intérieur, paraissait vieux et usé. Que pensez-vous du vôtre ?

Il saisit l’épaule de Winston et le fit tourner pour l’avoir en face de lui.

– Voyez dans quel état vous êtes, dit-il. Voyez cette crasse malpropre sur tout votre corps. Voyez la poussière entre vos orteils. Voyez cette plaie dégoûtante qui vous prend toute la jambe. Savez-vous que vous puez comme un porc ? Vous avez probablement cessé de le remarquer. Autour de votre biceps, je pourrais, voyez-vous, faire rencontrer mon pouce et mon index. Je pourrais vous casser le cou comme s’il était en verre. Savez-vous que vous avez perdu vingt-cinq kilos depuis que vous êtes entre nos mains ? Même vos cheveux s’en vont par poignées.

Il tira sur la tête de Winston et arracha une touffe de cheveux.

– Ouvrez la bouche. Il reste neuf, dix, onze dents. Combien en aviez-vous quand vous êtes venu à nous ? Et le peu qui vous reste tombe de votre mâchoire. Voyez !

Il saisit, entre son pouce et son index puissants, l’une des dents de devant qui restaient à Winston. Un élancement de douleur traversa la mâchoire de Winston. O’Brien avait déraciné et arraché la dent. Il la jeta dans la cellule.

– Vous pourrissez, dit-il. Vous tombez en morceaux. Qu’est-ce que vous êtes ? Un sac de boue. Maintenant, tournez-vous et regardez-vous dans le miroir. Voyez-vous cette chose en face de vous ? C’est le dernier homme. Si vous êtes un être humain, ceci est l’humanité. Maintenant, rhabillez-vous.

Winston se rhabilla avec des gestes lents et raides. Il n’avait pas, jusqu’à ce moment, remarqué combien il était mince et faible. Une seule pensée occupait son esprit, c’est qu’il devait être dans cet endroit depuis plus longtemps qu’il l’avait imaginé. Subitement, tandis qu’il fixait autour de lui ses misérables haillons, un sentiment de pitié pour son corps en ruine le domina. Avant d’avoir réalisé ce qu’il faisait, il s’était écroulé sur un petit tabouret qui était à côté du lit et avait éclaté en sanglots. Il avait conscience de sa laideur, de son inélégance – un paquet d’os, dans des sous-vêtements sales, assis à pleurer sous la blanche lumière crue – mais il ne pouvait s’arrêter.

O’Brien posa une main sur son épaule, presque avec bonté.

– Cela ne durera pas éternellement, dit-il. Vous pourrez vous en sortir quand vous le voudrez. Tout dépend de vous.

– C’est vous qui l’avez fait, dit Winston. Vous qui m’avez réduit en cet état.

– Non, Winston. Vous vous y êtes réduit vous-même. C’est ce que vous avez accepté quand vous vous êtes dressé contre le Parti. Tout était contenu dans ce premier acte. Rien n’est arrivé que vous n’ayez prévu.

Il s’arrêta, puis poursuivit :

– Nous vous avons battu, Winston. Nous vous avons brisé. Vous avez vu ce qu’est votre corps. Votre esprit est dans le même état. Je ne pense pas qu’il puisse rester en vous beaucoup d’orgueil. Vous avez reçu des coups de pied, des coups de fouet et des insultes, vous avez crié de douleur. Vous vous êtes roulé sur le parquet dans votre vomissure et votre sang. Vous avez pleurniché en demandant grâce. Vous avez trahi tout le monde et avoué tout. Pouvez-vous penser à une seule dégradation qui ne vous ait pas été infligée ?

Winston s’était arrêté de pleurer, mais ses yeux étaient encore mouillés. Il les leva vers O’Brien.

– Je n’ai pas trahi Julia, dit-il. O’Brien le regarda pensivement.

– Non, dit-il, non. C’est parfaitement vrai. Vous n’avez pas trahi Julia.

Le respect particulier, que rien ne semblait pouvoir détruire, qu’il éprouvait à l’égard d’O’Brien, gonfla le cœur de Winston. « Combien il est intelligent ! pensa-t-il. Combien intelligent ! » Jamais O’Brien ne manquait de comprendre ce qu’on lui disait. N’importe qui sur terre aurait tout de suite répondu qu’il avait en réalité trahi Julia. Qu’est-ce qu’on ne lui avait pas en effet arraché, sous la torture ? Il leur avait dit tout ce qu’il savait d’elle, ses habitudes, son caractère, sa vie antérieure. Il avait confessé jusqu’au détail le plus trivial tout ce qui s’était passé à leurs rendez-vous, tout ce qu’il lui avait dit et qu’elle lui avait dit, leurs repas de produits achetés au marché noir, leur adultère, leurs vagues complots contre le Parti, tout. Et cependant, dans le sens dans lequel il entendait le mot, il ne l’avait pas trahie. Il n’avait pas cessé de l’aimer, ses sentiments à son égard étaient restés les mêmes. O’Brien avait compris, sans besoin d’explication, ce qu’il voulait dire.

– Dites-moi, demanda Winston. Quand me fusillera-t-on ?

– Ce peut être dans longtemps, répondit O’Brien. Vous êtes un cas difficile. Mais ne désespérez pas. Tout le monde est guéri tôt ou tard. À la fin, nous vous fusillerons.