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George Orwell:1984 - Deuxième Partie - Chapitre X


Anonyme


Chapitre X
1984
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Auteur : George Orwell
Genre
roman
Année de parution
1948
De tous les carrefours importants, le visage à la moustache noire vous fixait du regard. Il y en avait un sur le mur d'en face. Big Brother vous regarde, répétait la légende, tandis que le regard des yeux noirs pénétrait les yeux de Winston... Au loin, un hélicoptère glissa entre les toits, plana un moment, telle une mouche bleue, puis repartit comme une flèche, dans un vol courbe. C'était une patrouille qui venait mettre le nez aux fenêtres des gens. Mais les patrouilles n'avaient pas d'importance. Seule comptait la Police de la Pensée.
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Quand il se réveilla, ce fut avec l’impression d’avoir dormi longtemps, mais un regard à la pendule démodée lui apprit qu’il n’était que vingt-trois heures. Il resta un moment à sommeiller, puis l’habituelle chanson, chantée à pleins poumons, monta de la cour :

Ce n’était qu’un rêve sans espoir,
il passa comme un jour d’avril,
mais un regard et un mot, et les rêves qu’ils éveillent,
tordent encore les fibres de mon cœur !

La ritournelle semblait encore en vogue. On l’entendait par toute la ville. Elle tenait plus longtemps que la chanson de la Haine. Julia se réveilla au bruit, s’étira voluptueusement et sortit du lit.

– J’ai faim, dit-elle. Faisons encore un peu de café. Zut ! Le fourneau s’est éteint et l’eau est froide. – Elle prit le fourneau et le secoua. – Il n’y a plus de pétrole.

– Le vieux Charrington nous en donnera, je pense.

– C’est bizarre, je m’étais assurée qu’il était rempli.

Elle ajouta :

– Je vais m’habiller. Il me semble qu’il fait plus froid.

Winston se leva aussi et s’habilla. La voix infatigable continuait à chanter :

On dit que le temps apaise toute douleur,
on dit que tout peut s’oublier,
mais les sourires et les pleurs, par-delà les années,
tordent encore les fibres de mon cœur.

Quand il eut attaché la ceinture de sa combinaison, il alla à la fenêtre. Le soleil devait descendre derrière les maisons. Il n’éclairait plus la cour. Les pavés étaient humides comme s’ils venaient d’être lavés et Winston avait l’impression que le ciel avait été lavé aussi, tellement le bleu était frais et pâle entre les cheminées. La femme, infatigable, allait et venait, s’emplissait la bouche d’épingles, les enlevait, chantait, puis restait silencieuse, épinglait toujours plus de couches, encore et encore.

Il se demanda si elle lavait pour gagner sa vie ou était simplement l’esclave de vingt ou trente petits-enfants. Julia était venue près de lui. Ils regardaient ensemble, avec une sorte de fascination, la robuste silhouette d’en bas. Winston, frappé par l’attitude caractéristique de la femme, bras épais levés pour atteindre la corde, puissante croupe saillante de jument, se rendit compte, pour la première fois, qu’elle était belle. Il ne lui était jamais venu à l’idée que le corps d’une femme de cinquante ans, épanoui en des dimensions monstrueuses par les maternités, puis endurci, rendu rugueux par le travail jusqu’à être d’un grain plus grossier que celui d’un navet trop mûr, pouvait être beau. Mais il était beau. Et, après tout, pourquoi ne le serait-il pas ? Le corps solide et informe, comme un bloc de granit, et la peau rouge et rugueuse, avaient le même rapport avec le corps d’une fille que le fruit de l’églantier avec une rose. Pourquoi le fruit serait-il tenu pour inférieur à la fleur ?

– Elle est belle, murmura-t-il.

– Elle a bien un mètre d’une hanche à l’autre, facilement, dit Julia.

– C’est son style de beauté, répondit Winston.

Il entourait facilement de son bras la souple taille de Julia. De la hanche au genou, son flanc était contre le sien. Aucun enfant ne naîtrait jamais d’eux. C’était la seule chose qu’ils ne pourraient jamais faire. Ils ne pourraient transmettre le secret, d’un esprit à l’autre, que par les mots. La femme d’en bas n’avait pas d’esprit, elle n’avait que des bras forts, un cœur ardent, un ventre fertile. Il se demanda à combien d’enfants elle pouvait avoir donné naissance. Facilement à une quinzaine. Elle avait eu sa floraison momentanée. Une année, peut-être, elle avait eu la beauté d’une rose sauvage, puis elle avait soudain grossi comme un fruit fertilisé et elle était devenue dure, rouge et rugueuse. Sa vie s’était passée à blanchir, brosser, repriser, cuisiner, balayer, polir, raccommoder, frotter, blanchir, d’abord pour ses enfants, puis pour ses petits-enfants, pendant trente ans d’affilée. Au bout des trente ans, elle chantait encore.

Le respect mystique que Winston éprouvait à son égard était mêlé à l’aspect du ciel pâle et sans nuages qui s’étendait au loin derrière les cheminées. Winston pensa qu’il était étrange que tout le monde partageât le même ciel, en Estasia et en Eurasia, comme en Océania. Et les gens qui vivaient sous le ciel étaient tous semblables. C’était partout, dans le monde entier, des centaines ou des milliers de millions de gens s’ignorant les uns les autres, séparés par des murs de haine et de mensonges, et cependant presque exactement les mêmes, des gens qui n’avaient jamais appris à penser, mais qui emmagasinaient dans leurs cœurs, leurs ventres et leurs muscles, la force qui, un jour, bouleverserait le monde.

S’il y avait un espoir, il était chez les prolétaires. Sans avoir lu la fin du livre, Winston savait que ce devait être le message final de Goldstein. L’avenir appartenait aux prolétaires. Mais pouvait-on être certain que le monde qu’ils construiraient quand leur heure viendrait, ne serait pas aussi étranger à lui, Winston Smith, que le monde du Parti ? Oui, car ce serait du moins un monde sain. Là où il y a égalité, il peut y avoir santé. Tôt ou tard, la force deviendrait consciente et agirait. Les prolétaires étaient immortels. On ne pouvait en douter, quand on regardait la vaillante silhouette de la cour. À la fin, l’heure de leur réveil sonnerait. Et jusqu’à ce moment, même s’il n’arrivait que dans deux mille ans, ils resteraient vivants, malgré les intempéries, comme des oiseaux, transmettant d’un corps à l’autre la vitalité que le Parti ne pouvait partager et ne pouvait tuer.

– Te souviens-tu, demanda-t-il, de la grive qui chantait pour nous, le premier jour, à la lisière du bois ?

– Elle ne chantait pas pour nous, répondit Julia, elle chantait pour se faire plaisir à elle-même. Non, pas même cela. Elle chantait, tout simplement.

Les oiseaux chantaient, les prolétaires chantaient, le Parti ne chantait pas. Partout, dans le monde, à Londres et à New York, en Afrique et au Brésil et dans les contrées mystérieuses et défendues par-delà les frontières, dans les rues de Paris et de Berlin, dans les villages de l’interminable plaine russe, dans les bazars de la Chine et du Japon, partout se dressait la même silhouette, solide et invincible, monstrueuse à force de travail et d’enfantement, qui peinait de sa naissance à sa mort, mais chantait encore. De ces reins puissants, une race d’êtres conscients devait un jour sortir. On était des morts, l’avenir leur appartenait. Mais on pouvait partager ce futur en gardant l’esprit vivant comme ils gardaient le corps et en transmettant la doctrine secrète que deux et deux font quatre.

– Nous sommes des morts, dit-il.

– Nous sommes des morts, répéta Julia obéis­sante.

– Vous êtes des morts, dit une voix de fer derrière eux.

Ils se séparèrent brusquement. Winston était glacé jusqu’aux entrailles. Il pouvait voir, tout autour des iris, le blanc des yeux de Julia, dont le visage était devenu d’un blanc de lait. La tache de rouge qu’elle avait encore sur chaque joue ressortait crûment, presque comme si elle n’était pas reliée à la peau.

– Vous êtes des morts, répéta la voix de fer.

– Il était derrière le tableau, souffla Julia.

– Il était derrière le tableau, dit la voix. Restez où vous êtes. Ne faites aucun mouvement jusqu’à ce que je vous l’ordonne.

Ça y était, ça y était à la fin. Ils ne pouvaient rien faire que rester debout à se regarder dans les yeux. Se sauver en courant, s’enfuir de la maison avant qu’il fût trop tard, une telle idée ne leur vint pas. On ne pouvait penser à désobéir à la voix de fer qui venait du mur. Il y eut un claquement, comme si un loquet avait été tourné et un bruit de verre cassé. Le tableau était tombé sur le parquet, découvrant le télécran.

– Maintenant, ils peuvent nous voir, dit Julia.

– Maintenant, nous pouvons vous voir, dit la voix. Debout au milieu de la chambre. Dos à dos. Les mains croisées derrière la tête. Sans vous toucher.

Ils ne se touchaient pas. Mais il semblait à Winston qu’il pouvait sentir trembler le corps de Julia. Ou peut-être était-ce le tremblement du sien. Il pouvait à peine empêcher ses dents de claquer. Ses genoux, eux, échappaient à sa volonté. Il y avait en bas, à l’intérieur et à l’extérieur de la maison, un bruit de bottes. La cour paraissait pleine d’hommes. Le chant de la femme s’était brusquement arrêté. Il y eut un long bruit de roulement, comme si le baquet avait été lancé à travers la cour, puis une confusion de cris de colère qui se termina par un cri de douleur.

– La maison est cernée, dit Winston.

– La maison est cernée, dit la voix.

Il entendit Julia serrer les dents.

– Je suppose que nous ferions aussi bien de nous dire adieu, dit-elle.

– Vous feriez aussi bien de vous dire adieu, dit la voix.

Alors, une autre voix, tout à fait différente, la voix claire d’un homme cultivé, que Winston eut l’impression d’avoir déjà entendue, intervint :

– Et à propos, pendant que nous en sommes à ce sujet, voici une chandelle pour aller vous coucher, voici un couperet pour couper votre tête !

Quelque chose s’écrasa sur le lit, derrière Winston. Le haut d’une échelle avait été poussé à travers la fenêtre et avait fait tomber le cadre. Quelqu’un grimpait par là. On entendit le bruit des bottes qui montaient l’escalier. La pièce fut remplie d’hommes solides, en uniforme noir, chaussés de bottes ferrées et munis de matraques.

Winston ne tremblait plus. Il bougeait à peine, même les yeux. Une seule chose comptait, rester immobile ; rester immobile et ne pas leur fournir de prétexte pour vous battre. Un homme à la mâchoire de boxeur, dont la bouche ne formait qu’un trait, s’arrêta devant lui en balançant pensivement sa matraque entre le pouce et l’index. Winston rencontra son regard. L’impression de nudité qu’il ressentait, avec les mains derrière la tête et le visage et le corps exposés tout entiers, était presque insupportable. L’homme sortit un bout de langue blanche, lécha l’endroit où auraient dû se trouver ses lèvres, puis passa. Il y eut un nouveau fracas. Quelqu’un avait pris sur la table le presse-papier de verre et le réduisait en miettes contre la pierre du foyer.

Le fragment de corail, une fleur minuscule et plissée, comme un bouton de rose en sucre sur un gâteau, roula sur le tapis. « Combien, pensa Winston, combien il avait toujours été petit ! » Il y eut un halètement et le bruit d’un coup derrière lui et il reçut sur la jambe un violent coup de pied qui lui fit presque perdre l’équilibre. Un des hommes avait lancé à Julia un coup de poing en plein plexus solaire qui l’avait fait se plier en deux comme une règle de poche. Étendue sur le parquet, elle s’efforçait de retrouver son souffle. Winston n’osa tourner la tête, même d’un millimètre, mais le visage livide, haletant, venait parfois dans l’angle de sa vision. Même à travers sa terreur, il lui semblait sentir la douleur dans son propre corps, la douleur mortelle qui était cependant moins urgente que la lutte pour reprendre son souffle. Il savait ce qu’elle devait ressentir, la souffrance terrible, torturante, qui ne vous quitte pas, mais à laquelle on ne peut penser encore, car il est nécessaire avant tout de pouvoir respirer.

Deux des hommes la saisirent par les genoux et les épaules et l’emportèrent hors de la pièce, comme un sac. Winston entrevit rapidement son visage, retourné vers le bas, jaune et contorsionné, les yeux fermés, une tache rouge sur chaque joue. Et c’est la dernière vision qu’il eut d’elle.

Il était debout, immobile comme un mort. Personne ne l’avait encore frappé. Des pensées qui venaient d’elles-mêmes, mais qui paraissaient absolument sans intérêt, commencèrent à lui traverser l’esprit. Il se demanda si on avait pris M. Charrington. Il se demanda ce qu’on avait fait à la femme de la cour. Il remarqua qu’il avait une forte envie d’uriner et s’en étonna, car il n’y avait que deux ou trois heures qu’il avait uriné. Il vit que l’aiguille de la pendule indiquait le chiffre neuf, ce qui signifiait vingt et une heure. Mais la lumière semblait trop vive. Est-ce qu’à vingt et une heures la lumière ne diminuait pas, par les soirs d’août ? Il se demanda si, après tout, Julia et lui ne s’étaient pas trompés d’heure, s’ils n’avaient pas dormi pendant que l’aiguille faisait le tour du cadran, et pensé qu’il était vingt-trois heures alors qu’en réalité on était au lendemain matin neuf heures. Mais il ne suivit pas plus loin le fil de cette idée. Ce n’était pas intéressant.

Il y eut sur le palier un pas plus léger. M. Charrington entra. Le maintien des hommes en uniforme noir se fit soudain plus modéré. L’aspect de M. Charrington avait aussi changé.

– Ramassez ces morceaux, dit-il brièvement.

Un homme se baissa pour obéir. L’accent faubourien avait disparu. Winston comprit soudain quelle voix il avait entendue au télécran il y avait quelques minutes. M. Charrington portait encore sa vieille jaquette de velours, mais ses cheveux, qui avaient été presque blancs, étaient devenus noirs. Il ne portait pas non plus de lunettes. Il lança un seul coup d’œil aigu à Winston, comme pour vérifier son identité, puis ne fit plus attention à lui. Il était reconnaissable, mais il n’était plus le même individu. Son corps s’était redressé et semblait avoir grossi. Son visage n’avait subi que de minuscules modifications, mais elles avaient opéré une transformation complète. Les sourcils noirs étaient moins touffus, les rides étaient effacées, toutes les lignes du visage semblaient avoir changé. Même le nez semblait plus court. C’était le visage froid et vigilant d’un homme d’environ trente-cinq ans. Winston pensa que, pour la première fois de sa vie, il regardait, en connaissance de cause, un membre de la Police de la Pensée.